
Livre-monde, livre-monstre, 2666 de Roberto Bolaño est roman de quelques 1350 pages dans lequel on pénètre sans bien savoir quand on en sortira. Commencée en juillet dernier, cette lecture m’a donc mené (par le bout du nez, parfois) jusqu’au mois de décembre, sans qu’à aucun moment la lassitude pointe son nez. Il est vrai que promener pareil pavé dans son sac à main n’est pas chose aisée. Aussi la lecture se faisait-elle uniquement à la maison, le soir avant de dormir. Et j’en suis sorti plus impressionné que jamais par cet auteur chilien malheureusement décédé en 2003 ou 2004, je ne sais plus très bien, je déplore cette disparition car, pour retrouver son univers, il ne me reste plus qu’à relire les romans ou recueils de nouvelles et de poésie de ce très grand écrivain. C’est ainsi.
La première partie du texte, intitulée La Partie des critiques, n’est pas la plus forte. Elle est plutôt légère, il y est question, mais peut-on dire ce qui se passe dans un roman ?, des relations libertines (et amicales-amoureuses ?) d’une jeune universitaire anglaise avec trois de ses collègues, espagnol, français et italien. Tous sont spécialiste d’un auteur dont nul ne sait où il se cache, Benno von Archimboldi. Et nous voilà partis à sa recherche, car comme dans Les Détectives sauvages où de jeunes poètes se lancent à la recherche d’une poétesse mythique dont nul ne sait ce qu’elle est devenue il y a ici enquête sur Archimboldi, avec nos quatre chercheurs, au gré de nombreux déplacements en Europe, de colloque en colloque, jusqu’à se rendre au Mexique avec eux, où Archimboldi aurait peut-être été vu. Un Mexique qui va s’avérer ensuite, plus loin dans le roman, s’avérer être l’espace géographique central du livre, celui où le mal a élu son nouveau lieu de prédilection. Car bien sûr, comme toujours chez Bolaño, le thème central du livre est bien celui du mal et du crime sous toutes leurs formes. Ecrire pour exorciser ? (tout en sachant que pour lui, « rien de vivant ne peut être sauvé »).
La deuxième partie, celle d’Amalfitano, nous fait retrouver ce personnage déjà croisé dans un roman inachevé et publié tout récemment en France, Les Déboires du vrai policier, dont on peut penser qu’il s’agissait d’une sorte de brouillon de La Partie d’Amalfitano, sans en être sûr toutefois car l’écrivain avait peut-être un premier projet autonome sur ce professeur d’université, lui aussi, qui se fait virer d’une fac espagnole et ne retrouve du travail qu’à Santa Teresa, au Mexique. Où bien sûr nos quatre universitaires européens vont être accueillis par lui.
La troisième partie, celle de Fate, surprend d’emblée, car elle nous emmène cette fois aux Etats-Unis, aux côtés d’un journaliste afro-américain, qui écrit sur la communauté noire, mais souhaite enquêter sur une histoire de féminicides au Mexique, dans la ville de Santa Teresa où il finit par débarquer pour couvrir un match de boxe dont il se désintéresse rapidement. Santa Teresa est l’équivalent littéraire de la vraie ville de Ciudad de Juarez où dans notre triste monde plus de 400 femmes ont été assassinées sans que les coupables ne soient découverts par la police. Tout converge dans le roman vers Santa Teresa. Fate va y rencontrer la fille d’Amalfitano, belle étudiante qui fréquente de drôles de types qui tournent à la cocaïne. Puis le journaliste américain va sortir du roman, non sans y avoir joué son rôle.
La quatrième partie, La Partie des crimes, est celle dont parlent tous les lecteurs de 2666 comme d’une lecture éprouvante. Elle relate de façon clinique, comme dans un rapport d’autopsie, la découverte des cadavres de femmes tuées à Santa Teresa. Et ils sont nombreux ; il faudrait d’ailleurs compter les descriptions macabres de ces corps dans le roman (combien y en a-t-il, au juste ?). Les comtes rendus sont entrecoupés d’histoires de nombreux personnages qui tous sont liés à l’enquête : flics, journalistes, présumés coupables… et surtout peut-être du récit déjanté et drôle d’un profanateur d’églises que croisent les flics chargés de l’enquête sur les féminicides. Car le talent de Bolaño consiste aussi à réussir l’exploit d’alléger une partie très longue et pesante par un humour dont on se demande comment il parvient à le faire fonctionner dans une intrigue comme celle-là.
La cinquième partie, celle d’Archimboldi, est un pur chef d’œuvre : elle retrace la vie de l’écrivain depuis l’enfance et ramène le lecteur dans une période où le mal règne en maître, celle de la seconde guerre mondiale. Puis, se termine sur le départ de l’écrivain pour le Mexique et clôture le livre sur cette fin ouverte.
2666 (ce chiffre n’est pas là par hasard, mais le titre du livre mériterait une étude approfondie pour en donner le sens littéral et tous les sens…) est à mes yeux le plus grand livre qu’il m’ait été donné de lire, et ce n’est pas rien après tant d’années de lecture. L’écriture en est maîtrisée quel que soit le genre romanesque auquel se livre l’auteur, et dans ces cinq romans il ne se prive pas d’explorer des types de littératures très éloignés les uns des autres. Pour le reste, on peut aussi lire ce roman génial comme un défi lancé au lecteur (n’est-ce pas le cas de tous les chefs-d’œuvre ?) : impossible en effet de faire une synthèse complète et cohérente de 2666, les critiques en seront pour leur temps et leur peine, car comment lire un livre qui montre le chaos du monde et dont la structure originale et d’une certaine façon chaotique n’est pas faite pour donner un sens à quoi que ce soit. Lecteur, construit donc le sens de ta lecture, est peut-être le message envoyé par un écrivain dont la culture littéraire était impressionnante… Et puis, conscient d’écrire la pièce maîtresse de sa bibliographie (il est question dans la première partie des pharmaciens instruits qui ne lisent que des œuvres mineures et se tiennent à distance des « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu » (ne donne-t-il pas là une description exacte du livre qu’il écrit ?) des écrivains, comme le Moby Dick de Melville (que cite Bolaño), par exemple. 2666 couronne une œuvre que Bolaño savait sur sa fin, et que l’on pourrait considérer comme une espèce de tentative vouée à l’échec de grand exorcisme du Mal fasciste, dont les féminicides mexicains seraient peut-être une version « apolitique », celle d’un monde devenu musée de l’horreur. Pour lui, écrire consistait pour l’écrivain, à la façon d’un samouraï, à se battre contre un monstre en sachant par avance que l’échec serait l’inévitable issue de son combat. C’est peut-être ce que veut nous rappeler, entre autre, ce livre-puzzle (un puzzle inachevé, inachevable), le rôle de l’écrivain selon Roberto Bolaño, un écrivain admirable, qui portait haut la littérature et retournait sans cesse au combat, un écrivain mort trop tôt et que pour ma part, je n’ai pas fini de pleurer.