Après un premier film rock sur la scène russe des années 80, tourné en noir et blanc et ponctué d’effets spéciaux faits maison, le sublime Leto, un second film tourné avec les moyens du bord depuis son appartement où il était confiné par le pouvoir russe, adaptation d’un premier roman sur la maladie de la société russe (les deux chroniqués ici il y a quelque temps) et qui éberluait le spectateur par un traitement de la couleur sidérant, l’extraordinaire La Fièvre de Petrov, Serebrennikov nous revient avec un film d’époque au classicisme surprenant dans la forme, mais pas omniprésent, et qui, à y regarder d’un peu plus près, n’a rien de si classique. Nous voilà empêtré dans de beaux draps avec cette entame !… Tchaïkovski (pianiste et compositeur russe du XIXe siècle, faut-il le préciser ?), amateur de jeunes hommes et incapable de regarder une femme avec un peu de désir ou d’amour, se voit assiégé par une jeune femme, Antonina Miliukova, qui dépose des lettres d’amour dans sa boîte aux lettres et réussit l’exploit de se faire épouser, en acceptant au passage de se soumettre pleinement aux caprices d’un homme qui se présente comme un ours invivable (tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes patriarcal possible). Son seul but est de le protéger (elle le dit à plusieurs reprises), de l’aimer (son amour est un pur fantasme, mais elle n’en a pas conscience) et tant qu’elle n’a pas obtenu ce qu’elle désire, on la voit adresser à son Dieu d’ardentes prières pour être exaucée. Hélas, le mariage dure peu, n’est jamais consommée et vient le moment où Tchaïkovski s’enfuit sous un prétexte artistique quelconque pour ne pas revenir et envoyer à la belle (Sublime Alyona Mikhailova) ses frères et son avocat afin de lui signifier qu’ils ne se reverront plus, puis pour lui faire signer une fausse lettre de dénonciation d’adultère et obtenir ainsi un prompt divorce. Antonina est sur le point de signer sous la pression du frère, mais se rétracte bien vite et se bat le reste de sa vie pour faire reconnaître un amour mutuel auquel elle ne peut s’empêcher de croire.
Comme annoncé dès l’amorce de cette chronique, le film est d’une facture classique, au moins en apparence, et réalisé avec un brio qui évoque le Milos Forman d’Amadeus (la légèreté punk du jeune Mozart en moins). C’est très beau, les scènes réalistes devant l’église où vient prier la folle d’amour montrent une Russie où les misérables semblent sortis du roman d’Hugo, c’est aussi un brin longuet, l’ennui semble poindre, mais on s’accroche, il ne s’agirait pas de quitter la salle avant la dernière image d’un film du formidable Serebrennikov, et on se dit qu’on a rudement bien fait de s’accrocher à son fauteuil quand arrive une scène inouïe dans laquelle on voit le « couple » dans une soirée entre hommes dans laquelle s’exprime le talent du réalisateur pour mettre en scène les gens « anormaux », ici des homosexuels assumés et à l’apparence tapageuse qui côtoient des homosexuels qui cachent leur « vice » sous une tenue de soirée noire bourgeoise et irréprochable. Portraits d’un vieil inverti, gras comme un cochon, et qui semble ne jamais se vêtir autrement que d’une robe de chambre, et d’un danseur aux allures de D’Artagnan qui emplit l’espace d’une chorégraphie magique, Serebrennikov aime filmer les soirées de fête dans des appartements (cf Leto) et y réussit sans coup férir. Vient un peu plus loin dans le film une scène dans laquelle notre vieille folle à robe de chambre présente à Antonina quelques six ou sept hommes qui seraient prêts à l’épouser et qui s’effeuillent entièrement devant elle pour qu’elle puisse faire un choix en connaissance de cause : scène rare, au cinéma, dans laquelle la nudité est masculine et en groupe, mais scène d’une violence inouïe. On arrive tout doucement vers la fin du film en se disant qu’on aurait préféré voir un nouvel opus à la facture contemporaine et plus radicale, quand le final nous remet les idées à l’endroit : l’héroïne danse dans l’appartement vide où elle a vécu depuis son mariage, danse sombre, danse de mort, et le danseur déjà vu à deux reprises dans le film en fait de même, chacun de son côté, final majestueux et qui coupe court au côté respectueux du film d’époque, on retrouve alors le Serebrennikov artiste contemporain plein d’audace déjà observé dans les deux opus précédents, ce metteur en scène talentueux qui travaille non seulement pour le cinéma, mais aussi dans le spectacle vivant et on se croirait bien, en effet, au théâtre. Chapeau l’artiste ! Quant à l’actrice Alyona Mikhailova, elle réalise un travail de haute volée, à la hauteur du personnage que le réalisateur lui fait incarner. Pour le reste, on attendra patiemment le prochain film de celui qui dans le cinéma actuel ose tout sans s’être encore planté.
L’âne Eo (prononcer Eyo, ou quelque chose comme ça…) est le personnage principal de ce film, dans lequel Jerzy Skolimovski filme merveilleusement les animaux (chevaux, vaches, ânes, hibou, araignée…) par amour, nous dit le générique final, des animaux et de la nature. Ce petit animal sympathique a une maîtresse délicieuse, dans le cirque où tous deux travaillent, mais ce sera de courte durée. Pour que le film advienne, il faut bien que l’animal sorte de cet univers où il est protégé par l’amour de celle avec qui il se produit chaque soir en public. Eo passe alors par un haras où l’on dresse les chevaux (très belles scènes), mais un événement sans importance met un terme à sa présence au milieu des nerveux équidés, et il se retrouve dans une ferme où les ânes sont nombreux et où les propriétaires des lieux reçoivent des enfants handicapés qui fréquentent dans la douceur et la bienveillance animaux et humains. Mais là encore, il faut pour les besoins de l’intrigue qu’Eo s’émancipe. Eo s’évade donc…
Scènes nocturnes oniriques et expérimentales dans une forêt fréquentée par les loups, point de vue de l’âne sur le monde et photo magnifique, sur fond de musique contemporaine exécutée à l’orgue (par moment, surtout quand la peur s’en mêle, à la limite du supportable). Les véritables aventures d’Eo commencent. Il trace sa route, arrive au petit jour dans un village où les pompiers parviennent à le capturer, est libéré, assiste activement à un match de football, croise des hommes sur lequel le regard de Skolimovski est sans doute moins bienveillant qu’avec les animaux (il est vrai que les connards sont légion chez les hommes) et le film se poursuit ainsi, d’aventures en mésaventures, de rencontres plus ou moins heureuses avec les hommes en rencontres dangereuses, les hommes ne s’en sortent pas à leur avantage, et on sent que l’histoire va mal se finir. Skolimovski s’offre une scène gore et drôle, avec un petit meurtre à la va-vite et on se dirige comme ça vers la fin du film, entre moments de poésie et scènes genre cinéma d’art et essai. L’animal au doux regard, que rien ne retient plus auprès des hommes marche vers son destin, le spectateur s’est attaché à lui. Et l’image de fin tombe, telle un couperet. Jerzy Skolimovski a fait œuvre utile avec ce beau film. Les hommes vont sans doute devoir revoir leur relation à l’animal, tôt ou tard, le plus tôt sera sans doute le mieux.
Patricio Guzman, pour les lectrices ou lecteurs qui ne le connaîtraient pas (comme je les plains), est un réalisateur de documentaires chilien qui a tourné et construit des chefs d’œuvre du genre, dont les titres sont, entre autres, Nostalgie de la lumière, Le Bouton de nacre et La Cordillère des songes (un triptyque unique en son genre, somptueux, une ode à un pays qu’il aime et qu’il pleure, pays dont il s’est exilé en 1973, année pathétique de la prise de pouvoir du détestable Pinochet et de la mort d’Allende). Son nouvel opus, Mon Pays imaginaire, retrace les dernières années d’un pays qui retrouve sa fierté et sa mémoire, depuis un bel automne dont bien des peuples pourraient s’inspirer. Mais laissons la parole à Guzman : « Octobre 2019, une révolution inattendue, une explosion sociale. Un million et demi de personnes ont manifesté dans les rues de Santiago pour plus de démocratie, une vie plus digne, une meilleure éducation, un meilleur système de santé et une nouvelle Constitution. Le Chili avait retrouvé sa mémoire. L’événement que j’attendais depuis mes luttes étudiantes de 1973 se concrétisait enfin. »
C’est à un retour à un documentaire plus classique auquel se livre le réalisateur, même si dès les premières images et un gros plan sur des grosses pierres (il est encore question de la Cordillère), on reconnaît immédiatement son style inimitable et sa voix, en off, comme toujours. Il est donc question de la vie sociale et politique du Chili, de 2019 à 2021, deux années durant lesquelles, à l’initiative tout d’abord des jeunes qui, en se tenant à distance respectable des organisations politiques, se sont mis à se structurer pour organiser la révolte dans la rue (face à un pouvoir qui matait les manifestations et l’opposition dans la rue à la façon dont la dictature le faisait avant lui), puis des femmes qui, majoritairement, ont donné un élan plus puissant à ce mouvement libérateur. Patricio Guzman ne s’y trompe pas quand il donne la parole seulement à des femmes pour témoigner sur ce mouvement. Ce sont elles qui avaient le plus de choses à revendiquer, ce sont elles qui souffraient le plus de l’oppression dont le peuple chilien a été trop longtemps victime et d’un patriarcat qui accompagne toujours les vraies dictatures et les fausses démocraties. Qu’on y pense un peu : la « démocratie » chilienne fonctionnait encore jusqu’en 2021 avec la Constitution écrite par Pinochet. Les images de rues embrasées alternent avec ces témoignages de femmes, commentées par la voix et le texte, toujours aussi émouvant, de Patricio Guzman. Il regrette dès le début de n’avoir pas été présent à Santiago pour filmer la première flamme. Mais il s’est rendu sur place bien vite et le bonheur de voir, sous l’œil de sa caméra, cette ville qui résiste avec courage aux flics et aux militaires (Etat d’urgence déclaré contre l’ennemi intérieur, un ennemi dont il parle devant les caméras des télévisions de façon ridicule et anachronique, par l’ancien Président de la République Sebastian Piñera) hyper-violents et mal commandés, voire livrés à leurs impulsions fascistes, de voir les rues de cette ville emplies par la foule des 1 millions 500 000 manifestants qui obtiendront après deux années de lutte acharnée (« Nous ne reviendrons jamais en arrière » est une phrase qui revient régulièrement dans les propos des femmes filmées par Guzman ») l’abandon de la constitution fasciste et l’écriture de la nouvelle constitution par un panel de gens du peuple choisis parmi les manifestants, ce bonheur-là, il le partage merveilleusement avec les spectateurs de son film. Les concerts de casseroles dénonçant l’inactivité du gouvernement malgré la pression de la rue (peu de temps avant l’écriture d’une nouvelle constitution, Piñera n’avait fait prendre aucune réforme allant dans le sens social d’une amélioration des conditions de vie du peuple) sont aussi de beaux moments, filmés à l’envi, et à juste titre. Le peuple chilien a obtenu satisfaction, il a transforme par les urnes sa lutte victorieuse, en se débarrassant d’un Président vendu au capitalisme le plus brutal et qui fonctionnait à la façon d’un héritier du dictateur, et en élisant un homme jeune et plus démocrate qui, souhaitons-le pour ce beau pays, saura changer la vie. C’est évidemment l’espoir que Guzman affirme à la fin de son très beau film documentaire qu’il ne faut, à moins d’être d’extrême-droite, en aucun cas manquer.
Une femme vieillissante, Sangok, qui réside aux Etats-Unis depuis plusieurs années rend visite à sa sœur cadette en Corée du Sud. Elle a aussi rendez-vous avec un réalisateur de cinéma, qui l’a vue dans des films datant des années 90 et garde de son visage filmé un souvenir ébloui. Elle n’est plus actrice depuis déjà longtemps, pourtant il souhaite la faire tourner dans un film dont il a le projet, mais dont le scénario n’est pas encore écrit (il lui faudrait un an avant de pouvoir tourner).
Le film dont il est question ici commence dans l’appartement de la jeune sœur de Sangok. L’actrice devenue commerçante (elle a une boutique d’alcools), déjà réveillée, finit son café en regardant dormir celle à qui elle rend visite. On l’observe depuis un moment, elle est encore belle, très fine, s’allonge sur le canapé ou elle passe la nuit, se masse le ventre, s’adresse à un Vous qui semble être un esprit, une entité ou une force supérieure et à qui elle parle comme à une personne présente. C’est que Sangok a une spiritualité personnelle qui reviendra régulièrement au long du film et en particulier quand elle ouvrira son cœur au réalisateur avec qui elle a rendez-vous et qu’elle finit par retrouver après que les deux femmes soient sorties pour prendre un petit-déjeuner sur une terrasse auprès d’une rivière, dans un décor beau et apaisant qu’elles vantent toutes deux (il est question en passant de la possibilité que Sangok revienne vivre en Corée, de ce qu’elle gagne aux Etats-Unis, très peu en vérité, elle n’a pas d’économie, puis des relations à distance des deux sœurs, ou plutôt de leur inexistence, de blessures anciennes…), puis qu’elles aient rendu visite au jeune neveu de Sangok, dans un petit snack qu’il tient avec son amie (mais il est absent), avant qu’enfin la rencontre professionnelle (à laquelle Sangok, après avoir hésité à l’honorer, se rend, retrouvant le cinéaste et son assistant dans un café fermé, mais dont il a les clés…) ait lieu. Il semble que le film dont rêve le cinéaste ne puisse pas avoir lieu du fait de Sangok. Un court-métrage est alors envisagé, en remplacement, qui commencerait dès le lendemain. On pense même a une ville, Incheon si ma mémoire est bonne. Le réalisateur dit à l’ancienne actrice toute son admiration, elle remercie, elle rit beaucoup, elle est effectivement lumineuse, les cœurs s’ouvrent, mais il ne s’agit pas d’en dire plus ici. La scène est suffisamment cruciale pour qu’on la passe sous silence… Le mysticisme de Sangok a ses raisons qui sont dites et très belles. On boit beaucoup. Il y a de la délicatesse dans les échanges entre les deux personnages, comme dans tous les échanges qu’entretient Sangok avec tous ceux qu’elle croise, même un court moment, durant ce film d’1h26, beaucoup de politesse toute coréenne entre les personnages, c’est très délicat, charmant. Quand le réalisateur parle de sa conception du cinéma (Sangok a vu ses films qu’elle a aimés), il parle de la nouvelle comme du genre littéraire qu’il préfère et veut reproduire dans chacun de ses films, qu’il souhaite réaliser comme autant de formats courts. Il semble bien que ce soit aussi et surtout le projet de Hong Sangsoo dans ce dernier opus de sa longue filmographie, et c’est une réussite éblouissante que je vous engage à ne rater sous aucun prétexte, tant le film est beau, à la façon d’un hommage vibrant à la vie.
Magnifique titre pour ce film italien qui semblait arriver à point après plus d’un mois de disette cinématographique pour réconcilier l’auteur de cette petite et très courte chronique, et pour cause, avec le cinéma, magnifique titre pour un film italien dont la durée très raisonnable, 1h35, n’a pas fait le poids face à l’ennui prodigieux que procurait à l’auteur de cette brève chronique cette histoire de jeune femme, 18 ans (on assiste brièvement à sa fête d’anniversaire au début du film), qui se voit dans l’obligation de prendre en charge son vieux père, veuf, de l’assister, de lui venir en aide, bref, de jouer pour lui le rôle d’une mère, et lui permettre ainsi (peut-être…) de se défaire d’une addiction aux jeux de bar qui l’a mené à s’endetter auprès de tous les habitants de la petite ville près de laquelle, ou dans laquelle ils vivent, et qui le pousse à mentir à sa fille, à lui emprunter de l’argent, à donner pour rembourser une dette dix de ses brebis, car la jeune femme est bergère et propriétaire de ses moutons, puis, en s’effondrant un soir devant son enfant qui le surprend à fouiller dans l’endroit où elle garde ses maigres économies, en s’effondrant non sans l’avoir brutalisée au préalable et en la suppliant, après s’être lamentablement excusé de sa violence, de l’aider, et encore, et encore, ce qui eut pour effet immédiat de décider l’humble auteur de cette inutile chronique à quitter séance tenante la salle obscure où il était censé assister à un film d’une durée totale d’1h34 mais qui s’avéra durer finalement 45 minutes, et du même coup de manquer la deuxième mi-temps de ce film éprouvant et donc le dénouement de cette intrigue qui pas un moment ne passionna son spectateur. Retour au cinéma raté, en attendant d’aller voir un film asiatique qui, espérons-le, n’aura pas le même effet sur l’esprit et les jambes de votre serviteur.
