La belle Amour humaine, Lyonel Trouillot

Dans le village côtier d’Anse-à-Fôleur, loin de l’agitation des villes, la fraternité entre les hommes ne semble pas un vain mot, même si un jour déjà lointain, quelque chose comme un jour parfait, deux villas voisines (les belles Jumelles) ont été incendiées avec leurs deux propriétaires, un colonel à la retraite et un homme d’affaires, deux hommes que tout pouvait sembler éloigner mais qui n’en sont pas moins devenus amis et complices en mauvais coups de toute sorte. Mais dès le début du livre, nous sommes dans la voiture de Thomas, qui servira de guide à Anaïse (jeune Occidentale qui est aussi la petite-fille de l’homme d’affaires), venue là pour tenter de retrouver les traces de son père qu’elle a tout juste connu et comprendre ainsi son histoire familiale. Thomas, à qui la démarche de la jeune femme semble sinon vaine, du moins incertaine, lui raconte son île et son village, parle longuement d’un lieu où rares sont les étrangers à venir se perdre, où les habitants sont à l’opposé des deux victimes de l’incendie, deux types qui incarnent la violence et le pouvoir du mal, la prédation sans foi ni loi (à l’image de ceux qui ont corrompu Haïti), où les lois, justement, ne sont pas inflexibles et où le petit monsieur venu de la ville pour enquêter sur l’affaire et trouver un coupable (en vain) ne comprendra pas grand-chose aux gens du cru (il repartira gros-Jean-comme-devant).

Le monologue de Thomas est une sorte d’initiation pour la jeune femme, une façon sans doute d’affranchir l’étrangère en lui présentant un petit monde qu’elle ignore inévitablement et de lui faciliter son arrivée. C’est aussi une façon sans cesse renouvelée chez Trouillot de faire découvrir au lecteur les particularités de l’île de Thaïti, et ce qui fait son originalité, sans doute. Car pas plus qu’Anaïse, les lecteurs étrangers du romancier ne connaissent cette île (alors, le village d’Anse-à-Fôleur !…). Fidèle à ses habitudes (et à une tradition orale qu’il connaît bien et qui revient sans cesse dans ses romans), Trouillot met en oeuvre une parole poétique pour dire son île et son peuple, en finissant par une belle métaphore dans laquelle la peinture est mise sur un pied d’égalité avec l’écriture comme mode d’existence au monde. C’est encore de la belle écriture, c’est encore de la poésie romanesque, dont il semblerait difficile de se lasser. Nous n’en dirons pas plus sur ce très beau roman que nous vous laissons découvrir, car il le mérite sans nul doute.

Sélectionné pour le prix Goncourt 2011, La belle Amour humaine ne l’a pas obtenu, bien sûr, et tout le monde se souvient, bien sûr, du livre qui avait été couronné cette année-là, L’Art français de la guerre, d’Alexis Jenni (dont le modeste auteur de ces humbles lignes avoue qu’il ne l’a pas lu, comme tant d’autres Goncourt, et doute sincèrement qu’on le lise encore douze ans plus tard).

La Télévision, Jean-Philippe Toussaint

Dans la biliographie de Toussaint, La Télévision n’est pas un des derniers livres ; publié en 1997, son titre évoque plus La Salle de bain et L’Appareil photo (de même que la manière, la façon de faire), que les titres des quatre opus de la tétralogie consacrée à Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Bref, un vieux Toussaint, c’est toujours bon à prendre. Le narrateur, qui passe un été à Berlin sans sa femme, enceinte, et leur fils, partis en vacances sans lui) a décidé de se priver de télévision, lui qui avait comme une tendance à la regarder sans raison. Prétexte (comme dans La Salle de bain, où le narrateur passe son temps dans sa baignoire, mais pour bien vite la quitter et prendre un train pour je ne sais plus où), ce fil narratif infime ne suffirait pas à tenir le lecteur en haleine, pas plus que le travail du narrateur : il est historien de l’art et doit écrire (ou essayer d’écrire) un essai consacré à Titien. De même qu’il s’engage à arroser les plantes de ses voisins pendant leurs vacances (sans y parvenir).

