Paru en 2015, l’album Gold Shadow du chanteur israélien Asaf Avidan est la bande-son de ma vie actuelle, c’est dire que les douze chansons qui le composent, à une près peut-être, me semblent être faites d’un même acier inoxydable. Voix féminine (inflexions à la Janis Joplin ou à la Amy Winehouse), voix ardente, douce aussi bien que rugueuse, la voix d’Avidan s’adapte avec le même bonheur à un folk hérité des grands du genre (Dylan, Cohen ou Young), au jazz (une influence jazzy serait sans doute plus juste), au blues et à l’âme soul. C’est la voix inimitable d’un homme sensible, émotif, écorché vif. Le morceau qui ouvre l’album, Over my head, que vous pouvez écouter ci-dessus est sans le moindre doute un tube, tout comme plusieurs autres plages du CD. Avec son intro, façon piano-jazz, le titre éponyme est une balade qui peut faire penser à Jane Lee quand elle était accompagnée par le grand Mal Waldron. Je ne sais quoi dire d’Ode to my Thalamus, dont je ne me lasse pas. Pour le troisième morceau, The Jail that sets you free, il fait penser, avec son entrée en matière sans fioriture, son riff de guitare électrique, son phrasé et son accompagnement à la splendeur d’un Jack White des meilleurs jours, nous fait franchir un pas de plus vers ce qui est sans doute, à mon humble avis, le sommet du disque : My Tunnels are long and dark these days. Intro qui fait penser aux musiques des films de Wong Kar-Wai, chanson pleine d’ardeur et de poésie. On passe d’une atmosphère, d’un univers sonore à un autre sans avoir l’impression de quitter le même disque. Et que dire du blues à la merveilleuse lenteur, propice au groove le plus échevelé, et à ses back-grounds délicieusement répétitifs, Bang bang – une vraie réussite. The Labyrinth song, qui nous amène gentiment vers la fin de l’album est un hommage, on pourrait presque parler de pastiche, à Leonard Cohen, dont Asaf Avidan est de toute évidence un admirateur. On passera avec indulgence sur le dernier titre de l’album, accompagné à la guitare et mollasson, qui est sans doute le moins emballant des douze. C’est dommage de finir ainsi, mais Gold Shadow est une telle réussite qu’on n’en voudra pas à Asaf Avidan. A écouter absolument.
Mois : septembre 2019
Les Parapluies d’Erik Satie, Stéphanie Kalfon
Ceci n’est pas une biographie d’Erik Satie, mais un roman qui aborde la vie du musicien maudit sous l’angle de quelques-unes de ses principales caractéristiques, la tristesse, l’anticonformisme, la loufoquerie choisie, une certaine folie, peut-être. Un parti-pris que l’incipit affirme clairement : « On n’envie jamais les gens tristes. On les remarque. On s’assied loin, ravi de mesurer les kilomètres d’immunité qui nous tiennent à l’abri les uns des autres. Les gens tristes sourient souvent, possible oui, possible. Ils portent en eux une musique inutile. Et leur silence vous frôle comme un rire qui s’éloigne. Les gens tristes passent. Pudiques. S’en vont, reviennent. Ils se forcent à sortir, discrets faiseurs d’été… Partout c’est l’hiver. Ils ne s’apitoient pas : ils s’absentent. Ils disparaissent poliment de la vue. ils vont discrètement se refaire un monde, leur monde, sans infliger les désagréments de leur laideur inside. Ils savent quoi dire sans déranger. C’est tout un art de marquer les mémoires d’une encre effaçable. » Le choix stylistique d’une écriture poétique permet à l’auteure de faire un pas de côté par rapport à la vie de Satie, de s’en tenir à une sorte de portrait psychologique, sans lourdeur, sans s’appesantir sur son époque et sans imposer au lecteur l’intégralité de la vie de Satie. Les lecteurs amoureux du compositeur en seront peut-être déçus, mais Stéphanie Kalfon a fait le choix du romanesque et rien ne lui imposait de raconter dans les moindres détails la vie de l’homme auquel elle s’intéressait.