Trois mille ans à t’attendre, deux acteurs à gages, des effets spéciaux, des histoires façons contes des Mille et une nuits, une histoire d’amour (sans cul, pour ne pas se priver d’un public tous âges, donc familial) et le tour est joué. Le tour est joué ? Non, justement, car ce film qui se laisse voir sans provoquer une crise d’angoisse avec sortie immédiate de la salle s’il n’est pas un gros navet n’en est pas pour autant une réussite. Tilda Swinton est certes une narratologue, vieille fille sans désirs et heureuse dans sa solitude, très crédible. Idriss Elba, du haut de ses deux mètres, avec ses oreilles pointues et sa barbe bicolore est un djinn on ne peut plus crédible. Les effets spéciaux, utilisés à bon escient plus que pour faire des scènes choc, marchent bien et se concentrent essentiellement sur le corps du djinn : sa désincarcération du flacon et son incarnation (version taille XXL) dans la chambre d’hôtel de celle à qui il va proposer trois vœux fonctionne à merveille. Les histoires dans l’histoire, histoire de multiplier les occasions d’échapper à un scénario indigent, sont parfois acceptables. Les décorateurs de George Miller sont au top et les scènes qui se passent dans des royaumes merveilleux jettent de la poudre aux yeux du spectateur avec efficacité : l’instrument de musique du roi Solomon, la cour et le château de Saba, etc… Le casting des personnages secondaires est aussi irréprochable que celui des deux stars du film (un harem de femmes obèses à ravir, deux voisines anglaises méchantes à souhait très crédibles…). Non, le tour n’est pas joué, même si le dernier film de George Miller fera sans doute le nombre d’entrée nécessaire pour lui permettre de continuer à réaliser des films hollywoodiens sans intérêt, Trois mille ans à t’attendre, que je me suis laissé entraîner à aller voir de bon cœur par mon adorable fille, est un film sans intérêt que vous pouvez tout à fait vous dispenser de cautionner par une place de cinéma payante, même pour faire plaisir à votre progéniture, et George Miller est un faiseur. Next !
Adepte des trilogies (Les promesses d’Hasan est le deuxième volet de sa deuxième trilogie), Semih Kaplanoglu est un cinéaste turc plutôt rare dans les salles de cinéma françaises puisque le premier volet, Les Promesses d’Asli, n’est pas sorti dans l’hexagone (on peut se demander pourquoi…). Passons. La première image du film (le reflet du ciel dans l’eau d’un puits presque plein, bientôt troublé par la chute d’un seau qui modifie l’image et la rend plus simple) nous prévient d’emblée, le réalisateur aime les cadrages qui mettent la tête à l’envers, d’une esthétique irréprochable (et le film n’en manquera pas), il aime poser sa caméra juste au bon endroit pour faire de ses films des objets plastiques d’une beauté certaine. L’homme qu’il nous présente, ce Hasan dont il est question durant tout ce film, n’est pas aussi beau que les plans qu’il se plaît à produire, même s’il ne s’agit pas d’un salopard fini. Son visage, tourmenté (celui d’un homme qui a passé la cinquantaine), son regard, ses silences, pendant toute une assez longue partie du film n’en disent que peu sur son caractère. Hasan est un agriculteur qui a les soucis d’un homme de la terre prenant soudain conscience que les engrais chimiques et les pesticides qu’il répand sur ses champs ou dans son verger sont dangereux pour la santé (la mort du chat de la maison), il a les soucis d’un homme de la terre à qui un ingénieur électricien apprend un beau jour qu’on va installer dans son champ de tomates un pylône électrique, des soucis de terrien. Il évite de s’en ouvrir à sa femme, Emine : le chat, il reviendra bientôt ; le pylône, il ne lui en dit rien, ni de sa visite au juge qui s’est occupé de la succession familiale et lui a attribué la ferme et la plus belle terre (depuis, il y a déjà plus de vingt ans, son frère ne lui parle plus). Pour régler les problèmes auxquels il doit faire face, Hasan est capable de mobiliser des gens plus puissants que lui… Le pylône finira dans le champ voisin, non cultivé, de son frère, où un arbre magnifique trône encore, tant que la compagnie d’électricité n’intervient pas… C’est quand Emine et Hasan sont tirés au sort pour le Hadj (le vœu le plus cher de son épouse) que les mauvaises actions d’Hasan remontent peu à peu à la surface. Pour partir faire le pèlerinage à la Mecque, il faut s’être purifié en demandant leur pardon à ceux qu’on a offensés… Petit à petit, Hasan va voir les uns et les autres (il en oublie peut-être) et on en découvre un peu plus sur sa façon de faire avec les autres, jusqu’à sa visite, un rien tardive, à son frère.
Les beaux plans (sur l’eau, l’arbre, la campagne omniprésente, y compris dans la bande-son avec le bruit du vent), les scènes surprenantes (dans le verger de pommiers, les rêves d’Hasan, tourmentés…) se succèdent. Kaplanoglu, ici et là, nous gratifie de sa vision sur la vie d’un couple d’agriculteurs turcs et sur une société malade (le rôle ambigu et hypocrite de l’Europe par rapport aux pesticides, le Hadj comme affaire commerciale juteuse…). Deux heures trente de très beau cinéma, à ne pas manquer en ces temps de canicule (il fait frais dans les salles obscures).
Le cinéma est un art de l’illusion et Bogdan George Aperti en joue avec un certain brio dans ce polar qui traite, une fois encore, d’un thème douloureux, celui des violences faites aux femmes (viol et féminicide). Cristina, une jeune novice, quitte son couvent pour se rendre à l’hôpital pour une raison qu’on ignore un certain temps. A l’aller, elle fait le voyage dans le taxi du frère d’une nonne avec qui elle entretient d’excellentes relations, un type pas très sympa qu’on imagine bien lui faire vivre le pire, à la façon dont il la regarde un peu à la dérobée, et à sa façon de parler. Mais il ne faut pas se fier aux apparences avec Aperti… Un deuxième voyageur les rejoint dans un bled, un peu plus loin, médecin pro-science et très anti-religieux, qui s’adresse de façon peu amène à la jeune novice et la mettant sans la connaître dans le même sac que tous ceux qui prient pour guérir plutôt que d’aller voir le toubib, au point de faire intervenir le chauffeur en faveur de la jeune femme. Il ne faut pas se fier aux apparences… A l’hôpital, le médecin emmène Cristina chez son collègue neurologue et lui sert de coupe-file. La jeune femme n’a pas vraiment besoin d’un neurologue, elle a rendez-vous avec une autre spécialiste dans la salle d’attente de laquelle elle se rend ensuite.
Au retour, elle trouve un autre taxi. Le chauffeur a l’air plutôt sympathique. Il ne faut pas se fier aux apparences, il va profiter du moment où la novice s’isole dans un bois pour se changer et reprendre l’aspect d’une novice pour se jeter sur elle, et dans une scène hallucinante de viol en hors-champ, la mettre hors d’état de témoigner en finissant son travail avec une pierre (objet contendant redoutable pour tuer une personne, même jeune, en la frappant au visage et sur le crâne). C’est la scène centrale du film, pendant que le sale mec commet son sale acte, la caméra fait un 360° et nous montre deux vergers à cheval regrouper leur troupeau, sur fond de cris de peu et de souffrance (le bruit des sabots couvre la voix de la novice…).
Deuxième partie, un flic acharné et obsédé par l’affaire, enquête, prêt à tout (jusqu’à créer de toute pièce un indice) pour faire avouer le présumé coupable, qui nie en bloc. Autoritaire, à l’excès, au point de faire subir à son adjoint une sanction injuste parce qu’il tient des propos mystico-religieux (encore !), nerveux, violent avec le coupable, on le voit dans une scène importante chercher à faire parler la victime (la pierre n’a pas eu raison de sa vie) pour lui faire identifier le coupable sur photos. En vain. Elle finit par lui chuchoter quelque chose à l’oreille (on ne saura pas quoi…), mais l’inspecteur compte sur le choc provoqué chez le coupable par la confrontation avec le lieu du crime sur lequel il l’emmène, avec trois de ses subordonnés. Il a un putain de pétard sur lui et on craint un dérapage. La fin du film arrive, au bout de deux heures d’une drôle d’enquête, celle du spectateur qui se demande s’il doit croire ce qu’il voit ou entend, et après un switch bien amené, le dénouement tombe, glaçant, froid et coupant comme une lame. tout le monde rentre à la maison. Aperti joue avec les codes du polar pour faire autre chose, on se demande un peu quoi en sortant de ce film dont on se dit qu’on la vu sans déplaisir, mais qu’on n’a sans doute pas vu un film complètement abouti. Il est vrai que son réalisateur a mis la barre très haut. L’a-t-il franchie ? On n’en sait à vrai dire foutre rien.
Depuis le roman de Roberto Bolaño (bientôt chroniqué dans cette page), 2666, le thème des violences faites aux femmes, et plus encore des féminicides, est souvent traité par les cinéastes (il n’y a sans doute aucune conclusion à en tirer, mais il faut bien commencer d’une façon ou d’une autre…). Le réalisateur Ali Abbasi (voir également Border, réalisé en 2018), s’attaque à une histoire qui aurait sans doute pu ressembler par le nombre de victimes (le criminel a l’intention de tuer les deux cents prostituées que compte sa ville) à celle que traite le roman chilien. Saheed, un « bon père de famille » de la ville sainte de Mashhad (où se retrouvent plus de vingt millions de pèlerins chaque année) se mue la nuit en assassin de prostituées, qu’il repère et ramène chez lui sur sa moto pour les étrangler sans plus de façon, histoire, prétend-il, de nettoyer la ville du vice qui y sévit. Parallèlement, on suit la journaliste d’un grand quotidien de Téhéran, venue à Mashhad pour y enquêter sur cette série de crimes. Rahimi subit au quotidien le paternalisme étouffant des hommes, leur sentiment de supériorité, leur violence sexuelle, et ce n’est sans doute pas sans raison qu’elle se prend de passion pour cette affaire. C’est un fait que pas un homme du film ne s’en tire à son avantage, que ce soit le collègue de Rahimi (le gentil de la bande, protecteur et « raisonnable », dont on voit bien qu’il a un faible pour son amie journaliste, mais sans espoir tant son conformisme de « mâle » le dessert…), l’employé préposé à l’accueil d’un hôtel (prêt à refuser la réservation de Rahimi sous prétexte qu’elle n’est pas accompagnée par un homme), le flic (machiste et libidineux, qui se dévoile dans une scène malaisante), les amis anciens combattants de Saheed (prêts à tout, sans hésiter à contourner la loi, pour lui éviter la peine de mort), et Saheed lui-même (« l’assassaint », à l’esprit pour le moins dérangé).
On voit un thriller, qui prend aux tripes, dans une tension qui va crescendo dès lors que les crimes se suivent et se ressemblent, et que Rahimi s’implique individuellement dans l’enquête, au point de jouer les chèvres pour faire tomber le meurtrier, avec son collègue qui la suit, mais trouve le moyen de perdre de vue la moto et de laisser à un triste sort l’héroïne du film. Sans la moindre faiblesse, ce thriller pas comme les autres pousse son propos jusqu’au bout, ne se satisfaisant pas de résoudre son intrigue par un dénouement moral attendu et exact au rendez-vous, mais en montrant la journaliste qui termine son enquête par des entretiens du genre glaçant avec quelques victimes du meurtrier, dont son fils, qui a si bien intégré la violence faite à sa famille par Saheed qu’il s’improvise déjà en continuateur de « l’œuvre » paternelle en prenant sa sœur pour modèle et en montrant à la journaliste comment faisait son père. Glaçant et brillant. La participation des Nuits de Mashhad au festival de Cannes a valu Zar Amir Ebrahimi le Prix d’interprétation féminine.
Inutile de résumer l’intrigue de ce film, que tout le monde connaît par cœur, je pense. On m’avait vanté ce film comme étant le meilleur de Pier Paolo Pasolini (les gens sont menteurs !). Loin de cela, la longueur de la pellicule (2h17, quand même…), le peu d’intérêt qu’on peut trouver pour une histoire qu’il est difficile de ne pas anticiper (en sentant l’urgence d’en arriver au plus vite à la mort et la résurrection, histoire d’être enfin libéré de cette attente pour retourner tout simplement à sa vie) font que L’Evangile selon St Matthieu finit vite par ennuyer malgré les qualités purement cinématographiques du film. On retrouve ainsi les galeries de beaux portraits chères au maître, les deux acteurs principaux, Jésus et Marie, sont beaux et bien choisis ; Joseph (qui joue un rôle mineur) est peut-être un peu plus décevant. Mais on aurait sans doute trouvé judicieux que Pasolini ne montre pas tant de fidélité au texte qu’il adapte, loin de ce qu’il a pu faire avec Médée, et on se demande encore et toujours, au point qu’il faudra bien finir par répondre à cette question en lisant sur le sujet un texte intelligent et bien documenté sur la pensée du réalisateur communiste révolutionnaire et anticonformiste, pourquoi Pasolini s’est imposé ce sujet. Que cela ne vous empêche pas d’aller voir les grands films de Pier Paolo quand ils passeront dans votre cinéma favori, celui-là autant que les autres…
Deuxième film du réalisateur italien, Mamma Roma est un coup de maître qui confirme que Pasolini est très vite un immense cinéaste. Un noir et blanc et des plans magnifiques, Pasolini sait déjà tout filmer, les personnages (principaux autant que secondaires), la ville et l’architecture, les terrains vagues aussi bien. Mamma Roma est une prostituée gouailleuse, dont le maquereau se marie (ce qui la libère). Elle s’installe dans un quartier populaire, façon quartier avant l’heure, et tient un étal sur le marché. Objectif : faire de son fils un jeune homme « bien ». Mais celui-ci traîne avec des petits délinquants et s’encanaille un peu. Tous les moyens sont bons pour lui faire suivre le droit chemin, y compris le chantage exercé aux dépends d’un restaurateur qui accepte de prendre Ettore comme serveur, mais le jeune homme n’aime ni l’école, qu’il a vite quittée, ni le travail, qu’il quitte encore. La plus grande partie du film est portée par l’excellence du jeu d’Anna Magnani, sa verve, son rire, ses monologues ou ses dialogues, son personnage de pute au grand cœur avec laquelle se plaisent à déambuler les hommes qui surgissent auprès d’elle dans la nuit des lieux de tapin pour l’accompagner en écoutant ses souvenirs et en riant de sa gouaille, se relayant autour d’elle. Puis, on suit son fils, on retrouve son ancien souteneur qui est toujours en quête d’argent et compte sur la bonne volonté de Mamma Roma. La fin du film bascule du profane au sacré, consacrée qu’elle est à la brutale déchéance d’Ettore, qui vit une passion christique fatale, et la dernière scène à la passion d’une Mamma Roma, le tout filmé admirablement et accompagné par la sublime musique de Vivaldi. Un très grand film, parmi les nombreux chefs-d’œuvre de Pier Paolo Pasolini que la maison Carlotta propose en versions restaurées. Un bonheur à ne surtout pas manquer.
Deux pères et deux familles qui se détestent cordialement, deux jeunes gens, Ziné et Avdal qui jouent les Roméo et Juliette, une guerre contre Daesh, un pays, le Kurdistan, des combattants, les Peshmergas. Avdal s’est engagé, rien ne l’y obligeait. Ziné et lui ont décidé de s’opposer à leurs familles en se mariant. Au front, Avdal sauve la vie de son commandant, mais est blessé. Le chirurgien qui l’opère lui permet de remarcher. Pourtant, le soir des noces, Avdal prend conscience que sa blessure l’a métamorphosé. Il n’est plus lui-même, dit Ziné. La jeune femme s’accroche autant qu’elle peut à leur amour, le jeune homme aimerait y croire lui aussi, mais sa rencontre avec le chirurgien ne lui laisse aucun espoir. Dès lors, il ne pense qu’à offrir à Ziné sa liberté.
