Il y a cinéma et cinéma… Un cinéma aux budgets faramineux (100 millions de dollars pour le dernier film de Q.T. ou pour Ad Astra), la plupart du temps nord américain, et un cinéma plus modeste, sud américain par exemple. Bacurau a coûté environ 14 millions de dollars (c’est déjà beaucoup). Dans le générique de fin de Bacurau, le spectateur patient apprend que ce film, dont nous ne dirons pas immédiatement qu’il vaut bien mieux que tout ce qui se produit à Hollywood depuis des décennies, et en particulier que Once upon a time in… blablabla et Ad catAstrophe, pour ne parler que des derniers échecs du cinoche amerloque, que ce film, disions-nous, a permis de créer 800 emplois, ce qui n’est pas rien dans le Sertao, et mieux encore, que : « La culture est identité autant qu’industrie. » Voilà, ça, c’est dit.
Bacurau est donc un film brésilien. Brad Pitt n’apparaît pas à son générique, ni le moindre acteur de renom (vous connaissez ?… Barbara Colen, peut-être, Sônia Braga, moins sûr, et Udo Kier, oui, lui, c’est un acteur célèbre…). Les noms des réalisateurs ne vous sont pas forcément connus. Qu’importe ? Il suffirait d’aller voir ces films-là, sans stars, sans noms connus et sans nombres à six chiffres pour inverser la tendance qui fait du cinéma une industrie mondialisée à tendance monopollisante. Ou monopolisatrice (who knows ?). Quid du film ? me direz-vous ?
Alors voilà, ça se passe dans un village du Sertao… qui enterre une vieille dame, Carmelita, pas n’importe qui, visiblement, mais on n’en saura pas plus sur elle. Quelque temps plus tard, on comprend que le village n’apparaît plus sur les cartes, puis, il n’y a plus de réseau, et plus d’électricité. Depuis le début du film, on sait que le village de Bacurau est privé d’eau. Un gars qui prend des risques l’approvisionne avec son camion citerne, qu’il ne remplit pas sans se mouiller un peu. Ah, oui ! j’ai oublié que nous sommes dans un avenir proche (c’est une dystopie, j’aurais dû prévenir). Ne pas spoiler le scénario devient difficile. Après avoir fait connaissance avec les principaux personnages de l’histoire, on en découvre deux nouveaux, des motards qui font du cross dans la région et semblent plutôt sympas. Ils boivent un verre au bar du bled, se présentent comme des touristes venus d’une autre région du Brésil et repartent comme ils sont venus, non sans avoir inquiété les habitants du village à leur arrivée. Peu de temps plus tard, dans une ferme voisine, située à l’écart de Bacurau, on découvre une famille massacrée. C’est le fait d’une bande d’Américains dégénérés qui viennent buter gratuitement, avec des armes anciennes, des ploucs d’un pays sous-développé (ça, les habitants de Bacurau ne le savent pas encore). Ces grands malades, qui entendent bien rayer le bled de la carte, ont leur morale : leur chef ne tue jamais de femme, l’un des leurs ne supporte pas qu’on puisse abattre un enfant, quand lui fait l’aveu de ses tendances féminicides (il a rêvé de flinguer son épouse quand elle l’a quitté), et les uns et les autres ne se privent pas de se juger. Le scénario peut paraître lourdingue à une critique qui se veut exigeante. Le jury de Cannes s’est montré moins snob en attribuant aux deux réalisateurs le Prix du Jury. J’aurais fait de même…
La fable politique, qui pourrait nous rappeler que les Etats-unis ne se sont pas privés (et ils continuent de le faire) d’exercer en Amérique du sud un impérialisme fasciste, en soutenant et en installant des régimes dictatoriaux, en aidant à liquider des chefs d’Etat démocrates ou révolutionnaires, en imposant, via Monsanto, aux pays demandeurs une agriculture hautement agrochimique, aux conséquences gravissimes sur la santé des populations, est une métaphore qu’il serait difficile d’expliciter clairement. Mais qu’importe, puisque le film ne se réfère pas à une situation politique précise et qu’il n’y est pas question de Bolsonaro ou d’une période du passé brésilien, proche ou lointain. On est dans une dystopie. Rien ne dit pourtant qu’il n’est pas question des relations présentes et passées des Etats-unis et du continent sud-américain et la figure du personnage incarné par Udo Kier, que l’un de ses comparses traite de nazi dans une scène où la tension est à son comble entre les « touristes », nous rappelle l’omniprésence de la violence d’extrême-droite au Brésil. Rien ne dit que la pénurie d’eau n’est pas orchestrée par les grands propriétaires terriens et leurs sbires ou leurs larbins, politiques démagogues et véreux. Quant au personnage du préfet corrompu, il est là pour rappeler que tous les maux du pays ne sont pas de la seule responsabilité de l’étranger, même si le groupe d’Américains flingueurs a bien sûr été en contact avec lui. Les habitants du village ne s’y trompent pas, qui refusent les « cadeaux » qu’il leur offre, afin de les mettre dans sa poche et le tiennent à distance quand il cherche à (r)établir le contact avec eux. Mais passons sur l’aspect politique du film, que d’aucuns, qui ne vivent pas dans un pays d’Amérique du Sud, trouveront manichéen. Non sans leur rappeler auparavant qu’au Brésil, les salles qui passent le film sont menacées de représailles par le gouvernement. Censure ? Toujours est-il que les villageois finissent par déterrer les vieilles armes d’une rébellion ancienne pour se défendre contre les salops d’aujourd’hui. Comprenne qui pourra.
Venons-en donc au cinéma. Des scènes belles à couper le souffle, dès le début du film, pendant l’introduction qui nous plonge dans un village uni autour de la figure d’une vieille femme à laquelle on dit adieu et qui nous montre des habitants soudés ; une tendance assumée à mélanger les genres, sans snobisme (western, série B, gore, thriller, horreur, etc…) ; une scène plutôt drolatique dans laquelle deux vieux, qui vivent à poil au milieu de leurs plantes et dans une maison en terre, victimes toutes faites, surprennent leur monde en butant deux salopards venus là pour les éliminer purement et simplement ; une autre scène, surréaliste, où la doctoresse du village accueille le vieux chef allemand du groupe de tueurs cinglés en l’invitant à manger des mets qu’elle a préparés pour « qui » ? Lui sans doute… ; fin du film qui, point de vue hémoglobine, n’a rien à envier aux scènes d’anthologie de Tarantino, et réserve au spectateur des moments de tension dignes des thrillers les plus durs.
En clair, en un mot comme en cent, Bacurau est un film jouissif, qu’on n’aurait aucune raison de ne pas voir. De plus, on ne s’y ennuie pas une minute. Si on ne vous a pas convaincu, le « message » n’est pas si simpliste que d’aucuns voudraient le croire. Enfin, ce cinéma, différent parce que non formaté, repose des produits de l’industrie cinématographique des pays riches, dont l’imagination semble souvent limitée et sclérosée.