De ce point de vue, le livre est réussi. Mais avouons que le récit, assez peu narratif, de la lente déchéance de l’artiste solitaire peut finir par lasser quelque peu. Il y a bien sûr dans ce petit ouvrage d’à peine deux cents pages quelques beaux passages, des pages et des chapitres de très bonne qualité, mais il manque à l’ensemble, dont la structure se veut aussi libre que l’était l’esprit de Satie, la matière qui pourrait rendre le personnage plus vivant, plus présent. L’intention était sans doute de rendre, par ces choix stylistiques et narratifs, l’absence à lui-même et au monde d’un homme qui passe à côté de sa vie, mais le livre nous laisse d’une certaine façon sur notre faim et on se prend finalement à regretter que l’auteur n’ait pas eu le projet, plus classique sans doute, moins ambitieux peut-être, d’aborder son personnage en puisant plus volontiers dans sa vie professionnelle. Car en s’en tenant essentiellement à la partition de vie de Satie, et aux pièces les plus tristes de cette vie, on finit par se dire que Stéphanie Kalfon s’est assise un peu loin de son homme triste et qu’ainsi on passe à côté de l’artiste.
L’Ange des ténèbres, E. Sabato

Borges et Sabato, frères d’encre
Chroniquer un livre dont on pourrait dire qu’on n’y a rien compris, un défi ? Sans doute. Commençons par le titre : mais qui est-ce donc que cet ange des ténèbres ? On y reviendra peut-être un peu plus loin, si le texte nous le permet… ça commence mal ! Passons. Dernier opus d’une trilogie qui constitue l’oeuvre intégrale de Sabato, L’Ange etc… est sans doute un roman exceptionnel. Albert Bensoussan, dans une préface qu’on lit en l’oubliant aussitôt (deux lectures, deux amnésies) se réfère à la fin du livre pour dire que Sabato n’a pas manqué son rendez-vous (citation : « La vie est un continuel rendez-vous manqué. »). Il parle également de la structure du roman : « Dans un désordre organisé qui n’est pas sans rappeler le tumultueux bureau d’un romancier dépassé par son oeuvre – car il sait bien que Don Quichotte est infiniment plus grand et réel que Cervantès -, Sabato convoque ses créatures pirandelliennes… ». C’est tout à fait ça : pas de chronologie, des personnages à foison, qui apparaissent sans se présenter, ou sans être présentés, un « personnage » qui a bien existé dans la vie et qui se mêle à ses personnages de fiction, l’auteur lui-même, des personnages qui reviennent (ils étaient déjà présents dans les deux premiers tomes de la trilogie), une intrigue qui se rit de l’intrigue, un foisonnement de thématiques qui divergent (science, littérature, réalité et spiritisme, liste non exhaustive) et au milieu de tout ça, les ténèbres. On en passe et des meilleures. A lire ce texte, qu’on renonce rapidement à maîtriser, à comprendre, à lire ce texte qui résiste, à lire ce texte face auquel on se fait modeste, qu’on a envie de lâcher sans se décider à le faire vraiment, on pense à Claude Simon, qui met si souvent la raclée au lecteur, on pense à James Joyce, balades en ville, balades dans des crânes, on pense à Sartre, et on se demande bien pourquoi, sinon que Sabato semble le vénérer, et on se demande toujours pourquoi, on pense à Borges, les deux hommes étaient amis et font figure de grands maîtres de la littérature argentine, de leur époque (lire leurs entretiens, fascinants), bref on pense à de grands noms, qu’on les aime ou non. Ici, on aime la littérature sud-américaine, on pensera donc à Borges. Les deux écrivains ne pouvaient pas être rivaux : ils n’avaient pas choisi le même terrain de jeu, le même format, ni les mêmes références. Mais, ô surprise, Sabato à qui le Nobel n’a ni été promis ni été donné aurait pu le briguer, si son oeuvre avait été plus prolifique. On s’égare… L’Ange des ténèbres est un modèle de littérature, un modèle d’art et de recherche : un livre à lire et relire, tout comme Le Tunnel et Héros et tombes, un livre impossible à mémoriser, à apprendre par cœur, un livre ovni, qui mérite sa place au cœur des Grands Romans de la littérature mondiale et nous n’en dirons pas plus pour le moment, car il vaut sans doute mieux lire ce livre qu’en parler. Ou comment dire du bien d’un roman qu’on n’est pas sûr d’avoir aimé tout en l’admirant. Lisez-le, même si vous n’êtes pas certain, tout comme l’auteur de ce « compte rendu », d’être à la hauteur de l’auteur.