Beau film que cette ode à l’amour et à la liberté. Mais il est difficile dans un pays de culture musulmane de résister à la pression sociale, aux familles qui s’immiscent dans la vie des jeunes couples, jusque dans leur lit, même. La belle Ziné devrait être enceinte ! On enjoint le jeune couple de se dépêcher de bien faire les choses pour que naisse un enfant. On s’étonne que Ziné trouve un travail dans une raffinerie de pétrole. On jase dans le dos du couple. Insupportable pression, qui s’intensifie quand tout le monde sait qu’Avdal est impuissant, handicap unanimement considéré comme une tare, une honte, y compris par Avdal lui-même. Le film, même s’il n’oublie pas de sourire avec quelques scènes proches de la comédie, finit hélas par s’enliser un peu dans le mélodrame, en s’appesantissant sur la dépression qui gagne, sur les larmes de la jeune femme, sur la honte et la tristesse du jeune homme, les moments de solitude de l’un et de l’autre, seuls ou ensemble. Quelques gestes symboliques un peu excessifs, pour une fin moins désespérante que prévue. Le propos manque d’une dimension politique et sociale qui lui donnerait une puissance qu’il n’a pas, hélas, mais il ne faut pas pour autant condamner ce film dont la thématique fait tout l’intérêt.
Film culte de générations de grands réalisateurs et d’un public de cinéphiles, La Maman et la putain de Jean Eustache (1973) enfin restauré ressort au cinéma cet été et c’est une occasion à ne pas manquer. C’est tout d’abord une expérience unique : une pellicule de trois heures quarante, un film qui tient essentiellement sur le dialogue (voire le monologue, car le personnage joué par Jean-Pierre Léaud, particulièrement égocentré, passe son temps à parler et à se faire écouter par ses maîtresses), une intrigue on ne peut plus ténue (un jeune homme qui vit avec une femme un peu plus âgée que lui (jouée par une Bernadette Lafont plutôt sobre) en rencontre une deuxième (Françoise Lebrun), sans se résoudre à faire un choix), un jeu d’acteurs totalement décalé (la diction de Léaud !) et, bien sûr, un film en noir et blanc. Bref, du cinéma de chambre, qui donne l’impression d’être au théâtre plutôt qu’au cinéma, un film considéré à juste titre comme un chef-d’œuvre inusable, et c’est bien le cas, car malgré les cinquante ans qui se sont écoulés, il n’a pas pris une ride. Quelle fut la réception du film à l’époque ? Il semblerait que le film ait fait scandale à Cannes. Mais aujourd’hui, il est difficile de ne pas le voir en se disant qu’Alexandre, le personnage masculin du film, est un drôle de coco qui, malgré son succès, s’y prend on ne peut plus mal avec les femmes (la scène qui ouvre le film, durant laquelle il fait sa demande en mariage à Gilberte, une jeune femme qu’il a on ne peut plus maltraitée, voire violentée certains mauvais jours, en est un exemple), se ridiculise plus souvent qu’à son tour et ne fait pas toujours illusion (les scènes de fin pendant lesquelles Veronika lui règle verbalement son compte sont jubilatoires). Interrogation sur l’amour, le couple et la « liberté » dans le couple (la liberté de l’homme, en fait), La Maman et la putain est un grand texte (qui mérite sans doute au moins autant d’être lu qu’entendu) dont l’idéologie « libertaire » mériterait d’être revue de façon plus actuelle et féministe. Ça n’en fait pas pour autant un film daté et vieillot, le témoignage sur une époque qui apparaît clairement comme révolue est pour le moins intéressant, mais on en viendrait presque à souhaiter voir sortir un remake de La Maman et la putain, tourné aujourd’hui par une réalisatrice (On pense à Claire Denis, par exemple), et non par un réalisateur qui met en scène d’un point de vue essentiellement masculin ses difficultés relationnelles et le désordre de sa vie amoureuse, même si le personnage d’Alexandre est montré sans fard.
Grand film que ce Decision to leave : narration hyper-maîtrisée, cadrage et photographie magnifiques, bande-son d’une grande beauté, personnages délicieusement ambigus et fouillés, etc… Rien n’est laissé au hasard avec Chan-Wook Park, y compris les transitions les plus surprenantes (le passage de la première à la deuxième partie fait s’interroger le spectateur sur le personnage féminin, qu’on ne reconnaît pas en un premier temps, et sur un personnage masculin, Paf, qui débarque sans crier gare… est-ce bien toujours le même film, oui en réalité…) ou les scènes dans lesquelles un personnage qui n’a rien à faire là est invité pour signifier combien sa présence réelle serait logique. On peut ne pas être fan de polar et se faire prendre au piège de l’intrigue, rien d’étonnant à cela, il s’agit de bien plus que d’un film de genre. Le drame psychologique fonctionne merveilleusement, l’histoire d’amour n’est pas parfumée à l’eau de rose, quant à la fin qu’on pourrait trouver romantique (romantoque), elle est bien plutôt digne d’une tragédie et d’une beauté formelle qui fait passer l’émotion comme une lettre à la poste. Il y a du Wong Kar-Wai chez ce réalisateur coréen, amour impossible quand tu nous tiens ! Par manque d’envie d’en dire trop long sur l’intrigue, l’auteur de cette chronique vous recommande ce film en tous points somptueux sans évoquer l’histoire. C’est un grand film que ce Decision to leave, vous disais-je. Le haut du panier de ces six premiers mois de cinéma. Allez-y, mais allez-y !
On ne sait pas bien pourquoi Alma, qui travaille depuis trois ans sur un sujet de recherche pointu, se satisfait parfaitement de sa situation d’éternelle célibataire qui a mis sa vie privée au rancart pour se consacrer à son travail et ne croit plus visiblement au bonheur amoureux, a été choisie pour une expérience consistant à vivre trois semaines avec un androïde programmé spécialement pour la rendre heureuse. Son patron lui en donne en peu de mots la raison : elle est la seule célibataire (ou presque) de la boîte. Toujours est-il qu’après une première rencontre avortée (bug du robot), la voilà flanquée de Tom qui a encore beaucoup à apprendre avant de satisfaire pleinement sa compagne humaine en devenant moins stéréotypé dans son approche d’une femme. L’acteur qui joue ce rôle de composition, Dans Stevens, est parfait. Le film, dont la revue Cineuropa nous dit qu’il est « exquis tout en étant étonnamment complexe », a d’ailleurs reçu l’ours d’argent de la meilleure interprétation à Berlin (2021), mais il a été étrangement décerné à Maren Eggert (qui joue le rôle d’Alma !).
I’m your Man se veut réflexion sur le couple, le bonheur en amour, la solitude affective ou je ne sais quoi d’autre dans le genre. Ce n’est pas un film de science-fiction, on est loin des idées brillantes d’Isaac Asimov quand il écrivait sa série sur Les Robots (c’est d’ailleurs ce qui manque au scénario, car on se demande constamment quelles lois précises régissent le fonctionnement du robot, qu’on peut assimiler à un simple algorythme, et pourquoi Tom se comporte parfois comme il se comporte, en faisant preuve de curiosité pour le savoir, par exemple, et en particulier lorsqu’il est seul). C’est une comédie dramatique qui se laisse voir.
Le sujet du film correspond sans doute au vieux fantasme de l’humanoïde programmé pour satisfaire amoureusement (et sexuellement, cela va sans dire) l’être humain (ce qui fera peut-être se déplacer plus d’un spectateur masculin), ce qui n’est pas une idée idiote. Il est traité avec finesse et sans aucune lourdeur, en jouant rarement avec les stéréotypes et en se gardant des clichés. Le compte rendu d’Alma, à la fin du film et après qu’elle ait congédié son Tom avant la fin de l’expérience (et après avoir fait l’amour avec lui pour la seule et première fois), est clair et de bon sens : une relation de ce type, complètement unilatérale, n’est rien d’autre qu’une illusion. Mais la dernière scène du film semble revenir sur cette morale évidente. Bon, pour être sincère, je n’ai aucune idée du propos qui serait celui de la réalisatrice (s’il y en a un), et je me demande surtout s’il n’y aurait pas eu moyen de faire un film un peu plus « rock’n roll », un peu moins sage, bref un film corrosif sur un sujet qui pouvait appeler une mise en scène moins convenue et classique.
On devrait parfois se fier à ses impressions, ici sur une affiche qui en dit long sur ce film, entièrement construit sur le personnage d’un patron paternaliste et pour un acteur (Javier Bardem) qui, aussi bon soit-il, ne parvient pas à sauver un scénario lourdingue et une direction d’acteur sans finesse. Le bon patron, contrairement à ce qu’en disent les journalistes spécialisés, ne fait pas « rire avec brio ». Trop de caricature, trop de scènes dont on pourrait se passer, à quoi le propos répété à outrance peut être ajouté, comme si le réalisateur prenait ses spectateurs pour des demeurés à qui il serait justifié de répéter deux ou trois fois la même histoire pour qu’ils en comprennent toute la subtilité, comme si on ne savait pas rapidement que le bon patron est une enflure. La complexité de la situation de Juan Blanco (el buen patron), qui finit par s’enliser dans les stratégies fangeuses au point qu’on se dit qu’il ne s’en sortira pas sans tomber le masque, sans avoir un petit peu honte de lui, sans reconnaître un petit peu qu’il se comporte comme un gros fumier avec ses employés, et avec les gens qu’il côtoie en général, ou même sans finir entre deux flics, fait que la réalisation multiplie les lourdeurs, que le scénario devient insupportable et qu’on s’en désintéresse progressivement. Et comme tout n’est pas à jeter dans ce film, il y a bien quelques scènes (comme la scène du cimetière ou la toute dernière scène) qui pourraient être sauvées du naufrage, si seulement la démonstration s’allégeait un peu, avec un peu de finesse par exemple, mais non, le réalisateur s’enfonce en remontrant une facette du personnage qu’il a déjà eu l’occasion de mettre en scène (faire un discours à son petit monde, en les dominant physiquement par une position surélevée – faire preuve d’un cynisme à toute épreuve quelle que soit la situation). Comme si vraiment le film s’adressait à un public à la comprennette enrayée. C’est ainsi qu’on surprend de Aranoa à multiplier les redites dans un film dont il est difficile de ne pas se dire qu’il est désespérément et définitivement lourd. A fuir. Et puis, ce cinéma de caractère qui se veut critique acerbe du paternalisme patronal nous semble pour le moins anachronique, tant la figure du patron qui veut faire croire que ses stagiaires sont ses filles, ses employés ses fils, son entreprise une grande famille est datée et tant ce type de politique managériale a cédé la place à des formes de manipulation des salariés bien plus violentes encore.
Lucie et José forment un couple mixte franco-argentin, parents d’une petite fille nouvelle-née (avec laquelle Lucie est un peu en difficulté), installés depuis peu à Clermont-Ferrand (bonjour la grisaille) où José (dessinateur de BD) travaille chez Michelin avec la mission de refaire le logo de l’entreprise (avant de se faire virer rapidement, sans que la raison soit précisée). Quand Lucie trouve un boulot, c’est au tour de José de s’occuper (avec bonheur) de l’enfant. Mais très vite le couple bat de l’aile. Lucie se lance dans une thérapie (Gestalt : bonjour la caricature de thérapeute) et José, qui semble un peu paumé, rencontre un voisin, Jean-Claude, un drôle de type, qui fait un sale boulot (il s’occupe de virer les ouvriers dans des entreprises qui dégraissent), et qui est passionné de jazz et de bon pinard. A partir de ce premier moment passé en commun, et qui se finit sur un coup de louchet au niveau de la trachée de Jean-Claude (qui l’a un peu cherché), José et lui se voient chaque jeudi, avec pour acmé le passage du morceau Petite Fleur de Sydney Bechet et le meurtre (joyeux, gore, saignant, consenti) de Jean-Claude signé José (qui s’y fait vite).
Quand Lucie quitte José (pour des raisons qu’il ne s’agirait pas de dire ici sauf à narrer tout le film), la routine de l’Argentin déraciné s’installe inexorablement, mais il retrouve le chemin du dessin, même s’il n’a pas de scénario. Vous l’avez compris, Petite Fleur est une sorte de comédie qui se penche, à sa façon, sur la relation de couple, au moment où il fonde une famille, peut-être de loin sur l’exil, mais dont le propos est sans doute la quête de l’équilibre et la routine. Ça se laisse voir (bien mieux qu’une comédie française – combien de navets pour un bon film – y en a-t-il d’ailleurs ?), c’est parfois plutôt drôle. Le personnage du thérapeute est tellement caricatural que ça en ressemble à du règlement de compte, mais l’intrigue est assez sympa. C’est sans prétention comme un bonne comédie, on sort de la salle en se disant qu’on a passé un bon moment, mais qu’on aurait pu aussi faire autre chose de sa soirée. Next…
Sublimée par l’excellent acteur chilien Alfredo Castro (vu récemment dans Karnawal dans le rôle d’un voyou sorti de prison, où il était déjà incroyable), celle qui n’a pas de nom, un travesti sur le retour (« Je suis vieille », dit-elle à son jeune ami Carlos, dont elle est évidemment tombée amoureuse), a accepté de cacher à son domicile des « cartons de livres d’art », dans lesquels elle s’aperçoit vite que le jeune homme qui lui a sauvé la mise après une descente de la violente police de Pinochet dans un cabaret de travestis cache en réalité un véritable arsenal. L’adaptation cinématographique est plutôt très fidèle au roman, même s’il a bien fallu couper les chapitres où le lecteur est entraîné par Pedro Lemebel dans la vie de Pinochet et de sa femme. On retrouve les mêmes scènes que dans le roman, l’anniversaire de Carlos avec des enfants du quartier, la scène durant laquelle une bourgeoise qui reçoit « le général » à sa table lui commande une nappe brodée, un travail pour lequel elle tient à ne pas être déçue, les scènes avec les copines travesties du personnage principal. Le regard porté sur ce petit monde des « tafioles » comme les appellent les flics du dictateur est aussi tendre que celui de l’écrivain. Le jeune architecte est lisse, bien moins charismatique que le vieux travesti, mais il prévoit avec ses camarades de combat un attentat contre le tyran. C’est ce qui va soutenir l’intrigue, puisque « la Loca », revenue sans doute de tous les combats amoureux, a encore un cœur capable de s’émerveiller et succombe, fermant les yeux sur ce qui se passe chez elle, cela lui permettant après tout de revoir celui qu’elle aime. Elle se tient pourtant à distance du politique, pour une raison qu’elle explique à son architecte et qu’on ne trouvait pas dans le roman (Lemebel était communiste) : « Il n’y a pas de folles chez les communistes, pas plus que que chez fascistes. Le jour où la Révolution nous fera une place, tu me trouveras au premier rang. »
Tengo miedo, Torero, le titre du film en espagnol, est aussi celui d’une chanson sud américaine traditionnelle. La loca l’écoute en boucle, ce sera le mot de passe qu’elle utilisera avec son « chéri » activiste, en cas de besoin. Aussi le film fait-il une place importante à la musique (en particulier quand le loca rejoue ses anciens numéros de cabaret) et la bande-son mérite qu’on l’écoute hors contexte, avec entre autres un passage du merveilleux traditionnel La Llorona. Quant à la photographie, plutôt léchée, du film, elle participe du plaisir qu’on a à suivre les aventures des deux marginaux. Enfin, les dialogues et la mise en scène laissent une belle place à l’humour. Autant de qualités qui font de Je tremble ô Matador, sinon un grand film, du moins un film auquel on assiste avec plaisir.
Costa-Rica, dans une maison isolée près d’une forêt, vivent trois femmes : la mère, sa fille Clara (40 ans) et Maria sa petite-fille orpheline (15 ans). Clara a un don de guérison (elle a d’ailleurs vu la Vierge), mais aussi un handicap (une colonne vertébrale sérieusement déformée), dont on se demande s’il n’est pas doublé d’un handicap mental (léger). Clara communie avec la nature, elle sent venir les tremblements de terre et annonce la pluie, entretient une relation quasi fantastique avec sa jument blanche Yuka, ressuscite un scarabée qu’elle garde dans sa chambre. Les cérémonies religieuses de guérison qu’organise sa mère pour le habitants du village malades, où Clara doit se conformer à un rite pesant, les frontières autour de la maison, symbolisées par des chiffons bleus attachés à des poteaux par la grand-mère, semblent infranchissables. Il semble que Clara ne choisisse pas grand-chose dans sa vie. Le plaisir lui est interdit, parce qu’elle a vu la Vierge, certes, mais aussi comme il est souvent interdit aux personnes handicapées. Sa mère lui fait tremper les doigts dans une purée de piment fort pour éviter toute dérive… « Elle recommence ses cochonneries », commente-t-elle, alors qu’une novella diffuse à la télévision une scène de baiser et que Clara laisse errer sa main où il ne faudrait pas. Clara vit une vie dans laquelle son hyper-sensorialité est contrôlée. Le carcan religieux, la frustration sexuelle, la privation de liberté, jusque dans le choix des robes qu’elle doit porter, sévissent et on peut se demander si le destin de Clara ne symboliserait pas celui des femmes en Amérique du Sud… Pourtant cette jeune femme, si soumise en apparence, va progressivement s’émanciper, tout en douceur, de cet emprisonnement familial, mais aussi de façon violente, de la chape de plomb qui lui est imposée par le conditionnement maternel. L’arrivée d’un jeune saisonnier qui travaille au village y est sans doute pour quelque chose, en réveillant le désir pour un homme chez Clara. Ce film pourrait être banal, mais la réalisatrice, Nathalie Alvarez Mesén, en choisissant pour sa mise en scène la poésie, le réalisme magique, la sensorialité et une sensualité à fleur de nature, une bande-son en parfaite adéquation avec la forme du film, transcende son sujet (comme son héroïne, le film n’est pas bavard et ce sont les images, les symboles et la musique qui importent), jusqu’à un final assez formidable, spectaculaire sans excès et à double-sens qui permet au spectateur de prendre congé, de cette héroïne magnifiquement incarnée par la danseuse Wendy Chinchilla Araya, en fonction de sa propre sensibilité. Morte ou vivante, Clara s’est libérée de son emprisonnement, dans un film sensible, subtil et délicat à ne manquer sous aucun prétexte.
