La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (9)

« Quand je suis en pleine lecture, j’ai du mal à m’en arracher, je peux y passer des semaines. C’est ainsi que j’ai lu d’un bout à l’autre les comédies de Molière et les nouvelles de Maupassant, et j’aime avoir côte à côte ces deux grands artistes ; ils se ressemblent par leur tempérament, leur connaissance des êtres humains. Lire Maupassant peut vous faire dédaigner le cours normal de la vie, si étonnantes sont les choses qu’il vous montre. Une incroyable force, alliée à la sensibilité la plus fine. il n’y a sans doute jamais eu de plus grand nouvelliste. L’avoir lu, cela signifie avoir été de bonne humeur, effrayé, ravi. Je ne crois pas que jamais personne écrive d’un seul coup tant de choses remarquables. »

L’hommage d’un grand écrivain à un de ses semblables est toujours émouvant. Je crois que c’est là le premier texte de Walser que je trouve sur la littérature. Un régal. Il continue avec quelques autres Français du siècle précédent…

« Je me suis beaucoup amusé en lisant Les Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam. Comme Dumas écrit de façon généreuse et aventureuse ! Connaissez-vous son roman sur Monte-Cristo ? Des Mémoires d’une jeune femme d’Eugène Sue, vous direz que vous n’avez pas lâché le livre avant d’arriver à leur dernière ligne. Ces deux derniers auteurs écrivaient d’une manière absolument non littéraire, c’est-à-dire avec une imagination foncièrement spontanée, et c’est sans doute précisément pour cela qu’ils représentent une valeur littéraire. Balzac laisse transparaître dans ses textes une infinie culture. »

La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (8)

« J’attachai des patins à glace à une institutrice, je me mis au garde-à-vous devant un surveillant qui me réprimandait. Dans le cahier de permanence, il y déclara une histoire de brigands. Une jeune fille à qui je le dis déclara que c’était une fort bonne place pour cette histoire. Et puis je goûtai du vin nouveau de Douanne, et j’allai voir au théâtre municipal une pièce pleine d’esprit. Cette petite salle était immensément jolie. On contempla une gare neuve et l’on tapota le menton d’une serveuse du buffet. Lorsqu’on est de belle humeur, on se comporte volontiers en homme du monde. Dans la pièce dont j’ai parlé jouait une actrice qui, de toute la soirée, n’avait à dire que « oui, maman » ; elle y mettait toutes les intonations. C’était terriblement amusant. J’étais debout à l’orchestre, juste derrière une jeune femme. Me doutant que son mari était tout près, je me conduisis avec indifférence, je restai gentil et stoïque. Or, l’époux se rapprocha et me trouva sans doute très correct. »

On a beau déjà connaître la fantaisie et le côté surprenant de certains textes de Walser, l’effet de surprise marche à tous les coups. Ici, ce sont les trois premières phrases du texte qui peuvent étonner, voire déstabiliser. Il y a un côté « phrases sans bords » dans ce texte, alors que ce ne sont pas des phrases sans bords… Rien d’étonnant à ce que Kafka fût de ses admirateurs, on en retrouve l’esprit.

La Rose, substantifique moelle (7)

« Est-ce que je n’ai pas l’air d’avoir la folie des grandeurs, disait Titus, quand je raconte que ma mère était une souveraine et que des bandits m’ont enlevé, pour faire de moi l’un des leurs ? Or, je ne dis cela que pour faire joli, afin qu’on ne s’ennuie pas d’emblée avec moi. Si quelqu’un me demandait mon lieu de naissance, je dirais Goslar, bien que ce soit un gros mensonge. Jamais je ne fus gâté par ma mère, et je n’ai sans doute qu’à m’en féliciter. J’ai lu voilà quelque temps que Goslar serait ravissant dans sa robe printanière et, comme j’incline à la crédulité, j’ai bien volontiers accepté cette affirmation. Chez les brigands, j’ai appris la lessive, la couture, la cuisine, et à jouer Chopin, mais je souhaiterais qu’on ne prit pas cette déclaration trop à la lettre. »

Un portrait de personnage ambigu comme les affectionne Walser. « Est-ce que l’écrivain n’aurait pas le droit de jouer sur l’instrument des idées qui lui viennent avec autant de tranquillité que, par exemple, un musicien au piano ? » Autrement dit, en littérature tout est faux, inventé, imaginé. Surtout avec Robert Walser… « J’ai l »impression que je suis en train de fantasmer passablement, et je requiers l’indulgence. » Indulgence offerte de bon cœur !

