Fiction vs réalité

UN PAYS SANS VISAGE

Giorgio Agamben

paru dans lundimatin#263, le 15 novembre 2020 : Présenté comme mesure visant à limiter la contamination, le port du masque généralisé a été imposé sans qu’un réel débat fournisse les preuves scientifiques de son efficacité et de son innocuité. Comme une idée fixe qui aspire la politique, la présence du virus se manifeste par la disparition du visage. On peut émettre un doute légitime sur le bien-fondé de cette nouvelle règle de vie, à l’effet spectaculaire. Plus encore, ne convient-il pas de questionner la métamorphose achevée que la vie masquée inflige à notre société ? Dans le geste prétendument sanitaire, Giorgio Agamben déchiffre une défiguration qui semble abolir la cité des hommes. À la séparation réalisée par l’exigence de « distanciation sociale » s’ajoute l’effacement des traits émouvants où se dessine la reconnaissance : le masque est signe d’une amputation politique de l’humain réduit à la transmission mécanique de messages. Qui ne voit à présent le délitement forcé du lien sensible, toujours inédit et incontrôlable, affinité qui vient se peindre sur le visage, lieu de l’ouverture sans quoi le monde devient monstre ?

Pour lire la suite cliquer sur le lien ci-contre : Giorgio Agamben, paru dans lundimatin#263, le 15 novembre 2020

Notes sur l’état de peste – Extrait de Surveiller et punir, Michel Foucault

A lire également sur le site lundi am : GOUVERNANCE, PANDÉMIE ET AUTO-CONTRÔLE

Une lecture foucaldienne du confinement par Dimitri M’Bama

George Orwell, Aldous Huxley : « 1984 » ou « Le meilleur des mondes » ?

Fiction vs réalité – le retour (7)

« Maintenant personne dans le monde réel ne pourrait parier que l’instant lui sera épargné, du silence cathodique définitif dans un monde sans héros ni scénariste. Le peu de confort mental que nous pouvons désormais goûter tient en partie au fait que la télévision continue de déverser sur nos neurones passifs ses flots d’images et, surtout, de paroles ininterrompues, qu’elle qu’en soit la teneur.

Les infos : leurs présentateurs compassés, la mécanique monotone de leurs phrases, les clignement de leurs yeux quand leurs mines contrites cèdent l’écran aux reportages. Tant que leurs commentaires sont vomis à travers le monde, il nous reste l’impression d’être pris en charge, celle aussi d’être unis par les ondes à tous ceux qui comme nous sont contraints d’affronter un situation dans laquelle toute forme de diversion devient vaine. Tous suspendus aux derniers chiffres, aux dernières mesures venues d’en haut, aux derniers verdicts scientifiques : rendez-nous compte de ce qu’il vous plaira, nous voulons juste savoir qu’il est toujours d’actualité qu’il nous soit rendu compte de quoi que ce soit.

La publicité : formidable. Ces musiques embarrassantes, cette débauche d’effets et de sourires trop larges s’acharnant ) nous dire de quoi nous avons besoin comme si nous avions encore des besoins, nous ne pouvons rien concevoir de plus réconfortant. Dites-moi encore qu’il est important pour moi de choisir cette eau minérale, ce yaourt, ces céréales, pour perdre ces grammes superflus accrochés à mes fesses, dites-moi qu’il est encore question de ça, dites-moi que la consommation est encore une nécessité impérieuse.

Les séries américaines : tous ces faux morts, visage douloureux, mais immuable et si familier, des enquêteurs à la droiture sans faille qui rendront justice aux faux morts. Ils ne parlent que d’abominations, mais ils le font dans un format, aux contours nets et aux couleurs étudiées, qui s’achève par le soulagement général et ils nous disent en dernier ressort que rien ne saurait nous échapper. Nous sommes le monde et des hommes éreintés, mais debout quand même, s’assurent que nous le restions, nous qui ne faisons pas le mal et n’aurions pas la légèreté de monter dans la voiture d’un inconnu ou de gambader dans les bois après le coucher du soleil. »

Fanny Chiarello, L’Eternité n’est pas si longue (2010)

Fiction vs réalité – le retour (6)

« Si l’on m’avait dit un jour que la variole viendrait décimer notre espèce, j’aurais certes frémi, mais j’aurais aussi imaginé tout ce qu’un tel événement pouvait apporter à nos sociétés malades, et je me serais trompée : la variole ne nous a rien apporté, rien appris, ne nous a pas changés. Il ne se passe rien – des gens meurent par centaines de milliers, mais mourir ce n’est pas quelque chose, au contraire : c’est encore plus de rien. Aucune fraternité, aucun miracle n’est à observer nulle part. Aucun révélation ne soulève jamais aucun de mes semblables et nous sombrons tous dans la médiocrité, dans l’indignité, sans avoir rien abdiqué de nos considérations ineptes, de nos susceptibilités ridicules ni de nos habitudes sans relief. Si je veux dormir dans un monde si décevant, je n’ai d’autre choix que de me raconter des histoires comme si j’étais mon propre enfant. »

Fanny Chiarello, L’Eternité n’et pas si longue (2010)

Fiction vs réalité – le retour (5)

« Quand les scientifiques ont été forcés d’admettre que le vaccin ne faisait pas d’effet, je m’attendais à ce que des mesures draconiennes soient prises pour éviter au maximum que le virus se répande, à ce qu’il faille colmater les brèches de nos murs et le dessous de nos portes ; une nouvelle ruée sur ls produits de première nécessité avait même attesté que je n’étais pas la seul à m’y attendre. Mais l’ordre que chacun reste chez soi n’est jamais tombé. Les partenaires sociaux ont parlé plus fort que les services sanitaires, estimé que voter un budget « kits de protection » suffirait à garantir la sécurité des employés, et la vie a repris son cours normal, avec tout juste un peu de blanc. Ainsi s’ajoute désormais, à la douche et au petit déjeuner, le rituel matinal du masque et des gants que mes amis enfilent devant le miroir en pied du hall avant de partir travailler, comme le font aussi la plupart des salariés encore vivants de ce pays. Peu d’activités ont été suspendues. Seuls ont fermé les lieux publics considérés comme les moins essentiels au bon fonctionnement de l’économie nationale, à savoir les bibliothèques, les musées, les piscines et les salles de sport, ainsi que ceux dont les tâches peuvent être effectuées à distance. Internet, la télévision et la radio remplacent les écoles et la plupart des administrations autrefois réputées pour aspirer les heures de leurs usagers – caisses d’allocations familiales ou d’assurance maladie, agences pour l’emploi, préfectures et autres bijoux de notre ère géologique aujourd’hui chevrotante. Les matricules se gèrent désormais totalement dans la fibre optique, mais qui veut acheter une ceinture à la mode ou boire un mojito peut toujours s’adresser à Raymond et Miriam qui souriront derrière leur masque blanc. »

Fanny Chiarello, L’Eternité n’est pas si longue

Fiction vs réalité – le retour (4)

« L’Organisation mondiale de la santé exprime aujourd’hui de fortes craintes concernant le vaccin antivariolique. Fin 2003, le Comité consultatif mondial sur la sécurité vaccinale avait conclu qu’il existait un risque réel de manifestations indésirables graves consécutives à cette vaccination et que sa mise en œuvre supposait des capacités et des ressources importantes. Malgré toutes les précautions prises depuis ce constat, la spectaculaire campagne de vaccination entreprise dès l’apparition des premiers cas ne semble pas avoir les effets escomptés. Le vaccin est-il dangereux ou tout bonnement inefficace ? En France, plus de quinze pour cent des sujets vaccinés ont à ce jour, déjà, succombé au virus. Un reportage d’Ivan Leroy :

Le plan gouvernemental de vaccination collective contre la variole prévoyait, dans l’hypothèse d’une réapparition du virus, un dispositif de vaccination de l’ensemble de la population française en quatorze jours au sein d’unités de vaccination de base réparties sur le territoire. Un scénario-catastrophe, aurait-on pensé alors, mais qui négligeait encore deux éléments aujourd’hui plus que préoccupants.

– Ils sont en train de nous dire que leur foutu vaccin ne fait pas effet ?

– Ça signifie forcément que le virus a été génétiquement modifié.

– Ou qu’il s’est croisé avec un autre virus. (…) Rien ne prouve qu’il s’agisse de terrorisme, Nora.

– Il aurait été éradiqué et reparaîtrait trente-cinq ans après, miraculeusement modifié pour déjouer nos vaccins ? je reprends le débat. Ça, c’est de l’évolution éclair…

– Qui te dit que la variole n’est pas une espèce d’un genre plus vaste dont la nouvelle variole serait une branche parvenue récemment à un stade de son évolution où elle devient fatale pour l’homme ? Quoi qu’il en soit, ce vaccin est inefficace. »

Fanny Chiarello, L’Eternité n’est pas si longue

Fiction vs réalité – le retour (3)

« Le gouvernement affirme triomphalement que la variole aura déserté les bulletins d’information dès les premiers jours de septembre, mais en attendant, les cas se multiplient. Hier matin le président est intervenu à son tour : Nous n’allons pas céder à la panique, a-t-il déclaré, et le mot panique a suffi pour qu’en moins de dix heures on ne trouve plus un pack d’eau dans les supermarchés et que Google s’effondre sous l’assaut des questions. Nous avons décidé nous aussi de stocker un maximum de vivres, remplissant la voiture de Raymond au point de devoir en fermer le coffre avec un extenseur – eau, vin, whisky, chips, thé, boîtes de conserve, savon, croquettes pour chat. Nous nous sentions stupides de réagir de la même façon que tous les autres au mot panique tel que modulé par la bouche présidentielle, au téléphone ma mère a même estimé que nous étions maboules, mais dans tous les cas nous serons tranquilles pour un moment. Cette corvée de courses titanesque accomplie, un apéro nous a récompensés.

Il faut que le pays poursuive aussi normalement que possible ses activités économiques et sa vie sociale en attendant que les effets du vaccin soient répercutés dans nos indices, clamait le ministre de la Santé simultanément sur toutes les chaînes, tandis que l’alcool plongeait sa langue chaude dans nos veines. La priorité nationale est de maintenir toutes les activités au niveau le plus élevé possible, niveau défini en mettant chaque jour en balance l’importance desdites activités avec le degré de danger auquel elles exposent les employés concernés, danger évalué à l’aide de multiples indices. Je persiste à estimer qu’une interruption générale des programmes, ne serait-ce que pendant deux petites semaines, serait plus efficace et plus simple à mettre en place. Je découvre surtout à quel point les métiers de mes amis sont essentiels à la vie économique et sociale. »

Fanny Chiarello, L’Eternité n’est pas si longue

Fiction vs réalité – le retour (2)

« Il y a plus d’un mois que les cinq premiers cas ont été décelés ; les cinq premières victimes ont fini d’agoniser et le monde leur a offert des obsèques vibrantes, les oubliant la seconde d’après pour se concentrer sur la vingtaine de suspicions – de fortes suspicions – avouées par les autorités. Photos d’équipes sanitaires, masque blanc du menton jusque sous les yeux, sur toutes les unes de toutes les publications périodiques parues depuis le mois de mai. Juin débute dans la même phobie collective, bientôt les jockeys porteront des masques eux aussi, accroupis sur Modèle du Clos ou Sunrise Spirit à la une de Tiercé Magazine. Vingt personnes : il n’en faut pas plus pour faire paniquer les six virgule cinq milliards qui restent. Mais ma famille, elle, ne commente pas tant la variole que les comportements qu’elle révèle.

– Yvette, soixante ans qu’on est voisines, ma grand-mère maternelle agite la main pour obtenir toute notre attention, soixante ans qu’on se fait la bise tous les matins sur la route du Direct. (Le Direct est la supérette du village) J’ai calculé l’autre jour, hein (elle prend à témoin mon grand-père), je vous jure que j’ai fait l’opération sur un coin de facture – ça fait combien déjà ?

– Quarante-trois mille huit cents, crie mon grand-père en articulant comme s’il nous apprenait à compter et que nous étions une tribu amazonienne (il devient sourd).

– Après quarante-trois mille huit cents bises, reprend ma grand-mère, lundi je m’avance vers Yvette pour lui dire bonjour et, croyez-le ou pas, elle a mis sa main comme ça devant elle pour me tenir à l’écart. « Ne le prenez pas mal, Georgette, elle m’a dit, mais avec tout ce qu’il se passe en ce moment, mieux vaut rester prudent. » (…) Et attendez, ce n’est pas fini. Elle a ajouté, « Je sais que vous êtes allée chez le dentiste la semaine dernière, je sais que vous êtes allée en ville. »

– Elle croit que Maillet fait sa farine lui-même avec le blé de son jardin ? s’emporte ma mère (Maillet est le boulanger du village). Et pourtant elle le mange son pain. »

Fanny Chiarello, L’Eternité n’est pas si longue (2010)

Fiction vs réalité, le retour (1)

« Encore muets de stupeur, nous acceptons avec docilité que nos dirigeants nous disent comment nous comporter désormais, délimitent nos nouveaux territoires, prescrivent et proscrivent. La discipline bat l’effroi comme un oreiller pour lui imposer une forme décente et nous ne sommes plus que des plumes d’oie redistribuées par sa poigne énergique dans une housse sans issue. Les images des papules creusant les taches rouges sur les cinq visages les plus célèbres du moment, puis enflant en vésicules translucides avant que le pus ne les envahisse, ces images diffusées chaque minute de chaque jour sur tous les supports disponibles à perte de vue rappellent au citoyen qu’il n’existe aucune alternative à l’obéissance, comme le font aussi les suspicions de nouveaux cas toujours évoquées avec un inquiétant laconisme. Les journalistes mentionnent tout juste un nom de ville, au mieux celui d’un hôpital, prononcent le mot quarantaine, promettent un verdict rapide comme si les kits de dépistage leur étaient confiés personnellement.

En trois semaines, les aéroports et les gares sont devenus des centres de rétention ; le gouvernement a établi un calendrier de cauchemar, défini le stade de la contagion auquel le port du masque en papier sera imposé dans les lieux publics, puis celui auquel ces mêmes lieux publics seront fermés, avant l’organisation de « groupes d’intervention sanitaire », la réquisition de locaux municipaux et la mobilisation des étudiants, inactifs et jeunes retraités, même si pour l’instant il est seulement question d’observer et d’attendre ; le commérage a viré à la délation ; chaque fausse alerte a contribué à l’érosion des patiences ; les regards sont devenus méfiants sur les trottoirs, dans les centres commerciaux, à la sortie des écoles, dans les ascenseurs et les immeubles des bureaux ; des spots télévisés, des affiches, et des brochures essaimées dans toutes les boîtes aux lettres nous ont enseigné comment tousser, se moucher, toucher, respirer dans un monde où les gestes les plus quotidiens sont devenus des dangers, pour nous en particulier qui vivons entassés dans les villes et sirotons toutes nos rations d’oxygène dans le même grand verre opaque de crasse protéiforme. Jusque dans les boulangeries, des affiches nous rappellent que les premiers symptômes sont fièvre, frissons, maux de tête et nausées, pourtant partout les gens se grattent. Ils n’avaient jamais autant pensé à leur peau, comme si la variole signait son forfait avant même de l’ourdir. L’anxiété bourdonne mais les attaques hystériques sont étouffées, dès la première contracture, sous une épaisse pâte de pédagogie officielle. Bon sens et condescendance sur toutes les fréquences. »

Fanny Chiarello, L’Eternité n’est pas si longue (2010)

La Mort à Venise, Thomas Mann (8)

« Quelques jours plus tard Gustav d’Aschenbach, qui se sentait souffrant, quitta l’hôtel à une heure plus avancée de la matinée qu’il n’avait coutume. Il avait à surmonter certains accès de vertige qui n’étaient qu’à demi de nature physique et s’accompaganient d’une crise d’angoisse, de la sensation qu’il n’y avait ni issue ni espoir, sans qu’il s’expliquât si cette sensation se rapportait au monde extérieur ou à sa propre personne. Dans le hall, il remarqua un monceau de bagages prêts à partir, demanda au portier qui s’en allait ; en réponse on lui donna, accompagné du titre de noblesse, le nom de la famille polonaise, celui-là même qu’en secret il avait attendu. Il l’écouta sans que ses traits défaits eussent bougé, et avec ce léger mouvement du menton dont on accompagne une nouvelle qui ne vous intéresse qu’incidemment, puis ajouta : « Quand ? – Après le lunch », lui fut-il répondu. Il acquiesça d’un signe de tête et se rendit à la mer.