Après la très agréable surprise du premier volet de la trilogie de Musachi, le deuxième volet, Duel à Ichijoji, nous a paru bien fade, disons-le d’emblée. La faute à cette métamorphose qui fait du personnage de Takezo, un paysan rustre, brutal et un peu fou, un « sage », un samouraï un tantinet trop propre sur lui, même s’il reste toujours aussi amoureux de son sabre, bref un héros convenu, qui gagne évidement tous ses combats, que ce soit contre un grand maître ou contre 80 combattants d’une école de Kyoto, tous plus traitres les uns que les autres, qui ont jeté aux orties l’honneur du samouraï et n’hésitent pas, pour venir à bout de Musashi Miyamoto, le plus grand samouraï du Japon, qui ne recule devant aucun combat, même les plus difficiles, sauf peut-être le combat qu’il semble mener contre les femmes, devant lequel il prend inévitablement la fuite. Bref, là où nous avions grandement apprécié dans La Légende de Musashi un film qui mêlait les genres, avec ses personnages de comédie (Takezo, le moine Takuan) et ses quelques combats bien dans l’esprit du film de samouraï, Duel à Ichijoji ne passe pas la rampe. Nous l’avons sans doute vu avec plaisir, mais un plaisir mesuré, qui a mis un terme au projet de voir la trilogie en trois soirées. Ce soir La Voie de la lumière, dont le pitch est connu d’avance quand on a découvert le personnage du samouraï ambitieux et talentueux Kojiro Sasaki, qui va évidemment défier Musachi. L’issue de leur combat est certes indécise, mais elle se décidera hors notre présence et nous n’en témoignerons donc pas demain ! Quant aux spectateurs de cette trilogie qui comparent Inagaki à Kurosawa, nous les laisserons à leurs spéculations et autres billevesées…
Premier volet d’une trilogie, La Légende de Musachi de Hiroshi Inagaki (1954) est l’histoire d’un jeune villageois qui, voyant passer une armée, décide de s’engager pour aller combattre, avec à l’esprit le rêve de devenir un grand samouraï. Il n’a rien à perdre, sa famille le rejette parce qu’elle le considère comme trop violent, il n’a pas de promise, contrairement à son ami Matahachi qui délaisse sa mère et la jolie Otsu pour l’accompagner. On est en 1600, le Japon vient de passer par une longue période de guerre civile. Las, la guerre n’est pas le terrain de jeu où les deux hommes se feront une renommée de grands combattants. Leur camp est vaincu, et nos deux héros s’enfuient comme ils peuvent, Matahachi blessé et soutenu par Takezo. Ils trouvent refuge chez une veuve et sa fille, chez qui Matahachi va faire le choix de rester. A peine revenu au village, Takezo connaît quelques ennuis. Une battue est organisée pour l’arrêter, mais on ne peut le circonvenir aussi facilement, car ce fou furieux met en déroute toutes les milices les mieux armées ! Seul le moine zen du village, Takuan Soho, est assez filou pour le ramener au bout d’une corde au village.
Takezo, qui, à la fin du film, est rebaptisé Musachi, est joué par l’acteur fétiche du cinéma japonais des années 50, Toshiro Mifune. Performance de haut niveau de l’acteur qui sait tout jouer, la furie, la violence, la folie, mais aussi la sagesse. Son personnage, dans les dernières images du film est méconnaissable et on du mal à croire que c’est le même acteur qui lui prête ses traits. Le jeu de Mifune n’est pas le seul atout de ce film, dans lequel on plonge avec délice. Les aventures de Takezo sont en effet intéressantes à suivre, même si l’intrigue peut paraître décousue et si les scènes du film se suivent et se ressemblent, ou pas… C’est le portrait d’un homme, et surtout d’un futur grand samouraï, qui s’esquisse progressivement : fruste et violent, au départ, plutôt effrayé par les femmes, il faudra toute la bonne volonté de la jolie Otsu pour le faire s’intéresser, de loin, au beau sexe, un peu fou, naïf face au pervers Takuan qui le roule dans la farine comme il veut, Takezo est un paysan mal dégrossi. Le premier volet de la trilogie va lui permettre d’évoluer vers la sagesse et la philosophie grâce à la ruse du moine qui parvient à l’enfermer dans une chambre du château d’Hiroshi, avec des piles de livres de sagesse qu’il devra à tout prix assimiler s’il veut en sortir libre. Les dernières images du film (qui se voit avec le même plaisir qu’ont les enfants à entendre des contes) nous montre un Musachi métamorphosé, prêt à partir pour son initiation de samouraï, seul, bien sûr, puisque s’il revoit Otsu avant son départ, il prend la fuite après lui avoir fait croire qu’il l’emmenait avec lui. Normal : le rôle d’Otsu consiste à attendre les hommes en qui elle croit. La pauvrette !… Suite avec Duel à Ichijoji ce soir. Chic !
Au royaume du Bhoutan, pays du « Bonheur National Brut », concept inscrit dans la constitution en 1988 et véritable modèle de développement culturel et environnemental du pays, un jeune homme orphelin et instituteur qui doit une cinquième et dernière année de travail à son pays est nommé dans le village le plus reculé du pays, à Lunana très précisément. Village de montagne (4800 mètres d’altitude), Lunana ne s’atteint qu’après six jours de marche, sous l’escorte attentionnée de deux hommes du village qui tentent de partager avec Ugyen leur plaisir de vaincre le dénivelé et de marcher vers leur village, en évitant les ornières boueuses et en traversant les ruisseaux et les rivières. Ugyen est musicien, son rêve serait de faire carrière en Australie, c’est un urbain que les hautes et pures montagnes n’attirent pas, que l’enseignement ne passionne pas. Il voudrait quitter ce travail d’instituteur, mais il doit encore une année. Le jour de son arrivée à Lunana, il parle d’ailleurs de repartir dès le lendemain. La classe est une cabane aux murs de terre, il n’y a pas de tableau, pas de matériel, des tables et des chaises rudimentaires. le lendemain matin, après une nuit plutôt fraîche, une petite fille vient réveiller le maître. L’école commence normalement à huit heures trente. La rencontre dure peu de temps, le maître renvoie chez eux les élèves, mais alors qu’on l’imagine prêt à marcher vers la vallée pour quitter les lieux, il prépare des cours pour le lendemain et le film va nous donner à voir sa métamorphose. La rencontre avec les enfants, tous plus gentils les uns que les autres, avec le chef du village, plein de respect pour l’enseignant, et plein d’espoir pour les jeunes élèves (le maître est celui qui touche l’avenir), avec une jeune chanteuse qui lui apprend un chant difficile et qu’elle maîtrise à la perfection, vont l’inciter à faire preuve d’imagination pédagogique pour transformer sa classe et transmettre aux enfants, sous le regard d’un yak offert par la chanteuse (sa bouse séchée est utilisée pour allumer le feu du petit poêle de la classe et de la chambre du maître) et qui mange du foin au fond de la classe, les connaissances élémentaires dont ils ont besoin pour commencer leur formation. Bien sûr, les enfants sont respectueux et plein de gratitude pour ce jeune maître, les habitants du village également, et la rencontre est belle. Bien sûr, le paysage de haute montagne est somptueux et les images magnifiques. Bien sûr, on pense que l’instituteur va rester et abandonner son rêve d’artiste.
Le film est d’une beauté simple, pleine d’émotion et les valeurs humaines qu’il véhicule font du bien à l’âme. La transformation philosophique du jeune homme, qui arrive de mauvaise humeur, le casque de son téléphone portable sur les oreilles, écoutant une musique occidentalisée de piètre qualité (comme celle qu’il joue), bref d’un jeune homme individualiste qui découvre les belles valeurs spirituelles, collectives et humaines des habitants de Lunana est de celles qu’on peut apprécier dans toute intrigue d’initiation bien mené. Ce monde à l’opposé du monde moderne dont il rêve lui offre bien plus qu’il ne l’imaginait en y arrivant. Lorsqu’il part, Ugyen n’est plus le même jeune homme, même s’il n’a pas oublié son rêve de départ. Il est sans doute désormais un adulte, qui saura tirer les leçons de la plus belle expérience de sa jeune existence.
Premier film de Loayza Grisi, Utama, la terre oubliée est une œuvre cinématographique de très grande qualité, que les contemplatifs aimeront pour la splendeur désolée des paysages que les hauts plateaux boliviens proposent, pour la lenteur de l’action et le temps de l’intrigue, enfin pour une histoire où la symbolique et un mysticisme discret sont au rendez-vous. Virginio, un vieil homme, et sa femme Sisa (deux personnages formidablement campés par des acteurs sobres et amateurs, des habitants du village) ne projettent pas de quitter leur terre, à l’instar d’une majorité de villageois, à un moment où la désertification gagne, où faire boire leur troupeau de lamas devient une aventure quotidienne de plus en plus délicate, à un moment où faire pousser quelques rangs de patates et de haricots s’avère aléatoire. Il n’a pas plu sur Utama depuis trop longtemps. Leur fils a choisi de vivre à la ville depuis des années. Quand Clever, leur petit-fils de 19 ans, leur rend visite à l’improviste, Virginio se méfie. Il sait que la question de leur départ va être posée, mais lui, qui se sait malade et même gravement malade, veut mourir chez lui, et sans doute pas dans l’anonymat glacé de la blancheur d’un hôpital.
Le conflit entre les deux hommes, conflit de générations, ne nous est pas épargné, mais c’est aussi leur véritable rencontre qui est superbement mise en scène, dans des moments de banalité partagée, celle d’un rude quotidien de labeur et de souffrance, celle de la découverte de la fragilité de Virginio (« Tu vas mourir », se dit-il à lui même, après une énième quinte de toux à n’en plus finir). La relation entre la grand-mère et le petit-fils est plus douce. Le jeune homme se plie à la discipline que lui impose son grand-père, comme pour le mettre à l’épreuve. Les deux vieillards s’accrochent à leurs traditions et à leur terre.
Les questions posées par le film sont profondes. Comment éviter des exodes rurales et des migrations imposées par le réchauffement climatique ? Comment couper à la perte de modes de vie traditionnels et à la disparition de cultures aussi belles qu’anciennes dans ces conditions ? Quelle place des êtres humains qui n’ont jamais connu que la ruralité et leur métier de paysan, la modestie d’une vie de labeur, d’élevage et de petite agriculture pourraient-ils trouver dans un monde urbain où la technologie est la nouvelle religion ? Virginio, en choisissant de ne pas se faire soigner et de mourir dans la dignité et dans son lit, Sisa, en choisissant de ne pas quitter sa terre, même une fois veuve, répondent à leur façon à la troisième question. En colère après son petit-fils, Virginio lui reproche : « Si tu savais lire les signes, tu saurais déjà. » La fable spirituelle, portée par le « personnage » du condor qui vient se poser aux pieds de Virginio et semble lui signifier sa fin prochaine (c’est un signe que le vieil homme lit sans le moindre doute), n’est pas envahissante, mais apporte au personnage de Virginio un peu plus de profondeur encore (la cérémonie religieuse pour en appeler au retour de la pluie, avec sacrifice d’un lama, sur la montagne la plus haute, et avec tout les hommes du village est traitée avec sobriété). A l’inverse de son grand-père, Clever est un jeune homme matérialiste et qui ne sait rien de ses origines. Il parle l’espagnol quand Virginio s’y refuse et préfère le quéchua. Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent, sans manichéisme, puisque le grand-père est dépeint comme un homme rude, qui refuse de parler à sa femme de sa maladie et considère même qu’elle devrait quitter le monde en même temps que lui et qu’il traite son petit-fils avec une grande dureté. Clever ne parle pas à sa place, mais cherche à lui imposer tout de même de dire ce qu’il a à dire à Sisa, il fait même venir un médecin qui ne peut que confirmer les craintes du jeune homme, mais s’avouer vaincu devant l’inflexibilité de Virginio, qui n’ira pas à la ville pour se faire soigner. Pourtant la transmission a quand même lieu (à travers la remise d’un objet symbolique remis en héritage par le grand-père à son petit-fils dont il considère qu’il saura en faire meilleur usage que lui, mais aussi dans leurs journées partagées et dans le récit que le vieux fait au jeune des derniers moments du condor quand il se sait bientôt mort), la tendresse est évoquée en filigrane et rien de déprimant n’arrive aux personnages de l’intrigue de ce merveilleux film, dans lequel tout n’est que beauté, ode à la liberté et à la nature, aussi rude et aride soit-elle. Même si ce monde de l’Altiplano, et on le comprend pendant toute la durée du film, est en grand danger.
1961 : Kempton Bunton, chauffeur de taxi désinvolte dans la conduite de ses diverses carrières professionnelles, militant d’une télévision gratuite pour les personnes âgées et capable de prendre le risque de perdre son boulot (ce qui ne manque pas) dans une usine de pain pour défendre un collègue pakistanais des brimades racistes d’un petit chef bête et méchant, mari sympathique mais désinvolte qui écrit des pièces de théâtre toujours refusées, vole un tableau du duc de Wellington, peint par Goya, et d’une valeur de 140 000 livres, à la National Gallery de Londres. Robin des bois des temps modernes, il envoie des lettres avec demande de rançon pour redistribuer l’argent de cette rançon aux retraités qui paieront ainsi leur contribution télévisuelle à la BBC grâce à son forfait.
Comédie sociale rondement menée, drôle et captivante, jouée par des acteurs de tout premier plan, The Duke lorgne vers le mélo sans tomber dans le piège, est sans doute plein de références au cinéma anglais du XXe siècle (et même, de façon discrète, à la comédie musicale), offre à son spectateur une intrigue pleine d’humour british, avec des dialogues de haute volée, des personnages à caractère, et tout ce qu’il faut pour divertir joyeusement le public qui a envie de passer une soirée légère. Et ça marche bougrement bien. Les petites gens qui s’en prennent au gouvernement et jouent les vengeurs par solidarité, c’est un cliché qui plaît. On rit donc, à l’anglaise et sans éclats, des bons mots du vieil Anglais obsessionnel et un peu anar, de sa verve gouailleuse, de son esprit social et de son désintérêt qui le poussent, jusque devant un tribunal à faire rire le public et même une partie de la cour. Cette comédie est doublée, en douce, d’une histoire gentiment mélodramatique que nous ne dévoilerons pas ici. Le tout est bon enfant et se laisse voir avec plaisir quand on a envie d’aller au cinéma chaque soir et qu’on sait qu’on verra quelque chose de plus profond le lendemain, mais le classicisme de la réalisation n’en fait pas un chef-d’œuvre.
Prix de la meilleure réalisation au festival de Guadalajara, ce premier film de l’Argentin, Juan Pablo Felix, est présenté comme un mixte de road-movie et de western, mais je le situerai plutôt parmi les films noirs (d’autres parleraient de thriller), ce en quoi il n’a guère suscité mon émoi. Pourtant, les acteurs sont bons : Alfredo Castro, dans le rôle du père, donne une vraie épaisseur à son personnage de détenu tout juste libéré et déjà prêt à retomber dans une sordide histoire de vol de camions citerne et de père raté ; Monica Lairana est une mère très convaincante et le jeune Martin Lopez Lacci est une vraie découverte. Film très bien interprété, donc, et c’est peut-être l’un de ses principaux atouts.