La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (6)

« Appelons-le Eric, parce que c’est un nom tellement blond qui exprime l’innocence et l’idéalisme. Pendant un temps, il logea dans une ruelle de la vieille ville, étroite mais à l’architecture intéressante, chez un tailleur et une couturière ; et il eut une fois un emploi qu’il ne garda pas plus d’un jour. Auprès du chef du personnel, il s’excusa par une lettre qui disait : « J’ai compris que dans votre établissement je n’aurais finalement tout de même pas pu m’épanouir, et je me suis réfugié auprès de ma maternelle amie, ce que je vous prie instamment de juger humainement concevable. » Chez ses parents, il avait lu l’histoire de Pierre Marais, le fils de boers amené à combattre au service des siens contre son meilleur ami. »

« Un nom tellement blond »… Les surprises de ce genre ne sont pas rares avec Walser. Rappelons qu’il était admiré par Franz Kafka lui-même… Et par bien d’autres grands écrivains encore. Admiration méritée. Si les quelques lignes publiées ici et là de ce poète à la prose délicate le fait connaître à quelques lecteurs de ce blog et leur donne envie de le lire, l’objectif sera atteint.

La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (5)

« L’un de mes condisciples était déjà terriblement comme il faut lorsqu’il était un petit garçon. Nous autres, nous ne le tenions pas en grande estime ; sa docilité nous répugnait. Avec ça, il n’avait que la peau sur les os ; il était si peu épais qu’il avait l’air transparent ; quand il marchait, on aurait dit une baguette, il était affreusement précieux et délicat. Pour faire des farces, il ne fallait pas compter sur lui. On pouvait se moquer de certains autres, comme Grüring par exemple, qui bafouillait en récitant le poème Firdussi. Lui, en revanche, ne donnait pas lieu à la moindre petite rigolade. Du coup, il avait à peine d’existence, quoique sa constitution malingre sautât passablement aux yeux, de laquelle il paraissait s’élancer vers les sommets. »

Quelques thèmes bien walserien, les garçons blagueurs, le goût de la farce et l’étonnement face à ceux qui se prennent au sérieux.

La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (4)

« Regarder ainsi les vitrines, qui n’y prendrait plaisir ? Au vol, le regard grignote du chocolat.

Ici, ce sont des chapeaux qui t’intéressent, là des cravates, ailleurs des saucisses de Vienne et de Francfort. Parfois, on a pour rien les plus belles choses, comme par exemple de contempler des reproductions de grands maîtres.

Appétissants, de petits bouquets de violettes, avec leur mauve subtil, voisinent avec des oranges. Nos yeux nous procurent une foule de joies.

Dans des boutiques d’antiquités sont exposées des batailles de l’histoire suisse. On est stupéfait par tant de violence. la possibilité de jouir de la vie par son bon côté, il faut la conquérir à bras raccourcis. »

Un texte qui anticipe les photographies de vitrines que le XXe siècle nous offrira plus tard… le texte d’un promeneur flâneur qui associait à son art de la promenade un sens consommé de l’observation, prémices à bien des descriptions littéraires toutes plus délicieuses les unes que les autres.

Photo : Vivian Maier

La Rose, de Robert Walser : substantifique moelle (3)

Au temps où la France existait encore…

« Depuis que je lis les gazettes parisiennes, qui dégagent un parfum de puissance, je suis si distingué que je ne réponds pas aux saluts, sans m’en étonner le moins du monde. Le Temps à la main, je trouve que je suis très élégant. Dorénavant, les braves gens n’auront plus droit à un seul regard de moi. Les gazettes parisiennes remplacent pour moi le théâtre. Je ne mets plus non plus les pieds dans les restaurants les plus chics, tant je suis devenu raffiné. Mes lèvres n’acceptent plus une seule gorgée de bière. Mon oreille n’admet plus désormais que l’harmonie du français. J’adoras naguère une dame, une vraie lady ; je le trouve aujourd’hui godiche, dans la mesure même où j’ai été gâté par Le Figaro. Est-ce que le matin ne m’a pas rendu à moitié timbré ? Pendant que mes confrères, en cette période de crise, se fatiguent à écrire, moi, mes gazettes m’ont rendu faraud. »