La côte était inhospitalière. Sur la vaste étendue d’eaux basses qui séparait du bord le premier banc de sable, d’un bout à l’autre de la surface, de légères rides couraient. Le souffle de l’automne, des choses qui ont cessé de vivre, semblait passer sur ce lieu de plaisir autrefois animé de si vives couleurs, maintenant presque désert, et mal entretenu. Un appareil photographique dont on ne voyait pas à qui il appartenait reposait sur son pied, au bord de l’eau, et le voile noir posé dessus claquait au vent qui avait fraîchi. »

La Mort à Venise, Thomas Mann (7)

« La tête lui brûlait, la sueur poissait à sa peau, sa nuque tremblait, une soif insupportable le torturait ; il chercha des yeux n’importe quoi pour se rafraîchir, tout de suite. A l’étalage d’une petite boutique il acheta quelques fruits, des fraises, marchandise trop mûre et molle, dont il mangea en continuant sa route. Une petite place déserte, et qu’on eût dit évoquée par la baguette d’un enchanteur, s’ouvrait devant lui ; il la reconnut ; c’était là, quelques semaines auparavant, qu’il avait combiné pour fuir le plan manqué. Sur les marches de la citerne, au milieu de la place, il s’affala, la tête appuyée à la margelle de pierre. Pas un bruit, l’herbe poussait entre les pavés, des détritus étaient épars alentour. Parmi les maisons inégales et dégradées qui entouraient la place, il y en avait une qui avait l’air d’un palais, avec des fenêtres en ogive derrière lesquelles habitait le vide, et de petits balcons ornés de lions. Au rez-de-chaussée d’une autre se trouvait une pharmacie. Des bouffées d’air chaud apportaient par moments une odeur de phénol. »

La Mort à Venise, Thomas Mann (6)

« Au commencement de juin les pavillons d’isolement de l’Ospedale civico se remplirent sans bruit ; dans les deux orphelinats la place venait à maquer, et un va-et-vient macabre se déployait entre le quai neuf et San Michele, l’île du cimetière. Mais la crainte d’un dommage à la communauté, la considération que l’on venait d’ouvrir une exposition de peinture au jardin public et que les hôtels, les maisons de commerce, toute l’industrie complexe du tourisme risquaient de subit de grosses pertes au cas où, la ville décriée, une panique générale éclaterait, tout cela l’emportait sur l’amour de la vérité et le respect des conventions internationales, et décidait les autorités à persévérer obstinément dans leur politique de silence et de démentis. Le directeur du service de santé de Venise, un homme de mérite, avait démissionné avec indignation, et en sous-main on l’avait remplacé par quelqu’un de plus souple. Cela le peuple le savait, et la corruption des notables de la ville, ajoutée à l’incertitude qui régnait, à l’état d’exception dans lequel la mort rôdant plongeait la ville, provoquait une démoralisation des basses classes, une poussée de passions honteuses, illicites, et une recrudescence de criminalité où on les voyait faire explosion, s’afficher cyniquement. Fait anormal, on remarquait le soir beaucoup d’ivrognes ; la nuit, des rôdeurs rendaient, disait-on, les rues peu sûres ; les agressions, les meurtres se répétaient, et deux fois déjà, il s’était avéré que des personnes soi-disant victimes du fléau avaient été empoisonnées par des parents qui voulaient se débarrasser d’elles ; le vice professionnel atteignait un degré d’insistance et de dépravation qu’autrement l’on ne connaissait guère dans cette région, et dont on a l’habitude dans le Sud du pays et en Orient. L’Anglais raconta à Aschenbach l’essentiel de tout cela. Vous feriez bien, conclut-il, de partir, et aujourd’hui plutôt que demain. La déclaration de quarantaine ne saurait guère tarder plus de quelques jours. – Merci », dit Aschenbach, et il quitta les bureaux. »

La Mort à Venise, Thomas Mann (5)

« Depuis quelques années déjà le choléra asiatique tendait à se répandre, et on le voyait éclater en dehors de l’Inde avec de plus en plus de violence. Engendré par la chaleur dans le delta marécageux du Gange, avec les miasmes qu’exhale un mode d’îles encore tout prêt de la création, une jungle luxuriante et inhabitable, peuplée seulement de tigres tapis dans les fourrés de bambous, l’épidémie avait gagné tout l’Hindoustan où elle ne cessait de sévir avec une violence inaccoutumée ; puis elle s’était étendue à l’est, vers la Chine, à l’ouest, vers l’Afghanistan, la Perse, et suivant la grande piste des caravanes, avait porté ses ravages jusqu’à Astrakan et même Moscou. Mais tandis que l’Europe tremblait de voir le mal faire son entrée par cette porte, c’est avec des marchands syriens venus d’au-delà des mers qu’il avait pénétré, faisant son apparition simultanément dans plusieurs ports de la Méditerranée, sa présence s’était révélée à Toulon, à Malaga ; on l’avait plusieurs fois devinée à Palerme, et il semblait que la Calabre et l’Apulie fussent définitivement infectées. Seul le Nord de la péninsule avait été préservé. Cependant cette année-là – on était à la mi-mai – en un seul jour les terribles vibrions furent découverts dans les cadavres vidés et noircis d’un batelier et d’une marchande des quatre saisons. On dissimula les deux cas. Mais la semaine suivante il y en eut dix, il y en eut vingt, trente, et cela dans des différents quartiers. un habitant des provinces autrichiennes, venu pour quelques jours à Venise en partie de plaisir, mourut en rentrant dans sa petite ville d’une mort sur laquelle il n’y avait pas à se tromper, et c’est ainsi que les premiers bruits de l’épidémie qui avait éclaté dans la cité des lagunes parvinrent aux journaux allemands. L’édilité de Venise fit répondre que les conditions sanitaires de la ville n’avaient jamais été meilleures et prit les mesures de première nécessité pour luter contre l’épidémie. Mais sans doute, les vivres, légumes, viandes, lait, étaient-ils contaminés, car quoique l’on démentît ou que l’on arrangeât les nouvelles, le mal gagnait du terrain ; on mourait dans les étroites ruelles, et une chaleur précoce qui attiédissait l’eau des canaux favorisait la contagion. Il semblait que l’on assistât à une recrudescence du fléau et que les miasmes redoublassent de ténacité et de virulence. Les cas de guérison étaient rares ; quatre-vingt pour cent de ceux qui étaient touchés mouraient d’une mort horrible, car le mal se montrait d’une violence extrême, et nombreuses étaient les apparitions de sa forme la plus dangereuse, celle que l’on nomme la forme sèche. dans ce cas, le corps était impuissant à évacuer les sérosités que les vaisseaux sanguins laissaient filtrer en masse. En quelques heures le malade se desséchait et son sang devenu poisseux l’étouffait. Il agonisait dans les convulsions et les râles.

Une chance pour lui si, comme il arrivait quelquefois, le choléra se déclarait après un léger malaise sous la forme d’un évanouissement profond dont il arrivait à peine que l’on se réveillât. »

La Mort à Venise, Thomas Mann (4)

« Dès le lendemain après-midi, s’obstinant dans ses recherches, Aschenbach fit une nouvelle démarche pour se rendre compte de ce qui se passait à Venise et cette fois avec plein succès. Il entra place Saint-Marc à l’agnce de voyage tenue par des Anglais, et après avoir changé quelque argent à la caisse, s’adressa au commis qui le servait et lui posa avec sa mine d’étranger défiant la fâcheuse question. il avait devant lui un Britannique tout vêtu de laine, jeune encore, les cheveux séparés au milieu par une raie, les yeux très rapprochés ; l’homme avait cet air de loyauté bien assise qui contraste si singulièrement et si agréablement avec la prestesse friponne du Midi. « Aucune inquiétude à avoir, sir, commença-t-il. c’est une mesure sans signification grave. Ce sont là des dispositions que l’on prend fréquemment pour prévenir les effets délétères de la chaleur et du sirocco… » Mais en levant ses yeux bleus, il rencontra le regard de l’étranger, un regard las et un peu triste, qui était dirigé vers ses lèvres avec une légère expression de mépris. Alors l’Anglais sourit. « Cela, continua-t-il à mi-voix et avec une certaine émotion, c’est l’explication officielle qu’ici l’on trouve bon de maintenir. Je vous avouerai qu’il y a encore autre chose. » Et alors dans son langage honnête et sans recherche, il dit la vérité. »

La Mort à Venise, Thomas Mann (3)

« Mais, en même temps, il prêtait constamment une attention fureteuse et obstinée aux choses louches qui se passaient dans l’intérieur de Venise, à cette aventure du monde sensible qui se confondait obscurément avec celle de son cœur et nourrissait en lui de vagues, d’anarchiques espérances. S’acharnant à obtenir des nouvelles certaines sur l’état et les progrès du mal, il parcourait fiévreusement dans les cafés de la ville les journaux allemands, qui avaient disparu depuis plusieurs jours de la salle de lecture de l’hôtel. Les assertions et les démentis s’y suivaient en alternant. Le nombre des cas de maladie ou de décès s’élevait, disait-on, à vingt, à quarante, même à cent et au-delà, et un peu plus loin toute apparition d’épidémie se trouvait, sinon carrément contestée, du moins réduite à quelques cas importés du dehors. Au milieu de ces nouvelles étaient glissées des réserves et des avertissements ou des protestations contre le jeu dangereux des autorités italiennes. Mais il n’y avait pas moyen d’obtenir une certitude.

Cependant le solitaire avait le sentiment de posséder un droit spécial à participer au secret ; puisqu’il s’en voyait injustement exclu, il trouvait une bizarre satisfaction à poser aux initiés des questions captieuses et, puisqu’ils étaient ligués pour se taire, à les obliger de mentir expressément. C’est ainsi qu’un jour, au déjeuner dans la grande salle, il questionna le gérant, ce petit homme en redingote, à la démarche silencieuse, qui passait, saluant et surveillant, entre les rangées de tables, et s’était arrêté à celle d’Aschenbach pour un bout de conversation. « A propos, pourquoi diantre s’occupe-t-on depuis quelque temps à désinfecter Venise ? – Il s’agit, répondit l’obséquieux personnage, d’une mesure de la police, destinée à prévenir à temps, comme de juste, toutes sortes de désordres ou de perturbations de l’état sanitaire que la température lourde et la chaleur exceptionnelle pourraient engendrer. – La conduite de la police est méritoire », répliqua Aschenbach ; quelques remarques météorologiques furent échangées et le gérant se retira. »

La Mort à Venise, Thomas Mann (2)

« Pendant la quatrième semaine de son séjour au Lido, Gustav d’Ascenbach fit sur ce qui l’entourait quelques remarques inquiétantes. En premier lieu, il lui sembla qu’à mesure que la pleine saison approchait, la fréquentation de son hôtel diminuait plutôt que d’augmenter, et en particulier que le flot d’allemand jusqu’ici parlé autour de lui baissait, si bien qu’à table et sur la plage il finissait par ne plus entendre que des langues étrangères. Puis, un jour, il saisit au passage, dans une conversation chez le coiffeur dont il était devenu un client assidu, un mot qui l’intrigua. Cet homme avait fait mention d’une famille allemande qui venait de repartir après un séjour de courte durée et, continuant de bavarder, il ajouta avec une intention de flatterie : « Vous, monsieur, vous restez, vous n’avez pas peur du mal. » « Du mal ? » répéta Aschenbach en le regardant. Le bavard se tut, faisant l’affairé, comme s’il n’avait pas entendu la question. En quand elle fut renouvelée avec insistance, il expliqua qu’il n’avait connaissance de rien et chercha, avec un grand flux de paroles, à détourner la conversation.

Cela se passait à midi. Dans l’après-midi, Aschenbach se rendit en bateau à Venise, par un temps calme et un soleil accablant ; il était poussé par la manie de poursuivre les enfants polonais qu’il avait vus prendre avec leur surveillante le chemin du ponton. Il ne trouva pas son idole à Saint-Marc. Mais tandis qu’il prenait le thé, assis à une petite table ronde du côté ombragé de la place, il flaira subitement dans l’air un arôme particulier, qu’il lui semblait maintenant avoir déjà senti depuis quelques jours sans en prendre conscience, une odeur pharmaceutique douçâtre, évoquant la misère, les plaies et une hygiène suspecte. Il l’analysa et la reconnut ; tout pensif, il acheva son goûter et quitta la place par le côté opposé au temple. Dans la ruelle étroite l’odeur s’accentuait. Aux coins des rues étaient collées des affiches imprimées, où les autorités engageaient paternellement la population à s’abstenir, en raison de certaines affections du système gastrique, toujours fréquentes par ces temps de chaleur, de consommer des huitres et des moules, et à se méfier des eaux des canaux. La vérité était un peu fardée dans l’avis officiel ; c’était évident. Des groupes silencieux étaient rassemblés sur les ponts, et les places, et l’étranger se mêlait à eux, quêtant et songeur.

Il s’adressa à un boutiquier appuyé au chambranle de la porte, à l’entrée de son magasin, entre des chapelets de corail et des parures de fausse améthyste, et demanda des éclaircissements sur la fâcheuse odeur. L’homme le toisa d’un œil morne, et se remettant prestement : « Mesure préventive, monsieur ! répondit-il avec une mimique animée. Une décision de la police, qu’on ne peut qu’approuver. Cette température lourde, ce sirocco ne sont pas propices à la santé. Bref, vous comprenez, précaution peut-être exagérée… » Aschenbach le remercia et continua son chemin. Sur le vapeur qui le ramena au Lido, il sentit la même odeur d’antiseptique.

Revenu à l’hôtel, il se rendit aussitôt dans le hall à la table des journaux et fit des recherches dans les feuilles. Dans celles de l’étranger, il ne trouva rien. Les journaux du pays enregistraient des bruits, mentionnaient des chiffres incertains et reproduisaient des démentis officiels, dont ils contestaient la sincérité. Ainsi s’expliquait le départ du contingent allemand et autrichien. Les nationaux des autres pays ne savaient évidemment rien, ne se doutaient de rien, n’étaient pas encore inquiets. « La consigne est de se taire ! » pensa Aschenbach irrité, en rejetant les journaux sur la table. »

Photo : Mort à Venise, Luchino Visconti

La Mort à Venise, Thomas Mann (1)

« Il passa deux heures dans sa chambre et se rendit l’après-midi à Venise par le vaporetto qui faisait la traversée de la lagune fétide. Il débarqua à Saint-Marc, prit le thé sur la place et entreprit ensuite, selon le programme qu’il s’était tracé pour son séjour dans cette ville , un tour à travers les rues. Ce fut pourtant cette promenade qui amena un revirement complet de son humeur et e ses résolutions. Une chaleur lourde et répugnante régnait dans les ruelles ; l’air était si épais que les odeurs qui émanaient des habitations, magasins et gargotes, les vapeurs d’huile, bouffées de parfums et cent autres se maintenaient en traînées, sans se dissiper. La fumée de cigarette restait suspendue à sa place et ne s’éloignait que lentement. Le va-et-vient de la foule dans l’étroit passage importunait le promeneur au lieu de le distraire. plus il allait, plus il sentait que l’air marin et le sirocco réunis peuvent amener, état de surexcitation et d’abattement combinés. Une sueur d’angoisse sortit de ses pores. Ses yeux se voilèrent, sa poitrine se serrait, il tremblait de fièvre, les artères battaient sous son crâne. Il s’enfuit des rues commerçantes où il y avait foule et passa les ponts pour gagner les passages des quartiers pauvres. Là il fut importuné par les mendiants, et les émanations malodorantes des canaux lui coupaient la respiration. Sur une place tranquille, un de ces endroits qui donnent une impression d’oubli et de solitude enchantée comme il s’en trouve au cœur de Venise, il s’assit pour se reposer sur la margelle d’un puits, s’essuya le front et se rendit compte qu’il devait quitter le pays.

Pour la deuxième fois et maintenant sans conteste, il était démontré que cette ville, par sa température, était très malsaine pour lui. S’entêter à rester quand même paraissait déraisonnable ; la perspective d’une saute de vent demeurait fort incertaine. Il fallait prendre une décision immédiate. Impossible de retourner chez lui dès maintenant : ni pour l’été ni pour l’hiver son logis n’était préparé. Mais la mer et la plage n’existaient pas à Venise seulement ; on pouvait les trouver ailleurs sans le fâcheux complément de la lagune et de ses miasmes. »

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (10)

« Cette entreprise délibérée de la mort, cette victoire foudroyante, la proximité du champ de bataille qui restait sous ses yeux, impressionnèrent Angelo. Il ne pouvait pas détourner ses regards des trois hommes blancs. Il espérait toujours qu’ils allaient se redresser, après un petit repos et continuer leur tâche. Mais ils restèrent allongés bien sagement et, à part l’un d’eux qui agita convulsivement ses jambes comme s’il ruait, ils ne bougèrent plus.

Le charroi des autres tombereaux continuait dans les rues et les ruelles d’alentour. Les cris des femmes, stridents ou gémissants, le déchirant appel au secours des voix d’hommes éclataient toujours de côté et d’autre. Ils n’avaient en réponse que le roulement des tombereaux sur les pavés.

Enfin, un de ceux-là qui sautaient dans les rues voisines arriva sur la place. Les hommes blancs s’approchèrent de leurs camarades allongés et les tournèrent du pied. Ils les chargèrent dans le tombereau et, prenant le cheval par la bride, ils le firent marcher.

Un vol de mouches très épais grondait sur l’endroit où le chargement de cadavres était resté en plein soleil. Il en avait coulé des jus qu’elles ne voulaient pas perdre.

Angelo se dit : « Il ne faut pas rester ici : c’est un foyer du mal. Les exhalaisons montent. Cette place est un carrefour de rues. Et d’ailleurs n’était-elle pas déjà jonchée de morts ? Il faut partir. Il y a sûrement dans la ville des quartiers moins touchés ou alors c’est une affaire de trois, quatre jours et il ne restera plus personne. Sauf moi ici dessus. Et encore, est-ce que c’est probable ? »

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (9)

« L’homme dit qu’on avait créé un comité de sauvegarde, avec des hommes de bonne volonté ; mais qu’il avait toujours douté de la bonne volonté de M. Rigoard. « Les gens riches se mettent toujours en avant s’il faut avoir son nom inscrit quelque part ; après, quand il s’agit de mettre la main à la pâte, ils laissent tout tomber sur le dos des pauvres bougres. Je le savais, moi, qu’il me laisserait toute la nuit. J’en étais sûr, moi, que la première fois qu’il faudrait venir ici en pleine nuit avec un tombereau de morts, il y aurait moi, il y aurait quelques pauvres bougres. En réalité, il n’y a même que moi. Les autres, c’est des forçats. Pourtant, c’est M. Rigoard, M. Mazouiller, M. Terrasson, M. Barthélémy, toutes les grosses barbes qui ont trouvé ce système de monter un bûcher ici et d’y faire charrier les morts par les forçats. Et en pleine nuit, pour ne pas « affoler la population ». Je t’en fiche de la population ; le tombereau a fait plus de bruit sur les pavés que tous les tambours du régiment, et maintenant il y a ce feu qui se voit d’une lieue et qui leur tape dans les fenêtres. Sans compter l’odeur. Ça doit faire du joli. » De fait, la ville au-dessus des flammes rouges, était muette et verdâtre.

« Beaucoup de morts ? demanda Angelo. – Quatre-vingt-trois ce soir », dit l’homme. »

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (8)

« A force de frictionner sans arrêt ce corps qui maigrissait et bleuissait à vue d’œil, Angelo était couvert de sueur. Les vésicatoires restèrent sans effet. Les plaques de cyanose étaient de plus en plus sombres. « Qu’est-ce que vous voulez, dit le jeune homme, on m’envoie chasser le tigre avec des filets à papillons. La poudre de pistolet, c’est pas une thérapeutique ! Ils n’ont pas voulu me donner de remèdes. ils avaient un frousse du diable. Il semblait que la terre allait leur manquer sous les pieds. Il y a encore tout à faire. On peut le sauver. Si j’avais de la belladone… Je leur ai dit : « Qu’est-ce que vous voulez que je foute de votre éther ? Il ne s’agit pas de désinfection, je m’en fous. il ne s’agit pas de moi. Il s’agit de courir au plus pressé. » Ils ne se rendent pas compte qu’on a envie de sauver. Ah ! je t’en fous, avec leur trouille ! Ils avaient trop la trouille pour se foutre de moi, mais si j’avais mis la main sur leur boîte à malice ils m’auraient mordu. Et maintenant, on est beau, là, à essayer de faire marcher ce sang à coups de pouce. » Il ne s’arrêtait pas de frictionner lui aussi, le dos, les bras, les épaules, les hanches, la poitrine. Il renouvelait à chaque instant l’entourage de pierres brûlantes ; les enveloppements du ventre avec un gilet de flanelle qu’Angelo faisait chauffer à la flamme. Les vomissements et la dysenterie avaient cessé mais le souffle était de plus en plus court et spasmodique. Enfin le visage de l’enfant qui, jusqu’à présent, était resté atone et indifférent, fut pétri par des convulsions grimaçantes.

« Attends mon vieux, attends mon vieux, je te la donne ma morphine. Attends. » Il fouillait dans sa sacoche. Il tremblait avec tant de hâte qu’Angelo vint tenir écartés les deux côtés de la sacoche qui se refermaient sur ses mains. Mais il assujettit fermement l’aiguille à sa seringue, il pompa très soigneusement toutes les gouttes jusqu’à la dernière dans une petite fiole et il piqua l’enfant à la hanche. « Ne le frottez plus, dit-il, couvrez-le. » Il passa son bras sous la tête de l’enfant et il la soutint. L’indifférence revint peu à peu sur ce visage. Angelo restait couché sur le corps de l’enfant sans oser faire un mouvement. Il lui semblait d’instinct qu’en le couvrant ainsi il pourrait lui donner cette sacrée chaleur.