Bref, c’est un roman qui doit bien nous parler d’autre chose, peut-être de la vacuité d’une vie, peut-être de l’été d’un velléitaire livré à lui-même, ou peut-être de pas grand-chose, histoire de faire de l’écriture pour l’écriture, ce dont Jean-Philippe Toussaint se tire avec un bonheur certain, comme très souvent, mêlant à des scènes du quotidien joliment observées, au monologue intérieur d’un type amusant et sympathique, un humour délicat et pince-sans-rire qu’on retrouve toujours dans ses textes et qui pourrait faire penser que ses narrateurs successifs n’en font qu’un. La privation de télévision sert sans doute de fil rouge, mais tout est bon pour Toussaint qui embarque même son lecteur dans une virée en avion (moyen de transport qui revient régulièrement chez lui) au-dessus de Berlin. A la fin du livre, lors des retrouvailles avec sa compagne (qui arrive enfin avec pour cadeau un magnétoscope !), le narrateur achète pour son fils une deuxième télévision ! « Moralité : depuis que j’avais arrêté de regarder la télévision, on avait deux télés à la maison. » On aura compris que le thème de ce roman n’est pas d’une importance capitale pour l’écrivain et l’essentiel n’est évidemment pas là. Jean-Philippe Toussaint, un écrivain pour qui le style et le plaisir d’écrire (et donc le plaisir du lecteur) comptent sans doute plus que l’intrigue, ce qui n’est pas fait pour déplaire au modeste auteur de ces humbles lignes.

Le Voyage, Sergio Pitol

Entre récit de voyage (ce que Pitol nie), essai et roman, Le Voyage (ouvrage dédié au merveilleux Alvaro Mutis) est l’histoire d’un diplomate mexicain qui, en mai 1986, quitte Prague pour se rendre en Géorgie où il est invité pour y rencontrer les écrivains nationaux. Mais à Moscou (où la Glasnost semble s’enliser quelque peu), on le balade et le retient pour l’empêcher d’aller rencontrer ses pairs géorgiens (le diplomate est aussi écrivain). Et le texte s’échappe donc vers une balade érudite dans les arts et la culture russes, où l’on croise les plus grands écrivains russes (Gogol, Pouchkine, Tsvetaïeva, Tchekhov…), mais aussi les artistes des périodes que couvrent les chapitres du livre, jusqu’au moment bien sûr où les portes de la Géorgie finissent par s’ouvrir, et où le texte se transforme en ode aux excentriques de tout poil. Un livre que les amateurs de la grande littérature russe ou/et de l’écrivain mexicain liront sans doute avec bonheur. Ce qui fut le cas de l’humble auteur de ces modestes lignes.

Sur les Ossements des morts, Olga Tokarczuk

Janina Doucheyko, le personnage principal de ce roman de Tokarczuk, est une vieille femme qui vit isolée l’hiver (en s’occupant de maintenir en état les maisons de ses voisins redescendus à la ville) entre deux voisins, hommes dissemblables, celui qu’elle surnomme Grand Pied, un chasseur assez antipathique, et Matoga, un introverti qui communique le moins possible, jusqu’au soir où il vient chercher sa voisine pour s’occuper du corps de Grand Pied qu’il a trouvé mort chez lui. Janina est une drôle de bonne femme, ingénieure à la retraite, passionnée d’astrologie et de William Blake qu’elle traduit avec le jeune Dyzio, un de ses rares amis (le titre du roman est d’ailleurs emprunté à l’un de ses poèmes) , écologiste et végétarienne, en colère contre les chasseurs, capable de harceler les flics (en vain) pour qu’ils sévissent contre les braconniers et les chasseurs qui ne respectent pas les périodes d’interdiction de la chasse. Bref, elle est considérée par beaucoup comme la vieille toquée du hameau, une originale plutôt cinglée et un rien obsessionnelle qu’il vaut mieux éviter. Un personnage plutôt sympathique pour le lecteur, qui la suit dans ses théories étranges et ses supputations en tous genres avec un bonheur certain.