Once upon a time in… Hollywood, Quentin Tarantino

Pour rendre compte du dernier film de Quentin Tarantino, Once Upon a Time in… Hollywood, nous avons dépêché au cinéma Le Sémaphore de Nîmes un spectateur innocent et en partie inculte, c’est-à-dire ni lié professionnellement à l’industrie cinématographique hollywoodienne, ni américain, ni cinéphile français averti et fanatique du bon vieux cinoche amerloque. Son verdict après 2h40 de position assise devant un écran bombardé d’images ne fera peut-être pas plaisir aux inconditionnels du réalisateur : vous pouvez fort bien vous passer d’aller voir ce film de plus dans la cinématographie de Tarantino. C’est sévère, avouons-le, car il paraît que ce film de Tarantino est plein de références (n’est-ce pas toujours le cas chez Tarantino ?). C’est sévère, avouons-le, car le savoir-faire du maître est resté égal à lui-même (on s’en réjouit). C’est sévère, avouons-le, car notre envoyé spécial dit s’être fendu la poire à plus d’une occasion. L’humour décapant du réalisateur américain n’épargne à peu près personne : l’acteur de séries télévisées (L. DiCaprio), des westerns qui font le bonheur des spectateurs des années soixante, vieillissant et alcoolique à souhait, sympathique mais ringard, qui a « failli » jouer dans un bon film pour lequel, comme il le reconnaît franchement, il n’a pas même été en concurrence avec Steve McQueen, cow-boy d’opérette qui s’effondre en larmes quand un producteur lui signifie, malgré toute l’estime qu’il semble lui vouer, qu’il est fini, mais qu’il pourrait pourtant s’exiler en Italie pour y jouer dans des western spaghetti (comble de la honte pour Rick Dalton) ; Bruce Lee, ridiculisé dans une scène de bagarre (drôlatique) avec le cascadeur, Cliff Booth (Brad Pitt), qui double Rick Dalton dans ses tournages ; Sharon Tate (Margot Robbie) qui se fait reconnaître (difficilement) à l’entrée d’un cinéma pour y voir à l’œil, alors qu’elle vit luxueusement dans une villa achetée par Roman Polanski, un film où elle apparaît au générique, puis s’extasie naïvement quand le public réagit aux scènes dans lesquelles elle joue (Dalton est à peu près aussi nombriliste devant un épisode télévisé dans lequel il abat deux hommes et qu’il ne manque pas de regarder avec Cliff Booth). Personne ne s’en tire à bon compte, ni homme ni femme, si ce n’est peut-être une jeune actrice de huit ans qui tourne dans la série télévisée Ranch L et Booth, malgré un portrait tout de même peu flatteur.
Notre spectateur a regardé ce neuvième opus de Tarantino sans passion, comme de l’extérieur, sans s’impatienter pour autant, comme on regarde un objet étranger pas assez étrange pour intéresser. Le scénario lui a semblé un peu mince, les scènes souvent longues (période italienne, entre autres, sans grand intérêt et illustrative) et mises bout à bout sans véritable travail sur la structure. Quand il lui a soudain semblé que le véritable sujet du film n’était peut-être pas tant Hollywood que l’affaire du meurtre horrible de Sharon Tate par les adeptes de la secte de Charles Manson, il s’est dit que le propos pouvait potentiellement basculer dans le mauvais goût et le politiquement incorrect. Ce n’est pas vraiment le cas. Tarantino estime que le meurtre de Sharon Tate appartient à l’histoire de l’Amérique et est donc un sujet public dont il a le droit de s’emparer. Sans doute. Il le traite comme il veut – comme il peut ? Le sujet est épineux et l’image glauque de l’Amérique à laquelle il renvoie laisse indifférent plus qu’elle ne dérange, même traitée par Tarantino. En cherchant du côté de la polémique que ne doit pas manquer de faire naître un nouveau film du réalisateur de Pulp Fiction, il semble que des féministes américaines se plaignent de ce que les personnages de femmes dans Once upon a time… soit sans épaisseur et ridicules. Bon, sans doute. Mais, on l’a déjà dit, c’est le lot commun d’à peu près tous les personnages. Quant à Polanski, le spectateur naïf se demande si Tarantino ne l’égratigne pas au passage via une allusion à l’accusation de viol sur mineure qui l’a mené à l’exil en Europe (Booth qui refuse les avances d’une jeune femme de moins de dix-huit ans et annonce qu’il n’est pas assez stupide pour risquer la tôle pour ce genre de plaisir) et son portrait vite expédié à travers le regard de Steve McQueen (un homme petit et qui paraît douze ans). Sa femme aurait même un peu protesté et… Mais Tarantino a détendu tout le monde en désamorçant la polémique avant qu’elle n’enfle. Là encore, notre spectateur étranger ne se retourne pas dans son fauteuil de cinéma : il se dit finalement que le film de Tarantino est bien un film sur Hollywood, un film pour les Américains et que cela ne le concerne guère. Il se dit aussi, pour ne parler que de cinéma, que les films de Polanski sont peut-être meilleurs que ceux de Tarantino. Mais même cela ne le concerne guère…