« Et voilà, dit le jeune homme en se redressant. je n’en sauverai pas un. – Ce n’est pas de votre faute, dit Angelo.

  • Oh ! Ces fleurs-là, dit le jeune homme… »

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (7)

« Le jeune médecin lui raconta comment le choléra avait éclaté à Sisteron, la ville qui était au bout de la petite vallée, au confluent de ce ruisseau et de la Durance. Comment la municipalité et le sous-préfet avaient essayé d’organiser les choses au milieu de l’affolement. Comment ils avaient été alertés par un gendarme à cheval venu dire qu’il s’en passait de belles dans cette vallée du Jabron ; qu’il avait été désigné avec pleins pouvoirs ; qu’il était arrivé dans un charnier innommable. Il avait envoyé un petit pâtre de Noyers avec un mot pour réclamer dix soldats de la garnison et de la chaux vive pour enterrer les morts. « Mais, allez savoir si ce gosse arrivera même à Sisteron. Il a peut-être déjà crevé sous un genêt avec mon papier dans la poche. » De toute façon, ici la situation était claire. Ils restaient six à Noyers. il les avait collés sur les routes de la montagne avec leurs baluchons et des drogues. « Point de direction : des bergeries, là-haut où, s’ils ont de la chance, ils réchapperont. les autres, eh ! bien, il n’y a plus qu’à faire des fosses assez grandes. Il y en avait encore un entre la vie et la mort – à la période algide d’ailleurs – dans le petit hameau de Montfroc, à une lieue là-bas derrière ces rochers ; il m’a claqué dans les doigts ce matin. C’est un peu après que je m’étais assis devant sa porte – assis ! enfin, assis comme un sac car j’en avais plein les bottes ! – que j’ai vu arriver votre canasson, au pas, et il n’a pas fait d’histoire pour se laisser prendre par la bride. S’il en avait fait il aurait pu courir ! J’avais toutes les peines du monde à me tenir debout. »

Il dit, en effet, que le plus difficile, c’était de trouver à manger. Tout était tellement infesté qu’il fallait bien se garder d’ingurgiter quoi que ce soit de toutes les victuailles ou cochonnailles, pains ou galettes qu’on trouvait dans les maisons. Il valait mieux claquer du bec. Seulement, on ne pouvait pas le faire indéfiniment.

« Dites donc, dit-il, c’est dans mes oreilles ou bien vous, entendez-vous aussi ces espèces de bruit ? » C’était le bruit des étables. « Voilà une autre histoire, dit le jeune homme. Ces bêtes-là n’ont pas mangé depuis trois jours. Je vais aller les faire décamper ; c’est pas rigolo de crever de faim entre quatre murs, mais, avez-vous des pistolets ? Prêtez-les moi car il faudra que je casse la tête aux cochons. Ces bêtes sont voraces et mangent les morts. »

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (6)

« En fin de compte, dit-il après qu’il put parler, allez-vous me dire ce qui se passe ? – Comment, dit le jeune homme, vous ne savez pas ? Mais, d’où venez-vous ? C’est le choléra morbus, mon vieux. C’est le plus beau débarquement de choléra asiatique qu’on ait jamais vu ! Allez-y encore une fois, dit-il en tendant la fiole. Croyez-moi, je suis médecin. » Il attendit qu’Angelo eut éternué et pleuré. « Je vais y aller un peu, moi aussi, tenez. » Il but, mais il eut l’air de très bien supporter la chose. « Je suis habitué, dit-il, il y a trois jours que je ne me tiens debout qu’avec ça. Le spectacle des villages par là-bas devant n’est pas non plus très féérique. »

Angelo s’aperçut alors que le jeune homme n’en pouvait plus et ne tenait debout que par la force des choses. C’étaient ses yeux qui l’obligeaient à cette ironie. Angelo trouva cela très sympathique. Il avait déjà oublié le souffle glacé des cadavres. Il se disait : « Voilà comment il faut être ! »

« Vous dites que ces maisons sont pleines de morts ? » demanda le jeune homme. Angelo lui raconta comment il était entré dans trois ou quatre et ce qu’il avait vu dans chacune. Il ajouta que, pour les autres, elles étaient pleines d’oiseaux et qu’il n’y avait pas de chances d’y trouver encore un vivant. »

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (5)

« Dans la deuxième maison il tomba sur des cadavres un peu moins frais. Ils n’étaient cependant pas pourris, mais secs comme des momies. La dent du chien et le bec des oiseaux les avaient troués de déchirures franchement dentelées, comme mordues et becquetées dans un lard de quatre ans. Ils répandaient malgré tout, cette odeur de sirop qui indiquait les cadavres récents. Ils étaient bleus, les yeux très enfoncés dans les orbites, et leurs visages, réduits à la peau et aux os, dardaient des nez immenses, effilés comme des lames de couteaux. il y avait trois femmes et deux hommes culbutés comme les autres dans des éparpillements de cendres, d’ustensiles de cuisine et d’escabeaux renversés.

Angelo faisait mille réflexions rouges et noires. Il était très effrayé et glacé des pieds à la tête ; à quoi s’ajoutait toujours une violente envie de vomir à cause de l’odeur sucrée et de la grimace des morts. Mais cette mort faisait mystère ; le mystère est toujours résolument italien : c’est pourquoi Angelo, malgré son dégoût et sa peur se pencha sur les cadavres et vit qu’ils avaient la bouche pleine d’une matière semblable à du riz au lait.

« Se seraient-ils empoisonnés tous ensemble ? » se dit-il. Il y avait également dans cette idée une matière si familière à Angelo et qui pouvait donner tant de courage qu’il osa enjamber les morts et aller voir ce qui se passait dans une alcôve dont les rideaux étaient tirés.

Il y avait là un quatrième cadavres, nu, très maigre, tout bleu, recroquevillé sur le lit dans d’abondantes déjections de grumeaux laiteux. Des rats qui mangeaient les épaules et les bras firent un petit saut de côté quand Angelo ouvrit les rideaux. Il eut envie de les tuer à coups de bêche mais il eut fallu frapper sur le cadavre et, d’ailleurs, ils le regardaient avec des yeux enflammés, ils grinçaient des dents, s’aplatissaient sur leurs pattes comme pour bondir. Angelo avait trop envie d’entrer dans le drame, il était trop en colère contre ces bêtes qui étaient du mauvais côté, comme les oiseaux et le chien. Il ne pouvait faire aucune réflexion raisonnable. Il tira les draps et tua à coups de bêche les rats qui tombaient du lit. Mais il faillit être mordu par deux bêtes qui se jetèrent contre ses bottes. Il mit le pied sur une et l’écrasa de tout son poids ; l’autre, affolée, se mit à courir à travers la chambre et souleva une puanteur si horrible qu’Angelo dut sortir de la maison en toute hâte. »

Art : Francis Bacon

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (4)

« Angelo était moins ému qu’écœuré ; son cœur battait sous sa langue lourde comme du plomb. Enfin, il aperçut un gros corbeau qui, se dissimulant dans le tablier noir de la vieille femme, continuait son repas ; il en fut tellement dégoûté qu’il vomit et il tourna les talons.

Dehors, il essaya de courir, mais il flottait et il trébucha. Les oiseaux avaient de nouveau recouvert le cadavre de la jeune femme et ils ne se dérangèrent pas. Angelo marcha vers une autre maison du hameau. Il avait froid. Il claquait des dents. Il s’efforçait de se tenir très raide. Il marchait dans du coton ; il n’entendait que le ronronnement de ses oreilles, et les maisons, dans l’ardent soleil, lui paraissaient très irréelles.

La vue de mûriers chargés de feuilles qui continuaient à ombrager paisiblement une petite venelle lui rendit un peu d’esprit. il s’arrêta à l’ombre ; s’appuya contre le tronc d’un de ces arbres. Il s’essuya les moustaches sur sa manche. il se dit : « Je vais me flanquer les quatre fers en l’air. » Des bouffées de fumée de plus en plus froides remplissaient sa tête. Il essaya de se déboucher les oreilles avec le bout de son petit doigt. Dans les intermittences du ronronnement qui l’assourdissait il entendait éclater, très loin de lui et comme le grésillement d’une huile à la poêle, le concert de braiments, de hennissements, de bêlements. Il avait honte comme de se pâmer sur un front de troupe. Il était cependant tellement habitué à se parler sévèrement qu’il ne perdît pas conscience et que ce fut de son plein gré qu’il s’agenouilla puis qu’il se coucha dans la poussière.

Le sang lui revenant tout de suite à la tête, il vit clair et entendit avec des oreilles bien débouchées. Il se remit sur pied : « Foutue poule mouillée, se dit-il, voilà les tours que te joue ton imagination et cette habitude de rêver. Quand la réalité te tombe sur le poil il te faut un quart d’heure pour t’y remettre. De ce temps, ton sang te traite comme un pantin. Tu vas tourner l’œil parce qu’il leur a plu de s’entre-tuer comme des pourceaux ! A moins qu’il y ait ici un tour de coquin où tu as alors ton mot à dire ! Et tâche de le dire du bon côté ! » Il regretta son portemanteau que le cheval avait emporté. Il avait deux pistolets dans les fontes et il s’attendait à combattre. Mais il retourna fort courageusement chercher la bêche et, la portant sur son épaule, il s’avança vers le reste du hameau dont les quelques maisons étaient groupées une centaine de pas plus loin. »

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (3)

« Il resta évidemment droit en selle quand son cheval fit brusquement de côté un saut de carpe en même temps qu’une grosse flaque de corbeaux s’envolant découvrit un corps en travers du chemin. mais ses yeux s’ouvrirent démesurément dans son front et sa tête s’emplit soudain du paysage désolé dans l’effrayante lumière ; des quelques maisons désertes qui bâillaient au soleil avec leurs portes par lesquelles entraient et sortaient librement les oiseaux. Le cheval tremblait entre ses jambes. C’était le cadavre d’une femme comme l’indiquaient ses longs cheveux dénoués sur sa nuque.

« Saute à terre ! » se dit Angelo plein d’eau glacée, mais il serrait le cheval dans ses jambes de toutes ses forces. Enfin, les oiseaux retombèrent sur le dos et dans la chevelure de la femme. Angelo sauta à terre et courut contre eux en agitant les bras. Les corbeaux le regardaient venir d’un air très étonné. Ils s’envolèrent si lourdement et quand il fut si près d’eux qu’ils lui frappèrent les jambes, la poitrine et le visage de leurs ailes. ils puaient le sirop fade. Le cheval, effrayé par le claquement d’ailes, et même fouetté d’un corbeau ivre qui donna de la tête dans ses flancs, s’écarta et s’enfuit au galop d’esquive à travers champs en faisant voler les étriers. « Me voilà frais », se dit Angelo ; en même temps il regardait à ses pieds le visage atroce de la femme qui mordait la terre près de la pointe de ses bottes.

Ils avaient naturellement becqueté l’oeil. « Les vieux sergents avaient raison, se dit Angelo, voilà donc leur morceau favori. » Il serra les dents sur une froide envie de vomir. « Alors, monsieur le troupier, poursuivit-il, vous voilà capot ! » Il entendait son cheval qui avait atteint la route et y galopait bride abattue ; mais il se serait méprisé s’il avait couru après son portemanteau. Il se souvenait des clins d’oeil goguenards des vieux sergents qui avaient fait une campagne de quinze jours contre Auguereau. Il se pencha sur le cadavre. C’était celui d’une jeune femme à en juger par les longs cheveux noirs de son chignon dénoué par les corbeaux. Le reste du visage était horrible à voir avec son orbite becqutée, sa chair effondrée, sa grimace de quelqu’un qui a bu du vinaigre. Elle sentait effroyablement mauvais. Ses jupes étaient trempées d’un liquide sombre qu’Angelo prit pour du sang.

Il courut vers la maison, mais sur le seuil il fut repoussé par un véritable torrent d’oiseaux qui en sortait et l’enveloppa d’un froissement d’ailes ; les plumes lui frappèrent le visage. Il était dans une colère folle de ne rien comprendre et d’avoir peur. il saisit le manche d’une bêche appuyée contre la porte et il entra. Il fut tout de suite presque renversé par l’assaut d’un chien qui lui sauta au ventre et l’aurait cruellement mordu s’il ne l’avait instinctivement repoussé d’un coup de genou. la bête s’apprêtait à bondir de nouveau sur lui quand il la frappa de toutes ses forces d’un coup de bêche pendant qu’il voyait venir vers lui d’étranges yeux à la fois tendres et hypocrites et une gueule souillée de lambeaux innombrables. Le chien tomba, la tête fendue. La colère ronronnait dans les oreille d’Angelo en même temps qu’elle avait fait descendre sur ses yeux des voiles troubles qui ne lui permettaient de voir que le chien qui s’étirait paisiblement dans son sang. Enfin il eut conscience qu’il serrait un peu trop fort le manche de sa bêche et il put voir autour de lui un spectacle heureusement très insolent.

C’étaient trois cadavres dans lesquels le chien et les oiseaux avaient fait beaucoup de dégâts. Notamment dans un enfant de quelques mois écrasé sur la table comme un gros fromage blanc. Les deux autres, vraisemblablement celui d’une vieille femme et celui d’un homme assez jeune étaient ridicules avec leurs têtes de pitres fardées de bleu, leurs membres désarticulés, leurs ventres bouillonnant de boyaux et de vêtements hâchés et pétris. Ils étaient aplatis par terre au milieu d’un grand désordre de casseroles tombées de la batterie de cuisine, de chaises renversées et de cendres éparpillées. Il y avait une sorte d’emphase insupportable dans la façon dont ces deux cadavres grimaçaient et essayaient d’embrasser la terre dans des bras dont les coudes et les poignets jouaient à contresens sur des charnières pourries. »

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (2)

A Marseille, il n’était question de rien sauf de cette effroyable odeur d’égout. En quelques heures l’eau du Vieux-Port était devenue épaisse, noire et mordorée comme du goudron. La ville était trop populeuse pour qu’on puisse remarquer les docteurs qui, dès le début de l’après-midi, commencèrent à circuler en cabriolets. Quelques-uns avaient des mines fort graves. D’ailleurs, cette terrible odeur d’excréments donnait à tout le monde un air triste et pensif.

Le chemin que suivait le cheval d’Angelo frappa de la tête contre un de ces rochers en forme de voile latine, et il se mit à l’enlacer en direction d’un village dissimulé dans les pierres comme un nid de guêpes. Angelo sentit le changement de cadence dans le pas du cheval ; il s’éveilla, et s’aperçut qu’il montait à travers de petites terrasses de terres cultivées, soutenues par des murettes de pierre blanche et portant des cyprès très funèbres. Le village était désert ; les murs de sa ruelle étouffaient ; les réverbérations de la lumière donnaient le vertige. Angelo mit pied à terre et tira son cheval dans la sorte d’abri que formait une voûte à moitié écroulée près de l’église. Il y avait là-dessous une violente odeur de fumier d’oiseau ; le plafond de la voûte était tapissé de nids d’hirondelles d’où suintaient des jus brunâtres ; mais l’ombre, quoique cendreuse, apaisa la nuque brûlante d’Angelo, qui était comme meurtrie et sur laquelle il n’arrêtait pas de passer la main. Il y avait un bon quart d’heure qu’il était là, quand il vit en face de lui, de l’autre côté de la ruelle, une porte ouverte et, au fond de l’ombre très noire, une sorte de corsage ou de chemise qui s’agitait faiblement. Il traversa la ruelle et vint demander de l’eau. C’était une femme, un peu hébétée et suante, et qui ne respirait qu’à grands efforts. Elle dit qu’il n’y avait plus d’eau ; les pigeons avaient souillé les citernes ; à peine si on pouvait essayer de faire boire le cheval. Mais la bête renâcla dans le seau, elle se lava les narines et souffla des embruns dans le soleil. »

Le Hussard sur le toit, Jean Giono (1)

« Il y eut de cette façon, dès les premiers jours, beaucoup de malade qui passèrent inaperçus. On s’occupa d’eux que lorsqu’ils n’avaient pas la force d’arriver jusqu’à leur maison et qu’ils tombaient dans la rue. Et encore, dans ces cas-là, pas toujours. S’ils tombaient sur le ventre, on pouvait croire qu’ils dormaient. Ce n’est que si, en roulant à terre, ils finissaient par y rester sur le dos qu’on voyait leur visage noir et qu’on s’inquiétait. Et encore, même dans ces cas-là, pas toujours, car cette chaleur et ces rêves de boire fortifiaient l’égoïsme. C’est pourquoi, en réalité, il y eut ce premier jour – et précisément pendant qu’Angelo sous se paupières rouges rêvait aux carcasses de buses effondrées dans les branches des grands chênes – en tout et pour tout très peu de malades. Un médecin juif, alerté par un rabbin, surtout inquiet de pureté, vint examiner trois cadavres culbutés juste sur le seuil de la petite porte de la synagogue (on imagine qu’ils voulaient entrer dans le temple pour se mettre au frais). Il n’y eut cet après-midi-là que deux alertes à Carpentras, en comptant le cocher de la diligence de Blovac dans lequel il était difficile d’ailleurs de démêler la responsabilité de l’absinthe de celle de la chaleur (c’était un homme très gros chez lequel la soif et la faim étaient impérieuses et, après un repas à l’auberge – il avait sans doute été le seul à manger à midi dans toute la ville – où il avait englouti tout un plat de tripes, il avait bu sept absinthes coup sur coup en guise de café et de pousse-café).