Après la mort de Grand Pied, une série de morts suspectes d’hommes du coin (tous du milieu des chasseurs) va intéresser notre astrologue et traductrice, qui développe bien sûr une théorie loufoque sur cette énigme policière (le bouquin n’est en rien un polar, il a plutôt tout d’un conte écologique qui se penche sur le rapport des hommes à la nature et aux animaux) : ce sont les animaux qui se vengent des hommes en les tuant. Ni plus ni moins. Et ce n’est sans doute pas fait pour déplaire à Janina qui a justement une théorie sur les hommes et leur « autisme testostéronien ».

Bref, ce livre fantaisiste se lit avec plaisir, plutôt rapidement (ce n’est pas un pavé) et on y retrouve avec plaisir le sens de l’humour décapant de l’auteure polonaise dont l’oeuvre, nous semble-t-il, vaut d’être découverte.

Palais mental, Guillaume Contré

Un titre, et pas n’importe lequel (Palais mental, un beau titre, bien trouvé, pas simple de trouver un titre…) ; un choix d’éditeur osé, radical pour la couverture et la quatrième, le livre est un parallélépipède rectangle noir sur noir (nom d’auteur et titre en noir sur fond noir, texte de quatrième en noir sur fond noir, tranche du livre noire), tout ça on ne peut mieux adapté au fond du roman, faux roman noir, histoire qui se passe dans une pièce ou s’il ne fait pas complètement noir, l’espace est obscur, et il s’y trouve un macchabée (tiens donc !…) autour duquel tournent un détective (faux détective ?) et son assistant (vrai nigaud ?), choix d’éditeur radical, donc, pas de pagination (le marque-pages est de rigueur et on ne peut pas garder dans un petit carnet en moleskine noire une note renvoyant à un numéro de page en l’absence de numéros de pages, c’est très drôle). Roman radical que ce Palais mental, où l’on est plongé de la première à la dernière page dans le flux de conscience du détective, dont on se dirait assez facilement qu’il à lu L’Idiot de Dostoïevski et/ou L’Idiotie de Jean-Yves Jouannais. Dans la liste des personnages, à part le cadavre (est-il bien tout à fait mort, au fait ?), le détective, son assistant, il y a aussi un brigadier, qui se nomme Gutiérrez (là, on se dit que l’histoire pourrait bien se passer en Argentine, Contré est traducteur de l’Argentin vers le Français et passionné de littérature sud-américaine, un bon garçon en somme) et qui ne sert pas, pour tout dire, à grand-chose dans l’intrigue (mais y a-t-il une intrigue ?) sinon à empêcher qu’entrent des inconnus pendant que le détective et son assistant travaillent. Pour tout dire, il m’a fallu deux essais manqués pour lire ensuite le livre d’une traite ou deux lors du troisième essai (j’étais fatigué lors des deux premières tentatives, la faute à un travail parfois abrutissant). Pour tout dire, une fois plongé dans la pensée « débile » et drôlatique du détective, je me suis dit « Tiens, on croirait un peu le Gombrowicz de Cosmos (une sacrée bonne ref, pour tout dire) et même Gombrowicz tout court ». Pour tout dire, les élucubrations du détective sont réjouissantes : »Il se demanda si l’assassin était sorti par la porte ou la fenêtre. il ne sut dire, il y avait trop d’options, c’est-à-dire qu’il n’y en avait aucune car elles étaient toutes également valides. Les rôles bien établis des portes et des fenêtres dans le monde devenait confus, il ne savait plus à quoi servait l’une et à quoi servait l’autre, si les deux n’avaient pas éventuellement la même fonction ou n’en avaient aucune, comme si elles n’étaient que des ornements. Ce qui provoqua l’irruption d’une troisième question. » Car l’humour absurde n’est pas la moindre des qualités de l’auteur et de son livre. Et la logique du questionnement sans fin d’un détective face à l’énigme du corps du macchabée se poursuit durant tout le texte, un texte bloc, sans dialogues et sans paragraphes, en passant par l’impression fugace que son assistant à découvert quelque chose d’essentiel à la compréhension de ce crime sans mobile apparent et sans explication (peut-être des tâches sur le mur, voire des empreintes digitales…), et la logique idiote du flux de conscience finit par s’enrayer, il y a des briques sur lesquelles notre détective trébuche, et la fin du texte se précipite sur le lecteur et, pour tout dire, je me suis dit « Tiens, voilà qui me fait penser au meilleur Beckett de L’Innommable (une sacrée bonne ref, pour tout dire) et même à Beckett tout court (celui des romans d’avant les plaquettes « foirades » de la fin). Pour tout dire, ce roman que je vous invite à acheter en le commandant aux Editions MF (que vous trouverez bien sûr sur Internet) et à lire, un beau petit livre (une centaine de pages pas plus, mais je ne les ai pas comptées), est un sacré bon bouquin pour qui aime la littérature pour la littérature, les textes drôles, impertinents, radicaux, pas mainstream en somme, bref, vous pouvez y aller. J’ai déjà fait lire ce roman à deux amis à qui je l’ai recommandé, parce que les auteurs qu’on découvre vous donnent parfois ce genre d’envie, et je ne vois pas pourquoi je m’arrêterais en si bon chemin, un bon roman français d’un jeune auteur inconnu, c’est quand même pas monnaie courante, et ça change agréablement des mauvais romans français d’auteurs trop connus, ou moins connus, voire inconnus. Lisez Palais mental de Guillaume Contré, vous m’en direz des nouvelles !… en attendant le second volume de ce qui sera une trilogie.