L’ironie à la Walser…

La Rose, de Robert Walser : substantifique moelle (2)

L’Idiot de Dostoïevski, vu par Robert Walser

« Le contenu de L’Idiot de Dostoïevski me court après. Les chiens de manchon m’intéressent fort. Je ne recherche rien aussi ardemment qu’une Aglïa. Mais hélas elle en prendrait un autre. Marie est pour moi inoubliable. Très jeune déjà, ne suis-je pas resté en contemplation devant un âne ? Qui me présentera un jour à une générale Epantchine ? Moi aussi, j’ai déjà provoqué l’étonnement de valets de chambre. Resterait à avoir si j’écrirais aussi bien que le rejeton de la maison Mychkine et si j’hériterais des millions. Il serait splendide d’être pris pour confident d’une belle. pourquoi n’ai-je encore jamais vu de maison de commerce comme celle de Rogojine ? Pour quelle raison ne suis-je pas sujet à des crises convulsives ? L’Idiot était de faible constitution, ne faisait qu’une piètre impression. un bon garçon, devant lequel un soir s’agenouilla la dame du demi-monde. Je m’attends sûrement à quelque chose d’analogue. Des Kolia, j’en connais deux ou trois. Savoir si je ne pourrais pas aussi rencontrer un Ivolguine ? renverser un vase, j’en serais capable ; je me mésestimerais si j’en doutais. Tenir un discours est tout aussi difficile que facile ; cela dépend de l’inspiration. »

Jamais je n’ai lu pareil texte en dehors de chez Robert Walser ! 

« Je ne suis absolument pas idiot, je suis au contraire sensible à tout ce qui est raisonnable ; je regrette de ne pas être un héros de roman. C’est un rôle qui me dépasse, je lis seulement parfois un peu beaucoup. »

Moi aussi, Robert…    

La Rose, de Robert Walser : substantifique moelle (1)

« Nous l’appelons Wladimir parce que c’est un nom rare et qu’en effet il était unique en son genre. Ceux qui le trouvaient drôle guettaient un regard, un mot de lui, et il en était avare. Médiocrement habillé, il se comportait avec plus d’assurance que vêtu avec recherche, et c’était au fond un être bon, qui n’avait d’autre tort que de s’inventer et de s’attribuer des défauts qu’il n’avait pas. Il était principalement méchant envers lui-même. N’est-ce pas impardonnable ? »

Ainsi commence ce recueil de textes brefs, le dernier ouvrage de Walser édité de son vivant, trente ans avant sa mort. On croit y voir un autoportrait de l’auteur lui-même. Il y est question des femmes, avec lesquelles le personnage semble ne pas avoir grand succès, même s’il les intéresse pourtant. Notre personnage est en tout cas un homme de bien, original et sympathique, à l’image de Walser, cela est certain. 

« Parfois il se conduit en viveur, fréquentant ce qu’on appelle des bistrots malfamés. Il est des gens qui l’en blâment, mais qui, eux-mêmes, voudraient bien s’amuser une fois, ce que ne leur permettent pas toujours les milieux qu’ils fréquentent. On l’a imité, mais cet être original reste ce qu’il est. L’imitation est d’ailleurs chose fort naturelle. » 

L’Anomalie, Hervé Le Tellier

A l’heure de confirmer dans cette chronique d’un livre que je n’ai pas aimé du point de vue du style que je ne l’ai pas aimé du tout, le manque d’envie d’écrire sur le sujet le dispute à l’ennui de m’en tenir à son intrigue. Il va sans doute falloir trouver une approche différente, une autre accroche pour lancer le texte et se débarrasser ainsi une bonne fois pour toute de ce roman enfin terminé dans une lecture qui n’a pas suscité mon émoi. Peut-être bien comme chaque fois qu’on me fait le cadeau du dernier Prix Goncourt, à l’exception peut-être de L’Amant de Duras. Bref, L’Anomalie est une espèce de roman qui se lit très vite pour la majorité des lecteurs, ce qu’ils recherchent peut-être avant tout. Un livre plein de références à une culture que je ne partage pas, celle des séries, celle d’une littérature grand-public (deviendrais-je snob en vieillissant ?… ou plus exigeant en lisant des auteurs de très grand talent, les deux peut-être, c’est bien possible) un peu facile, un livre qui si la nouvelle se confirme va vite devenir lui aussi une série (ainsi la boucle sera-t-elle bouclée). On nous parle évidemment de science-fiction quand on évoque L’Anomalie. Permettez à l’amateur de SF (même s’il n’en lit plus) qui a fréquenté les plus grands textes de ce sous-genre qui frise parfois le génial de sourire… Gallimard n’est pas un éditeur de SF et Le Tellier n’est pas Asimov (ni Van Vogt, ni M. Banks, liste non exhaustive). Il ne faudrait pas trop galvauder les genres littéraires ni pousser grand-père dans les orties. L’avion qui se dédouble, après avoir traversé un cumulonimbus, un thème de SF ? La bonne blague !