A Orange, Avignon, Apt, Manosque, Arles, Tarascon, Nîmes, Montpellier, Aix, La Valette (où cependant la mort de la fille de cuisine avait frappé le début d’un grand silence impressionnant), Draguignan, et jusqu’au bord de la mer, à peine si l’on eut (mais dès le début de l’après-midi, il est vrai ; au moment où Angelo dans son sommeil, secoué par le pas du cheval, avait envie de vomir), à peine si on eut à s’inquiéter d’une mort ou deux dans chaque endroit et de quelques indispositions plus ou moins graves, toutes mises sur le compte de ces melons et tomates qu’on mangeait partout sans retenue. On soigna ces malades avec de l’élixir parégorique sur des morceaux de sucre. »

L’Aveuglement, José Saramago (10)

« Ils déambulent sans savoir que faire, ils errent dans les rues, mais jamais pendant très longtemps, pour eux marcher ou être immobile revient au même, ils n’ont pas d’autre objectif que la quête de nourriture, il n’y a plus de musique, il n’y a jamais eu un tel silence dans le monde, les cinémas et les théâtres ne servent qu’aux sans-logis et à ceux qui ont cessé d’en chercher un, certaines salles de spectacle, les plus grandes, avaient fait office de lieux de quarantaine quand le gouvernement, ou ce qui en subsistait progressivement, croyait encore que le mal blanc pouvait être endigué par des instruments et des trucs qui s’étaient révélés d’une si mince utilité par le passé contre la fièvre jaune et autres contagions pestifères, mais tout cela c’est fini et ici un incendie n’a même pas été nécessaire. Quant aux musées, c’est un vrai crève-cœur, c’est à vous fendre l’âme, tous ces gens, j’ai bien dit gens, toutes ces peintures, toutes ces sculptures, qui n’ont plus personne à regarder. Qu’attendent donc les aveugles de la ville, nul ne le sait, ils attendraient la guérison s’ils y croyaient encore, mais ils perdirent cet espoir quand il devint de notoriété publique que la cécité n’avait épargné personne, qu’il n’était resté aucun œil sain pour regarder par la lentille d’un microscope, que les laboratoires avaient été abandonnés et que les bactéries n’avaient plus qu’à s’entre-dévorer si elles voulaient survivre. Au début, de nombreux aveugles, accompagnés de parents qui conservaient la vue et l’esprit de famille, étaient accourus dans les hôpitaux où ils ne trouvèrent que des médecins aveugles prenant le pouls de malades qu’ils ne voyaient pas, les auscultant par-derrière et par-devant, car c’était tout ce qu’ils pouvaient faire, ayant encore pour ça des oreilles. Ensuite, poussés par la faim, les malades, ceux qui pouvaient encore marcher, commencèrent à s’enfuir des hôpitaux pour venir mourir dans les rues, abandonnés de tous, Dieu sait où était passée leur famille, s’ils en avaient encore une, et après, pour être enterrés, il ne suffisait pas que quelqu’un trébuchât sur eux par hasard, il fallait encore qu’ils commencent à puer et surtout qu’ils soient morts dans un endroit passant. Il n’est pas étonnant que les chiens soient si nombreux, certains ressemblent déjà à des hyènes, les nœuds dans leur pelage sont comme pourris, ils courent ici et là, l’arrière-train recroquevillé, comme s’ils avaient peur que les morts et les dévorés ne ressuscitent pour leur faire expier leur honte d’avoir mordu qui ne pouvait se défendre. »

L’Aveuglement, José Saramago (9)

« La voiture avait amené le président du conseil d’administration à la réunion plénière hebdomadaire, la première depuis qu’avait éclaté l’épidémie de mal blanc, et on n’avait pas eu le temps de la conduire dans le garage souterrain où elle attendrait la fin des débats. Le chauffeur était devenu aveugle au moment où le président allait pénétrer dans le bâtiment par la porte principale comme il aimait à le faire, il eut encore le temps de pousser un cri, nous voulons parler du chauffeur, mais lui, nous voulons parler du président, ne l’entendit pas. D’ailleurs, la réunion ne serait pas aussi plénière que son nom l’impliquait, plusieurs membres du conseil étaient devenus aveugles dernièrement. Le président ne put pas ouvrir la séance dont l’ordre du jour prévoyait précisément la discussion des mesures à prendre au cas où tous les membres titulaires et suppléants du conseil d’administration deviendraient aveugles, et il ne put même pas pénétrer dans la salle de réunion, car pendant que l’ascenseur le menait au quinzième étage le courant électrique s’interrompit à tout jamais, exactement entre le neuvième et le dixième étage. Et comme un malheur ne vient jamais seul, au même instant les électriciens qui s’occupaient de l’entretien du réseau intérieur d’énergie et par conséquent aussi du générateur, d’un modèle ancien, pas automatique, qui aurait dû être remplacé depuis longtemps, devinrent aveugles et le résultat fut, ainsi qu’il fut dit précédemment, que l’ascenseur resta coincé entre le neuvième et le dixième étage. Le président vit le garçon d’ascenseur qui l’accompagnait devenir aveugle, lui-même perdit la vue une heure plus tard, et comme l’électricité ne revint pas et que les cas de cécité dans la banque se multiplièrent ce jour-là, il est à peu près sûr et certains que tous deux sont encore là-dedans, morts, inutile de le préciser, enfermés dans un tombeau d’acier, et donc heureusement à l’abri des chiens dévorateurs. »

L’Aveuglement, José Saramago (8)

« D’où venez-vous, Nous avons été internés depuis que la cécité a commencé, Ah oui, la quarantaine, elle n’a servi à rien, Pourquoi dites-vous ça, On vous a laissé sortir, Il y a eu un incendie et nous nous sommes aperçus que les soldats qui nous surveillaient avaient disparu, Et vous êtes sortis, Oui, Vos soldats doivent avoir été parmi les derniers à être devenus aveugles, tout le monde est aveugle, Toute le monde, toute la ville, tout le pays, Si quelqu’un voit encore, il ne le dit pas, il se tait, Pourquoi n’habitez-vous pas chez vous, Parce que je ne sais pas où c’est chez moi, Vous ne le savez pas, Et vous, vous savez où se trouve votre maison, Moi, la femme du médecin allait répondre qu’elle allait là précisément avec son mari et ses camarades, juste le temps de manger un peu pour retrouver des forces, mais au même instant la situation lui apparut dans toute sa clarté, aujourd’hui u aveugle qui sortirait de chez lui ne réussirait à retrouver sa maison que par un miracle, ce n’était pas comme avant, quand les aveugles pouvaient toujours compter sur laide d’un passant pour traverser la rue ou pour retrouver le chemin lorsqu’ils s’étaient écartés par inadvertance de leur itinéraire habituel. Je sais seulement que c’est loin d’ici, dit-elle, Mais vous n’êtes pas capable d’arriver là-bas, Non, Eh bien voyez-vous, c’est exactement ce qui m’arrive, c’est ce qui arrive à tout le monde, vous autres qui avez été en quarantaine vous avez beaucoup à apprendre, vous ne savez pas combien il est facile d’être sans un toit, Je ne comprends pas, Ceux qui sont en groupe, comme nous, comme presque tout le monde, quand ils doivent aller chercher de la nourriture, doivent le faire tous ensemble, c’est la seule façon de ne pas se perdre, et comme nous partons tous ensemble et que personne ne reste pour garder la maison, le plus probable, à supposer que nous la retrouvions, c’est qu’elle sera déjà occupée par un autre groupe qui lui non plus n’aura pas retrouvé sa maison, nous sommes comme une espèce de noria qui tourne sans arrêt, au début il y a eu des rixes, mais nous nous sommes vite aperçus que nous autres aveugles n’avions pour ainsi dire rien qui nous appartienne en propre, en dehors des hardes qui couvrent notre corps, La solution serait de vivre dans un magasin alimentaire, au moins tant qu’ils dureraient on n’aurait pas besoin de sortir, Celui qui ferait ça n’aurait plus une minute de paix, pour ne pas envisager pire, si je dis ça c’est parce qu’on m’a parlé du cas de personnes qui ont essayé de le faire, qui se sont enfermées, qui ont verrouillé les portes mais qui n’ont pas pu faire disparaître l’odeur de nourriture, des gens qui voulaient manger se sont rassemblés dehors, et comme les gens qui étaient à l’intérieur n’ont pas ouvert, ils ont mis le feu à la boutique, remède radical, je n’ai pas vu ça, mais on me l’a raconté, en tout cas ça a été un remède radical, à ma connaissance plus personne n’a osé faire ça… »

L’Aveuglement, José Saramago (7)

Danny Glover, Julianne Moore, Mark Ruffalo, Alice Braga

« L’arrivée d’un si grand nombre d’aveugles parut entraîner au moins un avantage. A bien réfléchir, deux avantages, le premier étant pour ainsi dire d’ordre psychologique puisque en réalité une chose est d’attendre à tout moment l’arrivée de nouveaux locataires, autre chose est de constater que le bâtiment est enfin plein, et que désormais il sera possible d’établir et de garder avec ses voisins des relations stables, durables, qui ne seront pas troublées, comme c’était le cas jusqu’ici, par les interruptions successives et l’interposition de nouveaux venus qui obligeaient à reconnecter continuellement les voies de communication. Le deuxième avantage, cette fois d’ordre pratique, direct et substantiel, fut que les autorités extérieures, civiles et militaires, comprirent qu’une chose était de fournir des vivres à deux ou trois douzaines de personnes plus ou moins tolérantes, plus ou moins enclines, vu leur nombre réduit, à se résigner à d’occasionnelles pénuries de nourriture ou à des retards dans sa livraison, autre chose était la responsabilité soudaine et complexe de sustenter deux cent quarante êtres humains de complexion, de provenance, de nature et d’humeur différentes. Deux cent quarante, notez bien et c’est une façon de parler, car il y a au moins vingt aveugles qui n’ont pas réussi à trouver de grabat et qui dorment par terre. Quoi qu’il en soit, il faut bien reconnaître que ce n’est pas la même chose de donner à trente personnes ce qui devrait suffire à dix et de distribuer à deux cent soixante personnes les vivres destinées à deux cent quarante. La différence est presque imperceptible. Or ce fut la prise de conscience de cette responsabilité accrue et peut-être aussi, hypothèse nullement à négliger, la peur de voir exploser de nouvelles émeutes qui déterminèrent le changement d’attitude des autorités, lesquelles décidèrent la nourriture à l’heure voulue et dans les quantités requises. »

L’Aveuglement, José Saramago (6)

« Le gouvernement lui-même donna la preuve de la détérioration progressive de l’état d’esprit général en changeant sa stratégie deux fois en une demi-douzaine de jours. Il avait d’abord cru possible de circonscrire le mal en enfermant les aveugles et les contaminés dans un certain nombre d’espaces bien délimités, comme l’hospice de fous où nous nous trouvons. Puis la multiplication inexorable des cas de cécité poussa des membres influents du gouvernement qui craignaient que l’initiative officielle ne suffît pas à la tâche, ce qui entraînerait de graves conséquences politiques, à prôner l’idée qu’il devrait incomber aux familles de garder les aveugles chez elles et de ne pas les laisser sortir dans la rue pour ne pas compliquer la circulation déjà bien assez difficile comme ça et ne pas offenser la sensibilité des personnes qui voyaient encore avec leurs yeux et qui, indifférentes aux avis plus ou moins rassurants, étaient convaincus que le mal blanc se propageait par contact visuel, comme le mauvais œil. Il n’était en effet pas légitime d’attendre une réaction différente de la part d’une personne qui, absorbée par ses pensées, tristes, neutres ou gaies, si tant est qu’il y eût encore des pensées gaies, voyait soudain se transformer l’expression du passant qui venait dans sa direction et se dessiner sur son visage tous les signes de la terreur la plus absolue, puis entendre le cri inévitable, Je suis aveugle, je suis aveugle. Il n’y avait pas de nerf qui résistât. Le pire était que les familles, surtout les moins nombreuses, devinrent rapidement des familles où tout le monde était aveugle et où il n’y avait donc plus personne pour guider les aveugles et s’occuper d’eux, et protéger d’eux la communauté des voisins doués d’une bonne vue, et il était évident que ces aveugles, pour bon père, bonne mère ou bon fils qu’ils fussent, ne pouvaient pas s’occuper les uns des autres, ou alors il leur serait arrivé la même chose qu’aux aveugles sur une peinture, qui marchaient tous ensemble, tombaient tous ensemble et mouraient tous ensemble.

Devant cette situation, le gouvernement n’eut pas le choix, il dut faire machine arrière à toute vitesse et élargir les critères établis en matière de lieux et d’espaces réquisitionnables, d’où l’utilisation immédiate et improvisée d’usines abandonnées, de temples sans culte, de pavillons sportifs et d’entrepôts vides, Il y a deux jours il était question de monter des campements de tentes de campagne, ajouta le vieillard au bandeau noir. »

L’Aveuglement, José Saramago (5)

« Arriva alors ce qui devait arriver. L’on entendit des coups de feu dans la rue, Ils viennent nous tuer, cria quelqu’un, Du calme, dit le médecin, ils tireraient ici, à l’intérieur, pas dehors. Le médecin avait raison, c’était le sergent qui avait donné l’ordre de tirer en l’air et non un soldat devenu soudain aveugle au moment où il avait le doigt sur la gâchette, il faut bien se rendre compte qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’encadrer et de tenir en respect les aveugles qui sortaient en se bousculant des autocars, le ministère de la Santé avait averti le ministère de l’Armée, Nous allons vous expédier quatre autocars d’aveugles, Et ça en fait combien, Environ deux cents, Où est-ce qu’on va mettre tous ces gens, il y a trois dortoirs destinés aux aveugles dans l’aile droite, d’après nos renseignements la capacité totale est de cent-vingt et ils sont déjà soixante ou soixante-dix là-dedans, moins une douzaine que nous avons dû tuer, La solution est simple, ils n’ont qu’à occuper tous les dortoirs, Mais alors les contaminés seront en contact direct avec les aveugles, Très probablement, tôt ou tard, eux aussi deviendront aveugles, d’ailleurs, vu la situation, j’imagine que nous sommes déjà tous contaminés, il n’y a sûrement pas une seule personne qui n’ait été vue par un aveugle, Si un aveugle ne voit pas, je me demande comment il peut transmettre le mal par la vue, Mon général, cette maladie doit être la plus logique du monde, l’œil qui est aveugle transmet sa cécité à l’œil qui voit, rien de plus simple, Il y a ici un colonel qui pense que la solution serait de tuer les aveugles au fur et à mesure qu’ils perdraient la vue, Le fait qu’ils soient morts au lieu d’être aveugles ne changerait pas grand-chose au tableau, Etre aveugle ce n’est pas être mort, Oui, mais être mort c’est être aveugle, Bon, alors vous nous en envoyez deux cents environ, Oui, Et qu’allons-nous faire des chauffeurs d’autocar, On les interne eux aussi. Ce même jour, en fin d’après-midi, le ministère de l’Armée téléphona au ministère de la Santé, Vous connaissez la nouvelle, ce colonel dont je vous ai parlé est devenu aveugle, Que pense-t-il maintenant de son idée, Il y a déjà pensé, il s’est brûlé la cervelle, Il n’y a pas à dire, son attitude est cohérente, L’armée est toujours prête à donner l’exemple. »

L’Aveuglement, José Saramago (4)

« L’idée était sortie de la cervelle du ministre lui-même. Quel que fût l’angle sous lequel on l’examinait, il s’agissait d’une bonne idée, sinon d’une idée parfaite, tant du point de vue des aspects purement sanitaires de la situation que de celui de ses conséquences sociales et de ses implications politiques. Aussi longtemps que les causes ne seraient pas éclaircies ou plutôt, pour employer un langage adéquat, l’étiologie du mal blanc, car c’est ainsi qu’avait été désignée la malsonnante cécité par un assesseur inspiré et débordant d’imagination, aussi longtemps qu’on ne lui aurait pas trouvé traitement et cure, et peut-être même un vaccin qui prévienne l’apparition de futurs cas, toutes les personnes devenues aveugles, ainsi que celles qui avaient été en contact physique ou en proximité directe avec elles, seraient rassemblées et isolées de façon à éviter d’ultérieures contagions, qui, si elles se produisaient, se multiplieraient plus ou moins selon ce qu’il est convenu d’appeler en mathématiques une progression géométrique. Quod erat demonstrandum, conclut le ministre. En paroles à la portée de l’entendement de chacun, il s’agissait de mettre en quarantaine toutes ces personnes, selon l’ancienne pratique héritée des temps du choléra et de la fièvre jaune, à une époque où les bateaux contaminés ou simplement soupçonnés d’avoir été infectés devaient rester au large pendant quarante jours. En attendant la suite des événements. Ces mots mêmes, En attendant la suite des événements, intentionnels par le ton mais sibyllins en raison de leur imprécision, furent prononcés par le ministre, qui précisa sa pensée plus tard, Je voulais dire qu’il pourrait aussi bien s’agir de quarante jours que de quarante semaines, ou quarante mois, ou de quarante ans, ce qu’il faut c’est que ces gens ne sortent pas de là, Il reste maintenant à décider où nous allons les parquer, monsieur le ministre, dit le président de la commission de logistique et de sécurité, créée en toute hâte et chargée du transport, de l’isolement et du ravitaillement des patients, De quelles possibilités disposons-nous dans l’immédiat, s’enquit le ministre, Nous disposons d’un asile d’aliénés vide et désaffecté en attendant qu’on lui trouve une autre destination, d’installations militaires qui ne servent plus à rien à la suite de la récente restructuration de l’armée, d’une foire industrielle dont l’aménagement est quasiment achevé et aussi, je n’ai pas réussi à me faire expliquer pourquoi, d’un hypermarché en liquidation, A votre avis, lequel de ces locaux conviendrait le mieux à nos besoins, La caserne offre les meilleures conditions de sécurité, Naturellement, Elle présente toutefois un inconvénient, elle est trop grande, la surveillance des internés serait difficile et dispendieuse, Je vois, Quant à l’hypermarché, il faudrait probablement s’attendre à divers empêchements d’ordre juridique, à des aspects légaux à prendre en considération, Et la foire, La foire, monsieur le ministre, je crois préférable de ne pas y songer, Pourquoi, L’industrie serait sûrement contre, des millions ont été investis dans cette foire, Dans ce cas, il reste l’asile d’aliénés, Oui, monsieur le ministre, l’asile d’aliénés, Eh bien, va pour l’asile, D’ailleurs, il présente les meilleures conditions sous tous les rapports car, outre le fait qu’il est muré sur tout son pourtour, il a aussi l’avantage de se composer de deux ailes, une que nous destinerons aux aveugles proprement dits et l’autre aux suspects, en plus du corps de bâtiment qui servira pour ainsi dire de no man’s land, par où transiteront ceux qui sont devenus aveugles, J’entrevois un problème, Lequel, monsieur le ministre, Nous allons être obligés d’y installer du personnel pour orienter les transferts or je ne crois pas que nous puissions compter sur des volontaires, Je ne pense pas que cela sera nécessaire, monsieur le ministre, Expliquez-vous, Au cas où l’une des personnes soupçonnées de contamination deviendrait aveugle, comme cela arrivera tôt ou tard naturellement, vous pouvez être sûr, monsieur le ministre, que les autres, ceux qui conserveront encore la vue, la flanqueront dehors sur le champ, Vous avez raison, Tout comme elles refuseront l’entrée à un aveugle qui s’aviserait de vouloir changer de local, Bien raisonné, Merci, monsieur le ministre, pouvons-nous donc mettre nos plans à exécution, Oui, vous avez carte blanche. »

L’Aveuglement, José Saramago (3)