L’Amour avant que j’oublie, Lyonel Trouillot

La cour d’une pension de port-au-Prince… trois hommes, que le quatrième, un tout jeune homme, appelait les aînés : l’Etranger, l’Historien et Raoul. Le tout jeune homme a vieilli, il a cinquante ans, est devenu l’écrivain (surnom par lequel les aînés l’appelaient) qu’il voulait être. Amoureux, il écrit pour une femme, à une femme qui n’apparaît pas dans le livre en tant que personnage actif. Quand il faudrait lui parler d’amour, il semble qu’il ait oublié, qu’il n’en soit plus capable peut-être… Aussi lui raconte-t-il ce passé lointain et ces trois hommes (à chacun sa partie, mais tous sont présents en même temps dans chaque partie). « Avec les Aînés, nous nous étions faits à cette vie ordinaire. Le matin, j’allais donner mes cours au collège. J’enseignais, pour gagner ma vie, une langue que je n’aimais pas et que je connaissais mal. Mais j’attendais la nuit pour me chercher une destinée et une définition. Chaque nuit, dans ma chambre, je traquais le poème. »

La femme inconnue croisée dans un colloque lui rappelle sans doute sa jeunesse et un échec amoureux de cette époque. C’est donc à elle qu’il s’adresse, à l’automne d’une vie, et d’une oeuvre, qui ont manqué de femmes. Et il lui parle donc des destins de ces trois hommes, parmi lesquels l’Etranger semble la figure principale. Homme de voyages, homme aux multiples aventures féminines, l’Etranger souhaite repartir, loin, avant de mourir. Il est intarissable quand il s’agit de conter ses voyages passés, ou ses amours passées. « J’admirais l’Etranger. Un tel homme ne vous laisse qu’une alternative, le détester ou l’admirer. Il avait le sens du partage. Ses femmes, nous étions quatre à les connaître. Ses bras avaient si souvent dessiné leurs formes, ses mains caressé leurs cheveux et sa bouche embrassé leurs lèvres en notre présence. Elles étaient devenues des êtres familiers. »

