Explorateurs de l’abîme, Enrique Vila-Matas

Plaisir de retrouver l’Enrique Vila-Matas que l’on aime, celui des années passées, peut-être pas l’Enrique Vila-Matas qu’il est devenu, cet écrivain vieillissant qui semble (me semble) se répéter en se caricaturant, mais l’Enrique Vila-Matas qui mettait déjà, car il l’a toujours fait, la littérature au cœur de ses œuvres, et les écrivains, mais avec un bonheur qu’il semble (me semble) avoir perdu, ou alors qu’il cherche à pousser à son extrémité, jusqu’au bord du bord, sans plus convaincre (c’est en tout cas ce qu’il me semble), dans Explorateurs de l’abîme, on retrouve donc ce vieil Enrique Vila-Matas, par moments au firmament de son style et de sa (méta)littérature. La première nouvelle du recueil, Café Kubista, semble écrite pour définir un projet, celui du livre qui se propose d’explorer les lointains chers à Kafka (le café Kubista se situe à Prague), les bords du précipice au-dessus de l’abîme : « Je pense qu’un livre naît d’une insatisfaction, d’un vide, dont les périmètres se révèlent au cours et à la fin du travail. Dans le livre que j’ai terminé hier, tous les personnages finissent par être des explorateurs de l’abîme ou plutôt de son contenu. Ils enquêtent sur le néant et n’arrêtent que lorsqu’ils tombent sur l’un de ses éventuels contenus, car il leur déplairait sans doute d’être confondus avec des nihilistes. Confrontés au monde, ils ont tous choisi de se pencher au-dessus du vide. » Comme si ce début était écrit en manière de préface, après en avoir fini avec le livre… Et, comme de juste, Vila-Matas attribue à Kafka une citation imaginaire, dont il dit à la fin du texte qu’elle a été déformée par une mémoire défectueuse, pour finalement la corriger et invalider ses hypothèses de lecture sur son propre texte. L’imposteur est de retour, qu’on se le dise…

Le recueil est donc situé par son auteur sous le patronage de Franz Kafka, dont un extrait du texte Le Départ, titré Autre Conte hassidique, nous ramène à la citation que la mémoire de Vila-Matas n’avait en rien déformée : « Loin d’ici, voilà mon but. » Est-il joueur, cet écrivain catalan ! La nouvelle suivante, La Modestie, nous conte l’histoire d’un chasseur de phrases, sans doute un des nombreux doubles littéraires de Vila-Matas, ce chasseur de citations qui n’hésite pas à en inventer, les prêtant à des auteurs réels ou fictifs. Sang et eau, qui suit, nous ramène au projet de l’écrivain, qui s’est remis à écrire des nouvelles, mais sans pour autant s’adapter au genre, en continuant à écrire comme un romancier, mais plus encore en continuant à faire dans le métalittéraire alors qu’il faudrait, au moins pour contenter ses contempteurs, écrire « des histoires de personnes normales, en chair et en os, ayant sang et foie ». Aussi ne s’étonnera-t-on pas de lire, aussitôt, une nouvelle titrée Nino, le fils insupportable d’un narrateur qui le verrait bien mourir avant lui, ce fils qui ne travaille pas, et a pour tout projet d’enquêter sur l’au-delà, et se dit déjà dans l’antichambre de la mort. La loufoquerie des personnages du recueil est à l’égal de celle de la plupart des personnages de papier des romans de Vila-Matas, celle d’Ainsi sont les autistes, par exemple, histoire d’un homme qui ne sait pas qu’il est autiste et le découvre quand il rencontre une infirmière, qui le lui annonce sans prendre de gants, puis finit par lui avouer qu’elle l’est elle-même et l’embauche dans son service, car elle ne saurait travailler qu’avec un de ses semblables. Loufoquerie du narrateur de Matière obscure, qui depuis son appartement espionne ses voisins, un couple, leurs disputes, leurs ébats, et finit par les terroriser en se présentant à eux comme Dieu lui-même avant de leur rendre leur tranquillité en ne leur ouvrant pas sa porte. Et nous voilà transportés dans un univers de nouvelles, avec des personnages normaux, qui n’ont rien de normaux, dont les aventures sont loin d’être normales (Le Jour dit, et son héroïne Isabelle Dumarchey à qui une Gitane prédit les conditions de sa mort, sans certitude sur sa date, et qui ne vit plus que dans l’angoisse permanente), et même dans une nouvelle de science-fiction (incroyable !) très réussie (J’ai aimé Bo). Illuminé, personnage principal de la nouvelle éponyme, communique avec son père mort quatre ans plus tôt, qui lui fait ses recommandations pour réussir sa vie. Et nous poursuivons cette lecture captivante jusqu’à Lumière extérieure, qui va être l’occasion d’une expérience personnelle de la synchronicité chère à Jung, dont il est question dans la nouvelle, et dont me parle (de la synchronicité chère à Jung, en me racontant l’histoire de la patiente de Jung et de sa phobie des coléoptères et de sa rencontre, au moment où elle en parle à Jung, de sa phobie, bien sûr, avec un scarabée qui a frappé deux fois à la vitre et à qui Jung ouvre la fenêtre sans l’avoir vu, le faisant ainsi entrer dans son cabinet, expérience salvatrice pour la patiente et son thérapeute…) le soir même, un ami. Vila-Matas et la vie sont facétieux. Parce qu’elle ne l’a pas demandé est l’occasion de retrouver Rita Malu, personnage créé de toute pièce par Vila-Matas dans Abrégé de la littérature portable (court texte publié à son nom, mais écrit en réalité par Yves Jouannais, à qui il a lui aussi offert certains de ses écrits pour qu’il les publie en son nom, bande d’imposteurs !), non plus en shandy de la littérature, mais en imitatrice de Sophie Calle, nouvelle dans laquelle Vila-Matas se met lui-même en scène dans une collaboration vouée à l’échec avec l’artiste contemporaine et photographe. Le lecteur normal (ou pas) se régale ! Fin du recueil avec retour à la métalittérature dans une nouvelle dont je ne citerai pas le titre et dont je ne parlerai pas plus que ça. Merci encore Monsieur Enrique, qu’il faut lire et relire même quand on s’en lasse, car même quand on s’en lasse, il reste bien un de ses livres qu’on n’a pas lu et qui nous fera dire qu’on ne se lasse jamais d’Enrique Vila-Matas.

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