« A cet instant, une voix forte et sèche se fit entendre, la voix de quelqu’un qui avait l’habitude de donner des ordres. Elle venait d’un haut-parleur fixé au-dessus de la porte par où ils étaient entrés. Le mot Attention fut prononcé trois fois, puis la voix commença, Le gouvernement regrette d’avoir été forcé d’exercer énergiquement ce qu’il estime être son droit et son devoir, qui est de protéger la population par tous les moyens possibles dans la crise que nous traversons et qui se manifeste apparemment sous la forme d’une apparition épidémique de cécité, provisoirement désignée sous le terme de mal blanc, et il souhaite pouvoir compter sur le civisme et la collaboration de tous les citoyens pour endiguer la propagation de la contagion, à supposer qu’il s’agisse bien de contagion et que nous ne nous trouvions pas simplement face à une série de coïncidences pour le moment inexplicables. La décision de réunir dans un même lieu les personnes affectées, et dans un lieu proche mais séparé les personnes qui ont eu avec celles-ci un contact quelconque, a été prise après mûre réflexion. Le gouvernement est parfaitement conscient de ses responsabilités et il espère que ceux à qui ce message s’adresse assumeront aussi en citoyens disciplinés les responsabilités qui leur incombent et considéreront que l’isolement où ils se trouvent actuellement représente un acte de solidarité vis-à-vis du reste de la communauté nationale, au-delà de toutes considérations personnelles. Cela dit nous vous invitons à prêter attention aux instructions suivantes, premièrement, les lumières devront toujours rester allumées, toute tentative de manipulation des interrupteurs sera inutile, ils ne fonctionnent pas, deuxièmement, abandonner l’édifice sans autorisation sera synonyme de mort immédiate, troisièmement, dans chaque dortoir il y a un téléphone qui pourra être utilisé uniquement pour demander à l’extérieur le remplacement des produits d’hygiène et de nettoyage, quatrièmement, les internés laveront leurs effets à la main, cinquièmement, il est recommandé d’élire des responsables de dortoir, ceci est une recommandation, pas un ordre, les internés s’organiseront du mieux qu’ils l’entendront, dès lors qu’ils respecteront les règles ci-dessus énoncées et celles que nous énonçons ci-dessous, sixièmement, des caisses de nourriture seront déposées trois fois par jour à la porte d’entrée, à droite et à gauche, et sont destinées respectivement aux patients et aux suspects de contamination, septièmement, tous les restes devront être incinérés, étant considérés comme restes, outre les reliefs de nourriture, les caisses, les assiettes et les couverts, fabriqués de matériaux combustibles, huitièmement, l’incinération devra s’effectuer dans les cours intérieures de l’édifice ou à proximité de la clôture, neuvièmement, les internés seront tenus pour responsables de toute conséquence négative découlant de ladite incinération, dixièmement, en cas d’incendie, fortuit ou intentionnel, les pompiers n’interviendront pas, onzièmement, les internés ne devront pas compter non plus sur la moindre intervention de l’extérieur au cas où des maladies se déclaraient parmi eux, ainsi que dans l’éventualité de désordre et d’agression, douzièmement, en cas de mort, quelle qu’en soit la cause, les internés enterreront le cadavre prêt de la clôture sans formalités, treizièmement, la communication entre l’aile des patients et l’aile des suspects de contamination se fera par le corps central du bâtiment, celui par où ils sont entrés, quatorzièmement, les suspects de contamination qui deviendraient aveugles se transporteront immédiatement dans l’aile de ceux qui sont déjà aveugles, quinzièmement, cette annonce sera répétée tous les jours, à cette même heure, pour mettre au courant les nouveaux venus. Le gouvernement et la nation espère que chacun accomplira son devoir. Bonne nuit. »

L’Aveuglement, José Saramago (2)

Une demi-heure plus tard, le médecin venait de finir de se raser maladroitement avec l’aide de sa femme, le téléphone sonna. C’était de nouveau le directeur clinique, mais sa voix était altérée. Il y a ici un jeune garçon qui est devenu subitement aveugle lui aussi, il voit tout blanc, sa mère dit qu’elle est allée hier avec son fils dans votre cabinet de consultation, Je suppose que le petit souffre d’un strabisme divergent à l’œil gauche, Oui, Cela ne fait aucun doute, c’est bien lui, Je commence à être préoccupé, la situation est vraiment grave, Le ministère, Oui, c’est vrai, je vais téléphoner immédiatement à la direction de l’hôpital. Trois heures plus tard, alors que le médecin et sa femme déjeunaient en silence, lui tâtant avec sa fourchette les petits morceaux de viande qu’elle lui avait coupés, le téléphone sonna de nouveau. La femme alla répondre, revint aussitôt, C’est pour toi, c’est le ministère. Elle l’aida à se mettre debout, le guida jusqu’au bureau et lui donna le téléphone. La conversation fut rapide. Le ministère voulait connaître l’identité des patients qu’il avait reçus la veille dans son cabinet, le médecin répondit que la fiche clinique de chacun contenait tous les éléments d’identification, nom, âge, état civil, profession, adresse et déclara pour finir qu’il était prêt à accompagner la personne ou les personnes qui viendraient le chercher. A l’autre bout du fil, le ton fut tranchant, Ce n’est pas nécessaire. Le téléphone changea de main, une autre voix en sortit, Bonjour, c’est le ministre lui-même, au nom du gouvernement je tiens à vous remercier de votre diligence, je suis certain que grâce à votre promptitude nous allons être en mesure de circonscrire et de maîtriser la situation, en attendant je vous demanderai d’avoir l’obligeance de rester chez vous. Ces derniers mots furent prononcés d’un ton apparemment courtois, mais il ne faisait aucun doute que c’était un ordre. Le médecin répondit, Oui, monsieur le ministre, mais la communication avait été coupée. »

L’Aveuglement, José Saramago (1)

« Le médecin éleva et abaissa le système binoculaire de son côté, fit tourner des vis à pas très fin et commença l’examen. Il ne découvrit rien dans la cornée, rien dans la sclérotique, rien dans l’iris, rien dans la rétine, rien dans le cristallin, rien dans la tache jaune, rien dans le nerf optique, rien nulle part. Il s’écarta de l’appareil, se frotta les yeux, puis recommença l’examen depuis le début, sans mot dire, et quand il eut de nouveau fini son visage avait une expression perplexe, Je ne lui trouve aucune lésion, ses yeux sont parfaits. Sa femme joignit les mains dans un geste joyeux et s’exclama, Je te l’avais bien dit, je t’avais dit que tout s’arrangerait. Sans lui prêter attention, l’aveugle demanda, Je peux retirer mon menton, docteur, Bien sûr, excusez-moi, Si mes yeux sont parfaits, comme vous dites, pourquoi suis-je donc devenu aveugle, Pour l’instant je ne peux pas le dire, nous devrons faire des examens approfondis, des analyses, une échographie, un encéphalogramme, Vous pensez que ça a quelque chose à voir avec le cerveau, C’est une possibilité, mais je ne le crois pas, En attendant, vous dites que vous n’avez rien découvert de mauvais dans mes yeux, docteur, C’est vrai, Je ne comprends pas, Ce que je veux dire c’est que si vous êtes effectivement aveugle, votre cécité est pour l’instant inexplicable, Vous doutez que je sois aveugle, Pas du tout, le problème réside dans la rareté du cas, personnellement je n’ai jamais rien rencontré de tel dans toute ma vie de médecin et j’irai même jusqu’à dire dans toute l’histoire de l’ophtalmologie, Vous croyez que je peux guérir, En principe oui, puisque je ne découvre aucune lésion d’aucun type, ni aucune malformation congénitale, ma réponse devrait être affirmative, Mais de toute évidence elle ne l’est pas, Par simple prudence, simplement parce que je ne veux pas donner un espoir qui s’avérerait infondé par la suite, Je comprends, Bon, Et je devrai suivre un traitement, prendre des médicaments, Pour le moment je ne vous prescrirai rien, ce serait le faire à l’aveuglette, Voilà une expression appropriée, fit remarquer l’aveugle. Le médecin fit celui qui n’avait pas entendu, il s’éloigna du tabouret à vis sur lequel il s’était assis pour l’examen, et restant debout il inscrivit sur un formulaire de prescription les examens et les analyses qu’il jugeait nécessaires. Il remit la feuille à la femme, Voici, madame, revenez avec votre mari quand vous aurez les résultats, et si entre-temps il se produit une modification dans son état, téléphonez-moi, La consultation, docteur, Vous la paierez à la réceptionniste. Il les raccompagna à la porte, bredouilla une phrase de réconfort, du genre, Nous verrons, nous verrons, il ne faut pas désespérer, et quand il fut de nouveau seul il alla dans la petite salle de bains contiguë et se regarda dans la glace pendant une longue minute, Qu’est-ce que ça peut bien être, murmura-t-il. »

Le Masque de la Mort rouge, Edgar Allan Poe (6)

« C’était dans la chambre bleue que se tenait le prince, avec un groupe de pâles courtisans à ses côtés. D’abord, pendant qu’il parlait, il y eut parmi le groupe un léger mouvement en avant dans la direction de l’intrus, qui fut un instant presque à leur portée, et qui maintenant, d’un pas délibéré et majestueux, se rapprochait de plus en plus du prince. Mais, par suite d’une certaine terreur indéfinissable que l’audace insensée du masque avait inspirée à toute la société, il ne se trouva personne pour lui mettre la main dessus ; si bien que, ne trouvant aucun obstacle, il passa à deux pas de la personne du prince ; et, pendant que l’immense assemblée, comme obéissant à un seul mouvement, reculait du centre de la salle vers les murs, il continua sa route sans interruption, de ce même pas solennel et mesuré qui l’avait tout d’abord caractérisé, de la chambre bleue à la chambre pourpre, — de la chambre pourpre à la chambre verte, — de la verte à l’orange, — de celle-ci à la blanche, — et de celle-là à la violette, avant qu’on eût fait un mouvement décisif pour l’arrêter.

Ce fut alors, toutefois, que le prince Prospero, exaspéré par la rage et la honte de sa lâcheté d’une minute, s’élança précipitamment à travers les six chambres, où nul ne le suivit ; car une terreur mortelle s’était emparée de tout le monde. Il brandissait un poignard nu, et s’était approché impétueusement à une distance de trois ou quatre pieds du fantôme qui battait en retraite, quand ce dernier, arrivé à l’extrémité de la salle de velours, se retourna brusquement et fit face à celui qui le poursuivait. Un cri aigu partit, — et le poignard glissa avec un éclair sur le tapis funèbre où le prince Prospero tombait mort une seconde après.

Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques se précipita à la fois dans la chambre noire ; et, saisissant l’inconnu, qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile dans l’ombre de l’horloge d’ébène, ils se sentirent suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux, qu’ils avaient empoigné avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme palpable.

On reconnut alors la présence de la Mort rouge. Elle était venue comme un voleur de nuit. Et tous les convives tombèrent un à un dans les salles de l’orgie inondées d’une rosée sanglante, et chacun mourut dans la posture désespérée de sa chute.

Et la vie de l’horloge d’ébène disparut avec celle du dernier de ces êtres joyeux. Et les flammes des trépieds expirèrent. Et les ténèbres, et la ruine, et la Mort rouge, établirent sur toutes choses leur empire illimité. »

Le Masque de la Mort rouge, Edgar Allan Poe (5)

« Dans une réunion de fantômes telle que je l’ai décrite, il fallait sans doute une apparition bien extraordinaire pour causer une telle sensation. La licence carnavalesque de cette nuit était, il est vrai, à peu près illimitée ; mais le personnage en question avait dépassé l’extravagance d’un Hérode, et franchi les bornes — cependant complaisantes — du décorum imposé par le prince. Il y a dans les cœurs des plus insouciants des cordes qui ne se laissent pas toucher sans émotion. Même chez les plus dépravés, chez ceux pour qui la vie et la mort sont également un jeu, il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas jouer. Toute l’assemblée parut alors sentir profondément le mauvais goût et l’inconvenance de la conduite et du costume de l’étranger. Le personnage était grand et décharné, et enveloppé d’un suaire de la tête aux pieds. Le masque qui cachait le visage représentait si bien la physionomie d’un cadavre raidi, que l’analyse la plus minutieuse aurait difficilement découvert l’artifice. Et cependant, tous ces fous joyeux auraient peut-être supporté, sinon approuvé, cette laide plaisanterie. Mais le masque avait été jusqu’à adopter le type de la Mort rouge. Son vêtement était barbouillé de sang, — et son large front, ainsi que tous les traits de sa face, étaient aspergés de l’épouvantable écarlate.

Quand les yeux du prince Prospero tombèrent sur cette figure de spectre, — qui, d’un mouvement lent, solennel, emphatique, comme pour mieux soutenir son rôle, se promenait çà et là à travers les danseurs, — on le vit d’abord convulsé par un violent frisson de terreur ou de dégoût ; mais une seconde après, son front s’empourpra de rage.

« Qui ose, demanda-t-il, d’une voix enrouée, aux courtisans debout près de lui, qui ose nous insulter par cette ironie blasphématoire ? Emparez-vous de lui, et démasquez-le, que nous sachions qui nous aurons à pendre aux créneaux, au lever du soleil. »

C’était dans la chambre de l’est ou chambre bleue, que se trouvait le prince Prospero, quand il prononça ces paroles. Elles retentirent fortement et clairement à travers les sept salons, — car le prince était un homme impétueux et robuste, et la musique s’était tue à un signe de sa main. »

Le Masque de la Mort rouge, Edgar Allan Poe (4)

« Mais, en dépit de tout cela, c’était une joyeuse et magnifique orgie. Le goût du duc était tout particulier. Il avait un œil sûr à l’endroit des couleurs et des effets. Il méprisait le décorum de la mode. Ses plans étaient téméraires et sauvages, et ses conceptions brillaient d’une splendeur barbare. Il y a des gens qui l’auraient jugé fou. Ses courtisans sentaient bien qu’il ne l’était pas. Mais il fallait l’entendre, le voir, le toucher, pour être sûr qu’il ne l’était pas.

Il avait, à l’occasion de cette grande fête, présidé en grande partie à la décoration mobilière des sept salons, et c’était son goût personnel qui avait commandé le style des travestissements. À coup sûr, c’étaient des conceptions grotesques. C’était éblouissant, étincelant : il y avait du piquant et du fantastique, — beaucoup de ce qu’on a vu depuis dans Hernani. Il y avait des figures vraiment grotesques, absurdement équipées, incongrûment bâties ; des fantaisies monstrueuses comme la folie ; il y avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu de terrible, et du dégoûtant à foison. Bref, c’était comme une multitude de rêves qui se pavanaient çà et là dans les sept salons. Et ces rêves se contorsionnaient en tout sens, prenant la couleur des chambres ; et l’on eût dit qu’ils exécutaient la musique avec leurs pieds, et que les airs étranges de l’orchestre étaient l’écho de leur pas.

Et, de temps en temps, on entend sonner l’horloge d’ébène dans la salle de velours. Et alors, pour un moment, tout s’arrête, tout se tait, excepté la voix de l’horloge. Les rêves sont glacés, paralysés dans leurs postures. Mais les échos de la sonnerie s’évanouissent, — ils n’ont duré qu’un instant, — et à peine ont-ils fui, qu’une hilarité légère et mal contenue circule partout. Et la musique s’enfle de nouveau, et les rêves revivent, et ils se tordent çà et là plus joyeusement que jamais, reflétant la couleur des fenêtres à travers lesquelles ruisselle le rayonnement des trépieds. Mais dans la chambre qui est là-bas tout à l’ouest aucun masque n’ose maintenant s’aventurer ; car la nuit avance, et une lumière plus rouge afflue à travers les carreaux couleur de sang, et la noirceur des draperies funèbres est effrayante ; et à l’étourdi qui met le pied sur le tapis funèbre l’horloge d’ébène envoie un carillon plus lourd, plus solennellement énergique que celui qui frappe les oreilles des masques tourbillonnant dans l’insouciance lointaine des autres salles.

Quant à ces pièces-là, elles fourmillent de monde, et le cœur de la vie y battait fiévreusement. Et la tête tourbillonnait toujours, lorsque s’éleva enfin le son de minuit de l’horloge. Alors, comme je l’ai dit, la musique s’arrêta ; le tournoiement des valseurs fut suspendu ; il se fit partout, comme naguère, une anxieuse immobilité. Mais le timbre de l’horloge avait cette fois douze coups à sonner ; aussi il se peut bien que plus de pensée se soit glissée dans les méditations de ceux qui pensaient parmi cette foule festoyante. Et ce fut peut-être aussi pour cela que plusieurs personnes parmi cette foule, avant que les derniers échos du dernier coup fussent noyés dans le silence, avaient eu le temps de s’apercevoir de la présence d’un masque qui jusque-là n’avait aucunement attiré l’attention. Et, la nouvelle de cette intrusion s’étant répandue en un chuchotement à la ronde, il s’éleva de toute l’assemblée un bourdonnement, un murmure significatif d’étonnement et de désapprobation, — puis, finalement, de terreur, d’horreur et de dégoût. »

Le Masque de la Mort rouge, Edgar Allan Poe (3)

« Or, dans aucune des sept salles, à travers les ornements d’or éparpillés à profusion çà et là ou suspendus aux lambris, on ne voyait de lampe ni de candélabre. Ni lampes ni bougies ; aucune lumière de cette sorte dans cette longue suite de pièces. Mais, dans les corridors qui leur servaient de ceinture, juste en face de chaque fenêtre, se dressait un énorme trépied, avec un brasier éclatant, qui projetait ses rayons à travers les carreaux de couleur et illuminait la salle d’une manière éblouissante. Ainsi se produisait une multitude d’aspects chatoyants et fantastiques. Mais, dans la chambre de l’ouest, la chambre noire, la lumière du brasier qui ruisselait sous les tentures noires à travers les carreaux sanglants était épouvantablement sinistre, et donnait aux physionomies des imprudents qui y entraient un aspect tellement étrange, que bien peu de danseurs se sentaient le courage de mettre les pieds dans son enceinte magique.

C’était aussi dans cette salle que s’élevait, contre le mur de l’ouest, une gigantesque horloge d’ébène. Son pendule se balançait avec un tic-tac sourd, lourd, monotone ; et, quand l’aiguille des minutes avait fait le circuit du cadran et que l’heure allait sonner, il s’élevait des poumons d’airain de la machine un son clair, éclatant, profond et excessivement musical, mais d’une note si particulière et d’une énergie telle, que, d’heure en heure, les musiciens de l’orchestre étaient contraints d’interrompre un instant leurs accords pour écouter la musique de l’heure ; les valseurs alors cessaient forcément leurs évolutions ; un trouble momentané courait dans toute la joyeuse compagnie ; et, tant que vibrait le carillon, on remarquait que les plus fous devenaient pâles, et que les plus âgés et les plus rassis passaient leurs mains sur leurs fronts, comme dans une méditation ou une rêverie délirante. Mais, quand l’écho s’était tout à fait évanoui, une légère hilarité circulait par toute l’assemblée ; les musiciens s’entre-regardaient et souriaient de leurs nerfs et de leur folie, et se juraient tout bas, les uns aux autres, que la prochaine sonnerie ne produirait pas en eux la même émotion ; et puis, après la fuite des soixante minutes qui comprennent les trois mille six cents secondes de l’heure disparue, arrivait une nouvelle sonnerie de la fatale horloge, et c’étaient le même trouble, le même frisson, les mêmes rêveries. »

Le Masque de la Mort rouge, Edgar Allan Poe (2)

« Ce fut vers la fin du cinquième ou sixième mois de sa retraite, et pendant que le fléau sévissait au dehors avec le plus de rage, que le prince Prospero gratifia ses mille amis d’un bal masqué de la plus insolite magnificence.