L’Historien, lui, est la voix du silence. D’origine bourgeoise, professeur d’université, il a tout quitté (et en particulier la femme qu’il aimait, plus que tout) pour venir s’installer là, dans la pension, sans qu’on sache pourquoi. Et l’homme n’est pas bavard. Il ne se confiera un peu que sur son lit de mort, et surtout son secret sera révélé en grande partie par une autre femme, sa « visiteuse », une prostituée qu’il a connue, qui l’a connu, sans que jamais rien ne se passe entre eux et qui va confier des choses à l’Ecrivain. Un amour trahi, la dictature, voilà il est vrai de vieilles histoires qu’un homme blessé n’a sans doute pas envie de revisiter…

Quant à Raoul, le moins « intéressant » de la bande a priori, ce n’est pas un hasard si sa partie cloture le livre. Sa destinée vaut bien qu’on la découvre, sans que le chemin soit défloré dans une chronique.

Et dans tout cela, l’écriture de Trouillot fait toujours merveille. Le thème des amours déçues (on pourrait penser à un Wong Kar-wai haïtien) semble lui être familier. Et la structure du livre, qu’on pourrait croire sans originalité, permet de découvrir peu à peu les trois (les quatre) personnages, sans que tout soit donné immédiatement, en prenant son temps, comme dans la vraie vie. Et la vérité (surprenante) sur chacun d’entre eux ne surgit qu’après un lent travail de patience et de lecture.

Un livre qui se mérite, un petit bijou, une pure splendeur.

La Vérité sur Marie, Jean-Philippe Toussaint

Et voilà l’auteur, modeste vous l’aurez compris, de ces quelques lignes bien embêté, car les deux lecteurs (ou lectrices, nous ne savons plus) assidus de ce blog savent déjà notre sympathie pour Toussaint et nous avouons sans fausse modestie que nous ne savons que dire ni comment le dire pour défendre ce roman que bien sûr nous avons aimé et contre lequel il ne serait pas question de dire ne serait-ce qu’un seul mot. Avec La Vérité sur Marie, nous en sommes donc au troisième volume d’une tétralogie (lue dans le désordre) consacrée à un personnage féminin plutôt fort, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, envisagée par chaque roman (Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie, Nue) selon une saison (hiver, été, printemps-été et automne-hiver, ce qui est digne d’une artiste de la haute couture), un personnage qui se balade souvent à poil (un peu coquin ce Toussaint !) et dont le narrateur est un peu complètement love, même si elle lui échappe par moment (mais ils se retrouvent toujours et on se dit qu’ils surmonteront tous les obstacles et que leur amour finira bien par l’emporter). Vu comme ça, vous allez penser que nous exerçons immodestement notre verve ironique contre l’auteur de la susdite (et pas sudiste) tétralogie. Que nenni, foutre Dieu ! Nous aimons sincèrement ce personnage féminin, le narrateur nous plaît bien, avec son humour et sa distance ironique (qui est, en vérité, l’apanage de Jean-Philippe Toussaint, puisqu’on les retrouve dans des romans qui n’ont rien à voir avec la tétralogie de Marie, La Télévision, par exemple, dont nous vous parlerons dans quelque temps). Puisque nous voilà emberlificoté dans une chronique qui se veut amicale et semble déraper, faisons donc appel à un professionnel de la critique, nous avons cité Bernard Pivot, qui écrit ceci : « Marie est d’humeur aussi imprévisible qu’un pur-sang. » Oh, le putain de cliché sexiste ! Mais passons… L’écriture de Toussaint est de plus en plus fine et subtile. Sa phrase devient de plus en plus souvent longue, et avec élégance (et il ne crache pas sur les adjectifs, n’en déplaise aux pisse-froids de l’écriture objective). Et puis, en vieillissant, il se permet des morceaux de bravoure pas piqués des hannetons, nous en voulons pour preuve ce passage de 54 pages pendant lequel il décrit l’embarquement d’un cheval de course dans la soute d’un Boeing cargo de la Lufthansa. Le passage, haletant, se termine sur un événement totalement impossible : le cheval vomit, ce que Toussaint ne se prive pas de signaler comme antinaturel (les chevaux ne vomissent pas, tout le monde sait ça). Nous invitons donc un ami, Bernard Pivot toujours, à venir à la rescousse : « Epique et jouissif. C’est de l’Alexandre Dumas revisité par le Nouveau Roman. C’est du Flaubert qui narrerait un grave incident dans la zone du fret de Narita. » Quand il écrit pour Le Journal du Dimanche, Bernard s’emballe un peu et écrit même des conneries, car à notre connaissance Toussaint n’appartient pas au Nouveau Roman, même s’il écrit pour la même maison d’édition que Robbe-Grillet. Passons… Dans ce volume, il est en tout cas question de chevaux, puisqu’après le passage dont il a été vaguement question ci-dessus et qui mérite à lui seul qu’on lise le roman, l’histoire se termine sur un incendie qui met en danger les chevaux du père de Marie (décédé, il nous semble, alors que cette mort est narrée dans Nue, le dernier livre de la tétralogie). Bref, nous ne nous sommes pas sortis avec les honneurs de cet éloge du roman, de cet exercice malheureux d’amour de la tétralogie de Toussaint, nous vous demandons donc de tout simplement nous croire sur parole quand nous vous disons que La Vérité sur Marie est un sacré bon bouquin et qu’il faut lire Toussaint, ce que nous avons déjà écrit ici et que nous répéterons incessamment sous peu.

