
Voilà bien un roman qui illustre la citation trouvée il y a peu chez Annie Ernaux, citation de Kenzaburo Oé où il est question du style comme manière de mettre à distance le sens, de retarder l’apparition du sens, pour le lecteur, il va de soi ! L’Absence, de Peter Handke, pose à son lecteur sympathisant (ce qui ne veut pas dire adhérent) la question de l’acceptation de l’ennui face au style (s’ennuyer en lisant un roman ne condamne pas celui-ci à la médiocrité). L’Absence, aussi, lance au lecteur un défi (déjà rencontré chez Claude Simon) : « Lis ce livre jusqu’au bout si tu le peux ! » On y retrouve donc, comme souvent chez Handke (même si son œuvre est loin de nous être si connue) une évocation de la banalité du quotidien, et même si le voyage qu’entreprennent quatre personnages, anonymes, est tout sauf ordinaire, et même si ce moment de l’histoire du roman est un moment extraordinaire, ce que le lecteur ne découvre qu’en approchant du dénouement, mot approximatif dans la mesure où l’intrigue de ce livre, que le lecteur paresseux cherche comme pour pouvoir se raccrocher à une « valeur sûre », un truc qui va le rassurer un peu en le replongeant dans ses habitudes de lecteur paresseux et désireux de ne pas sortir des sentiers battus (et rebattus) de ce que trop de lecteurs paresseux ont tendance à considérer comme ce qui ferait La littérature, dans la mesure où l’intrigue de ce livre, disais-je, est une intrigue en filigrane et ne cherche pas à toute force un dénouement, c’est même peut-être le contraire puisqu’on pourrait aussi bien dire que la fin du texte renvoie à son début. Car tout dans ce roman exigeant tient sur le style, ce qui aurait semblé beau à Flaubert, puisqu’en apparence ce livre correspond à peu de chose près à ce qu’aurait voulu faire l’écrivain normand, à ce qui lui semblait beau, un livre sur rien, qui se tient par le seul style. L’absolu flaubertien, si souvent recherché par les grands auteurs du XXe siècle qui ont cherché à innover, le défi envoyé par Flaubert aux auteurs qui le suivront et l’auront lu, auront aimé ses idées en matière d’écriture, est peut être omniprésent dans le cerveau de Handke quand il écrit L’Absence et d’autres romans, comme L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, l’auteur de cette chronique se plaît à le croire. Toujours est-il que L’Absence, ce n’est que de la littérature, du style, de l’écriture, un bouquin qui est à des années-lumière de ce qu’écrivent les auteurs conventionnels qui pensent qu’un roman c’est d’abord une histoire. Cela tient à de petits rien qui ont leur importance : quatre personnages anonymes (sans nom) mais qui sont pourtant nommés (le joueur, le soldat, la femme, le vieil homme) qu’on suit dans une ville où tout semble banal ; des descriptions très longues, très précises, qui occupent toute la place et congédient sans autre forme de procès l’éternelle intrigue : une langue d’une précision impitoyable, un vocabulaire riche et recherché (le mot simple peut aussi être le bon mot), une écriture fleuve, avec peut-être quelque chose de lyrique malgré l’aspect « nouveau roman » de la manière ; l’ordre sous-jacent que ce texte intime au lecteur (pour lire ce texte, tu devras être concentré, impossible de me lire en ayant l’esprit ailleurs !). J’en oublie sans doute. Il y a quelque similitude entre L’Absence et les recherches des écrivains du nouveau roman. Handke ne se défausse pas de cette filiation dans ses essais où il reconnaît en Robbe-Grillet une influence, le citant parmi les grands écrivains, auprès de Faulkner, Kafka, Dostoïevski, ou Flaubert, dont les livres l’ont changé et où il déclare, par exemple : « En littérature, je ne peux plus supporter aucune histoire, aussi variée et imaginative soit-elle, et toute histoire me paraît même d’autant plus insupportable qu’elle est plus imaginative. » Mais dans les phrases qui suivent, l’auteur autrichien, comme pour démentir les lignes qui précèdent celles-ci dans cette chronique, ajoute : « Mais je ne peux plus non plus supporter les histoires où apparemment rien ne se passe : l’histoire consiste précisément en ce que rien ou presque rien ne se passe, alors que la fiction de l’histoire est toujours là, sans réflexion, sans examen. » S’il s’agissait d’un regard rétrospectif sur son travail, on pourrait penser que Handke se renie, ou renie une part de son travail avec cette deuxième citation, mais le texte dont elle est extraite date des années 70 ! Après tout, peut-être Peter Handke n’a-t-il jamais cherché à écrire un livre sur rien, et après tout c’est peut-être pour cela qu’il y arrive si bien, ou qu’il s’approche si bien de l’objectif d’en écrire, ou qu’il échoue mieux encore, ou que, sous couvert de faire croire au lecteur qu’il écrit sur rien, il écrit bien sur quelque chose ! Fin de cette chronique sur rien, ou sur quelque chose, un livre. Un beau livre, au style irréprochable. Un livre ennuyeux, dans lequel il semble qu’il ne se passe rien, ou presque rien, mais à la fin duquel on comprend qu’il se passait bien quelque chose, et pas rien ! Un livre de littérature, ça ne fait aucun doute. Pas un livre qui raconte une histoire comme on en raconte aux enfants. Un livre qui, une fois encore quand on tourne autour de ce que les Editions Minuit ont appelé (joli coup de marketing) le « nouveau roman » (pas une école, pas un mouvement, même pas un collectif d’auteurs, une invention pure et simple), prouve que la recherche en littérature, la volonté d’innover sont à l’origine, peut-être, de quelques retentissants échecs, mais aussi et surtout de coups de maître et de chef-d’œuvre. L’Absence en est un. Coup de maître ou chef-d’œuvre, à vous de voir. Handke était-il fier de son travail en achevant ce roman en 1987 ? Il pouvait l’être. Pour finir, citons le traducteur du texte, pas des moindres, et qui ne s’attaque jamais à des romans faciles, traducteur entre autres, de Franz Kafka : Georges-Arthur Goldschmidt, ce qui semble une belle garantie de qualité (et du roman original et de sa version française).