Tableau voluptueux que cette mascarade ! Mais d’abord, laissez-moi vous décrire les salles où elle eut lieu. Il y en avait sept – une enfilade impériale. Dans beaucoup de palais, ces séries de salons forment de longues perspectives en ligne droite, quand les battants des portes sont rabattus sur les murs de chaque côté, de sorte que le regard s’enfonce jusqu’au bout sans obstacle. Ici, le cas était fort différent, comme on pouvait s’y attendre de la part du duc et de son goût très vif pour le bizarre. Les salles étaient si régulièrement disposées que l’œil n’en pouvait guère embrasser plus d’une à la fois. Au bout d’un espace de vingt à trente yards, il y avait un brusque détour, et à chaque coude un nouvel aspect. A droite et à gauche, au milieu de chaque mur, une haute et étroite fenêtre gothique donnait sur un corridor fermé qui suivait les sinuosités de l’appartement. Chaque fenêtre était faite de verres coloriés en harmonie avec le ton dominant dans les décorations de la salle sur laquelle elle s’ouvrait. Celle qui occupait l’extrémité orientale, par exemple, était tendue de bleu, – et les fenêtres étaient d’un bleu profond. La seconde pièce était ornée et tendue de pourpre, et les carreaux étaient pourpres. La troisième, entièrement verte, et vertes les fenêtres. la quatrième, décorée d’orange, était éclairée par une fenêtre orangée, – la cinquième blanche, – la sixième violette.

La septième salle était rigoureusement ensevelie de tentures noires qui revêtaient tout le plafond et les murs, et retombaient en lourdes nappes sur un tapis de même étoffe et de même couleur. Mais, dans cette chambre seulement, la couleur des fenêtres ne correspondaient pas à la décoration. Les carreaux étaient écarlates – d’une couleur intense de sang. »

Le Masque de la mort rouge, Edgard Allan Poe (1)

« La Mort rouge avait pendant longtemps dépeuplé la contrée. Jamais peste ne fut si fatale, si horrible. Son avatar, c’était le sang. – la rougeur et la hideur du sang. C’étaient des douleurs aiguës, un vertige soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution de l’être. Des taches pourpres sur le corps, et spécialement sur le visage de la victime, la mettaient au ban de l’humanité, et lui fermaient tout secours et toute sympathie. L’invasion, le progrès, le résultat de la maladie, tout cela était l’affaire d’une demi-heure.

Mais le prince Prospero était heureux, et intrépide, et sagace. Quand ses domaines furent à moitié dépeuplés, il convoqua un millier d’amis, vigoureux et allègres de cœur, choisis parmi les chevaliers et les dames de sa cour, et se fit avec eux un retraite profonde dans une de ses abbayes fortifiées. C’était un vaste et magnifique bâtiment, une création du prince, d’un goût excentrique et cependant grandiose. Un mur épais et haut lui faisait une ceinture. Ce mur avait des portes de fer. Les courtisans, une fois entrés, se servirent de fourneaux et de solides marteaux pour souder les verrous. Ils résolurent de se barricader contre les impulsions soudaines du désespoir extérieur et de fermer toute issue aux frénésies du dedans. L’abbaye fut largement approvisionnée. Grâce à ces précautions, les courtisans pouvaient jeter le défi à la contagion. Le monde extérieur s’arrangerait comme il pourrait. En attendant, c’était folie de s’affliger ou de penser. Le prince avait pourvu à tous les moyens de plaisir. Il y avait des bouffons, il y avait des improvisateurs, des danseurs, des musiciens, il y avait le beau sous toutes ses formes, il y avait le vin. En dedans, il y avait toutes ces belles choses et la sécurité. Au dehors, la Mort rouge. »

La Peste écarlate, Jack London (12)

« L’alphabet est une invention toute différente, mais non moins précieuse. Sa connaissance me permet de lire dans les livres et de comprendre le sens d’une foule de petits signes qui y sont imprimés, tandis que vous, mes petits enfants sauvages, vous ne connaissez que l’écriture grossière des images figurées, qui représentent les divers objets. Dans la grotte de la Colline du Télégraphe, qui est fort sèche et que vous connaissez bien, et vers laquelle vous me voyez souvent me diriger, sur cette falaise, j’ai réuni beaucoup de livres, retrouvés par moi, et qui contiennent un résumé de la sagesse humaine. J’y ai placé aussi un alphabet, avec clef explicative, qui permet de lire et de comprendre son rapport avec l’écriture des images. Un jour viendra où les hommes, moins occupés des besoins de leur vie matérielle, réapprendront à lire. Alors, si aucun accident n’a détruit ma grotte et son contenu, ils sauront que le Professeur James Howard Smith a vécu jadis et a sauvé pour eux le legs spirituel des Anciens. Ce que l’homme futur ne manquera pas aussi de retrouver, j’en suis assuré, c’est la formule de préparation de la poudre à canon. C’est ce qui nous permettait autrefois de tuer à longue distance. Certaines matières, que l’on retire du sol, mélangées en proportions convenables, donnent la poudre à canon. Cela doit être expliqué dans mes livres. »

La Peste écarlate, Jack London (11)

« Mais je reprends le fil de mon histoire. Je marchais donc à travers un monde désert. À mesure que le temps passait, je commençais à soupirer de plus en plus après des êtres humains. Mais je n’en rencontrais aucun et me sentais de plus en plus seul. Je traversai la Vallée de Livermore, puis les montagnes qui la séparent des hautes altitudes de la Vallée de San Joachim. Vous n’avez jamais, mes enfants, vu cette vallée. Elle est immense et magnifique, et peuplée aujourd’hui de chevaux sauvages, qui y vivent par grands troupeaux, de milliers et de dizaines de milliers de têtes. J’y suis retourné, voilà trente ans environ, et elle était telle que je vous le dis. Vous pensez, mes enfants, que les chevaux sauvages sont nombreux dans les vallées de la côte que vous fréquentez habituellement. Eh bien ce n’est rien en comparaison des immenses troupeaux de la Vallée de San Joachim. Et veuillez observer que les vaches une fois redevenues sauvages, établirent leurs colonies dans des vallées moins hautes et plus tempérés, où elles pouvaient davantage se protéger du froid.
À mesure que je m’éloignais des grands centres urbains, je trouvais plus de villages et de petites villes intacts. Les pilleurs et les incendiaires étaient venus moins nombreux jusque-là. Mais toutes ces agglomérations étaient emplies de cadavres de pestiférés et je passais soigneusement au large. Près de Lathrop, afin de tromper ma solitude, je recueillis une paire de chiens coolies, qui semblaient fort embarrassés de leur liberté retrouvée et qui revinrent d’eux mêmes, avec joie, à l’obéissance de l’homme. Ces bêtes m’ont accompagné ensuite, durant bien des années, et leurs instincts étaient les mêmes que ceux des chiens que vous possédez. Mais, en soixante ans, ceux-ci ont perdu presque toute leur éducation ancestrale et ils ressemblent plutôt à des loups domestiqués. »

La Peste écarlate, Jack London (10)

« Nous étions quarante-sept quand nous nous mîmes en route. Parmi nous, beaucoup de femmes et d’enfants. Dans la voiture prit place tout d’abord le Président de la Faculté, un vieillard que ces événements terribles avaient complètement brisé. Avec lui montèrent plusieurs jeunes enfants et la mère, très âgée, du professeur Fairmead. Wathope, un jeune professeur d’anglais, qui était grièvement blessé à la jambe, prit le volant. Le reste de notre troupe allait à pied, le Professeur Fairmead tenant le poney par la bride.
Ce jour où nous étions aurait dû être un jour splendide d’été. Mais les tourbillons de fumée de ce monde en feu continuaient à voiler le ciel d’un épais rideau, où le soleil sinistre n’était plus qu’un disque mort et rouge, sanguinolent. Mais ce soleil de sang ne nous étonnait plus. La fumée, c’était une autre affaire. Elle nous mordait… Mais la fumée nous mordait les narines et les yeux, et pas un d’entre nous à n’avoir pas les yeux injectés et rougis. Nous dirigeâmes notre marche vers le sud-est, à travers les milles sans fin des collines basses et verdoyantes de la banlieue, où se succédaient sans interruption de charmantes ou superbes résidences.
Nous n’avancions que péniblement, les femmes surtout et les enfants traînaient la patte. Alors, voyez-vous, mes chers petits enfants, nous avions tous, tant que nous étions, désappris plus ou moins à marcher. Nous avions trop de véhicules à notre disposition. Depuis la Peste, j’ai réappris à marcher. Mais alors j’étais comme les autres. Nous allions donc lentement, réglant nos pas les uns sur les autres, afin de maintenir la cohésion de notre troupe. Les pillards étaient devenus moins nombreux. Une bonne quantité de ces bêtes de proie humaines avaient succombé ; mais ceux qui restaient étaient encore pour nous une perpétuelle menace. De toutes les belles résidences abandonnées devant lesquelles nous passions, un grand nombre était demeuré intact. Nous ne manquions pas d’aller visiter leurs garages, à la recherche de quelque autre voiture ou d’essence. Mais sans succès. Tout ce qui pouvait être utile avait déjà été emporté. Au cours de ces recherches, Calgan, un aimable jeune homme, perdit la vie. Il fut tué par un pillard, embusqué derrière un buisson. Cette mort fut le dernier accident de ce genre qui nous advint. Il y eut bien encore une espèce de brute qui ouvrit délibérément le feu sur notre groupe. Mais il tirait si stupidement, dans l’aveuglement de sa rage folle, que nous l’abattîmes avant qu’il ne nous eût fait aucun mal.
À Fruitval, un des plus beaux endroits de cette partie de la ville, la Peste Écarlate frappa encore l’un de nous. Sa victime fut le Professeur Fairmead. Dès qu’il s’aperçut qu’il était atteint, il nous fit comprendre par signes que sa mère, qui se trouvait dans la voiture, n’en devait pas être informée. Puis, s’écartant de nous, il alla s’asseoir, désespéré, sur les marches de la véranda d’une superbe villa, qui se trouvait là. J’étais à l’arrière de notre groupe et lui envoyai de la main un dernier adieu. Au cours de la journée, cinq des nôtres connurent le même sort. Nous n’en poursuivîmes pas moins notre route et, le soir, à plusieurs milles au delà de Fruitvale, nous campâmes. Dix de nous périrent dans la nuit et, chaque fois, nous dûmes lever le camp pour nous écarter de ces morts. Nous n’étions plus que trente au matin. Pendant la première étape, la femme du Président de la Faculté, qui allait à pied, fut atteinte. Son malheureux mari, en la voyant s’éloigner, voulut à toute force descendre de voiture et rester avec elle. Nous fîmes tout ce qui était possible pour le dissuader de cette résolution. Finalement nous cédâmes à sa volonté.

La seconde nuit de notre voyage, il nous fallut camper dans la campagne, un peu après Haywards. Nous n’étions plus que onze au lendemain matin. De plus, Wathope, le professeur à la jambe blessée, s’était enfui avec la voiture, emmenant avec lui sa mère et sa soeur, et emportant presque toutes nos provisions. Ce fut au cours de cette journée qu’étant assis pour me reposer au bord de la route, j’aperçus le dernier avion. La fumée dans la campagne était beaucoup moins épaisse et je le vis qui semblait tourniquer dans le ciel, complètement désemparé, à deux cents pieds de haut environ. Que lui était-il advenu ? Je ne saurais le dire. Mais, au bout d’un moment, je le vis qui baissait de plus en plus. Puis le réservoir à essence du moteur prit feu et explosa, et l’avion, après avoir, un instant encore, vacillé sur ses ailes, tomba perpendiculairement sur le sol, comme un bloc de plomb.
Depuis ce jour, je n’ai jamais revu un avion. Bien souvent, pendant les années qui suivirent, j’examinai le ciel, espérant, contre toute espérance, en voir un apparaître et que, quelque part dans le vaste monde, un îlot de l’ancienne civilisation avait survécu. Mais ce n’était pas le cas. Ce qui nous avait frappé en Californie avait dû se répéter partout ailleurs.
À Niles, le lendemain, nous n’étions plus que trois, et nous trouvâmes Wathope au milieu de la route. La voiture était en pièces et, sur les couvertures qu’ils avaient étendues par terre, gisaient les corps de Wathope, sa mère et sa soeur.
Cette nuit-là, épuisé par la marche, je dormis lourdement. À mon réveil, j’étais seul au monde. Canfield et Parsons, mes deux compagnons, étaient morts de la Peste. Des quatre cents personnes qui s’étaient réfugiées avec moi dans l’École de Chimie, et des quarante-sept qui vivaient encore au début de notre exode, il ne restait que moi. Moi et le poney des Shetland. Pourquoi ? Je ne tenterai pas de l’expliquer. Je ne fus pas contaminé, c’est tout. J’étais épargné. J’avais eu une chance contre un million. Je devrais dire contre plusieurs millions. Car telle fut la proportion de ceux qui, comme moi, survécurent. »

La Peste écarlate, Jack London (9)

« L’horreur commença à ce moment-là. Abandonnant les corps là où ils étaient tombés, nous contraignîmes les survivants de ces familles à s’isoler dans une autre pièce. Les trois familles étaient contaminées et, dès que le symptôme de la Peste apparaissait, nous enfermions les victimes dans une chambre d’isolement. Et les gens devaient s’y rendre d’eux-mêmes, sans que nous eussions à les toucher. Cela soulevait le cœur. Mais la Peste continuait à progresser. Toutes les chambres isolées s’emplissaient successivement de morts et de mourants. Ceux qui étaient sains encore, abandonnant le premier étage, se retirèrent au second. Puis ils montèrent au troisième, devant cette marée de la mort qui, chambre par chambre, étage par étage, submergeait tout l’édifice.
« L’École devint bientôt un charnier et, au cours de la nuit suivante, les survivants l’abandonnèrent, n’emportant rien d’autre avec eux que des armes, des munitions et une lourde provision de conserves. Nous campâmes d’abord dans la grande cour et, tandis que les uns montaient la garde autour des provisions, les autres partaient en exploration dans la ville, à la recherche de chevaux et de voitures, ou charrettes, ou de tout autre véhicule qui nous permettrait d’emporter avec nous le plus de vivres possible. Puis, comme nous l’avions vu faire aux bandes d’ouvriers, nous tenterions de nous frayer un chemin vers les campagnes.
J’étais un de ceux qui furent envoyés en éclaireurs et le Docteur Hoyle, se souvenant que sa voiture personnelle était restée dans son garage, me pria d’aller la chercher. Nous marchions deux par deux et Dombey, un jeune étudiant, m’accompagnait. Il nous fallait parcourir un demi-mille environ à travers la ville, afin d’arriver à l’ancien domicile du Docteur Hoyle. Dans ce quartier, les maisons étaient séparées les unes des autres par des jardins, des arbres et des pelouses, et le feu, comme pour se jouer, avait détruit au hasard. Ici, toute une suite de maisons, incendiées par les flammèches secouées par le vent, avait brûlé. Parfois d’autres rangées étaient épargnées. Parfois une seule maison sur l’ensemble. Là, comme ailleurs, les pillards étaient à l’oeuvre. Dombey et moi, nous tenions à la main, bien en vue, nos pistolets automatiques, et nous avions la mine si décidée et si mal commode que pas un de ceux que nous rencontrâmes ne se risqua à nous attaquer. La maison du Docteur Hoyle ne paraissait pas avoir été touchée encore par l’incendie. Mais la fumée s’en échappa, au moment juste où nous pénétrions dans le jardin. »

La Peste écarlate, Jack London (8)

« Après vingt-quatre heures écoulées, nous constatâmes avec satisfaction qu’aucun symptôme de Peste ne s’était manifesté parmi nous et, pour avoir de l’eau, nous entreprîmes d’aménager un puits. Vous avez tous vu des débris de ces énormes tuyaux de fonte qui, au temps dont je vous parle, portaient l’eau aux habitants des villes. L’incendie en avait déjà fait éclater la plupart et les vastes réservoirs qui les alimentaient étaient taris. C’est pourquoi nous défonçâmes le dallage cimenté de la grande cour de l’École et creusâmes un puits. Il y avait avec nous beaucoup de jeunes hommes, des étudiants pour la plupart, et nous travaillâmes nuit et jour. Nos craintes étaient justifiées. Trois heures avant que notre puits fût terminé, le peu d’eau qui nous arrivait encore fit défaut. Une seconde période de vingt-quatre heures s’écoula et la Peste n’avait toujours pas fait son apparition parmi nous. Nous pensions que nous étions sauvés. Nous ignorions alors le nombre exact de jours de l’incubation du mal. Nous estimions, étant donné la rapidité avec laquelle il tuait, dès qu’il s’était manifesté, que son développement interne était non moins prompt. Aussi, après ces deux jours nous pouvions croire, de bonne foi, que la contagion nous avait épargnés.

Mais le troisième jour nous apporta une cruelle désillusion. Durant la nuit qui le précéda et que je n’ai jamais oubliée, j’effectuai ma ronde de garde, de huit heures du soir à minuit. Des toits de l’École j’assistais à un spectacle inouï. Comme un volcan en activité, San Francisco lançait ses flammes et sa fumée. L’éruption grandissait d’heure en heure, enveloppant le ciel et la terre de sa lueur ardente. Son flamboiement était tel que toute la fumée en était maintenant illuminée et qu’on pouvait lire, à cet embrasement, les plus menus caractères d’imprimerie. Oakland, San Léonardo, Haywards réunissaient leurs brasiers et, vers le nord, de nouveaux feux surgissaient jusqu’à la Pointe de Richmond. Le monde s’abîmait dans un linceul de flammes. Les grandes poudrières de la Pointe Pinole sautèrent, en explosions successives et rapides, qui furent terribles. Quoique solidement construite, l’École en fut ébranlée de la base au faîte, comme par un tremblement de terre, et toutes ses vitres furent brisées. Je quittai alors les toits et, par les longs corridors, j’allai de chambre en chambre, expliquer ce qui s’était passé et rassurer les femmes alarmées.

Une heure après, un grand vacarme s’éleva parmi les campements de pillards. On entendait des cris variés, cris menaçants et cris de protestation, entremêlés de coups de revolvers. Nous pensâmes immédiatement et avec raison que cette bataille avait eu pour cause la prétention de ces gens qui étaient sains, de chasser ceux qui étaient atteints par le fléau. Plusieurs de ceux qui avaient été ainsi renvoyés vinrent se présenter aux portes de l’École. Nous leur notifiâmes d’avoir à passer leur chemin. En réponse, ils nous accablèrent d’injures et nous tirèrent dessus. Le Professeur Merryweather, qui se trouvait à une des fenêtres du rez-de-chaussée, reçut, juste entre les deux yeux, une balle de pistolet qui le tua net. Il nous fallut riposter par une fusillade et les agresseurs s’enfuirent, sauf trois dont une femme. La Peste était sur eux et ils n’avaient plus peur de rien. La face écarlate dans le reflet rouge du ciel, pareils à des démons impudiques, ils continuaient à nous injurier et à tirer sur nous. Moi-même je tuai l’un d’un coup de feu. Après quoi, l’autre homme et la femme s’étendirent sur le trottoir, en dessous de nos fenêtres et nous dûmes assister à leur agonie.