Un An, Jean Echenoz

L’auteur, modeste il va sans dire, de ces quelques lignes poursuit son exploration (bien souvent involontaire) du catalogue des Editions de Minuit (après Claire Baglin et Tanguy Viel, cet été, voilà Jean Echenoz, que nous ne connaissions que de nom). Au hasard d’une vente de charité des dames patronesses (et de leurs époux) de l’église protestante de la ville de Nîmes, l’auteur modeste de ces lignes est tombé sur Un An, de Jean Echenoz, donc, qu’il a obtenu pour la modique somme de 2 euros, raison pour laquelle il l’a acheté, plus que par intérêt pour oeuvre d’un écrivain qu’il na pas cherché à lire jusqu’à ce jour. Deuxième raison à cet achat (pas vraiment compulsif), le nombre de pages, plus que modeste, du livre : 111, moins 6, puisque le bouquin commence à la page 7. Le risque à courir n’étant pas très grand, nous voilà embarqué dans l’histoire de Victoire, la bien mal nommée, jeune femme plutôt jolie qui se réveille un beau matin auprès de son ami Félix, qui lui ne se réveille pas et à juste raison puisqu’il est mort. Voilà un début de roman qui commence sur les chapeaux de roues, la jeune et jolie jeune femme, prise de panique, passe à la banque, retire une somme d’argent assez rondelette (40 000 francs si ma mémoire est bonne) et prend un train, le premier qu’elle trouve, pour Bordeaux, puis un autre, pour le Sud-Ouest, St-Jean de Luz (si j’ai bonne mémoire). Elle loue une villa au Pays basque, etc… jusqu’à tomber, après moult rebondissements, dans une forme de déchéance clochardesque et de revenir, après un an de cavale à Paris, avec une chute (car c’est un roman à chute, tout ce que le modeste auteur de ces lignes déteste) qui éclaire le lecteur sur ce qu’il vient de lire, sans doute un livre prétexte où il s’agit d’écrire avant tout. Et on peut dire, sans peur de se contredire, que Jean Echenoz sait écrire. Son style est maîtrisé, élégant, parfois presque alambiqué, il y aurait presque du maniérisme et du trop c’est trop dans sa façon de faire, tout cela pour un sujet, un personnage (Victoire) qui nous laisse indifférent (le modeste auteur de ces lignes parle de lui à la première personne du pluriel, ce qui peut laisser penser qu’il est à plusieurs dans sa tête, en tout cas qu’il n’est pas tout seul). Bref, Un an (un titre bien nul sans vouloir être désobligeant) nous semble être un roman pour rien, un truc que l’écrivain s’est autorisé (et il a bien raison si cela l’amuse) et dont, pour notre part, nous nous sommes autorisé la lecture, en le regrettant une fois l’exercice achevé. Pour montrer notre magnanimité, nous laisserons (presque) le dernier mot à l’avocat de la défense, Pierre Lepape (journaliste littéraire au journal Le Monde, mais qui ne le connaît pas ? Ah, vous ? Bon, d’accord, alors les présentations sont faites…) : « Un An, dans sa simplicité linéaire, immédiate, met en valeur la poétique d’Echenoz. Celle-ci repose sur le combat perpétuel que se livrent une réalité mystérieuse et dont le sens fuit sans cesse – le monde, les objets, les personnes, les formes, les sons, les paroles, l’espace, le temps – et les mots pour la dire le plus exactement possible. » Une phrase comme nous les aimons, une phrase de critique littéraire, creuse à souhait (sans vouloir être désobligeant), et qui ne nous semble pas apporter grand-chose au roman et à sa défense, qui même pourrait passer pour une antiphrase désireuse de faire du dégât, puisqu’elle étend son analyse à toute l’oeuvre d’Echenoz. Bref, en un mot comme en cent, Un An restera le roman que nous aurons lu de Jean Echenoz (un écrivain français qui a ses défenseurs et même ses admirateurs), avant de décider à la façon d’un dictateur énervé que nous ne lirons plus jamais rien de lui et qu’il rejoindra donc au rang des victimes collatérales d’un été de lectures éclectiques Paul Auster et Tanguy Viel. Exit !

La Disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel

L’idée est, disons-le tout net, assez bonne : écrire, pour un auteur français, un roman américain. C’est donc le projet énoncé dès les premières lignes du roman, non par l’auteur, mais par le narrateur de La Disparition de Jim Sullivan. « Récemment, comme je faisais le point sur les livres que j’avais lus ces dernières années, j’ai remarqué qu’il y avait désormais dans ma bibliothèque plus de romans américains que de romans français. pendant longtemps pourtant, j’ai plutôt lu de la littérature française. pendant longtemps, j’ai moi-même écrit des livres qui se passaient en France, avec des histoires françaises et des personnages français. Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires, elles auraient aussi leur place ailleurs, par exemple, en Amérique, par exemple dans une cabane au bord d’un grand lac ou bien dans un motel sur l’autoroute 75, n’importe où pourvu que quelque chose se mette à bouger. » L’incipit est assez savoureux, le projet du narrateur est on ne peut plus clair, sauf que derrière le narrateur se cache un auteur qui lui écrit un bouquin bien français dans lequel le narrateur dit à son lecteur ce qu’il a écrit, selon une manière très américaine, mais comme le making-of français de ce roman américain. L’idée est bonne, donc, le livre se lit bien, mais on en sort en se disant qu’on n’a pas lu un roman inoubliable et que, s’il s’est passé quelque chose pour le narrateur du bouquin de Tanguy Viel, il ne s’est pas passé grand-chose pour le lecteur de ce livre qui est souvent présenté par les inconditionnels du romancier brestois comme son meilleur roman. Cela ne donne pas envie au modeste auteur de ces quelques lignes de compte rendu écrit à la va-vite, à la va-comme-je-te-pousse, et cela va sans dire, de lire quoi que ce soit de plus de Tanguy Viel, qui rejoint Paul Auster parmi les victimes collatérales d’un été de lectures éclectiques.