On est à la frontière de l’Argentine et de la Bolivie, que le jeune acteur s’apprête à traverser avec un colis embarrassant qu’il doit remettre, contre une somme rondelette, à un petit délinquant, un revolver qui va servir, mais il ne sait pas ce qu’il transporte, à un crime. Il est danseur de Malambo (la découverte de cette danse argentine très impressionnante est le deuxième atout du film, hélas, les scènes de danse sont peu nombreuses) et va pouvoir s’acheter les bottes de ses rêves, essentielles pour la compétition de Malambo à laquelle il s’apprête à participer. Cabra rentre chez sa mère. Son beau-père, un flic plutôt antipathique, est présent dans la maison. Mais la sortie de prison du père de Cabra va court-circuiter les dernières répétitions du jeune danseur qui a pourtant un solo à travailler et une chorégraphie qu’un professeur de haut niveau supervise.
Le père demande à la mère de lui amener sa voiture (un vieux modèle poussiéreux abandonné dans le garage de la maison) et son fils qu’il n’a pas vu depuis quelques années. Bien évidemment, la voiture tombe en panne au moment de prendre le chemin du retour. Bien évidemment, le trio profite du carnaval andin (autre atout de ce film et qui donne lieu à une belle scène onirique, avec personnages en costumes tous plus beaux et ethniques que ceux de Rio) pour passer une soirée durant laquelle le père boit plus que de raison et tente de renouer avec son ex-compagne, avec un bonheur qui ne sera que passager. Bien évidemment, El Corto revoit des types peu fréquentables, et un coup se prépare. A partir de ce moment, on change d’intrigue et le scénario devient un peu faible. Le film se termine sur la compétition de Malambo, El Corto tente, via un de ses protecteurs, avocat marron, de sauver son fils des flics qui le recherchent pour avoir traversé la frontière avec un gun qui a déjà fait une victime, etc… Karnawal est un premier film, une demi-réussite, si on veut se contenter de la partie pleine du verre. Hélas, la partie vide n’arrive pas à passer inaperçue.
Des réfugiés venus d’horizons divers réunis (Afrique, Turquie, Syrie…) sur une île du nord de l’Ecosse, comme pour les tenir à l’écart, filmés par un réalisateur qui a l’intelligence de traiter un sujet grave par l’humour, la dérision, l’absurde, sans pour autant éviter le tragique de destins peu enviables, attendent une réponse qui tarde (des mois !) à leur demande d’asile. On en suit essentiellement quatre, dont un jeune Syrien qui a fui la guerre avec ses parents (eux sont en Turquie), pendant que son frère aîné est resté au pays pour se battre.
La première scène est hilarante, complètement décalée : un couple de formateurs (éducateurs, bénévoles ?) apprend aux migrants des rudiments de langue anglaise, et certains codes qui font penser à un mauvais cours d’éducation civique. Les deux Ecossais, un homme et une femme, d’un ridicule risible, se livrent sous les yeux exorbités des réfugiés à un simulacre censé faire leur éducation sur la conduite morale à tenir en boîte quand on danse avec une femme européenne. Le va-et-vient entre la scène qu’ils simulent (une danse à mourir de rire avec dérapage de l’homme vis-à-vis de la feme) et le groupe de migrants estomaqués pousse le comique à son paroxysme. On suit donc nos réfugiés, dont le temps est rythmé par l’attente du facteur et le déplacement jusqu’à une cabine téléphonique perdue en rase campagne, d’où ils appellent la famille, mais aussi par de longs moments à ne rien faire, Omar (le jeune Syrien) ne se déplaçant jamais sans son étui d’oud, comme s’il craignait de se le faire voler. Il a la main dans le plâtre depuis plusieurs mois et ne peut donc jouer. Quand le plâtre lui est ôté, son instrument ne sonne plus comme avant et il le regarde tristement, incapable de travailler. Son ami turc, dont on finira par comprendre, à demi-mots, qu’il a quitté son pays parce qu’il ne pouvait pas y être lui-même » (homosexualité), le pousse à jouer, en vain.
Ben Sharrock traite donc son sujet par l’humour, en évitant soigneusement le pathos, sans pour autant fuir le drame ou la tragédie. Les scènes comiques sont nombreuses, celle où le Turc vole un coq qu’il installe dans le refuge qu’on a mis à leur disposition (une maison tristounette, mais où ils sont autonomes), n’est pas des moindres, mais le rire est souvent jaune et le personnage du Turc est un personnage de clown triste. Le loufoque est au rendez-vous, contrebalancé par une forme de poésie triste, un temps long dont l’ennui n’est pas exclu, par des histoires individuelles dures et qui nous rappellent que la migration n’est ni une comédie ni un caprice de ceux qui partent. Omar, le musicien talentueux et reconnu dans son pays, est un personnage perdu, différent des autres (parce qu’artiste), nostalgique et malheureux. Autant que le récit des histoires individuelles ou les situations ubuesques et absurdes, la beauté des scènes d’extérieur, qui nous montrent une île froide et désolée, à des années-lumière des régions d’origine de ces hommes qui frappent à la porte de l’Europe, nous rappelle qu’ils ne sont pas là pour nous envahir. Tout le propos du metteur en scène est d’un humanisme bienvenu (tous ces hommes sont nos frères humains) sur un sujet brûlant et son regard décalé et bienveillant compense heureusement les quelques maladresses et autres moments plus faibles du film, comme la rencontre onirique d’Omar avec son frère combattant, dans une cabane improbable au haut d’une montagne où il y a un peu de réseau et où il passe la nuit devant un feu, ou comme le concert qu’il donne à la fin du film devant quelques compagnons et un parterre de locaux pendant lequel le morceau d’oud est vite noyé par une musique dégoulinante de nappes synthétiques tout à fait insupportables. Un film que ces quelques temps faibles ne doit surtout pas empêcher de voir.
« Hier soir j’ai regardé Wanda, le film de Barbara Loden. Je m’en souvenais peu, sauf qu’elle quitte son mari et ses enfants, elle erre à la merci des rencontres d’hommes. J’avais oublié la fin. Or cette fin est, pour moi aujourd’hui, affolante. La caméra cadre le visage, figé, de Wanda au milieu de fêtards, entre deux hommes dans une boîte. On la voit, muette, prenant la cigarette qu’un homme lui allume, tournant la tête à droite, à gauche, absente. Elle n’est plus là, elle n’est plus rien. Avant elle a dit « je ne vaux rien » à un homme. La caméra fixe son visage muet. Peu à peu celui-ci se dissout. » Annie Ernaux, L’Atelier noir
Un parking poussiéreux en bord de route, une voiture familiale arrêtée : à l’arrière, au milieu, imposant et barbu, le père, la jambe, plâtrée, tendue entre les deux sièges avant ; auprès de lui, un petit garçon, facétieux, au caractère déjà très affirmé, par moments intenable ; devant siège du copilote, la mère, qui rit de tout, mais retient souvent des larmes, jusqu’à se gifler en chantant à tue-tête pour ne pas laisser paraitre sa tristesse ; au volant, le fils aîné, silencieux. Nous sommes quelque part en Iran. Cette scène inaugurale dure un moment, et tourne autour du portable que le petit a emporté avec lui et dont il ne voudrait se défaire sous aucun prétexte jusqu’à ce que son père le lui confisque et que la mère aillé le cacher sous une pierre. Puis la voiture démarre.
On va suivre ainsi cette étrange famille vers une destination dont on ne sait rien, ainsi égaux avec l’enfant à qui on ment le plus souvent, spectateurs « captifs » de ce road movie apparemment délirant. Mais derrière la légèreté qui préside le plus souvent aux échanges des membres de la famille, une violence qui se cache mal, celle du père à l’égard de ses deux fils et peut-être de lui-même, s’exprime sous forme de métaphores (filées) et de comparaisons péjoratives : des nuisibles, et plus exactement des insectes peu sympathiques : cafards et autres saloperies de ce genre, voilà ce qu’ils sont. Le tout-petit, bien sûr, n’est pas de reste, appelant quand il s’y croit autorisé son frère « Monsieur Merdeux ». Chaque départ de l’automobile est ritualisé, le père jouant les moniteurs d’auto-école pour rappeler à son aîné les différents gestes à réaliser pour quitter un emplacement de parking et rejoindre la route. L’émotion de la mère est toujours à deux doigts de s’exprimer par des larmes ou un discours qui se retient de ne pas tomber dans le pathos. Le conducteur est de plus en plus visiblement malheureux. On comprend progressivement que c’est de son départ qu’il s’agit, qu’il va quitter le pays. Il a l’âge d’être appelé pour le service militaire et il est question de façon allusive d’une convocation qui n’est pas arrivée, mais peut-être l’envoie-t-on à l’étranger pour des raisons économiques. On ne le saura pas. On laisse croire à l’enfant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, que le frère va se marier, etc… Dans le coffre du break, le petit chien du garçon est malade, il a été récupéré à peu de frais, mais on lui fait croire que tout va bien, même si à un moment il s’écrie que l’animal est tout mou. De haltes en haltes, on se rapproche de la destination finale et des passeurs qui vont prendre en charge le grand fils pour préparer son départ. On n’en dira pas plus sur la fin du film qu’il s’agirait de laisser à découvrir à ceux qui le verraient après avoir lu cette chronique. Le film est à la fois drôle, émouvant, presque pathétique, mais a l’immense mérite de proposer une vision décalée d’un sujet grave, politique et de garder une distance qui passe par le non-dit, le faux-semblant et l’ironie ou la dérision, à la façon peut-être dont la société iranienne plonge ses citoyens dans ces mêmes travers. C’est sans doute au spectateur, poussé à être actif dans son analyse ou sa réception du film, plutôt que de subir des émotions imposées par la gravité ou le pathos, de faire « sa religion ». L’oppression vue à travers le filtre de la dérision, comme si de rien n’était, mais montrée de façon d’autant plus éclatante peut-être. Premier film à découvrir sans hésiter.
Au bas de l’écran, à gauche, dès le générique d’ouverture du film, un redoutable « avertissement » qui ne me dit rien qui vaille : « inspiré de faits réels ». Dans les zones syriennes contrôlées par l’Etat Islamique, la musique est interdite. Karim, pianiste qui a l’opportunité de passer une audition en Autriche, a pourtant un piano droit (dont la vente pourrait lui permettre de payer le passeur pour quitter la Syrie), mal caché dans l’espace en sous-sol (une grande cave) qu’il partage avec des voisins qui vivent là, dans la peur des descentes des hommes en noir qui tiennent la population du village sous la menace d’une terreur impitoyable. Une descente tourne justement mal et le chef des barbus vide son arme automatique sur l’instrument. Dès lors Karim quitte le village pour se rendre en zone de combat, dans la ville de Ramsa où il sait qu’un homme possède le même piano que le sien et espère pouvoir récupérer les pièces dont il a besoin. Ce jeune homme qui a cessé de combattre quand il n’a plus cru la victoire possible rêve de quitter l’enfer syrien, mais il a des attaches dans son village : le jeune Ziad, fils d’un voisin emmené par les terroristes, et qu’il prend plus ou moins en charge, et Abou Moussa, un commerçant qui l’emploie, vieil homme lumineux et toujours plein d’espoir, quelle que soit la situation.
Jusque-là, le film est un petit bijou d’humanisme, qui nous rappelle que l’art ne devrait jamais être censuré, parce qu’il fait oublier la douleur. La musique comme « balise d’espoir », ainsi que le dit le réalisateur. C’est alors que la fiction devient absolument irréaliste. Karim, tout en mettant en danger ses proches par son art et certaines de ses décisions (faire sortir Ziad de la madrasa, école coranique tenue par les hommes de l’E.I., où il a volé une cartouche d’explosif pour venger son père, et l’obliger ainsi à vivre en se cachant), en se mettant en danger lui-même, va soudain être accompagné par une chance en laquelle il est difficile de croire. Il rentre d’abord dans Ramsa, ville en guerre, grâce à un homme qui l’accueille dans son pick-up, et contre monnaie trébuchante, lui permet de passer le barrage de contrôle en le déclarant son employé. A Ramsa, il tombe sur une femme combattante, belle comme un mannequin, qui est pourchassée par des hommes en noir et accepte de le guider dans les ruines de la ville pour lui permettre de trouver l’adresse où il trouvera les pièces de piano qu’il recherche. Il est à deux doigts de prendre une balle dans la tête, mais la belle Samar lui sauve la mise en descendant de deux balles bien senties les patibulaires qui le tenaient en joue. Au retour, Samar, dissimulée sous une burka est dans la voiture (à l’arrière) et présentée au contrôle comme la femme de Karim. Puis, revenu au village, il réussit à faire partir vers l’Europe le jeune Ziad avant d’échapper, comme par miracle, à la violence des Islamistes qui le recherchent et de leur jouer un dernier mauvais tour dans une scène finale digne d’un bon vieux western et, il faut le reconnaître, d’une merveilleuse efficacité. Bon, Le dernier Piano ne brille pas par son réalisme, ses rebondissements ne sont pas crédibles, mais il a les vertus d’un film tourné dans des conditions confortables, le message dont il est porteur mérite d’être entendu et puis on peut aussi se laisser aller au plaisir d’un happy-end qui nous évite de sortir plombé d’un film qui, sans la magie de la fiction, n’aurait pas donné aux bons une victoire (victoire sans doute provisoire, d’ailleurs) qu’ils n’ont hélas jamais dans le monde réel, surtout dans un enfer comme celui décrit ici.
Contes du hasard et autres fantaisies est un film à sketches (trois au total) qui évoque bien plus le cinéma français que le cinéma japonais. Dès le premier conte, intitulé Magie ?, on se croit projeté dans le film d’un Rohmer japonais. Il s’agit d’un triangle amoureux un peu prévisible, mais qui fonctionne plutôt bien. Deux jeunes femmes, au sortir d’un shooting de mode, se confient dans le taxi qui les remmènent chacune chez elle. La conversation s’éternise un peu : l’une des deux a rencontré un homme dont elle semble être tombée amoureuse. Ils n’ont pas encore couché ensemble, sans doute parce qu’il a quelque mal à se défaire d’une histoire douloureuse. On comprend alors très rapidement que c’est l’ex de son amie Meiko qu’elle a rencontré, même si, elle, ne le comprend pas… La suite du conte se regarde gentiment, avec une fin démultipliée qui propose au spectateur deux dénouements possibles.
Le dernier conte nous propose la rencontre improbable d’une femme d’une quarantaine d’années avec son seul amour, un amour de jeunesse, en pleine rue. Elles se rendent toutes deux au domicile de celle-ci, qui est mariée, a des enfants, vit dans une jolie maison de banlieue un bonheur tranquille, peut-être ennuyeux. Quand la discussion finit par leur apprendre qu’elles se trompent toutes les deux sur l’autre, qu’elles ne sont pas allées dans le même lycée et ont donc cru se reconnaître, mais se sont trompées, elles jouent chacune le rôle de celle que l’autre a pensé retrouver et, avec une grande douceur, acceptent ainsi d’apporter à une inconnue l’aide qui lui permettra de se défaire des douleurs du passé, avant une accolade d’adieu.
Le second conte, de loin le meilleur à mes yeux, est celui qui met en scène Nao, une jeune femme mère d’un enfant qui reprend des études, multiplie les amants et se retrouve poussée par la désir de vengeance de son jeune amant du moment dans le bureau d’un professeur qui vient d’être primé pour son dernier roman. La scène la plus forte du conte est celle où elle lit à son auteur une scène érotique de son livre, dans le bureau dont il tient à tout prix à garder la porte ouverte (sans nul doute pour se protéger), et où elle met en application le plan machiavélique de son compagnon pour faire tomber l’enseignant qui l’a exclu de la faculté. Troublant, ce moment se termine sur le refus du professeur de céder à l’acte de séduction qu’a mis en œuvre Nao. Mais, fascinée qu’elle est par le vieux professeur figé dans son statut social, elle obtient de lui ce qu’elle ne lui a pas proposé et par le biais d’une erreur d’adresse mail le fait tomber de sa chaire en l’éclaboussant d’un « scandale » plus littéraire que de mœurs !
Ryusuke Hamaguchi est un réalisateur visiblement très prisé du public de cinéma d’auteur (sans doute grâce au succès de Drive my car), mais ce film de hasards et d’histoires autour de l’amour, même s’il est subtil et fort bien réalisé, même s’il se laisse voir avec plaisir, ne laisse pas le spectateur sur la sensation d’avoir vu un chef-d’œuvre.
Fin du XVIe siècle : le christianisme est proscrit au Japon. Mademoiselle Ogin, fille du grand maître de thé Sen no Rikyu, tombe amoureuse d’un samourai chrétien, déjà marié, et qui refuse ses avances, conseillant à la jeune femme de se consacrer à l’amour divin. Quand ils se retrouvent quelques années plus tard, Takayama est libre (son épouse est morte) et il avoue son amour à la belle Ogin. Hélas, c’est maintenant elle qui est mariée (à un commerçant qu’elle n’aime pas). Nouvelle et dernière héroïne tragique de Kinuyo Tanaka, Mademoiselle Ogin est un beau personnage de femme japonaise qui se bat contre un monde d’hommes dans lequel les femmes n’ont pas voix au chapitre.