Mais nous y sommes. Le Tellier traite du thème du double, comme tant d’autres avant lui (lire Le Double de Dostoïevski, par exemple, et de préférence) et, idée plutôt intéressante, le traite chez plusieurs personnages à la fois (je ne sais plus combien, mais plus de dix). Mais du même coup, le livre s’ouvre sur douze chapitres (la première partie, moins deux chapitres, où il est un peu question du Boeing) qui passent en revue la vie des personnages qui vont tous, à l’exception de Miesel l’écrivain, se retrouver affublé d’un double. Situation initiale un peu longuette, et qui tire vite à la ligne. On se demande à quel moment on va en venir aux faits, d’autant plus que les vies qui nous sont narrées ne présentent pas toutes un grand intérêt. Le personnage de Blake, tueur à gages, traité dans le premier chapitre, passe encore ; celui de Victor Miesel, écrivain sans grand succès de ventes, mais qui fait avec sa médiocre notoriété, passe encore… Mais Lucie et André ne retiennent guère l’intérêt ; David, avec son cancer du pancréas, pas plus ; Sophia et sa famille, en particulier son père incestueux, j’en soupire ; Joanna l’avocate, passons… et Slimboy, le chanteur nigérian, qu’en dire ?… Quant à Markle, le pilote de l’avion, on se dit qu’il en fallait bien un, lui ou un autre… Et voilà la première partie pliée, l’avion posé dans une base de l’armée de l’air américaine, le livre va peut-être devenir palpitant. J’oubliais, nous avons fait la connaissance d’Adrian et Meredith, deux jeunes scientifiques américains qui ont donné naissance à un protocole improbable, le protocole 42 (en référence au Guide du voyageur galactique, série de cinq bouquins de SF « drôlatique » de Douglas Adams, une œuvre « culte » dont je ne suis pas un inconditionnel) qu’on n’aurait normalement jamais dû mettre en œuvre, mais qui peut répondre à la situation imposée aux passagers du vol AF006 Paris-New-York. La seconde partie, bien plus courte que la première narre la vie desdits passagers pendant leur enfermement dans la base militaire et l’organisation du protocole, mais j’ai vraiment la flemme de continuer à écrire sur ce « roman nécromant » (appellation de Laurent Dubreuil, pour qui le roman est mort et plus que mort). La dernière partie s’ouvre sur une fausse citation, de Victor Miesel, auteur d’un livre intitulé L’Anomalie (mise en abyme, quand tu nous tiens…) : « Aucun auteur n’écrit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le livre de l’auteur. le point final, à la limite, peut leur être commun. » Tu l’as dit, Hervé.

Et c’est ainsi que prend fin cette fausse chronique, dont l’objectif était de dézinguer joyeusement ce bouquin, et que son auteur, piteux, ne termine pas, pris par une flemme incurable, coupable d’avoir déclenché la malignité d’un esprit doué pour la paresse… La troisième partie traite donc du thème du double. Le Tellier fait se rencontrer les paires, il y a un double meurtre (les Joanna) ; Miesel ne rencontre pas son double, celui du mois de mars s’étant suicidé (c’est encore lui le plus peinard) ; Blake de juin assassine le Blake de mars, il ne pouvait pas y avoir deux Blake, etc… jusqu’à une fin plutôt sympa, même si elle apparaît au bout du compte, là aussi, un peu facile. Le Tellier a, selon ses dires, écrit là un roman inhabituel pour lui, un best-seller, donc, et il s’est sans doute bien amusé. Tous les lecteurs ne pouvaient pas le suivre, même si une majorité d’entre eux trouvera son bouquin génial. Laissons-leur ce plaisir, que je ne partage pas. Fin d’une chronique on ne peut plus laborieuse, et pour tout dire bâclée, que rien ne vous empêche de déclarer nulle et non avenue…