Bartleby le scribe, Herman Melville / Bartleby, Maurice Ronet
Géniale nouvelle d’Herman Melville, Bartleby le scribe a été heureusement adapté au cinéma en 1976 par l’acteur, réalisateur à ses heures, Maurice Ronet. Le prétexte de l’œuvre est on ne peut plus simple : dans l’étude d’un notaire (la nouvelle) ou d’un huissier de justice (le film), arrive un beau jour un nouveau copiste, du nom de Bartleby. Il abat, dans le plus grand mutisme, un travail phénoménal et provoque rapidement la méfiance et la jalousie des deux autres clercs de l’étude, Dindon et Lagrinche (Cisailles, dans le film), que l’attitude de leur employeur froisse quelque peu, lui qui a installé le nouveau auprès de son bureau et qui, face à son comportement étrange (silence, distance et indifférence), semble se prendre d’intérêt pour son nouvel employé et lui accorder un traitement de faveur. Là où, dans le livre, Melville se livre à une galerie de portrait pour présenter les deux clercs de l’étude notariale et l’apprenti-clerc, Gingembre, le film se satisfait de nous les montrer au travail, reprenant fidèlement les traits caractéristiques de ses trois personnages.
Bartleby est donc un employé aux manières étranges, mais dont le travail répond aux exigences de sa fonction et que son patron espère voir exercer « une influence salutaire » sur ses collègues. Pourtant, après quelques jours de travail acharné, quand il est invité avec ses collègues à venir comparer les copies à afin de les collationner, sa réponse, restée fameuse grâce au génie de Melville, sonne comme un glas dans l’étude : « I would prefer not to », traduit en français, entre autres, par la formule « Je préfèrerais ne pas ». Dans le film, Michael Lonsdale (génial, comme toujours, dans le rôle de l’huissier égoïste et routinier, mais que son employé qui renonce à la vie et s’oppose avec une grande force d’inertie à l’ordre établi va réussir à ébranler dans son identité existentielle) s’emporte, cherche à comprendre, à discuter, mais se heurte sans cesse à la même réponse. Il en va de même dans la nouvelle. Bartleby s’installe alors dans un refus systématique des tâches de collation des copies. Son patron s’aperçoit, un jour de repos, que celui-ci s’est installé dans l’étude, où il a ses habitudes de « non-vie ». Dès lors, malgré toutes ses tentatives de discussion, malgré une attitude très ouverte ayant pour but de comprendre cet étrange étranger qu’est Bartleby, la distance entre les deux hommes ne cesse de se creuser et, en même temps, le verbe « préférer », à la forme négative ou pas, contamine les propos des clercs et de l’huissier et la puissance virale terrible de Bartleby s’étend à tout ce qui touche de près ou de loin à la vie de l’étude, qui périclite alors et de son propriétaire qui, touché au plus profond de son âme par la force de renoncement de son employé, s’abandonne à un certain laisser-aller, ne s’intéresse plus qu’à cet autre, qui est peut-être son alter-ego négatif, et voit ses clients et ses deux clercs le quitter.
Dans le film, Maurice Ronet se montre fidèle à l’esprit du texte. Les acteurs se hissent à la hauteur de ce chef-d’œuvre de la littérature (Lonsdale, évidemment, Maxence Mailfort, incarnant à la perfection le désincarné Bartleby, Maurice Biraud, fidèle à lui-même en Dindon). On voit à l’écran ce qu’on a eu le plaisir d’imaginer à la lecture, une œuvre de « haulte graisse », comme le disait Rabelais, dont le personnage principal est devenu l’archétype de la résistance passive, voire de la désobéissance civile et dont la phrase-clé, « I would prefer not to », a rejoint au Panthéon de la littérature les mots d’auteur les plus géniaux de l’histoire littéraire. Si vous n’avez ni lu ni vu Bartleby, vous avez bien de la chance, vous allez découvrir une œuvre essentielle. Enfin, trois autres films ont été tirés de la nouvelle de Melville, preuve s’il en fallait une que l’écrivain américain a créé un mythe moderne avec son Bartleby. Bande de veinards !