Film en costume (jidai geki), Mademoiselle Ogin est adapté d’un roman de Toko Kon, moine boudhiste et ami de l’écrivain Yasunari Kawabata. Tanaka lit le roman trente fois et annonce qu’elle veut le porter à l’écran, forte de son expérience d’actrice de jidai geki pour le réalisateur Mizoguchi. Ce genre de tournages, du fait de leur grande difficulté, est réservé aux plus grands réalisateurs. Le film est d’une grande beauté, d’une certaine lenteur et Tanaka le tourne en 1962. Ce sera sa dernière réalisation, une réussite de plus, et Mademoiselle Ogin bénéficie d’une sortie aux Etats-Unis.
Mais revenons au scénario… Quand les deux amants se retrouvent, le seigneur qui règne sur le Japon, Toyotomi Hideyoshi, persécute les chrétiens. Mademoiselle Ogin, qui veut vivre sa vie selon ce que lui dicte son cœur, en faisant fi de la société patriarcale et rigide de son pays. Mais elle va se trouver confrontée à la violence de Toyotomi Hideyoshi, qui veut la mettre dans son lit avec l’assentiment de son mari. Elle doit renoncer à son samouraï et n’a que quelques jours pour se présenter chez celui qui la convoite, au risque de voir son père qui a déplu au seigneur en lui parlant trop librement condamné à mort.
Tourné en scope couleur, le film est magnifiquement réalisé. Les scènes de cérémonie du thé sont de grandes réussites, les personnages (les trois premiers rôles sont joués par des acteurs de premier plan) sont admirablement construits, les costumes somptueux. Les six films réalisés par Kinuyo Tanaka (alors que son époque considérait comme impossible qu’une femme puisse passer derrière la caméra) sont désormais visibles après avoir longtemps été oubliés. N’en ayant vu que deux, c’est à Maternité éternelle que va notre préférence. Mais vous avez l’embarras du choix si vous décidez de découvrir cette réalisatrice. A vous de jouer !
Les amateurs du cinéma d’Ozu et de Mizoguchi connaissent sans doute l’actrice Kinuyo Tanaka. La réalisatrice est peut-être moins connue, et la rétrospective que la restauration de ses six longs-métrages nous offre permet de découvrir une œuvre remarquable qui mérite de ne pas disparaître. Maternité éternelle est son premier film vraiment personnel, une pure réussite, dont le personnage principal est une femme divorcée d’un mari antipathique et mère de deux enfants. Le club de poésie dans lequel elle trouve un exutoire à sa tristesse va lui permettre de se découvrir une âme de poétesse. L’appel à poèmes d’un journal va lui ouvrir les chemins d’une première édition, au moment où on lui trouve un cancer du sein. Hospitalisée, elle va vivre une passion amoureuse avec un journaliste, qui lui rend visite pour écrire un article sur elle. Fumiko Nakajo connaîtra une célébrité posthume. C’est l’histoire tragique de cette jeune femme morte trop tôt que retrace le film, avec une sensibilité extraordinaire, un regard de femme sur son époque et sur une héroïne qui assume son désir de liberté, son désir amoureux et se bat avec une force étonnante pour survivre. Le scénario est adapté du livre Les Seins éternels d’Akira Wakatsuki, le journaliste de l’histoire, mais aussi des tanka écrits par Fumiko Nakajo. Sorti en 1955, le film est d’un féminisme affirmé et les déclarations de sa réalisatrice : « Je veux décrire une femme du point de vue d’une femme. » ou « Maintenant qu’il y a également des femmes élues au parlement japonais, j’ai pensé que ce serait une bonne chose qu’il y ait aussi au moins une femme réalisatrice » montrent qu’il y a quelque chose de Virginia Woolf chez Kinuyo Tanaka.
Maternité éternelle est donc un film audacieux, porté par une scénario impeccable, une actrice au sommet de son art, Yumeji Tsukioka, et qui magnifie son personnage grâce à un jeu tout en finesse et une capacité à faire passer toutes les émotions par l’expressivité d’un visage changeant et extraordinairement mobile. Les scènes les plus fortes du film (le bain chez son amie Kinuko, à qui elle avoue avec une cruauté surprenante qu’elle était amoureuse de son mari Takashi Hori et qu’elle voulait utiliser au moins une fois sa baignoire – la lecture de l’article de Wakatsuki qui annonce qu’elle va mourir au moment où paraît son premier recueil de poèmes !) doivent autant à la qualité de jeu de l’actrice qu’au scénario. Le personnage de Fumiko passe ainsi de la plus grande fragilité à une force incroyable, de l’hypersensibilité à la violence la plus crue et Yumeji Tsukioka est à l’aise dans tous les registres, en femme trompée comme en amoureuse passionnée, en femme humiliée comme en femme capable de la franchise la plus cruelle, et son personnage de femme aux antipodes de l’image stéréotypée de la femme japonaise lui doit beaucoup. Ryoji Hayama, pour sa première apparition au cinéma interprète le rôle du jeune journaliste, et est lui aussi très juste dans son jeu. C’est ainsi que ce film à l’intrigue tragique ne sombre jamais dans le pathos, grâce à une réalisation et à une direction d’acteur sans faille de Kinuyo Tanaka. Un film à voir et revoir.
Une Blonde émoustillante (quel mauvais titre quand le livre de Bohumil Hrabal dont le film est l’adaptation propose La Chevelure sacrifiée !), sorti en 1974, est présenté comme une œuvre majeure de Jiri Menzel. Le roman de Hrabal (chroniqué ici le mois dernier) est une pure merveille et le film tente de lui être fidèle, avec une certaine réussite. On y retrouve les grands moments de La Chevelure sacrifiée et c’est un régal de voir en images les idées géniales de Hrabal, de retrouver sa verve comique. Maryska, l’héroïne, jouée par l’actrice (émoustillante) Magda Vášáryová, est d’une beauté renversante et semble sortie de la machine à écrire de Hrabal. Le frère de Francin (un mari délicieusement raide et drôlatique), Pepin, ne sait pas parler autrement qu’en hurlant, sans que ce soit fatiguant pour le spectateur, et apporte lui aussi sa touche comique. Les acteurs sont donc impeccables.
L’histoire se déroule dans un petit village fier de la chevelure blonde et bouclée de Maryska (un peu plus courte que dans la livre où elle lui descend jusqu’aux pieds !), Francin est le gérant de la brasserie qu’il essaie de faire prospérer sous le contrôle d’un conseil d’administration omniprésent. Libre comme l’air et gourmande de la vie, sa femme et lui s’aiment d’un amour véritable. Elle boit la bière de la brasserie comme une goulue, mange du cochon dès le petit déjeuner (sans prendre un gramme) et se laisse libéralement admiré par tous les hommes du village, qui le vénèrent chacun à sa façon : le coiffeur ne se lasse pas de s’occuper de sa toison d’or et le docteur, un jour où elle est alitée malade, écoutant ses poumons, s’endort comme un enfant contre sa magnifique poitrine dénudée ! Les morceaux de bravoure de Hrabal sont comme de juste magnifiquement cinématographiques : le jour du cochon et la ripaille qui s’ensuit, rabelaisienne à souhait, qui vient détendre un conseil d’administration que Francin subit en tentant de démontrer qu’il a une gestion saine de la brasserie ; le moment d’anthologie ou Pepin et Maryska montent au sommet de la cheminée de l’usine et contemplent la campagne alentour en blaguant, sans se soucier du vertige ou de la peur des ouvriers de la brasserie, des membres du CA, de Francin et des pompiers, qu’on voit arriver, comme dans le texte, depuis le point de vue de la blonde et de son beau-frère, avec fin heureuse il va de soi ; scène magnifique du bain de Maryska, qui se lave dans une des salles de la brasserie ; passages pendant lesquels la blonde (tellement émoustillante !) se rend au village à vélo, cheveux aux vents, et attire le regard de tous les hommes, jeunes ou vieux, du village ; scènes délirantes où Francin se rend en tournée dans les bars des villages où l’on sert sa bière sur une pétoire dont il n’est pas peu fière et qui fume comme une cheminée, tombe en panne à tous les coups, avec retour à la brasserie tracté par les chevaux d’un paysan du coin, avec point d’orgue sur le moment où le manteau du motard se prend dans la chaîne de l’engin et où il se voit obligé de tourner en rond à n’en plus finir dans un champ en attendant, le corps penché en arrière, que l’essence vienne à manquer… Ces moments d’anthologie sont nombreux, ceux qui mettent en scène Pepin et sa belle-sœur en feraient partie, car les deux s’entendent comme larrons en foire pour multiplier les plaisanteries volontaires ou non. Bref, ce film est une petite splendeur de joie de vivre mise en scène, de drôlerie, une ode à la vie et aux plaisirs. Il prend fin sur un moment doucement libertin qui nous montre Francin administrer en pleine rue une fessée, toute jupe relevée, à sa belle penchée sur son vélo, sous les yeux de ces messieurs du conseil d’administration (pas des fessées), pour la punir de s’être fait couper à la garçonne sa belle chevelure impossible. Sa main s’arrête avant de retomber une énième fois sur la croupe de la blonde, dont le visage semble montrer qu’elle commence à prendre plaisir à la punition. Et pourtant, Une Blonde émoustillante, qui n’est pas un film très long, m’a semblé multiplier les longueurs et souffrir de la comparaison avec Alouettes, le fil à la patte, vu la veille. Fin de la rétrospective Jiri Menzel, dont on aurait pu souhaiter qu’elle fût plus complète.
Adapté très librement de l’excellent livre de Bohumil Hrabal, chroniqué ici il y a peu de temps, Vends Maison où je ne veux plus vivre, Alouettes est un film de 1969 (qui remporte l’Ours d’or à Berlin) au scénario duquel l’écrivain a évidemment contribué. Menzel, pour les besoins de son film, a choisi les nouvelles qui se déroulent dans un dépôt de ferraille où des prisonnières, qui sont là pour avoir osé essayer de quitter le pays nouvellement communiste (on est dans les années 50), mais aussi des hommes dont l’adhésion au régime semble plus que douteuse et qui passent pour des bourgeois (un philosophe, un musicien de jazz, un médecin, un homme de loi, et autres « étranges » travailleurs, dont un volontaire totalement acquis à la cause de Staline). Bien sûr, les rencontres entre ces hommes en marge et les prisonnières sont prohibées, mais le jeune gardien qui veille sur les deux groupes n’est pas un autoritaire et permet sans se départir de son flegme quelques moments de mixité. Il est vrai qu’à moins d’aboyer en montrant les muscles et une arme, il semble pour le moins difficile d’empêcher un jeune ferrailleur d’approcher une jolie prisonnière dont il tombe amoureux et qu’il va épouser par procuration (scène invraisemblable où, en l’absence de son amoureuse, le jeune homme dit « oui » à sa mère qui « joue » la jeune épouse).
Le film s’ouvre sur la satire politique, montrant les hommes jouer à perturber les vaines tentatives des autorités du camp et du parti pour montrer le chantier comme un modèle de réussite digne de la victoire du communisme : une équipe vient filmer le chantier des hommes, on enjolive le lieu en y installant des plantes maladives dans des pots, les banderoles à la gloire du socialisme sont accrochées derrière le groupe de travailleurs, le philosophe ne peut rejoindre ses camarades, il est perché sur un mur de ferraille dont il ne peut redescendre, dit-il avec l’ironie douce dont il se départit que rarement, parce que les autres lui ont enlevé l’échelle. Les phrases-slogans apprises par cœur par les travailleurs sonnent faux quand ils les prononcent, le tournage tourne au simulacre, et les cinéastes officiels repartent vite, dépités, quand la pluie vient tout régler. Il en va de même quand un ancien prolétaire, devenu chef du chantier, tente en vain de stimuler l’enthousiasme des travailleurs et de casser leur grève (les cadences de travail ont été augmentées sans concertation avec eux, contre tous les principes marxistes) et, pour montrer qu’il n’a pas oublié d’où il vient, il met de temps à autre la main à la pâte en jetant sur un tas de ferraille deux ou trois morceaux de fer avant de s’en retourner vers ses occupations de responsable politique et ses réunions de cellule. Un autre chef du parti, lors d’une de ses visites, descend d’une berline confortable en ôtant sa cravate et son chapeau pour mettre une casquette plus ouvrière. L’ironie comique à la Chaplin des Temps modernes de Jiri Menzel fonctionne merveilleusement, mais aux dépends du système communiste, on y retrouve l’esprit de Hrabal et on se dit que ces deux-là sont vraiment comme deux frères, y compris quand la satire politique laisse la place à une intrigue plus intime, quand on suit la vie de couple du gardien qui se marie à une gitane aux us et coutumes étranges, l’histoire d’amour des deux plus jeunes gens du chantier, ou la vie personnelle des uns et des autres. Là encore, Menzel et Hrabal ont la même approche tendre et drôle. Et parfois gentiment graveleuse, comme dans la scène où, derrière la palissade en bois qui sépare les dortoirs des femmes de la maison des hommes, les ferrailleurs observent à travers les planches les femmes se déshabiller avant de se coucher. Tout Hrabal et Menzel est encore dans ce film où, comme dans Trains étroitement surveillés, il serait vain de chercher dans cette description d’un contexte politique très dur et de vies individuelles détruites par un régime autoritaire la moindre trace de pathétique, de tragique ou de tristesse. Tout passe par le rire, la comédie (utilisée comme arme), et les vicissitudes de la vie en Tchécoslovaquie de ces êtres épris de liberté sont décrites avec un humour qui a sans doute défrisé plus d’un censeur. C’est ce qui fait que les films de Jiri Menzel passent les années sans prendre une ride, sans sembler datés ou ennuyeux.
Premier film de Jiri Menzel (1966), « oscarisé » (Meilleur film étranger), mais interdit dans son pays, Trains étroitement surveillés marque le début d’une collaboration de qualité entre le cinéaste tchèque et le grand écrivain Bohumil Hrabal (cinq autres films suivront). L’esprit du Printemps de Prague y est déjà présent, avec la référence à la Résistance contre l’occupant allemand pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi avec un vent de liberté qui souffle sur tout le long-métrage. On y retrouve également l’esprit et le ton de Hrabal, son sens de la gaillardise, ce mélange inouï de farce, de tragi-comique et de tragédie qui fait sa signature, la critique plus ou moins voilée du réalisme soviétique et de la pesanteur bureaucratique qui s’incarne dans la figure du chef de gare, personnage gentiment ridicule merveilleusement campé par une sorte de Raimu tchèque. Bref, cette bobine est un petit chef-d’œuvre. Le jeune héros du film vient de réussir un concours qui va lui permettre, comme deux de ses ascendants (aux destins extraordinaires, rapidement évoqués en début de film) de porter l’uniforme de la bureaucratie des chemins de fer tchèques, à la grande fierté de sa maman. Il rencontre tout d’abord le chef de gare, en train de nourrir ses pigeons avec sur le dos un vieil uniforme et un képi maculés de crottes blanchâtres, puis son inférieur hiérarchique, un homme d’une trentaine d’années qui semble ne s’intéresser qu’aux femmes. Dès lors, Milos qui est encore vierge s’intéresse de près à une jeune contrôleuse bien plus libérée et entreprenante que lui. Leur première fois va s’avérer calamiteuse, et le film semble basculer dans la comédie grivoise. Mais ce serait sans compter sur le génie de Hrabal et de Menzel, le sous-chef de gare, sous des airs de coureurs de jupons, n’est rien moins qu’un résistant qui prépare des attentats contre des trains allemands bourrés d’armes et d’obus et le film bascule sur sa toute fin de ce ton léger cher à Hrabal à la grande Histoire s’invite dans le film, accompagnée par l’inévitable tragédie, ce dont Hrabal ne se privait que rarement. Menzel excelle dans l’évocation des parties les plus légères du scénario, et il y a quelques scènes inoubliables (les rendez-vous galants du sous-chef de gare, Milos qui demande à la femme du chef de gare une aide érotique qu’elle ne peut lui offrir, pendant qu’elle gave une oie…), mais il est à la hauteur quand il s’agit de filmer et de mettre en scène la fin tragique de l’intrigue, une fin qu’on n’a pas vu venir et qui tombe comme un couperet. L’écrivain et le cinéaste n’ont pas travaillé si souvent ensemble par hasard, leur génie était compatible et c’est un vrai bonheur de pouvoir « voir les livres » de Hrabal grâce à la réédition des films de Menzel. A ne pas manquer.