Notre situation devenait fort dangereuse. Par les fenêtres, démunies de vitres par les explosions, les germes de la Peste émanés de ces deux cadavres allaient entrer librement. Le Comité Sanitaire fut invité à prendre les mesures qui s’imposaient et il répondit noblement à sa tâche. Deux hommes furent désignés pour sortir de l’École et emporter les cadavres. C’était, pour eux, le sacrifice probable de leur vie. Car, leur besogne accomplie, ils ne devaient plus réintégrer notre refuge. Un des professeurs, qui était célibataire, et un étudiant, se présentèrent comme volontaires. Ils nous firent leurs adieux et nous quittèrent. Ceux-là aussi furent des héros ! Ils donnèrent leur vie pour que quatre cents autres personnes pussent vivre. Ils sortirent, restèrent un moment debout près des deux corps, en nous regardant, pensifs, puis ils agitèrent leurs mains en un dernier adieu et ils partirent lentement vers la ville en flammes, en traînant chacun un des deux morts. »

La Peste écarlate, Jack London (7)

« Çà et là, de nombreuses voitures étaient en panne, à cause du manque d’essence dans les garages et des fournitures nécessaires. Je me souviens notamment d’une de ces voitures, où un homme et une femme, renversés en arrière sur leurs sièges, étaient morts. À côté, deux autres femmes et un enfant étaient descendus sur le trottoir. Partout s’offraient aux regards des spectacles douloureux du même genre. Des hommes se coulaient furtivement le long des maisons, silencieux et comme des fantômes. Des femmes au teint livide portaient des bébés dans leur bras ; les pères conduisaient par la main les enfants plus grands, qui pouvaient marcher. Seuls, en couples ou en famille, tous les habitants fuyaient la Cité de la Mort. Les uns s’étaient chargés de provisions. D’autres portaient des couvertures. La plupart ne portaient rien.

Je passai devant une épicerie… Une épicerie, c’était, mes enfants, un endroit où l’on vendait coutumièrement de la nourriture. L’homme à qui elle appartenait, et que je connaissais bien, était une tête dure, point méchante, mais obstinée. Il défendait furieusement l’accès de sa boutique. La porte et la devanture avaient été défoncées. Lui, retranché derrière son comptoir, déchargeait ses revolvers sur les pillards qui prétendaient entrer. Plusieurs cadavres étaient déjà couchés sur le parquet. Tandis que j’observais à distance, je vis un des pillards, qui avait été repoussé, briser la devanture d’un magasin voisin, où se vendaient des chaussures, et, après s’être servi, mettre le feu. Je n’allai au secours ni du marchand de chaussures ni de l’épicier. Le temps n’était plus où l’on se dévouait pour les autres. Chacun luttait pour soi.

Tandis que j’allais rapidement, descendant une rue en pente, j’assistai à une autre tragédie. Deux ouvriers avaient attaqué un homme et une femme, qui marchaient avec leurs enfants, pour les dévaliser. Celui que l’on assaillait ne m’était pas étranger, quoique je ne lui eusse jamais été présenté. C’était un poète connu dont, depuis longtemps, j’admirais les vers. J’hésitais à lui prêter main forte, lorsqu’un coup de revolver éclata, et je le vis s’effondrer sur le sol. Sa femme poussait des cris affreux. Une des deux brutes l’assomma d’un coup de poing. Je lançai des menaces aux bandits. Sur quoi ils déchargèrent leurs revolvers dans ma direction et je me hâtai de fuir, en tournant au premier coin. Mais là je fus arrêté par l’incendie. À droite et à gauche, les maisons brûlaient et la rue était pleine de flammes et de fumée. Quelque part, dans les rouges ténèbres, on entendait la voix perçante d’une femme, qui implorait du secours. Mais je ne l’aidai pas. Parmi tant de scènes semblables et tant d’appels déchirants, le cœur de l’homme le meilleur devenait dur comme la pierre. »

La Peste écarlate, Jack London (6)

« Mais je m’aperçois que je vais trop vite dans mon récit. Je reviens au moment où débutait cet immense exode des grandes villes et où, isolé chez moi, je communiquais encore par téléphone avec mon frère. Je lui disais qu’il n’y avait en moi aucun symptôme de la Peste et que le mieux que nous avions à faire était de nous réunir, pour nous isoler dans un local sûr. Nous convînmes finalement de nous retrouver dans le bâtiment de l’Université qui était affecté à l’École de Chimie. Là nous emporterions avec nous une réserve de provisions. Puis, nous étant solidement barricadés, nous empêcherions, fût-ce par la force des armes, qui que ce soit de nous imposer sa présence et nous attendrions les événements.

Ce plan arrêté, mon frère me supplia de demeurer encore vingt-quatre heures au moins dans ma maison, afin que la certitude que j’étais indemne fût absolue. J’y consentis et il me promit de venir me chercher le lendemain. Nous étions en train de causer des détails de notre approvisionnement et comment nous organiserions la défense de l’École de Chimie, lorsque le téléphone rendit l’âme. Cela arriva tandis que nous parlions. Le soir, il n’y eut plus de lumière électrique et je restai seul dans ma maison, au milieu des ténèbres. Comme l’impression de tous journaux avait cessé, j’ignorais tout ce qui se passait dehors.

J’entendais seulement le bruit des émeutes, les détonations des coups de revolvers, et j’apercevais dans le ciel la lueur d’un grand incendie, dans la direction d’Oakland. Ce fut une nuit d’angoisse et je ne pus fermer l’œil un instant. Au cours de cette nuit, un individu, j’ignore exactement dans quelles conditions, fut tué sur le trottoir qui faisait face à celui de ma maison. J’entendis soudain les détonations rapides d’un pistolet automatique et, quelques minutes après, le malheureux homme, se traînant blessé jusqu’à ma porte, y sonnait en gémissant et en implorant du secours. M’armant moi-même de deux pistolets automatiques, je descendis et allai vers lui. Je l’examinai à la lumière d’une allumette, à travers la grille, et je constatai que, tandis qu’il succombait à ses blessures, il était atteint également de la Peste Écarlate. Je rentrai rapidement chez moi et, pendant une demi heure encore, je l’entendis se plaindre et crier au secours.

Le matin venu, je vis mon frère arriver. J’avais placé dans un sac à main tous les menus objets de valeur que je désirais emporter avec moi. Mais, ayant regardé mon frère au visage, je compris qu’il ne me suivrait pas. Il avait la Peste. Il me tendit sa main, pour y serrer la mienne. Je reculai avec effroi. Je lui commandai :

— Regarde-toi dans la glace.

C’est ce qu’il fit et, devant les flammes rouges qui lui incendiaient le visage et qui augmentaient d’intensité, à mesure qu’il se regardait, il se laissa tomber sur une chaise dans un spasme nerveux. 

— Mon Dieu ! dit-il, je suis atteint ! Ne m’approche pas… Je suis un homme mort.

« Alors les convulsions le saisirent. Il ne mourut qu’au bout de deux heures et, jusqu’au dernier moment, il garda sa pleine connaissance, envahi par la paralysie qui montait lentement dans ses pieds, gagnant ensuite ses mollets et ses cuisses, jusqu’à son cœur quand il mourut.

« Voilà comment tuait la Peste. Je pris mon sac à main et je me mis en route vers l’École de Chimie. Le spectacle des rues était terrifiant. On y trébuchait partout sur les cadavres. Quelques unes des victimes de la Peste n’étaient point encore mortes. On les voyait agoniser. Les incendies s’étendaient. Ce n’étaient encore que des feux isolés à Berkeley, mais la flamme balayait Oakland et San Francisco. La fumée obscurcissait le ciel et le plein milieu du jour ressemblait à un sombre crépuscule. Parfois, quand le vent sautait et poussait d’un côté ou de l’autre ces fumées, le soleil perçait obscurément la brume et l’on y voyait poindre son globe, qui était d’un rouge terne. En vérité, mes enfants, c’était tout l’aspect de la fin du monde. »

La Peste écarlate, Jack London (5)

«  Durant un jour encore, les sans-fils de New-York nous parvinrent. Puis ils firent défaut. L’homme qui les expédiait, perché sur sa tour, était mort sans doute de la Peste Écarlate, à moins qu’il n’eût été consumé par cet immense incendie que lui-même avait décrit et qui dévastait tout autour de lui. Ce qui s’était produit à New-York avait eu lieu de façon identique à San Francisco et dans sa banlieue. Dès le mardi, les gens mouraient si rapidement que les survivants ne pouvaient plus prendre soin des cadavres, qui gisaient partout. Au cours de la nuit suivante ce fut la panique, et l’exode commença vers les campagnes. Imaginez-vous, mes enfants, des troupes d’hommes plus nombreuses que des bandes de saumons que vous avez vues souvent remonter le fleuve Sacramento, des troupes d’hommes que dégorgeaient les villes, qui, comme des bandes de fous, se déversaient sur les campagnes, dans un inutile effort pour fuir la mort qui s’attachait à leurs pas. Car ils emportaient les germes avec eux, ces germes invisibles, mes chers enfants, dont je vous parlais tout à l’heure. Même les avions des riches, qui fuyaient vers les montagnes et vers les déserts, espérant y trouver la sécurité, les transportaient sur leurs ailes.
Des centaines de ces avions s’enfuirent vers Hawaï. Ils y trouvèrent la Peste déjà installée. Cela encore nous l’apprîmes par les dépêches des sans-fils, jusqu’au moment où il ne resta plus d’opérateurs dans les postes pour recevoir et expédier les messages. Il y avait de la stupeur dans ce manque progressif de communications avec le reste du monde. Il semblait que le monde lui-même cessait d’exister, qu’il s’évanouissait et disparaissait. Voilà soixante ans qu’il a cessé d’exister pour moi. Je sais qu’il doit y avoir des territoires qui furent New-York, l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Mais jamais plus, depuis soixante ans, je n’en ai entendu parler. Ce fut un écroulement total, absolu. Dix mille années de culture et de civilisation s’évaporèrent comme l’écume, en un clin d’œil. »

La Peste écarlate, Jack London (4)

« Je me trouvai seul dans la maison, qui était fort vaste. J’y attendais le retour de mon frère, lorsque résonna la sonnerie du téléphone. En ce temps-là, je vous l’ai dit, les hommes pouvaient à distance communiquer entre eux, à l’aide de fils qui couraient en l’air ou dans le sol, ou même sans fils. C’était mon frère qui me parlait. Il me disait qu’il ne rentrerait pas à la maison, de peur de se contaminer à mon contact, et qu’il avait conduit mes deux sœurs chez le professeur Bacon, mon collègue. Il me conseillait de demeurer tranquille au logis, jusqu’à ce que je sache si, oui ou non, la Peste m’avait contaminé.

Je m’en remis à ses conseils et restai à la maison, décidant, pour la première fois dans ma vie, de me faire la cuisine. La Peste ne se déclarait pas. Par le téléphone, je pouvais parler avec qui je voulais et connaître les nouvelles du dehors. Je pouvais également communiquer avec le monde extérieur par le truchement des journaux. Je donnai l’ordre qu’on m’en lançât des paquets, par dessus la grille d’entrée de la propriété.

Je sus ainsi que New-York et Chicago étaient en plein chaos. Il en était de même dans toutes les grandes villes. Le tiers des policemen de New-York avait déjà succombé. Le Chef de la Police et le Maire étaient morts. Tout ordre social, toute loi avaient disparu. Les corps restaient étendus dans les rues, là où ils étaient tombés, sans sépulture. Les trains et les navires, qui transportaient coutumièrement, jusqu’aux grandes villes, les vivres et toutes choses nécessaires à la vie ne fonctionnaient plus, et les populaces affamées pillaient les boutiques et les entrepôts. Partout régnaient le meurtre, le vol et l’ivresse. Des millions de personnes avaient déjà déserté New-York, comme les autres villes. Les riches, d’abord, étaient partis, dans leurs voitures, leurs avions et leurs dirigeables. Les masses avaient suivi, à pied, ou en véhicules de location ou volés, portant la Peste avec elles à travers les campagnes, pillant et affamant sur leur passage les petites villes, les villages et les fermes qu’elles rencontraient.

L’homme qui, de New-York, expédiait ces nouvelles à travers l’Amérique, l’opérateur du télégraphe sans fil, était seul, avec son instrument au faîte d’une tour élevée. Il annonçait que les quelques habitants demeurés dans la ville, une centaine de mille environ, étaient comme fous, de terreur et d’ivresse, et que, tout autour de lui, s’élevaient de grands feux dévastateurs. Cet homme, resté par devoir à son poste, quelque obscur journaliste sans doute, fut, comme les savants penchés sur leurs éprouvettes, un héros.

Depuis vingt-quatre heures, annonçait-il, pas un avion, pas un transatlantique n’était plus arrivé d’Europe ; plus même un message. Le dernier qui lui fût venait de Berlin, une ville d’un pays nommé l’Allemagne. Il disait qu’un illustre bactériologiste, nommé Hoffmeyer, avait découvert enfin le sérum de la Peste Écarlate. Ce fut la dernière nouvelle qui nous parvint d’Europe. Ce qui est en tous cas certain, c’est que cette découverte était venue trop tard, pour l’Europe comme pour nous. Sans quoi les derniers survivants américains n’auraient pas manqué de voir arriver un jour, de l’Ancien Monde, quelques explorateurs curieux, désireux de se rendre compte de ce que nous étions devenus. Il paraissait évident que le fléau avait fait une semblable extermination de l’humanité, dans l’un comme dans l’autre hémisphère, et que quelques vingtaines d’hommes, là-bas comme ici, avaient seuls survécu. »

La Peste écarlate, Jack London (3)

« Les bactériologistes périssaient dans leurs laboratoires à l’instant même où ils commençaient l’étude de la Peste Écarlate. Ces savants étaient des héros. Dès qu’ils tombaient, d’autres se levaient pour prendre leur place. Un savant anglais réussit, à Londres, le premier, à isoler le germe. La nouvelle en fut télégraphiée partout et chacun se mit à espérer. Mais Trask (c’était le nom de ce savant) mourut dans les trente heures qui suivirent. Le fameux germe était trouvé cependant, et tous les laboratoires luttèrent d’ardeur, afin de découvrir le germe contraire qui tuerait celui de la Peste Écarlate. Tant d’efforts échouèrent. Vous voyez, la grande difficulté venait du fait qu’il était quasiment impossible pour le médicament, ou sérum, de cibler les germes dans le corps et d’épargner le corps lui-même. Ils ont essayé avec d’autres germes : en injectant dans l’organisme d’un malade des germes ennemis à ceux de la peste…
Bec-de-Lièvre, ici, interrompit :
— Et vous ne pouviez pas les voir, grand-père, ces trucs ? Et ils prétendaient les combattre avec d’autres germes, invisibles eux aussi… C’est bien pour ça qu’ils sont morts… Hors de question que je croie à ces sornettes, je vous préviens !
L’ancêtre, aussitôt, rouvrit la fontaine de ses pleurs. Edwin se hâta de le consoler et de morigéner Bec-de-Lièvre.
— Écoute, dit-il à celui-ci. Tu crois bien toi à des tas de choses que tu ne vois pas… »

La Peste écarlate, Jack London (2)

U.S. Naval Hospital. Corpsmen in cap and gown ready to attend patients in influenza ward. Mare Island, California, 12/10/1918. (U.S. Navy)

« Ce fut pendant l’été de 2013 que se déclara la Peste Écarlate… J’avais vingt-sept ans et je m’en souviens comme si c’était hier. Des télégrammes…

Bec-de-Lièvre fronça le sourcil.

— Des quoi ? demanda-t-il. Encore des mots qu’on ne comprend pas…

Edwin le fit taire et l’ancêtre continua :

— En ce temps-là, les hommes parlaient entre eux, à travers l’espace, à des milliers et des milliers de milliers de milles de distance. C’est ainsi que la nouvelle arriva à San Francisco qu’un mal inconnu s’était déclaré à New-York. Dans cette ville, la plus magnifique de toute l’Amérique, vivaient dix-sept millions de personnes. Tout d’abord, on ne s’alarma pas outre mesure. Il n’y avait eu que quelques morts. Les décès cependant avaient été très prompts, paraît-il. Un des premiers signes de cette maladie était que la figure et tout le corps de celui qui en était atteint devenaient rouges. Au cours des vingt-quatre heures qui suivirent, on apprit qu’un cas s’était déclaré à Chicago, une autre grande ville. Et, le même jour, la nouvelle fut publiée que Londres, la plus grande ville du monde après New-York et Chicago, luttait secrètement contre ce mal, depuis deux semaines déjà. Les nouvelles en avaient été censurées… je veux dire que l’on avait empêché qu’elles se répandissent dans le reste du monde.

Cela semblait grave, évidemment. Mais nous autres, en Californie, et il en était partout de même, nous n’en fûmes pas affolés. Il n’y avait personne qui ne fût assuré que les bactériologistes trouveraient le moyen d’annihiler ce nouveau germe, tout comme ils l’avaient fait, dans le passé pour d’autres germes. Ce qui était pourtant inquiétant, c’était la prodigieuse rapidité avec laquelle ce germe détruisait les humains, et aussi que quiconque était atteint mourait infailliblement. Pas une guérison. On avait déjà connu la Fièvre Jaune, une vieille maladie qui, elle non plus, n’était pas tendre. Le soir vous étiez attablé avec une personne en bonne santé et, le lendemain, si vous étiez assez tôt levé, vous pouviez voir passer sous vos fenêtres le corbillard qui emportait votre convive de la veille. La Peste nouvelle était plus expéditive encore.

Elle tuait beaucoup plus vite. Souvent une heure ne s’écoulait pas entre les premiers signes de la maladie et la mort. Parfois on traînait pendant plusieurs heures. Mais  parfois aussi, dix ou quinze minutes après les premiers symptômes, tout était terminé.

