L’Homme apprivoisé, Horacio Castellanos Moya

Dernière traduction d’un roman de Moya, L’Homme apprivoisé permet au lecteur fidèle du maestro de retrouver le dernier personnage principal de Moronga qui, après sa période nord-américaine dont le climax malheureux le laisse pantelant et en pleine crise de paranoïa aiguë à la suite d’une sordide accusation, fausse qui plus est, d’abus sexuel sur mineure, dans un pays d’Europe où on ne s’attendrait sans doute pas à le croiser, la Suède. Il y a suivi une infirmière qui l’a soigné, connaît donc sa pathologie, mais l’a invité à le suivre dans son pays où elle repartait. A Stockholm, il vit donc chez elle, en vivotant : il ne parle pas la langue et semble dans l’incapacité morale de l’apprendre. Erasmo Aragon, car c’est évidemment de lui qu’il s’agit, est un personnage central dans l’oeuvre de Moya, il apparaît dans au moins quatre de ces romans et, bon an mal an, le lecteur s’habitue à lui. Il est parano depuis le tout début – on le serait à moins -, il a sa petite obsession qui le rend, sinon sympathique du moins amusant : le cul bien rond des belles jeunes femmes, leur fin duvet doré quand elles sont blondes et bien d’autres choses encore, dont leur petites chattes bien étroites qui n’est rien d’autre que l’une des façons dont le narrateur évoque le mont de Vénus des dames, et qui rend exactement la façon dont l’antihéros du roman envisage ses maîtresses, quelle que soit la relation qui les lie, car Erasmo déteste plus que tout le politiquement correct (pas de chance, l’infirmière suédoise a été élevée dans le ploitiquement correct) et est en matière de libido un gentil obsédé du cul. Le lecteur fidèle de Castellanos Moya se dit alors que le narrateur du roman nous montre dans ce qu’elles ont de plus cru les pensées intimes d’un personnage d’homme sud-américain et sacrément macho, il ne se demande pas si l’auteur écrit ainsi par habitude ou parce qu’il est lui-même machiste. De toute façon, le lecteur fidèle de Moya est habitué à la démesure du maître et n’est pas assez crétin pour lui coller sur le dos toutes les folies de ses personnages. Ce que font en revanche les tarés des pays d’Amérique du Sud qui n’aiment pas qu’il écrive sur les violences des militaires du Salvador pendant la guérilla et lui adressent donc pour cela des menaces de mort.

Revenons à Erasmo Aragon, sa bluette (ironie) avec la Suédoise Josefin sera finalement de courte durée, et se termine en apothéose sur un événement délirant que nous ne dévoilerons pas. Il va devoir quitter l’Europe et envisager de rejoindre l’Amérique du Sud où il imagine qu’évidemment il n’est pas le bienvenu. Exil de celui qui a connu la dictature sous ses traits les plus violents (les morts violentes dans la famille Aragon sont trop nombreuses pour qu’on puisse les compter sur les doigts d’une seule main), pour qui il n’y a plus nulle part où aller, folie maîtrisée chimiquement mais toujours là, obsessions diverses et variées, omniprésence du passé, alcoolisme consolateur (sauf pendant un traitement aux antidépresseurs) tous les ingrédients qui font d’Erasmo un personnage emblématique de La Comédie inhumaine sont une fois encore au rendez-vous. Et même quand il trouve momentanément refuge dans un havre de paix où il pourrait fuir ce passé, tout remonte à la surface et le pauvre peut se demander une nouvelle fois, car c’est peut-être sa phrase fétiche, comment il a pu en arriver là ou encore comment il s’y est pris pour se foutre dans un tel merdier (ce qui revient, il est vrai, au même). Quant à l’avenir, il est forcément sombre car comme le lui dit un ami latino à l’idée qu’Erasmo évoque de rentrer au pays, ou tout au moins de se rendre au Guatemala : « Tu es fou. Tu vas te faire pourrir l’existence par les maras. » Les maras, ces gangs criminels, qui dès lors qu’ont les paye pour le faire se livrent sans état d’âme aux plus sales besognes. Erasmo, tu es fou ?…

N’hésitez pas à lire un bouquin d’Horacio Castellanos Moya, vous n’avez sans doute jamais eu pareille prose sous les yeux (l’air de rien, c’est foutrement bien écrit, de mieux en mieux nous semble-t-il, dans un style qui va volontiers vers une phrase longue mais aussi rythmée que celle des premiers romans plus tournée vers la brièveté, le dynamisme et l’efficacité, bref une forme qui ne fait qu’un avec le fond, depuis le début jusqu’à aujourd’hui) et l’originalité est chez lui une seconde nature qui nous offre un grand bol d’oxygène dans une littérature mondiale qu’on pourrait croire parfois atteinte d’un mal lié au système éditorial capitaliste le plus trivial : la banalité et l’absence de génie créatif. Les exceptions sont trop rares pour les laisser passer.

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