La petite télégraphe de la gare tamponnée par ce coquin de sous-chef de gare
Cannes 1967, le film de Petrovic, J’ai même rencontré des Tziganes heureux crève l’écran avec son cinéma sans afféterie, sans romantisme fumeux, à mi-chemin de la fiction et du documentaire sur le peuple tzigane de la Voïvodine (Serbie). Privé d’une palme d’or qui aurait pu (dû ?) lui être remise, malgré la concurrence du Blow Up d’Antonioni, il est toutefois primé (Prix Spécial du Jury) et reconnu par la critique et le public pour ce qu’il est, un grand film. Près de soixante ans plus tard, il n’a rien perdu de son charme brutal, et dans sa version restaurée n’a pas pris une ride.
Nous voilà donc plongés dans la vie d’un village tzigane (rues boueuses en terre, cafés où l’on boit sec en écoutant des musiciens virtuoses et une chanteuse au charme sulfureux – omniprésence de la musique, évidemment -, tribunal où l’accusé est bien seul face à son juge, jusqu’aux logements plus ou moins insalubres des uns et des autres) et dans la vie de Bora, vendeur de plumes d’oies qui tombe amoureux de Tissa (scène d’ouverture du film à des années lumière des valeurs contemporaines de l’égalité des droits hommes-femmes), jeune femme qu’il envisage d’épouser pour de bon alors qu’il est déjà marié avec une bien plus âgée que lui. Le beau-père de la belle Tissa ne le voit pas du même œil, lui qui tente d’abuser d’elle dans un moment d’ébriété qu’on imagine quotidien. Tous les personnages du film sont joués par des habitants du village, non professionnels et saisissants de justesse dans le jeu d’acteur, enfants compris. Le regard porté par le cinéaste se veut quasi documentaire, sans idéalisme stérile : le rapport à la loi, interprétée et réinterprétée par les uns et les autres, au point qu’on en vient à faire des pronostics et des paris sur ce que l’un ou l’autre va prendre en passant devant le juge ; les relations entre hommes et femmes ou entre rivaux d’affaires ou en amour, âpres, violentes et qui se finissent parfois au couteau (Mirta pourchassant Bora dans une foire au chevaux après qu’il ait constaté la disparition de Tissa ; Bora poignardant à mort son rival, dans le tas de plume que celui-ci triait avant sa revente, violence suggérée puisque le combat et son issue se déroulent sous les plumes, sans qu’on n’en voie grand-chose)… Le regard porté sur les splendeurs et la décadence de ce peuple est celui de la caméra, sans jugement, sans concession, un regard anthropologique en quelque sorte qui est celui du réalisateur : il n’idéalise rien, ne condamne rien, sauf peut-être dans une scène onirique et belle, dans laquelle Bora assis dans le cul du camion qui rapporte chez lui un stock de couettes bourrées de plumes d’oie en ouvre une et, pour la beauté du geste, laisse s’échapper dans son sillage son contenu (ce qui lui vaudra de passer devant le juge pour trouble causé sur la voie publique !). Justification du personnage principal du film : il était saoul et trouvait ça beau. Oui, c’était beau, à l’image d’un film beau de bout en bout, comme les visages, beaux ou laids, des gens de la Voïvodine que la caméra de Petrovic ne se lasse de filmer. Envoutant et magique. A voir et revoir.
Après un premier long métrage (Les Garçons sauvages) qui avait été une demi réussite, Bertrand Mandico nous revient avec un « space-western » kitsch et au scénario indigent. Le cadre : une exo-planète répondant au nom d’After Blue, au décor minéral et végétal (dégoulinant et gluant, toute référence à des humeurs humaines seraient sans doute exclue !), qui évoque par sa beauté plastique une bonne installation du Palais de Tokyo (à croire que Mandico a raté une vocation d’artiste et qu’il s’est trompé en devenant réalisateur de cinéma…), et aux animaux (ou habitants natifs) mi-arbres mi êtres vivants un rien monstrueux ; sur cette nouvelle planète, préférée à la terre devenue insalubre, les hommes ont fait long feu : ils avaient les poils qui poussaient à l’intérieur, ils en sont morts étouffés, et ils ne restent plus que les femmes, dont le cou et les épaules se couvrent de toisons en forme de guirlandes qu’il faut raser (régulièrement) au rasoir laser (la coiffeuse du village s’en occupe très bien, donnant au réalisateur l’occasion d’exposer ses fantasmes érotiques de pacotille) ; le film commence par un dialogue entre une voix et Roxy, qui fait un peu « psychanalytique », et qu’on va traîner en voix off jusqu’au bout ; un androïde masculin aveugle, de marque Louis Vuitton, est la possession d’une artiste prétentieuse et pédante qui vit dans la forêt sur une montagne : il a un drôle de pénis, façon tentacules d’octopode ; les personnages sont des femmes, pas complexées par leur nudité, lesbiennes par nécessité, et les scènes de masturbations solitaires ou de moments de sensualité à deux se multiplient jusqu’à la lassitude du spectateur, même le plus indulgent (la fascination de Mandico pour l’homosexualité, mais aussi ce regard très masculin, et pas au meilleur sens du terme, qu’il porte sur l’homosexualité féminine finissent par fatiguer…) ; comme c’est un western, il y a des chevaux, et des armes : de marques de grands couturiers, Chanel, Gucci, etc… (c’est drôle) ; comme c’est un western, il y a une mauvaise : une fille au nom slave, dont le diminutif donne le patronyme Kate Bush (sur la crosse de la carabine de Zora, la coiffeuse, est inscrit : Tu tueras Kate Bush, slogan repris à longueur de dialogue et adapté : Il faut tuer Kate Bush ! c’est lassant) ; comme c’est un western, les deux « héroïnes », Zora et sa fille, se lancent à la poursuite de Kate Bush ; Roxy, la fille de Zora, est appelée par les filles de sa communauté « Toxique » (on saura pas pourquoi) ; comme c’est un space western érotique (enfin blindé de fantasmes de pacotille), Roxy, jouée par une actrice blonde jolie, est tout le temps un peu dénudée, elle se touche sans arrêt, elle gémit à n’en plus finir, elle se cache dans des terriers très étroits : c’est vraiment une chaudasse ; Roxy n’a pas résisté au charisme cradingue de Kate Bush quand elle l’a aidée à sortir du sable où la milice l’avait enterrée vive, ne laissant que sa tête hors du sable (elle l’a échappée belle, la marée approchait) et elle pense un peu trop à elle ; Kate Bush va exaucer trois vœux de Roxy, pour lui avoir sauver la mise : le problème, c’est qu’elle semble avoir des dons de télépathe, du coup elle exauce le premier vœu de Roxy en flinguant ses trois copines qui se baignent à poil dans la mer en se galochant – Roxy voulait juste qu’elles la laissent tranquille ! ; Kate Bush est une sensuelle, elle aussi : elle a le troisième œil : vous savez où ! ; Zora et Sternberg (l’artiste insupportable) prennent un bain de jouvence « sensualo-érotique » (Ron-zzzzzzz !) pendant que Roxy s’amuse avec l’androïde aveugle (faut bien meubler dans un film de plus de deux heures sans intrigue…) ; Kiefer et Climax, deux artistes décriées par la snob Sternberg, tueuses à gage à leurs moments perdus, flinguent Kate Bush alors que Zora la cherche dans la forêt, quand elle était cachée sous le lit de Roxy (dans une caverne insalubre appartenant à la sorcière tueuse au doigts griffus) et lui caressait le téton, et que tout le monde se retrouve là sans qu’un coup de feu ne soit échangé (sauf quand Kiefer et Climax débarquent) ; Paula Luna, l’actrice qui joue Roxy, a de jolis tétons et Mandico adore les filmer ; l’esthétique des décors est parfois chiadée (scène de camping, tente géométrique et transparente, boules métalliques de feu pour se réchauffer, paysage de montagne avec végétation genre sifi des années soixante), parfois horriblement kitsch ; les personnages d’After Blue sont caricaturaux : Zora est peureuse et nerveuse, voire hystérique (scène d’acmée où en rentrant au village avec le corps de Kate Bush dans un sac sur le bourrin elle pète un plomb, menace sa fille – qui s’est même pas touchée – avec son arme, hurle et finit par se rouler dans la boue avant de faire un malaise), Sternberg est une caricature d’artiste qui se la pète (Mandico aurait-il des comptes à régler avec le monde de l’art ?) et on se demande par moment (il faut bien tuer le temps) si Mandico n’a pas une relation torturée aux femmes ; je ne me souviens pas quel était le second vœu de la donzelle Roxy ; de retour au village, toute la communauté a été butée (y a des cadavres plein la plage, on a échappé au massacre) : troisième vœu de Roxy ? ; la musique est par moments insupportable (nappes d’instruments électroniques omniprésentes dans certaines scènes), par moments indigente ; les trois copines butées par Kate Bush apparaissent à Roxy et la tracassent (rien de nouveau) : elles sont fringuées comme si elles revenaient du carnaval de Rio (on leur voit un peu les seins) ; chez Sternberg, on boit de drôles de liqueurs naturelles qui ont l’air de saouler grave et dans le film, du début à la fin, on fume d’étranges cigarettes qui ont l’air de faire leur effet – Mandico aurait tourné son film sous acide qu’on serait pas plus que ça étonné…
J’ai pas tout dit, il faut bien laisser un peu d’inconnu pour le potentiel spectateur de ce film taré, pendant lequel l’ennui est au rendez-vous un peu trop souvent, mais qui constitue, à la façon de certaines œuvres d’art contemporain, une « expérience » (sensorielle ? sensuelle ? ou pas, à chacun d’apprécier…), dans une esthétique de sortie de boîte de nuit, qui fait penser que Mandico ferait mieux de réaliser des clips – ou de se consacrer à l’art (en trois dimension), pourquoi pas. Ça a le mérite d’exister, mais on pourrait attendre d’un pareil potentiel qu’il s’exprime dans des films dont toutes les dimensions seraient prise en compte par un réalisateur un peu trop foutraque pour être génial. After Blue est un demi échec, disons-le tout net. On ira quand même voir le film suivant dans l’espoir d’être agréablement surpris.
Le cinéma français n’est pas ma tasse de thé, celles et ceux qui suivent les chroniques ciné de ce blog, l’auront remarqué. Mais faute de film venus des « petits pays » du monde en ce moment dans la bonne ville de Nîmes, je me suis autorisé un pas de côté en allant voir La Place d’une autre, film d’une réalisatrice que je ne connais pas. Le thème de l’imposture en littérature (cf Enrique Vila-Matas), et pourquoi pas en cinéma, n’étant pas pour me déplaire, l’histoire, durant la Première Guerre Mondiale, d’une jeune femme du peuple, bonniche chez des bourgeois (évidemment, Monsieur se laisse aller à un geste leste, du pied – tout son mépris de classe est dans ce pied -, sous la robe longue de la soubrette, qui marque le coup en commettant un impair dans le service et se fait aussitôt jeter à la rue…), qui se trouve contrainte à vivre et dormir dehors, et rencontre des dames de la croix rouge qui l’embarquent vers le front où elle devient brancardière. Arrive une jeune bourgeoise suisse, Rose Juillet, orpheline depuis peu et qui se rend chez une veuve de la bonne classe, Eléonore (jouée avec sobriété et talent par Sabine Azéma) où elle doit jouer le rôle de lectrice. Un obus allemand tombe sur la baraque, Rose Juillet semble bien morte, Nellie (interprétée avec retenue par Lyna Khoudri, que tout le monde connait sauf moi !) lui vole sa lettre de recommandation et ses vêtements pour la remplacer. L’usurpation d’identité fonctionne à merveille. La jeune femme reste une domestique (on la vêt très dignement, mais elle n’a pas toute sa liberté), elle vit dans une belle maison, mange à la table de la patronne et sert donc de lectrice à Madame. Mais un peu plus encore : la relation entre les deux femmes prend une tournure inattendue, Madame s’attachant sentimentalement à Nellie, sur laquelle elle ne tarit pas d’éloge. Son neveu, pasteur du village, semble lui aussi sous le charme. Jusqu’à l’arrivée de la vraie Rose Juillet, pas si morte qu’il y paraissait.
Le film est d’une facture très classique (film d’époque oblige, sans doute), la photographie est léchée, les scènes d’intérieur-nuit du début, éclairées à la bougie, sont d’une beauté retenue, l’ensemble est plutôt de qualité et l’intrigue, servie par des actrices et un acteur de talent, n’ennuie pas. La condition des femmes du peuple (lumpen-prolétariat) est traitée habilement : Nellie, pour s’élever socialement, est prête à se priver de liberté. La morale n’est pas oubliée, et le spectateur un tantinet naïf (dans mon genre) se range du côté de la belle Nellie contre la vraie Rose Juillet (jouée par Maud Wyler, dont la sécheresse fait merveille) et la morale qu’elle incarne quand elle réclame sa place et vengeance, en fille de la bourgeoisie qui supporte mal qu’une roturière lui ait fait pareil affront. Le dénouement de l’intrigue (pas si surprenant de la part d’une réalisatrice), que je ne révèlerais pas ici (Dieu, s’il existe seulement, m’en garde !), m’a étonné (preuve encore une fois de ma naïveté de spectateur bon enfant), et je suis sorti de la salle paisible et satisfait du spectacle auquel j’avais assisté et que je vous recommande, ne serait-ce que parce qu’il a été tourné par une femme, avec trois femmes dans les rôles principaux, casting pas si fréquent. Et même si c’est un film français.
Johnny, que sa compagne a visiblement quitté, n’a pas d’enfant. Il sillonne le pays pour interviewer des adolescents sur leur vision de l’avenir, leurs relations avec leurs parents, leur pays et tout ce qu’ils peuvent vivre au quotidien. Il a une soeur, pas vue depuis le décès de leur mère, depuis un an. Jusqu’à ce qu’elle l’appelle pour lui demander un service un peu délicat : garder son fils de neuf ans, Jesse, pendant qu’elle s’absentera pour voler au secours du père de Jesse, dont elle est séparée, musicien ou chef d’orchestre qui s’installe dans une nouvelle ville et est en crise (paranoïa ou psychose proche). Johnny accepte, même s’il craint, et à juste titre apparemment, de ne pas avoir les clés pour s’occuper d’un jeune garçon qui l’a sans doute oublié depuis un an, et vu son jeune âge. Johnny accepte pourtant.
Le film s’ouvre sur des paroles de jeunes gens qui se confient au micro de Johnny, puis vient l’image. Elégance du noir et blanc : un choix esthétique qui va servir les scènes de rue, à New-York en particulier, à La Nouvelle Orléans, mais qui va surtout servir le propos du film, le ton du film, sa sobriété dans le traitement des sentiments, des émotions… Importance du son durant tout le film : l’intrigue, la rencontre d’un homme qui n’a que peu d’expérience dans l’éducation d’un enfant et d’un enfant justement, dont on peut se demander s’il est précoce ou s’il porte en lui l’héritage psychologique de son père, ou les deux à la fois, l’intrigue donc est entrecoupée de nombreux et fréquents extraits des interviews que réalise Johnny ; Jesse, à qui son oncle prête son matériel d’enregistrement, est filmé dans la ville, prenant des sons urbains avec un plaisir et une sensibilité visibles. Importance des dialogues, la rencontre passant essentiellement par la parole, le débat, la discussion, voire la dispute, moments de communication intense durant lesquels et l’enfant et l’adulte apprennent beaucoup – on peut même penser que c’est sans doute l’adulte qui apprend le plus.
