La Femme de Tchaïkovski, Kirill Serebrennikov

Après un premier film rock sur la scène russe des années 80, tourné en noir et blanc et ponctué d’effets spéciaux faits maison, le sublime Leto, un second film tourné avec les moyens du bord depuis son appartement où il était confiné par le pouvoir russe, adaptation d’un premier roman sur la maladie de la société russe (les deux chroniqués ici il y a quelque temps) et qui éberluait le spectateur par un traitement de la couleur sidérant, l’extraordinaire La Fièvre de Petrov, Serebrennikov nous revient avec un film d’époque au classicisme surprenant dans la forme, mais pas omniprésent, et qui, à y regarder d’un peu plus près, n’a rien de si classique. Nous voilà empêtré dans de beaux draps avec cette entame !… Tchaïkovski (pianiste et compositeur russe du XIXe siècle, faut-il le préciser ?), amateur de jeunes hommes et incapable de regarder une femme avec un peu de désir ou d’amour, se voit assiégé par une jeune femme, Antonina Miliukova, qui dépose des lettres d’amour dans sa boîte aux lettres et réussit l’exploit de se faire épouser, en acceptant au passage de se soumettre pleinement aux caprices d’un homme qui se présente comme un ours invivable (tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes patriarcal possible). Son seul but est de le protéger (elle le dit à plusieurs reprises), de l’aimer (son amour est un pur fantasme, mais elle n’en a pas conscience) et tant qu’elle n’a pas obtenu ce qu’elle désire, on la voit adresser à son Dieu d’ardentes prières pour être exaucée. Hélas, le mariage dure peu, n’est jamais consommée et vient le moment où Tchaïkovski s’enfuit sous un prétexte artistique quelconque pour ne pas revenir et envoyer à la belle (Sublime Alyona Mikhailova) ses frères et son avocat afin de lui signifier qu’ils ne se reverront plus, puis pour lui faire signer une fausse lettre de dénonciation d’adultère et obtenir ainsi un prompt divorce. Antonina est sur le point de signer sous la pression du frère, mais se rétracte bien vite et se bat le reste de sa vie pour faire reconnaître un amour mutuel auquel elle ne peut s’empêcher de croire.

Comme annoncé dès l’amorce de cette chronique, le film est d’une facture classique, au moins en apparence, et réalisé avec un brio qui évoque le Milos Forman d’Amadeus (la légèreté punk du jeune Mozart en moins). C’est très beau, les scènes réalistes devant l’église où vient prier la folle d’amour montrent une Russie où les misérables semblent sortis du roman d’Hugo, c’est aussi un brin longuet, l’ennui semble poindre, mais on s’accroche, il ne s’agirait pas de quitter la salle avant la dernière image d’un film du formidable Serebrennikov, et on se dit qu’on a rudement bien fait de s’accrocher à son fauteuil quand arrive une scène inouïe dans laquelle on voit le « couple » dans une soirée entre hommes dans laquelle s’exprime le talent du réalisateur pour mettre en scène les gens « anormaux », ici des homosexuels assumés et à l’apparence tapageuse qui côtoient des homosexuels qui cachent leur « vice » sous une tenue de soirée noire bourgeoise et irréprochable. Portraits d’un vieil inverti, gras comme un cochon, et qui semble ne jamais se vêtir autrement que d’une robe de chambre, et d’un danseur aux allures de D’Artagnan qui emplit l’espace d’une chorégraphie magique, Serebrennikov aime filmer les soirées de fête dans des appartements (cf Leto) et y réussit sans coup férir. Vient un peu plus loin dans le film une scène dans laquelle notre vieille folle à robe de chambre présente à Antonina quelques six ou sept hommes qui seraient prêts à l’épouser et qui s’effeuillent entièrement devant elle pour qu’elle puisse faire un choix en connaissance de cause : scène rare, au cinéma, dans laquelle la nudité est masculine et en groupe, mais scène d’une violence inouïe. On arrive tout doucement vers la fin du film en se disant qu’on aurait préféré voir un nouvel opus à la facture contemporaine et plus radicale, quand le final nous remet les idées à l’endroit : l’héroïne danse dans l’appartement vide où elle a vécu depuis son mariage, danse sombre, danse de mort, et le danseur déjà vu à deux reprises dans le film en fait de même, chacun de son côté, final majestueux et qui coupe court au côté respectueux du film d’époque, on retrouve alors le Serebrennikov artiste contemporain plein d’audace déjà observé dans les deux opus précédents, ce metteur en scène talentueux qui travaille non seulement pour le cinéma, mais aussi dans le spectacle vivant et on se croirait bien, en effet, au théâtre. Chapeau l’artiste ! Quant à l’actrice Alyona Mikhailova, elle réalise un travail de haute volée, à la hauteur du personnage que le réalisateur lui fait incarner. Pour le reste, on attendra patiemment le prochain film de celui qui dans le cinéma actuel ose tout sans s’être encore planté.

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