Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig

1936 : Robert Walser est interné dans la maison de santé cantonale d’Herisau (il se trouve depuis 1933, après avoir passé quatre ans à la Waldau), où il mourra en 1956, au cours d’une de ses promenades dans la neige. Carl Seelig, journaliste et écrivain, ami des écrivains et brave homme, entre en contact avec Walser et commence ses visites qui s’accompagnent inévitablement de marches, souvent longues dans la montagne et les villes environnantes. Ce sont ces promenades qu’il narre dans ce livre-hommage, un ouvrage précieux en ce qu’il rend compte des vingt dernières années de la vie du poète, et sans lequel on ne saurait rien sur cette période pendant laquelle l’écrivain dit ne plus écrire. En réalité, il ne dit pas tout à fait la vérité, car on retrouvera après sa mort des morceaux de papier noircis au crayon, d’une écriture microscopique, qui demandera des mois de déchiffrage à celui qui décidera de se consacrer à la publication de ces textes fragmentaires (ou non). Ces « microgrammes » sont donc les derniers écrits de Walser, publiés sous le titre Le Territoire du crayon, mais là n’est pas la question et nous nous égarons déjà, à peine commencée cette chronique du livre de Seelig.

Marches, quel que soit le temps, et il pleut souvent dans cette région de suisse où Walser est interné, petits-déjeuners et déjeuners dans des auberges ou des boulangeries, pauses au café reviennent dans tous les chapitres de ce texte qui relate chaque visite, et donc chaque promenade, par le menu. Cela pourrait vite devenir lassant s’il n’était pas aussi question de littérature, d’auteurs proches ou non de Walser, de la carrière de Walser lui-même. Le tout livré au discours direct, la plupart du temps. On se demande évidemment comment Seelig a pu se souvenir avec pareille précision des propos de son aîné, mais peu importe après tout. L’intérêt est sans doute de pouvoir entrer dans la pensée de l’écrivain, dont il ne fait aucun doute que le diagnostic qui veut faire de lui un schizophrène était pour le moins hâtif, de partager ses avis sur les romanciers de son époque, mais aussi sur le théâtre qu’il aimait avec une grande ferveur – il se rappelait très précisément des pièces qu’il avait vues ou lues des années auparavant, faisant l’admiration de Seelig pour cette prodigieuse mémoire littéraire.

Walser est un personnage particulièrement touchant. Homme de lettres d’une modestie presque excessive, cultivant une certaine paysannerie, ainsi qu’une tendance affirmée et revendiquée au vagabondage, il est épris de liberté (alors qu’il supporte sans regimber son enfermement) : « Il est absurde et grossier d’exiger que j’écrive dans cet hospice. Le seul terrain sur lequel un écrivain peut produire, c’est la liberté. Tant que cette condition ne sera pas remplie, je refuserai de me remettre à écrire. Il ne suffit pas de mettre à ma disposition une chambre, du papier et une plume. » Quelques pages plus loin : « A la maison de santé, j’ai le calme dont j’ai besoin. A présent, c’est aux jeunes de faire du bruit. Pour moi, ce qui me convient, c’est de disparaître aussi discrètement que possible. » Thème de la disparition volontaire dont Enrique Vila Matas, grand admirateur de Walser, a fait une de ses principales thématiques romanesques…

Il a le sentiment d’être un homme du passé, un écrivain oublié : « A Herisau, je n’ai plus rien écrit. A quoi bon ? Mon monde a été détruit par les nazis. Les journaux pour lesquels j’écrivais ont disparu ; leurs rédacteurs ont été chassés ou ils sont morts. Je suis presque devenu un fossile. » L’œuvre de Walser en français compte une trentaine de livres ; il est certain que s’il avait passé les vingt-cinq dernières années de sa vie à écrire encore et encore, leur nombre serait plus considérable, et le lecteur assidu n’aurait qu’à s’en féliciter. Mais on peut relire Walser, sa prose n’est pas de celle qui s’épuise en une lecture, et il y a ce texte de Carl Seelig, qui nous le fait mieux connaître et grâce auquel on peut partir une nouvelle fois en promenade avec Robert, le poète. Ce n’est pas si mal. Et puis, j’allais oublié de le mentionner, il y a aussi dans ce livre une série de portraits réalisés par Seelig au cours de leurs promenades, des photos qui nous rendent Walser un peu plus proche encore, si besoin était.

Une Femme en contre-jour, Gaëlle Josse

Gaëlle Josse a attendu dix années après la mort de Vivian Maier, la photographe anonyme, pour écrire ce court roman qui lui rend un hommage sensible et délicat, sans rien cacher de cette drôle de femme, dont la vie dans son ensemble n’a rien eu de folichon, elle qui a passé une grande partie de son temps à jouer les nurses pour des familles d’Américains plus ou moins aisés, s’occupant de garder leurs enfants, leur faisant découvrir des choses que leurs parents ne pensaient pas à leur mettre sous les yeux ou, les mauvais jours, les traumatisant un peu par une sorte de sadisme à l’égard des petits qui lui faisait peut-être rejouer certaines des violences d’enfance que lui avait réservé la vie. Parallèlement à cette activité professionnelle des plus modestes et à une vie sans relief, s’il n’y avait pas eu la photographie, Vivian promène dans les rues des villes américaines où elle évolue son Rolleiflex et shoote autant qu’elle peut les déclassés de ce monde, les laissés pour compte de la société envers lesquels elle a une véritable tendresse qui se lit dans le regard qu’elle porte sur eux, dans ses clichés plein d’empathie et d’amour. Elle fait aussi des autoportraits, qui a eux seuls mériteraient une exposition. De son vivant, pas un de ces clichés n’a été montré. Elle en a vu d’ailleurs bien peu, n’ayant pas les moyens de faire tirer ses photos. Très vite, la valise, les valises, dans lesquelles elle accumule les films de douze poses qu’elle fait développer sans aller plus loin est oubliée chez un garde-meuble chez qui elle les abandonne, par manque de moyen toujours (elle ne paie plus le loyer), jusqu’à ce que l’ensemble soit vendu à un jeune homme qui cherchait des photos anciennes de sa ville de Chicago. Raté, il s’agit de portraits, mais très vite John Maloof (qui n’y connaît rien en photo) s’aperçoit qu’il a affaire à un-e véritable artiste et que c’est sur un petit trésor qu’il est tombé. Ce n’est pas de son histoire qu’il s’agit dans le livre de Gaëlle Josse, mais de celle de Vivian Maier. Son histoire à lui, quand il découvre la photographe, il en a fait un film, qu’on peut voir pour se faire une idée de l’œuvre de la photographe, autant que de sa vie, puisqu’il a mené l’enquête sur elle. Le texte, de ce point de vue, s’inspire largement du film. Et du site officiel de Vivian Maier, créé par Maloof toujours. L’auteure ne s’en cache pas, qui les mentionne dans un épilogue bienvenu. Le portrait qu’elle réalise de la photographe est plein d’empathie, écrit dans un style plus que plaisant. Pour qui ne connaît pas encore Vivian Maier, cette grande photographe de rue que l’histoire a bien failli manquer, il est aussi important de lire le livre de Gaëlle Josse (l’histoire d’une vie pas comme les autres, dédiée à « ceux qui ne ‘sont’ rien ») que de voir le film Finding Vivian Maier, paru en 2013, co-réalisé par John Maloof et Charlie Siskel. Pour ceux qui aiment la photographie, mais pas que…