
Le verre à whisky, empli aux trois quarts d’eau distillée, repose sur un sous-bock de couleur rouge orné du logo et du nom d’une marque de bière d’abbaye belge. L’eau déforme le cul sculpté dans la masse et en fait briller les reliefs.
A la surface du liquide incolore, une nappe jaune orangée grandit – de son centre une volute de même couleur, mais plus foncée, plonge en tourbillonnant avec lenteur vers le fond du verre. Alix, couchée nue sur le divan rouge où elle pose, soupire. Son horloge interne lui signale la fin proche de la séance et elle s’autorise une première manifestation sonore, que le peintre fait mine de ne pas entendre pour en finir avec les courbes de son arrière callipyge. Le réveil matin, posé auprès du verre – ou peut-être est-ce le verre d’eau qui est posé près du réveil –, indique que l’heure n’est pas encore passée. Il reste deux minutes. Le peintre trempe une nouvelle fois son pinceau dans le verre d’eau, dont la transparence se teinte plus fortement de jaune orangé. Il attrape auprès de lui un minuscule bocal dans lequel il verse à ras-bord une partie de l’eau du verre, y colle une étiquette sur laquelle le prénom d’Alix et la date du jour sont inscrits à l’encre noire. Il ferme hermétiquement le bocal avec son petit couvercle doré, puis le dépose sur l’étagère située devant une fenêtre irradiée de soleil, auprès des bocaux de séances précédentes, aux couleurs primaires, sur l’étagère consacrée à Alix. C’est fini pour aujourd’hui. La jeune femme pousse un profond soupir, se caresse les seins, et lance sa main droite vers son ventre. Viens prendre soin de moi. L’homme déboutonne la blouse blanche tachée de peinture sous laquelle il ne porte aucun vêtement, s’en défait, et se dirige vers le divan. De quoi as-tu envie ? Silencieuse, elle ne se tourne pas vers lui, lui ménage une place derrière elle et, d’un déhanchement qui sublime une lordose explicite, lui impose la marche à suivre. Le bassin du peintre se colle aux fesses de son modèle et commence alors une danse lascive que la jeune femme maîtrise en modulant ses coups de reins. C’est exactement ce que je voulais. Comme paralysé, l’homme s’abandonne au rythme de sa maîtresse, attendant les premiers gémissements de plaisir pour entrer sans ménagement dans une étreinte plus furieuse, ponctuée par les cris que ne retient aucun des deux amants. Puis les corps s’apaisent et les mains du peintre passent des hanches du modèle à sa poitrine et, le visage enfoui entre ses épaules, il la garde ainsi serrée contre lui de longues minutes.
Alix ordonne ses anglaises rebelles d’une main vive, qui volette de part et d’autre de son cou. Elle s’est habillée. C’est fini pour aujourd’hui. A lundi. Je n’aurais pas envie de la même chose qu’aujourd’hui. En lui tendant le prix de l’heure de pose, le peintre la remercie. Il a compris que le célibat de son modèle prend fin cette semaine.
C’est le jour de Fanta. Elle arrive avec un quart d’heure de retard, seulement. Le verre d’eau est posé entre la palette et le réveil. La jeune femme ôte son boubou vert et rouge et s’allonge sur le dos, une jambe repliée qui jaillit du divan, l’autre tendue. Des jambes fuselées, fines et musclées, des jambes sans fin. La toison noire, sur la peau ébène, joue à cache-cache avec le regard qui la cherche. Le ventre plat s’évase vers des hanches larges au Sud, des seins ronds et pointus au Nord. La géographie la plus exotique qu’il ait été donné au peintre de traduire en un paysage universel. Sur la tablette auprès du divan, un verre à pied, verre à liqueur, empli jusqu’en haut d’un liquide couleur de miel. Le modèle y trempe les lèvres, puis reprend la pose. J’ai encore rêvé de toi. Un rêve érotique. Le peintre ne bronche pas, il trempe son pinceau dans le verre d’eau, une brosse aux poils de couleur sombre et reprend son ouvrage où il l’a laissé la semaine précédente. Il porte un pantalon noir sous sa blouse blanche. On était dans la savane, au milieu des fauves et je me donnais à toi comme une lionne au mâle. Tes pattes reposaient sur mes épaules et tu me mordais la nuque. Moi, j’étais immobile, résignée et tu te retirais aussi vite que tu m’avais pénétrée. Les animaux autour de nous, couchés et endormis, se roulaient mollement dans la poussière, relevaient de temps à autre la tête et les paupières pour observer nos ébats. Une fois pris ton plaisir, tu poussais un long rugissement, aussi puissant que celui d’un lion. Tu inventes. Oui, c’est