African Marketplace, Dollar Brand

L’album complet, pour votre plus grand plaisir…

Dollar Brand, alias Abdullah Ibrahim, est un pianiste et un compositeur fin, subtil, descendant direct du grand Duke Ellington, qui l’invita à s’installer aux Etats-unis pour y jouer dans son big band, quand on sait fort bien que le Duke était pianiste lui-même. Né à Cape Town, Afrique du Sud, Dollar Brand commence alors une carrière qui le fera jouer, entre autres, avec les grands du jazz : Elvin Jones, le batteur de John Coltrane, Don cherry le trompettiste des années free jazz, Max Roach, un batteur historique, venu du hard bop et Archie Shepp, le saxophoniste tenor free. En 1980, pour rendre hommage à sa terre natale, il écrit la musique d’African Marketplace, un album tout à la fois grave et joyeux, magnifiquement orchestré. Retrouver cette musique pleine de beauté quarante ans après l’avoir découverte est un immense plaisir. Chaque pièce de cet album est un petit joyau de jazz et d’émotion, si bien qu’en distinguer une seule pour en « faire » le morceau du disque semble totalement impossible. Chaque pièce de cet album est aussi un hommage à la musique traditionnelle sud-africaine et à l’histoire de la grande musique noire-américaine. La première, Whoza Mtwana, est basée sur un ostinato, tempo lent, et magnifié par les chorus de Carlos Ward au sax et Craig Harris au trombone, au point d’accéder au statut d’hymne. La seconde, The homecoming song, plus enlevée, plus rythmique nous fait changer d’atmosphère (inspirée d’un traditionnel sud-africain) et s’avère très vite virale avec ses riffs de cuivres et sa ligne de basse obsédante. The Wedding, qui suit, est une ballade introduite par quelques notes jouées par le maître et dont le thème est interprété au sax par Ward, dans un esprit lyrique proche des grandes compositions de Carla Bley pour son big-band. Moniebah, quatrième morceau du disque est un solo de piano qui tend vers le jazz caraïbe, et n’est pas sans faire penser à un autre grand pianiste de jazz inspiré par l’Afrique, Randy Weston. Et on en vient au titre éponyme de l’album, African Marketplace, le plus long (7’02), introduit par les percussions, la batterie et la basse, et dont le thème orchestré est joué par la section cuivre dans son entier. Rythmique, dansant, entêtant, le plus africain des thèmes de l’ensemble : on ne s’étonne pas qu’il ait donné son nom au disque, tant il reste dans la mémoire et peut ne pas en sortir de plusieurs journées. On n’oubliera pas que Dollar Brand y joue un solo de sax soprano assez inspiré. Retour au calme avec Mamma, dans lequel le trombone bouché tire vers des sonorités grasses un peu new-orleans et « crades ». Quant à l’avant-dernier thème, Anthem for the new nation, s’il se veut hymne à une Afrique du Sud débarrassée de ses démons à laquelle aspire Abdullah Ibrahim, il est sans doute le morceau le plus léger du disque (pas mon préféré), mais dans le pont qui clôt le thème, avant sa reprise quasi-hypnotique, une atmosphère plus grave s’installe. L’album se termine sur Ubu-Suku, un blues pour piano solo d’un très belle facture. Le tour est joué. Si vous ne connaissez pas African Marketplace, précipitez-vous pour l’écouter, vos oreilles vous en sauront gré.