Moins que Zéro, Bret Easton Ellis

Premier roman de l’écrivain américain, auteur du très bon Luna park, Moins que zéro est un texte qui se lit vite, un texte assez réussi sur le néant de la vie d’une jeune fils à papa de la Côte ouest (il vit bien sûr à LA), qui tourne à la coke, aux pétards et à l’alcool comme la majorité de ses amis, ne fait rien de sa vie en attendant la fête suivante, poursuit des études qui ne sont sans doute pas d’une importance capitale à ses yeux, sort avec une fille qu’il ne sait pas aimer sans savoir la quitter, la trompe parfois comme in snifferait un rail de coke ou irait au cinéma, c’est-à-dire sans savoir pourquoi, mène donc une vie superficielle en attendant sans chercher à provoquer l’occasion qu’il se passe enfin quelque chose de déterminant. Le style choisi par l’auteur pour narrer les quelques mois de vacances que Clay passe chez sa mère à LA en attendant de trouver un sens à une vie qui n’en a pas est à la hauteur du sujet du livre, plat et sans fioriture, factuel et sans émotion ou presque (peut-être pas impersonnel pour autant) bien adapté à ce que raconte le livre. Portrait sans concession d’une Amérique où les privilégiés sont aussi des paumés, d’une bourgeoisie en perdition et d’une société où la violence est banalisée, Moins que Zéro est un roman réussi, dont la fin est glaçante mais dont le sujet ne concernera sans doute pas les lecteurs qui se foutent bien du grand pays que tous les imbéciles regardent comme le centre du monde. Madame Figaro (le magazine), si on en croit la quatrième de couverture, voyait en Bret Easton Ellis « l’écrivain américain le plus doué de sa génération », on a sans doute vu meilleure recommandation dans le monde littéraire…

Ne m’appelle pas Capitaine, Lyonel Trouillot

Découverte du printemps, Lyonel Trouillot est un auteur haïtien né à Port-au-Prince dont les lecteurs assidus ou non de ce blog n’ont sans doute pas fini d’entendre parler, tant son écriture est belle et ses romans dignes du plus grand intérêt. Ne m’appelle pas Capitaine, publié en 2018, est un roman influencé par la poésie (en exergue du livre, trois citations de poètes) et dont l’écriture est d’une beauté qui semble coller aux basques du style de Trouillot (mais nous y reviendrons bientôt avec d’autres comptes rendus de ses livres). Ce Capitaine, c’est un vieux bonhomme qui vit dans un quartier défavorisé de Port-au-Prince (le Morne dédé), à l’écart du monde, un type qu’on peut imaginer un tant soit peu aigri, misanthrope et revenu de tout. Un jour, une jeune femme, qui s’appelle Aude et fait des études de journalisme, le sollicite pour une série de rencontres pendant lesquelles le vieux serait censé lui parler de ce quartier sur lequel elle souhaite faire un article de fond, une sorte de mémoire de fin d’études où elle se doit d’aller vers la différence. En effet, Aude est une petite bourgeoise, et la Capitaine n’aime ni les bourgeois ni les journalistes, ça tombe plutôt mal. Pourtant, entre ces deux êtres que tout oppose va naître une vraie relation, qui va faire grandir la gamine et l’ouvrir à l’altérité, et qui va redonner un semblant de vie à un vieux schnok qui ne parle plus à quiconque et qui va se rappeler ses années passées où il était un grand maître d’arts martiaux dont la présence dans le quartier du Morne Dédé a sans doute été d’une importance capitale pour des jeunes gens en perdition. La petite bourgeoise superficielle et à la conscience politique inexistante, parce que dans le monde d’où elle vient, il faut avoir la peau de la bonne couleur et un porte-feuilles familial bien garni, que les autres ne comptent pas et que seul compte l’entre-soi, va donc s’ouvrir à la différence et apprendre beaucoup du vieil homme qui finira par aimer cette jeune femme qu’il rejette tout d’abord, comme il a su aimer par le passé les jeunes gens qu’il a pris sous son aile protectrice. Très beau roman, à lire sans la moindre hésitation quand on aime les rencontres improbables et les textes engagés sans lourdeur.