un faux rêve. Le vrai se passe dans une forêt d’ici. Je suis allongée sur une tenture, sans vêtements. Tu approches, nu toi aussi, le sexe déjà dur et tu t’allonges sur moi, sans bouger. Je te fais entrer en ondulant sous toi, puis nous restons couchés comme cela pendant un temps très long, sans faire un mouvement. Les parois de mon sexe se resserrent sur ta tige qui gonfle et durcit encore un peu plus, si c’est possible, qu’à ton arrivée, et tu pousses comme des gémissements de douleur, mon vagin enserre ta hampe comme pour le presser et en extraire la sève argentée, et ma source se met à couler sans discontinuer. Une sève épaisse et collante s’écoule de mon corps et recouvre tes petites boules recouvertes de duvet frisoté. Nous ne faisons plus qu’un dans la fusion charnelle et quand tu parviens à l’orgasme, tu pousses comme des cris d’effroi, ou, je ne sais pas, d’étonnement peut-être, comme si tu avais sous les yeux quelque chose que personne ne peut voir, et moi, c’est comme un chant qui s’élève de ma gorge, et que je module à n’en plus finir. Fanta est le seule modèle que le peintre autorise à parler pendant ses séances de pose. Voudrait-il lui faire garder le silence qu’il ne le pourrait pas. Chaque semaine elle lui raconte ses rêves, ceux dans lesquels il est présent. Je me suis réveillée dans un lit mouillé, j’ai dû changer les draps en pleine nuit. C’est dommage que tu ne veuilles pas. Avec moi. Mes rêves sont bien mieux. Le peintre, ému au plus profond de sa chair, se saisit du verre d’eau et en vide une partie dans un petit bocal. Une eau sombre, qui brille sous les rayons du soleil sur l’étagère où les séances de pose de Fanta figurent elles aussi, les unes près des autres. Sur la tablette, à droite du divan où elle offre son corps au pinceau du peintre, le verre d’hydromel est vide. C’est fini pour aujourd’hui.
Lundi. Aujourd’hui, Alix vient poser. Seulement poser. Le verre d’eau claire repose sur le sous-bock jaune d’or d’une marque belge de bière d’abbaye. Mercredi, le peintre a terminé sa séance de nu avec Aude en la laissant le chevaucher, comme toujours avec elle. Les deux jours suivants, il n’a fait que peindre des modèles qui ne lui demandent rien de plus que le billet qu’il leur tend en fin de séance pour un travail fatigant. Sur le sein d’Aude, son sein gauche, le peintre a peint, juste avant l’amour, des anneaux circulaires. Jaune, le mamelon, couleur primaire. Autour du petit mont jaune, un bel anneau rouge. Rouge vif, l’anneau. Puis un autre de même épaisseur. Bleu cian. Et encore un, autour. Noir celui-là. Et pour finir, un bel anneau blanc. Le peintre choisit dans son carquois une flèche qu’il saisit par les plumes entre le pouce et l’index, enfonce l’encoche sur la corde tendue, lève l’arc au-dessus de sa tête, le coude droit un peu haut, fait redescendre l’arc, lentement, l’œil gauche fermé, il bande son arc, le peintre, et approche de ses points de contact, pouce sous la mâchoire, corde au bout du nez, stabilise sa visée, l’œil droit rivé sur le centre de sa cible, il bande son arc, le peintre, et, main droite glissant le long de son cou jusqu’à la nuque, coude emporté vers l’arrière et buste droit, sommet du crâne comme tiré par un fil invisible vers l’azur, décoche une flèche qui vient se ficher sous le sein de la femme, hors cible… Puis elle le chevauche comme une possédée, une amazone déchaînée qui décoche ses volées de flèches tous azimuts, le maltraite tant qu’elle peut, lui impassible, ses mains dévouées à la cause de deux seins immarcescibles. Mais aujourd’hui, c’est le jour où pose Alix et si le peintre a une fugace pensée pour Aude, qu’il aimerait toucher de la flèche de Cupidon, mais en vain, car elle ne veut que des amants sans sentiments, il a rempli d’une eau pure son verre à whisky dont brillent les parois ouvragées, et il y trempe son pinceau, provoquant des volutes de peinture bleue – il donne une dernière touche à la chevelure bouclée de la femme à l’accent hongrois –, qui teinte le liquide incolore d’une note méditerranéenne. Le rituel de fin de séance se reproduit, le bocal rejoint sur l’étagère ses prédécesseurs, mais le temps de se retourner, le peintre voit son modèle au bord de l’extase et, vidant le verre de son eau bleutée sur le tapis, le tend vers la fontaine jaillissante du sexe geyser et y recueille, in-extremis, le liquide incolore et salé qu’aussitôt il avale. Cul sec. C’est fini pour aujourd’hui.
Brice Auffoy