Le cœur, tout d’abord, accélérait ses battements et la température du corps s’élevait. Puis une éruption, d’un rouge violent, s’étendait comme un érésypèle, sur la figure et sur le corps. Beaucoup de gens ne se rendaient pas compte de l’accélération du cœur ni de la hausse de leur température. Ils n’étaient avertis qu’au moment où l’éruption se manifestait. Des convulsions accompagnaient d’ordinaire cette première phase de la maladie. Mais elles ne semblaient pas graves et, après leur passage, celui qui les avait surmontées redevenait soudain très calme. C’était maintenant une sorte d’engourdissement qui l’envahissait. Il montait du pied et du talon, puis gagnait les jambes, les genoux, les cuisses et le ventre, et montait toujours. Au moment même où il atteignait le cœur, c’était la mort. Aucun malaise, ni délire n’accompagnaient cet engourdissement progressif. L’esprit restait clair et net, jusqu’à l’instant où le cœur se paralysait et cessait de battre. Et ce qui était non moins surprenant, c’était, après la mort, la rapidité de décomposition de la victime. Tandis que vous la regardiez, sa chair semblait se désagréger, se dissoudre en bouillie. Ce fut une des raisons de la rapidité de la contagion. Les milliards de germes du cadavre se retrouvaient en liberté instantanément. Dans ces conditions, toute lutte de la science était vaine. »

La Peste écarlate, Jack London (1)

« Aux premiers âges du monde, lorsqu’il y avait très peu d’hommes sur la terre, il n’existait que peu de ces germes et, par suite, peu de maladies. Mais, à mesure que les hommes devenaient plus nombreux et se rassemblaient dans les grandes villes, pour y vivre tous ensemble, pressés et serrés, de nouvelles espèces de germes pénétraient dans leur corps, et des maladies inconnues apparurent, qui étaient de plus en plus terribles. C’est ainsi que, bien avant mon temps, au Moyen Âge, il y eut la Peste Noire qui balaya l’Europe. Puis vint la Tuberculose qui fit des ravages là où les hommes étaient regroupés. Puis la Peste Bubonique, environ un siècle avant mon époque. En Afrique, il y eut la Maladie du Sommeil. Les bactériologistes s’attaquaient à toutes ces maladies et les détruisaient. Comme vous, enfants, vous éloignez les loups de vos chèvres ou écrasez les moustiques qui s’abattent sur vous. Les bactériologistes…
— Comment dis-tu, grand-pères ?… interrompit Edwin.
— « Bac-té-rio-lo-gis-tes »… Ta tâche, Edwin, est de garder les chèvres. Tu les surveilles tout le jour et tu connais beaucoup de choses les concernant. Un bac-té-rio-lo-giste est celui qui surveille les germes, les étudie et, quand il le faut, se bat avec eux et les détruit, comme tu fais des loups. Mais, pas plus que toi, il ne réussissent toujours. C’est ainsi qu’il y avait un mal affreux, appelé la « Lèpre ». Un siècle avant ma naissance, les bactériologistes ont découvert le germe de la Lèpre. Ils le connaissaient tout à fait bien. Ils l’ont dessiné, et j’ai vu ces dessins. Ils n’ont pas trouvé pourtant le moyen de le tuer. En 1894, survint la Peste Pantoblast. Elle éclata dans un pays nommé le Brésil, et fit périr des milliers de gens. Les bactériologistes en découvrirent le germe, réussirent à le tuer, et la Peste Pantoblast n’alla pas plus loin. Ils fabriquèrent ce qu’on appelait un « sérum », un liquide qu’ils introduisaient dans le corps humain et qui détruisait le germe du pantoblast, sans tuer l’homme. En 1947, ç’avait été un mal étrange, qui s’attaquait aux enfants âgés de dix mois et au-dessous, et qui les rendait incapables de mouvoir leurs mains ni leurs pieds, de manger et de faire quoique ce soit. Les bactériologistes mirent onze ans avant de trouver ce germe bizarre, de le pouvoir tuer et de sauver les bébés.
« En dépit de ces maladies et de leurs ravages, le monde continuait à croître, et toujours davantage les hommes se massaient dans les grandes villes. Dès 1929, un illustre savant, nommé Soldervetzsky, avait annoncé qu’une grande maladie, mille fois plus mortelle que toutes celles qui l’avaient précédée, arriverait un jour, qui tuerait les hommes par milliers et par milliards. Car la fécondité des alliances, ainsi disait-il, est sans fin…
Ici Bec-de-Lièvre se mit sur ses pieds et, avec une moue méprisante, déclara :
— Grand-père ! Tu vas nous parler de la Mort Rouge, oui ou non ? Si tu ne veux pas, dis-le, qu’on regagne le campement ! »

Le Décaméron, Boccace (10)

« Ces accidents et bien d’autres du même ordre, sinon pires, firent naître, chez ceux qui restaient en vie, des paniques imaginaires de différentes natures. Mais toutes, autant dire, aboutissaient au même effet déplorable : on se dérobait par la fuite aux malades, comme à tout ce qui les environnait. Dans la pensée intime de chacun, c’était le moyen de pourvoir à son salut. »

Le Décaméron, Boccace (9)

« Mais laissons la campagne pour retourner à la ville. Qu’ajouter hors de cette simple remarque ? La cruauté du ciel, et peut-être celle des hommes, fut si rigoureuse, l’épidémie sévit de mars à juillet avec tant de violence, une foule de malades furent si mal secourus, ou même, en raison de la peur qu’ils inspiraient aux gens bien portants, abandonnés dans un tel dénuement, qu’on a quelque sûre raison d’estimer à plus de cent mille le nombre d’hommes qui perdirent la vie dans l’enceinte de la cité. Avant le sinistre, on ne se fût pas avisé peut-être que notre ville en comptât une telle quantité. Que de grands palais, que de belles maisons, que de demeures, pleines autrefois de domestiques, de seigneurs et de dames, virent enfin disparaître jusqu’au plus humble serviteur ! Que d’illustres familles, que d’imposants domaines, que de fortunes réputées restèrent privées d’héritiers légitimes ! Que de valeureux seigneurs, de belles dames et de gracieux jouvenceaux, auxquels non seulement la Faculté, mais Galien, Hippocrate et même Esculape auraient décerné un brevet de robuste santé, prirent le repas du matin avec leurs parents, leurs camarades et leurs amis, et, le soir venu, s’assirent dans l’autre monde, au souper de leurs ancêtres ! »

Le Décaméron, Boccace (8)

« Pour ne plus passer une revue détaillée de tous les maux qui survinrent alors dans la cité, je dirai que ces jours si désastreux pour elle n’épargnèrent pas davantage les campagnes environnantes. Ne parlons point des bourgades qui, dans leurs enceintes, offraient comme un raccourci de la ville. Dans les hameaux, épars à travers la plaine, point de secours médical, point de serviteurs sur l’aide de qui l’on pût compter. Que ce fût sur les routes, dans les champs, dans les maisons, les misérables laboureurs et leurs familles, le jour aussi bien que la nuit, mouraient non comme des êtres humains, mais comme des animaux. Gagnés, dans les pratiques journalières de la vie, par une indifférence qui ne le cédait pas à celle des citadins, ils perdaient tout souci de leur bien et de leur exploitation. On eût dit que tous attendaient la mort, à chaque jour qu’ils voyaient arriver. Loin de favoriser pour le lendemain le rendement des troupeaux, des moissons, des cultures et de tout ce qui veut un travail préalable, ils ne pensaient qu’à dilapider les gains jusqu’alors acquis. Une conséquence en fut que les bœufs, les ânes, le petit bétail, les chèvres, les porcs, les poulets et jusqu’aux chiens, les plus fidèles compagnons de l’homme, étaient chassés de leurs propres demeures, et qu’ils erraient, au gré de leur fantaisie, à travers des terres où les blés n’étaient encore ni moissonnés ni même fauchés. Comme des êtres doués de raison, beaucoup d’entre eux absorbaient de jour leur pitance et, leur estomac satisfait, reprenaient à la nuit le chemin de la ferme, sans qu’un berger eût élevé la voix. »

Le Décaméron, Boccace (7)

« Le danger redoutable qu’entraînait la putréfaction des cadavres, non moins que l’affection dont les défunts étaient souvent entourés, dictait généralement aux voisins la conduite que voici. D’eux-mêmes ou, si possible, avec le secours de quelques porteurs, ils enlevaient des maisons les corps, et les exposaient devant leurs portes. En circulant dans ces parages – et surtout le matin – on en eût trouvé une quantité innombrable. Puis on faisait venir les cercueils. Et, si l’appel restait sans effet, on disposait les corps sur un carré de bois. Plus d’une caisse servit au commun transport de deux ou trois. Il était fréquent aussi qu’aux mêmes planches fussent contenus mari et femme, deux ou trois frères, père et fils, ou tel couple de ce genre. Qui pourrait dire combien de fois deux prêtres, munis de leur croix pour un enterrement, se virent suivis par trois ou quatre cercueils aux bras des porteurs ? Quand les prêtres croyaient n’avoir qu’un mort à ensevelir, ils en trouvaient six ou huit, parfois davantage. Mais les malheureux n’étaient point, pour autant, honorés de larmes, de luminaire ou de cortège. L’événement devenait si banal qu’on ne se souciait pas plus de leur disparition qu’on ne prendrait garde aujourd’hui à celle des chèvres. Et ce que le train ordinaire de la vie, et la faible cadence de nos malheurs, n’avaient pu amener les sages à subir d’un cœur léger, l’ampleur de la catastrophe, comme on le vit alors clairement, en rendit avertis et insouciants jusqu’aux esprits les plus simples.

Avec la foule des cadavres dont j’ai parlé et dont les transports, chaque jour et presque à chaque heure, convergeaient vers toutes les églises, les cimetières devenaient insuffisants pour toutes les sépultures, surtout si, d’après l’ancien usage, on eût voulu concéder une place qui lui fût propre. Comme toutes les tombes étaient pleines, on creusait donc, dans les cimetières attenant aux églises, des fosses très profondes où par centaines se casaient les nouveaux arrivés. De même que dans les flans d’un navire on tasse par couche les marchandises, on recouvrait ces cadavres d’une pelletée de terre, tant qu’on parvenait en haut de la fosse. »

Le Décaméron, Boccace (6)

« Le menu peuple, et peut-être une grande partie de la classe moyenne, offraient (…) le spectacle d’une misère infiniment (…) douloureuse. La pauvreté ou quelque vague attente retenait chez eux la plupart de ces gens. Ils ne s’écartaient guère de leur quartier, et c’est par milliers que chaque jour ils tombaient malades. Ne recevant ni secours, ni services d’aucune sorte, ils mouraient autant dire sans rémission. Certains expiraient de jour ou de nuit sur la voie publique ; et beaucoup d’autres, bien que morts à domicile, transmettaient d’abord aux voisins l’annonce de leur décès par l’odeur infecte de leur chair corrompue. Tout regorgeait de ces cadavres, et des cadavres des autres hommes qui partout mouraient. »

Boccace, Le Décaméron (5)

« Comme les voisins, parents et amis abandonnaient les malades, comme les domestiques se faisaient rares, une pratique s’établit, inconnue jusqu’alors. Quelle que fût son élégance, sa beauté et son rang, une dame était-elle atteinte, peu importait la sorte d’homme qu’elle avait à son service, et qu’il fût vieux ou jeune. Pour peu que les exigences de la maladie se fissent sentir, elle lui dévoilait n’importe quelle partie de son corps, comme si une femme se fût trouvée devant elle. Il se peut qu’un tel laisser-aller fût ensuite, chez celles qui guérirent, l’origine de mœurs plus dissolues. Quant aux abandons, ils entraînèrent la mort de beaucoup de gens qu’une main secourable eût tirés d’affaire. Faute, pour les malades, de recevoir les soins appropriés, et l’épidémie ne cessant de croître, le nombre de citadins qui mouraient nuit et jour était si élevé qu’on restait stupide à l’entendre dire, et, à plus forte raison, à en être témoin. Enfin, sous l’effet de la nécessité, des coutumes contraires à celles qui avaient d’abord cours dans la ville s’établirent chez ceux qui demeuraient vivants. »

Le Décaméron, Boccace (4)

« C’était l’usage – un usage qu’on voit encore persister de nos jours – que les dames, cousines ou voisines d’un mort, se réunissent dans sa maison pour joindre leurs larmes à celles des plus proches parentes. D’autre part les voisins, et bon nombre d’autres bourgeois, se groupaient avec la famille devant la maison mortuaire. Les gens d’Eglise s’y rendaient aussi, à proportion du rang social qu’avait eu le défunt. Puis, les personnes de même condition chargeaient notre homme sur les épaules, et le cortège funèbre, avec chats et luminaire, le transportait à l’église dont il avait fait choix avant de mourir. Mais, quand l’épidémie commença de manifester sa violence, de telles pratiques cessèrent totalement ou en grande partie. Il s’en établit d’autres à leur place. Beaucoup de gens mouraient sans avoir autour d’eux nombreuse assistance féminine. Beaucoup même décédaient sans témoins. Bien rares étaient ceux à qui ne faisaient pas défaut les plaintes déchirantes et les larmes amères de leurs proches. En échange, s’installaient le rire, les badinages d’une compagnie qu’étourdit la fête. Oublieuses de leur piété naturelle et jalouses de leur propre santé, les femmes, en général, se pliaient fort bien au nouvel usage. Et bien rares étaient ceux dont les corps étaient accompagnés à l’église par dix ou douze voisins à peu près. Encore n’étaient-ce point gens honorables ni bourgeois cotés, mais je ne sais quelle sorte de fossoyeurs surgis du bas-peuple, qui se faisaient appeler croque-morts, et dont les services étaient stipendiés. Ils glissaient sur eux le cercueil, et, d’un pas rapide, le transportaient, non pas à l’église que le défunt avaient désignée avant sa mort, mais généralement à la plus voisine. Quatre ou six clergeons ouvraient la marche, brandissant un maigre luminaire qui manquait parfois complètement. Avec l’aide des croque-morts, et sans prendre la peine d’un office trop long ou solennel, ils déposaient au plus tôt le cercueil dans la première tombe vacante qu’ils trouvaient. »

Le Décaméron, Boccace (3)

« D’aucuns se figuraient qu’une vie sobre et l’abstention de tout superflu s’imposaient pour combattre une attaque aussi redoutable. Ils formaient donc leur brigade , et vivaient à l’écart de tous les autres. Groupés et reclus dans les maisons qui ne comptaient point de malades, et où la vie avait le plus d’agrément, usant avec la plus grande modération d’une chère délicate et de vins exquis, fuyant toute occasion de débauche, et ne laissant personne leur parler, se refusant à entendre toute nouvelle de l’extérieur en fait de mort ou de maladie, ils se contentaient de musique ou de tout délassement à leur portée.

D’autres se conduisaient différemment : s’adonner franchement à la boisson comme aux jouissances, faire le tour de la ville en folâtrant, et la chanson aux lèvres, accorder toute satisfaction possible à leurs passions, rire et plaisanter des plus tristes événements, tel était, selon leur propos, le remède le plus sûr contre un mal si atroce. Pour passer au mieux d’un tel principe à la pratique, ils allaient jour et nuit de taverne en taverne, buvant sans contrainte ni mesure. Mais c’était bien pis dans les demeures privées, pour peu qu’ils y crussent trouver matière à plaisir et distraction. Rien de plus facile d’ailleurs. Chacun perdait tout espoir de vivre, et laissait à l’abandon ses biens comme sa propre personne. La plupart des maisons tombaient dans le domaine public ; les étrangers qui s’y étaient introduits régnaient en maîtres, et il va sans dire qu’ils joignaient à la brutalité de leur conduite le désir de fuir toujours et à tout prix les pestiférés. Hélas ! Dans l’excès d’affliction et de misère où s’abimait notre ville, le prestige et l’autorité des lois divines et humaines s’effritaient et croulaient entièrement. Les gardiens et les ministres de la loi étaient tous morts, malades, ou si démunis d’auxiliaires que toute activité leur était interdite. N’importe qui avait donc licence d’agir selon son caprice.

A côté des individus pratiquant les deux méthodes de vie que j’ai signalées, beaucoup adoptaient un moyen terme. Moins soucieux que les premiers de se restreindre sur la nourriture, ils ne s’abandonnaient point aux excès de boisson et à la débauche des seconds. Ils usaient de tout à leur suffisance, et en se réglant sur leurs désirs. Au lieu de s’enfermer chez eux, ils circulaient aux alentours, tenant aux mains soit des fleurs, soit des herbes aromatiques, soit diverses épices. Ils les portaient souvent aux narines, et jugeaient excellent de se préserver le cerveau, en aspirant des parfums, car l’atmosphère était infectée de puanteur par les cadavres, les malades et les médicaments. D’aucuns manifestaient plus de cruauté, mais peut-être plus de prudence. Ils disaient que le plus sûr garant contre les germes du mal était la fuite. Dans cette conviction, ils n’avaient plus souci que d’eux-mêmes, et beaucoup d’hommes et de femmes abandonnaient leur ville, leurs parents, leurs biens meubles et immeubles, partant pour des provinces voisines ou, du moins, pour les environs de Florence. Croyaient-ils qu’armée de ce fléau, la colère de Dieu n’irait point, où qu’ils fussent, frapper les iniquités des hommes, et, une fois déchaînée, se bornerait à accabler les gens restés derrière les murs de leur ville ? Mais peut-être s’imaginaient-ils que personne n’y resterait, et que sa dernière heure était venue.

Si l’on ne mourait pas forcément pas pour se régler sur l’une ou l’autre méthode, tous, pourtant, n’échappaient pas à leur destin. Quel que fût leur principe, beaucoup étaient atteints, et n’importe où. Avant de tomber malades, ils avaient eux-mêmes donné l’exemple à ceux qui demeuraient bien portants. Ils étaient donc abandonnés et languissaient partout. Ajouterai-je que les citoyens se fuyaient l’un l’autre, et que nul n’avait souci de son voisin ? Les visites entre parents, quand elles avaient lieu étaient rares et lointaines. Le désastre avait jeté tant d’effroi au cœur des hommes et des femmes, que le frère abandonnait le frère, l’oncle le neveu, la sœur le frère, souvent même la femme le mari. Voici qui est plus fort et à peine croyable. Les pères et mères, comme si leurs enfants n’étaient plus à eux, évitaient de les aller voir et de les aider. Les malades des deux sexes – et leur nombre était incalculable – ne trouvaient d’autre appui que l’affection des amis (mais combien peu furent privilégiés à cet égard !) ou l’âpreté des gens de maison. »

Le Décaméron, Boccace (2)

« Quant au traitement de la maladie, il n’était point d’ordonnance médicale ou de remède efficace qui pût amener la guérison ou procurer quelque allègement. La nature de l’affection s’y opposait-elle ? Fallait-il incriminer les médecins ? Et sans parler de tous les praticiens à diplômes, on avait vu grandir dans d’incroyables proportions le nombre de tous ceux, hommes ou femmes, qui exerçaient sans aucune connaissance préalable. Leur ignorance, dis-je, était-elle incapable de déceler l’origine du mal et, par conséquent, de trouver le remède approprié ? Toujours est-il que les guérisons étaient rares, et que, dans les trois jours qui suivaient l’apparition des symptômes déjà signalés, et plus ou moins vite selon le cas, mais généralement sans fièvre et sans autre trouble apparent, presque tous les gens atteints décédaient.

L’intensité de l’épidémie s’accrut du fait que les malades, par leur commerce journalier, contaminaient les individus encore sains. Ainsi en est-il du feu, alimenté par les matières sèches ou grasses qui lui sont contigües. Ce qui propagea encore le désastre, c’est non seulement que la société et la conversation des malades le communiquaient aux personnes bien portantes, en provoquant la mort, c’est de plus que le contact des vêtements ou de tout ce que les pestiférés avaient touché ou manié pour leur compte, paraissait transmettre le mal au nouvel usager. »

Le Décaméron, Boccace (1)

« On était déjà parvenu en l’année 1348 de la féconde incarnation du fils de Dieu, quand la cité de Florence, noble entre les plus fameuses de l’Italie, fut en proie à l’épidémie mortelle. Que la peste fut l’oeuvre des influences astrales ou le résultat de nos iniquités, et que Dieu, dans sa juste colère, l’eût précipitée sur les hommes en punition de nos crimes, toujours est-il qu’elle s’était déclarée, quelques années avant, dans les pays d’Orient, où elle avait entraînée la perte d’une quantité innombrable de vies humaines. Puis, sans arrêt, gagnant de proche en proche, elle s’était pour nos malheurs propagée vers l’Occident. Toute mesure de prophylaxie s’avéra sans effet. Les agents spécialement préposés eurent beau nettoyer la ville des monceaux d’ordures. On eut beau interdire l’entrée de la ville a tout malade et multiplier les prescriptions d’hygiène. On eut beau recourir, et mille fois plutôt qu’une, aux suppliques et prières qui sont d’usage dans les processions, et à celles d’un autre genre, dont les dévots s’acquittent envers Dieu. Rien n’y fit. Dès les jours printaniers de l’année que j’ai dite, l’horrible fléau commença, de façon surprenante, à manifester ses ravages douloureux. »