
Une artiste corporelle et un cinéaste plus âgé qu’elle prennent leur petit-déjeuner dans la cuisine de leur maison : entre Marguerite Duras et le nouveau roman, lorgnant peut-être vers l’objectivisme américain, ce premier chapitre ne déchaîne pas la passion du lecteur. Extrait : « Le thé n’avait pas de miel dedans. Elle avait laissé le pot de miel près du fourneau. / Il chercha des yeux un cendrier. / Elle poursuivait une conversation avec un médecin dans un article. / Il y avait trois kilomètres de gravier avant d’arriver à la route goudronnée qui menait au bourg. / Elle prit la figue sur son assiette à lui et enfonça un doigt dedans pour chercher de la chair en raclant l’intérieur de la peau. » Passons…
Le deuxième chapitre est la nécrologie de Rey Robles (mais ce n’est pas le deuxième chapitre), le mari de Lauren, qui s’est suicidé dans l’appartement de sa première femme. Changement de style. Ici, évidemment, il s’agit d’un style journalistique. Extrait : « Ses films suivants ont été des échecs commerciaux, largement ignorés par la critique. Les proches de M. Robles attribuent son déclin à l’alcoolisme et à la dépression intermittente. (…) Sa veuve Lauren Hartke, praticienne du body art, était sa troisième épouse. » Guère plus excitant que le premier chapitre. Next…
Deuxième chapitre, retour au style impersonnel et froid du début du livre, mais cette fois Lauren fait le ménage (il semble que Don Delillo ait envie de décrire de façon objectiviste, donc au plus proche d’une activité sans intérêt, l’action qui consiste à vaporiser des produits chimiques sur le carrelage d’une salle de bain. Puis il est question de « l’autobiographie à la con » de Rey. Le deuil est vaguement évoqué au passage (« Elle aurait voulu disparaître dans la fumée de Rey, être morte, être lui, et elle déchira le papier sulfurisé le long du bord dentelé du paquet et tendit la main pour prendre le carton de chapelure. » – traduction : cette femme peut vivre son deuil tout en se livrant à une activité de cuisine, pourtant elle a plus ou moins le sentiment d’être décorporée et déjà demain), mais on revient au quotidien le plus banal : Lauren se fait à manger. Puis, à la fin du chapitre, après avoir entendu des bruits dans la maison, elle découvre un petit homme frèle, mi-homme mi-enfant dans une chambre de l’étage. Palpitant !
Lauren est zen, ce petit homme incomplet qui squatte la maison qu’elle loue jusqu’au terme du contrat de six mois comme Rey et elle en ont décidé ne la fait pas flipper. Il est en caleçon et en T-shirt. Il parle bizarre, il a des phrases tout à fait complètement insensées : »Les arbres sont une partie. », ou « Je sais combien. Je sais combien cette maison. Seule près de la mer. » Le Horla de Maupassant à côté de ce M. Tuttle (le nom qu’elle lui donne, en souvenir d’un prof de quand elle était jeune), c’est du pipi de chat. Ils font connaissance. Enfin surtout elle, parce que lui il a l’air pimpin complet.
Chapitre quatre : elle essaie de le faire parler, elle cohabite avec lui, à certains moments il n’est pas auprès d’elle. Mais il commence à parler comme Rey, parfois comme elle, et puis à dire des choses qu’elle et Rey se disaient. C’est flippant ce bouquin ! Elle ne l’emmène pas avec elle au bourg, puis elle l’emmène avec elle au bourg, elle l’enferme dans la bagnole pendant qu’elle va au supermarché. Quand elle revient il s’est fait dessus, le salopard !
Il y a encore quelques chapitres comme ça, un qui parle du spectacle de Body Art de Lauren, un article de journal, et puis M. Tuttle disparaît un beau jour. C’est peut-être le deuil qui est fini (?). Comme le dit la quatrième de couverture du bouquin, il s’agit d’une « éblouissante variation beckettienne sur le corps, sur l’art et sur la mort ». Traduction : c’est un livre très chiant, génial peut-être, mais très chiant, et donc pour le trouver génial, je crois qu’il faut être un brin dérangé.