
Les amateurs du cinéma d’Ozu et de Mizoguchi connaissent sans doute l’actrice Kinuyo Tanaka. La réalisatrice est peut-être moins connue, et la rétrospective que la restauration de ses six longs-métrages nous offre permet de découvrir une œuvre remarquable qui mérite de ne pas disparaître. Maternité éternelle est son premier film vraiment personnel, une pure réussite, dont le personnage principal est une femme divorcée d’un mari antipathique et mère de deux enfants. Le club de poésie dans lequel elle trouve un exutoire à sa tristesse va lui permettre de se découvrir une âme de poétesse. L’appel à poèmes d’un journal va lui ouvrir les chemins d’une première édition, au moment où on lui trouve un cancer du sein. Hospitalisée, elle va vivre une passion amoureuse avec un journaliste, qui lui rend visite pour écrire un article sur elle. Fumiko Nakajo connaîtra une célébrité posthume. C’est l’histoire tragique de cette jeune femme morte trop tôt que retrace le film, avec une sensibilité extraordinaire, un regard de femme sur son époque et sur une héroïne qui assume son désir de liberté, son désir amoureux et se bat avec une force étonnante pour survivre. Le scénario est adapté du livre Les Seins éternels d’Akira Wakatsuki, le journaliste de l’histoire, mais aussi des tanka écrits par Fumiko Nakajo. Sorti en 1955, le film est d’un féminisme affirmé et les déclarations de sa réalisatrice : « Je veux décrire une femme du point de vue d’une femme. » ou « Maintenant qu’il y a également des femmes élues au parlement japonais, j’ai pensé que ce serait une bonne chose qu’il y ait aussi au moins une femme réalisatrice » montrent qu’il y a quelque chose de Virginia Woolf chez Kinuyo Tanaka.
Maternité éternelle est donc un film audacieux, porté par une scénario impeccable, une actrice au sommet de son art, Yumeji Tsukioka, et qui magnifie son personnage grâce à un jeu tout en finesse et une capacité à faire passer toutes les émotions par l’expressivité d’un visage changeant et extraordinairement mobile. Les scènes les plus fortes du film (le bain chez son amie Kinuko, à qui elle avoue avec une cruauté surprenante qu’elle était amoureuse de son mari Takashi Hori et qu’elle voulait utiliser au moins une fois sa baignoire – la lecture de l’article de Wakatsuki qui annonce qu’elle va mourir au moment où paraît son premier recueil de poèmes !) doivent autant à la qualité de jeu de l’actrice qu’au scénario. Le personnage de Fumiko passe ainsi de la plus grande fragilité à une force incroyable, de l’hypersensibilité à la violence la plus crue et Yumeji Tsukioka est à l’aise dans tous les registres, en femme trompée comme en amoureuse passionnée, en femme humiliée comme en femme capable de la franchise la plus cruelle, et son personnage de femme aux antipodes de l’image stéréotypée de la femme japonaise lui doit beaucoup. Ryoji Hayama, pour sa première apparition au cinéma interprète le rôle du jeune journaliste, et est lui aussi très juste dans son jeu. C’est ainsi que ce film à l’intrigue tragique ne sombre jamais dans le pathos, grâce à une réalisation et à une direction d’acteur sans faille de Kinuyo Tanaka. Un film à voir et revoir.