Original Suffer Head, Fela Anikulapo Kuti & Egypt 80

1981, Fela Anikulapo Kuti arrive avec un nouveau groupe, Egypt 80, qui remplace Africa 70, et qui développe les conceptions musicales de son leader, dans lesquelles jazz, high life, ju-ju et soul font bon ménage et se marient pour donner le jour à ce qu’on a coutume d’appeler Afro-beat. Claviers, percussions, guitares et cuivres, solos de saxophone, groove et transe alliés à des paroles hautement politiques entrent dans l’alchimie d’une musique que Fela affirme comme arme du futur. En s’opposant au pouvoir militaire de son pays, il devient le musicien fétiche du petit peuple de Lagos. Celui qu’on appelle désormais The Black President s’en prend dans cet album à la corruption, aux grandes firmes internationales (International Thief Thief), à l’oppression imposée au peuple africain par la conjonction des intérêts des colonisateurs économiques et des pouvoirs corrompus et dictatoriaux qu’ils installent et soutiennent. Les morceaux-fleuves (un quart d’heure, minimum) qu’il propose s’ouvrent sur des introductions au clavier, installent un groove obsédant ponctué de riffs de cuivres et de chœurs omniprésents, de chorus instrumentaux qui scandent leurs refrains-slogans. Comme le disait Léo Ferré, « Les plus beaux chants sont des chants de revendication ». Cet album d’Anikulapo Kuti en est l’illustration.

The Lounge Lizards

Harlem Nocturne, by The Lounge Lizards

Vous ne connaissez pas The Lounge Lizards ? C’est bien possible, mais alors c’est dommage. Vous connaissez forcément John Lurie ! Non ? Un petit effort de mémoire, celui qui a joué dans le quatrième film de Jim Jarmush, vous savez, Down by law, avec ce bon Tom Waits et Roberto Begnini. Lui, le Lurie, c’est le leader, si on peut s’exprimer ainsi, du groupe The Lounge Lizards. Je vous parle de leur premier disque, sans titre. John au sax, son frère Evan aux claviers, etc… (sans le moindre mépris pour les autres). Producteur : Teo Macero, ceux qui s’intéressent à Miles Davis, au jazz en général connaissent.

Tout ça ne nous rajeunit pas. Le disque a été enregistré en 1980. On y retrouve l’influence, bénéfique, du grand Thelonious Monk, le pianiste qui ne savait pas nouer ses lacets mais qui a laissé une trace pas possible dans la musique de jazz. Thelonious Sphere Monk, à écouter d’urgence si ce n’est déjà fait. Deux titres de lui, deux reprises donc : Well you needn’t et Epistrophy. Mais Au contraire Arto, qui vient juste avant le premier des deux thèmes du Monk, et Demented, sont déjà pleins de son sens de la rupture et de l’étrangeté de certains de ses thèmes. De plus, plage onze, le thème Fatty walks, du point de vue du son du saxophone, n’est pas sans rappeler le magnifique Steve Lacy, saxophoniste soprano qui a tant rendu hommage à Monk. Il y a le jazz, donc, une partie de son histoire, mais aussi sa fâcheuse (on blague) tendance à innover, à chercher à faire du nouveau. Lurie, au saxophone, prouve, les musiciens du groupe se haussent sans difficulté à son niveau, ça groove. N’attendez pas de longues plages de chorus (solos), ça ne fonctionne pas ainsi, ou alors dans de courts moments d’acmé collective ou pour un petit billet de sortie de l’un ou l’autre des musiciens (très court, très rare). Ah, j’allais oublier, si vous écoutez le disque, le deuxième morceau est une reprise de Earle Hagen, un thème que vous reconnaîtrez de suite, Harlem Nocturne, un standard écrit en 1939 pour le Ray noble Orchestra. Les Lounge Lizards respectent la tradition, vous l’aurez compris, mais savent aussi la bousculer, en tout cas aller de l’avant. Allez, je ne vais pas vous faire faire le tour du disque, mais sachez que ça envoie, que ça groove, que ça innove, que ça fait bouger le corps, que ça s’hystérise un peu, parfois, mais avec une telle intelligence, une telle sensibilité, une telle maîtrise et une telle bonne énergie qu’il ne faut pas manquer ça si on a eu la chance jusqu’alors de l’ignorer : c’est l’occasion de découvrir un bon vieux « oldie but goodie » et ça, ça ne se refuse pas.