La mère, qui était censée revenir rapidement, doit prendre en charge son ex-mari jusqu’à lui faire accepter d’entrer pour une durée supposée brève en Hôpital Psychiatrique. Elle ne peut pas revenir immédiatement. On comprend qu’elle ne le laissera pas seul avant qu’il soit « remis sur pieds ». Johnny, qui doit se rendre à New-York pour son travail, arrive à la convaincre que Jesse va l’accompagner, et la rencontre se fait plus intense. L’adulte fait des erreurs, l’enfant n’est pas toujours facile – la situation que lui imposent malgré eux ses parents n’est pas facile. Le chapitre new-yorkais est d’une beauté formelle remarquable (scènes de rue filmées remarquablement), le jeu des deux acteurs principaux (Joaquin Phoenix, impeccable en Américain solitaire et attendrissant, et le petit Woody Norman, extraordinaire) est d’une qualité qui atteint des sommets. Il en va de même pour le chapitre de fin tourné à New-Orleans. Le thème, prisé par le cinéma américain, je pense en particulier au génial Honkytonk Man de Clint Eastwood, est sans nul doute un terrain glissant, mais Mike Mills s’en sort avec maestria, évitant les ornières du genre sentimentalisme, bonnes intentions gnangnan, et clichés de la bien-pensance est traité de façon intelligente : l’adulte et l’enfant traitent d’égal à égal, Johnny ne jouant pas le père par procuration et les scènes les plus fortes ne sombrent jamais dans le sentencieux, les bons sentiments ou l’émotion glaireuse. C’est ainsi que durant plus de deux heures on se passionne pour cette histoire, dans laquelle le réalisateur a eu le bon goût de donner la parole aux adultes de demain, de ce fameux nouveau monde qu’ils imaginent bien mieux que ceux qui dans le monde réel l’évoquent avec démagogie, comme une fausse utopie, et à aucun moment on se dit qu’il y aurait des longueurs dans ce film magistral. On quitte les personnages avec regret, sur les retrouvailles avec une mère enfin de retour. Johnny regarde la voiture s’éloigner. Il s’en retourne vers sa solitude chargé d’une expérience qui l’a sans doute fait grandir. Sublime, splendide, ne vous privez pas de voir ce petit bijou de sensibilité ! Vous pouvez en revanche vous garder de voir Licorice Pizza, autre film américain, mais celui-là sans grand intérêt, cucul-la-praline et sans finesse (bref, tout à fait digne de son titre).
Premier film attachant d’un réalisateur maltais, Luzzu, à cheval entre documentaire et fiction, nous présente les derniers jours de travail d’un jeune pêcheur qui a hérité son outil de travail (une barque de pêche traditionnelle) de son père, qui le tenait lui-même de son père, etc… Une panne, une réparation à effectuer sur la proue, une pêche de moins en moins fructueuse, la concurrence écrasante des chalutiers qui épuisent les fonds marins, des lois de pêche stupides qui obligent à rejeter hors période un espadon pourtant mort quand la pêche industrielle ne se prive pas de se livrer au trafic, tout semble pousser les derniers représentants d’une profession en voie de disparition à renoncer à leur activité pour laisser la place aux grandes entreprises et Jesmark Scicluna ne fait pas exception. Il a une compagne qui, comme elle finit par le dire, n’a pas la même conception du travail que lui, un enfant tout juste né dont la croissance n’évolue pas selon les normes médicales et, s’il a bien résisté à la folie du monde moderne pour ne pas se renier, Jesmark va devoir peu à peu renoncer à ses valeurs morales et se livrer à des actions illégales pour compenser les mauvais résultats de la pêche. Tout, dans son environnement, l’y aura poussé : un port en pleine évolution, avec ses symboles d’un monde en pleine évolution et qui se globalise (présence envahissante des porte-conteneurs, des bateaux de pêche industrielle qui remplacent les luzzu), méthodes du milieu (à la criée, les « petits » passent après les « gros », au risque de ne pas vendre le fruit de leur pêche et de devoir faire le tour des restaurants pour essayer de sauver ce qui peut l’être – dans les coulisses, Jesmark voit ce qu’il n’aurait pas dû voir : la vente illicite d’espadon hors période de pêche…), évolution des modes de vie qui semble lui crier qu’il est dépassé, tout, jusqu’à l’Europe, dont la principale raison d’être sur l’île semble bien d’inciter les petits pêcheurs traditionnels à rendre leur luzzu, leur licence, bref leurs armes pour laisser la place libre aux entreprises modernes qui détruisent et épuisent la Méditerranée. A travers le triste destin d’un jeune homme attaché à son île et à ses traditions dépassées, Luzzu donne à voir l’évolution d’un monde où le libéralisme contemporain met au rencard les restes du monde ancien dont on se dit qu’il valait bien mieux que celui-là, dont la violence ne peut, à terme, que se retourner contre l’homme et son environnement. De ce point de vue, ce film a valeur de témoignage et s’ajoute à la longue liste des œuvres cinématographiques qui nous auront alerté sur les méfaits d’un système économique et politique dont, par notre silence et notre inaction, nous sommes tous les complices.
Le white building est un immeuble historique de la ville de Phnom Penh (Cambodge) où l’Etat a logé d’anciens artistes, d’anciens fonctionnaires, un « immeuble unique qui était devenu emblématique d’une époque qui disparaît » comme le dit Kavich Neang ; « On y vivait en communauté, des peintres, des musiciens, des couturières, la porte ouverte sur le couloir. Il y régnait une atmosphère particulière qui m’a fait grandir en tant qu’artiste. »
Le film est divisé en chapitre, « Bénédictions » ouvre sur l’histoire de trois jeunes gens sympathiques, qui dansent un smurf un peu nouveau, se préparent pour une compétition, un concours plutôt, évoquent les filles, se baladent en scooter (à trois sur le même engin, dans la circulation folle de la ville), tentent un peu de draguer un autre scooter avec trois jeunes filles, moqueuses, vont faire trois sous en dansant pour manger dans un bar, jusqu’à la fin du chapitre où l’un d’entre eux annonce qu’il ne sera pas là la jour J, qu’il déménage, part vivre en France avec sa famille. Fin d’une période heureuse, qui nous laissait envisager un film léger.
On est dans les années 2010. La rumeur de la démolition de l’immeuble, avec proposition de rachat des appartements à un prix au mètre carré insuffisant pour espérer se reloger en ville, se fait insistante. Samnang, le personnage principal, est le fils du chef des copropriétaires. Dans la deuxième partie, « La Maison aux esprits » qui s’ouvre sur une réunion à la fin de laquelle les habitants se divisent : il y a ceux qui acceptent le nouveau prix proposé, jugé insuffisant par celui qui l’a négocié, et ceux qui le refusent. Le père de Samnang n’est pas très bien, son gros orteil est infecté à cause de son diabète. Le fils le voit en cauchemar, habillé en costume, immobile – mauvais signe. Gros plans sur l’état de délabrement du building (les infiltrations d’eau, les plafonds cloqués et noircis… aussi noir que l’orteil qui commence à gangréner !). Le père et la mère s’en tiennent, contre l’avis du « bon médecin », consulté trop tard, aux soins traditionnels : gingembre et miel. Il y a des tensions entre la mère et la fille, partie dans un appartement un peu plus loin ; les anciens relax et contemplatifs, attachés aux traditions et les jeunes, plus dynamiques, passionnés ne se comprennent pas toujours.
La dernière partie, « Saison de la mousson » nous montre la famille après les expulsions réalisées. Retour aux terres originelles, en campagne, « lieu paisible, proche de la nature, mais c’est peut-être le lieu d’une réunion impossible pour la famille de Samnang » conclut le réalisateur.
White Building est un très beau film, un peu mélancolique, un peu nostalgique, qui donne envie de découvrir l’œuvre à venir de Kavich Neang, puisque nous venons de voir son premier long métrage. Un nouveau nom à suivre…
Sans conteste possible, La Fièvre de Petrov est la révélation cinématographique de l’année pour quelqu’un (en l’occurrence, moi) qui a raté Leto, son précédent film « sur » le rock russe (manqué parce que, bon, le rock russe… sauf que… c’était tout autre chose, visiblement…). Mais peu importe, car Kirill Serebrenikov est entré avec La Fièvre de Petrov dans la courte liste des rares réalisateurs dont je ne raterai plus, sous aucun prétexte, le moindre film. Petrov, le personnage principal de ce film, rentre chez lui, dans un tramway (pas franchement nomme Désir) qui évoque un monde ancien (peut-être celui de l’Union Soviétique), secoué par une toux incroyable, visiblement fiévreux et malade comme un chien. Dans ce tramway, on est serré comme des sardines, chacun parle à voix haute et dit ce qui lui passe par la tête (les propos les plus politiquement infâmes s’expriment librement), des scènes hallucinantes, cauchemardesques vont y avoir lieu. Dont celle qui nous montre le tramway arrêté par une bande d’hommes en armes, Petrov sorti de force par un gueux qui lui tend un fusil, l’aligne dans un peloton d’exécution qui fait feu sur des « bourgeois » qui n’ont guère eu le temps de se défendre (seule une femme en tenue plutôt chic a réclamé un procès en bonne et due forme, mais maintenant les voilà tous et toutes allongés dans la neige avec une ou plusieurs bastos dans le corps – exit). Petrov est rapidement remercié pour le service rendu. La scène évoque Goya, on ne sait pas qui sont ces gens bien habillés qu’on vient d’exécuter (Serebrennikov règlerait-il ses comptes via la caméra avec le pouvoir de Poutine ? Quand il réalise le film, depuis son appartement, il y est assigné à résidence par le pouvoir de Poutine, et pour trois ans…). Nous voila de retour dans le tramway, estomaqué, alors que Petrov a repris calmement sa place, pas plus agité que cela, sinon par sa toux. Derrière le tram, apparaît un fourgon, dans lequel deux énergumènes lui font signe de descendre. Il s’agit d’amis de Petrov qui vont l’entraîner dans une folle nuit de beuverie. Le fourgon est un corbillard, et le cercueil set de table pour poser les verres et la bouteille de vodka. Les scènes à l’intérieur du fourgon sont tournées avec un filtre vert. Serebrenikov n’a peur de rien…
Pendant ce temps, dans une bibliothèque, des poètes russes, hommes et femmes, ouvrent une soirée de lectures qui se déroule sous la surveillance lointaine d’une bibliothécaire (la femme de Petrov) qui, quand la soirée dégénère, se métamorphose en « superwoman » russe, et plutôt méchante. Ses yeux virent au noir uni et elle massacre joyeusement à coups de poing un poète un peu trop violent à son goût. Le colosse à la gueule en sang, elle lui remet sa chapka sur la tête avant qu’il ne s’effondre, terrassé. Je pourrais m’essayer à raconter ainsi tout le film, c’est pas triste, mais il me faudrait sans doute cinquante mille caractères pour mener cette mission impossible à bien.
La Fièvre de Petrov est un film inracontable. On remonte ensuite dans les souvenirs d’enfance de Petrov, on passe de la couleur (aux traitements incroyables) au noir et blanc, au film super 8, au sépia me semble-t-il me rappeler. Il souffle dans cette histoire un vent de folie bien russe, une extravagance qui vire le plus souvent à tous les excès imaginables : Madame Petrov joue aussi du couteau de cuisine, y compris avec son fils qui s’est un peu ouvert le doigt et la vue du sang lui fait tourner l’œil au noir uni, et là elle l’égorge proprement au-dessus de l’évier – plus loin elle poursuit un type dans une banlieue sordide et le poignarde à qui mieux mieux dans un parc de jeux d’enfants, devant une barre d’immeuble incroyablement grande, longue et grise, tout ça dans la neige) ; dans le passé d’une Russie encore soviétique, une jeune femme blonde qui est peut-être la collègue de Petrova, ne peut s’empêcher de regarder chaque jeune homme qu’elle croise dans sa nudité (pas une femme nue dans ce film, que des hommes !) ; Petrov, qui croise à un moment de sa nuit d’errance un ami, écrivain raté, l’aide à réussir son suicide en appuyant pour lui sur son doigt placé sur la détente du revolver dont il a placé le canon dans sa bouche, puis quitte son appartement en y mettant calmement le feu…
Il y a malgré tout quelques moments où la folie hallucinée des Petrov, de tous ces personnages de roman (le film est l’adaptation d’un roman d’Alexei Salnikov que je ne saurais tarder à lire, Les Petrov, la grippe, etc…) se calme un peu. Quand on est dans la tête de Petrov, dans ses souvenirs, dans ses fantasmes, l’hystérie russe, sa grande violence sociale et politique se font un peu oublier pour permettre aux personnages de revenir à un peu plus de douceur, voire de tendresse (Petrov et son fils). Mais le film est une sorte de brûlot, dont la dimension politique n’est sans doute pas absente, un (bad) trip qui nous montre une Russie en proie à sa folie nationaliste, à sa folie tout court, à une violence exacerbée, une Russie qui n’a rien d’un pays apaisé et où la grippe qui touche les personnages n’est que l’allégorie du mal qui touche tout un pays. On sort de ce film (assez long, mais qui passe a la vitesse d’un météore) subjugué, en suivant le cadavre bien vivant du macchabée du fourgon d’Igor qui a quitté son cercueil pour rentrer chez lui, encore tout étonné d’être vivant (métaphore d’une Russie increvable, toujours ressuscitée ?). On quitte donc ce film subjugué, tout en se disant qu’on n’a pas tout compris tant la narration est explosée, mais que rien de tout cela n’est bien grave puisqu’on peut revoir les chefs-d’œuvre sans peur de s’ennuyer ou de se dire qu’on a déjà tout vu (quelqu’un a-t-il tout compris à 2001, Odyssée de l’espace ?…). Et La Fièvre de Petrov est justement un chef-d’œuvre, avec tous les excès d’un chef-d’œuvre russe, y compris dans ses quelques faiblesses. Quant à Serebrennikov, c’est visiblement un sacré cinéaste.
Si Franz Kafka était notre contemporain, il adorerait Un Héros ! Car son personnage principal, ce fameux « héros » que nous invite à suivre le titre du film d’Asghar Faradhi connaît un destin qui n’est pas sans faire penser à celui du K du Procès : plus il cherche à se défendre dans son « affaire », plus il cherche à comprendre ce qui lui arrive, plus il veut prouver son innocence, plus il veut restaurer son honneur et sa réputation, et plus il déchoit, plus il échoue, plus il apparaît au contraire comme coupable, jusqu’à une fin qui peut faire penser elle aussi à celle du roman de Kafka, toute proportion gardée, car si le héros de Faradhi n’est pas condamné à mort selon la loi de son pays, c’est tout de même à une mort symbolique qu’il doit se résoudre. Reprenons, pour faire vite, le synopsis qui nous est proposé du film ici et là : « Rahim est en prison à cause d’une dette qu’il n’a pas pu rembourser. Lors d’une permission de deux jours, il tente de convaincre son créancier de retirer sa plainte contre le versement d’une partie de la somme. Mais les choses ne se passent pas comme prévu… »
En effet, rien ne se passe comme prévu : Rahim va tout d’abord se résoudre à rendre l’argent que sa compagne a trouvé dans un sac abandonné dans la rue, par souci d’honnêteté, alors qu’il lui permettrait de négocier avec son créancier un retrait de la plainte qui le condamne à une peine de prison. Puis, il passe pour un héros, mis en avant qu’il est par la direction de sa prison, une association caritative qui s’occupe de prisonniers méritants, les télés, les réseau sociaux, bref par tout une société désireuse de mettre à l’honneur des citoyens qui se comportent de façon exemplaire, et ce d’autant plus qu’ils ont pu « fauter » auparavant. Jusque-là, tout va bien, puisque le comportement de Rahim va sans doute lui permettre de sortir de prison, d’obtenir un travail à la préfecture, et ainsi de rembourser à tempérament sa dette. Mais il y a un hic : son créancier ne croit pas du tout à l’histoire de Rahim, ne se prive pas de le dire, au point que l’on commence à se méfier de lui, qu’à la préfecture on veut vérifier son histoire, que les réseaux sociaux se retournent contre lui, et que dès lors il paraît suspect aux yeux de tous, y compris à ceux de l’association qui a organisé pour lui un appel à la générosité publique et de la direction de la prison qui change d’attitude à son égard. Dès lors, tout ce que va tenter le modeste héros, ce type éminemment sympathique mais pas le moins du monde héroïque, pour se justifier, démontrer qu’il n’a monté aucun coup pour passer pour ce qu’il n’est pas, défendre son honneur, restaurer sa réputation, va se retourner contre lui et sa cause, va l’enfoncer, le discréditer un peu plus, le compromettre malgré lui, malgré sa volonté de se comporter humainement, selon des principes moraux qui lui correspondent et qu’il ne retrouve pas forcément chez ceux qui lui font la morale ou l’enjoignent à suivre leur morale. Dès lors, ses actes vont parfois dépasser sa volonté de bien faire, il va perdre tout crédit, le film devient véritablement oppressant, jusqu’à la fin qui tombe comme un couperet et à laquelle on se dit que, comme K, il pourrait échapper. Oui, ça ne fait aucun doute, Franz Kafka aurait adoré ce film et il aurait même peut-être ri, là où le spectateur d’aujourd’hui est glacé d’effroi.
Couronné par un Ours d’or au Festival du film de Berlin, Le Diable n’existe pas est un film d’une telle puissance qu’il m’aura fallu plusieurs jours pour me décider à en faire la chronique, tant on sort de la salle de cinéma en se disant qu’il n’y a pas un mot à ajouter à ces images, tant on en sous le choc… Ce nouveau film iranien, peu de temps après Le Pardon, fait de la peine de mort en Iran le thème central, on pourrait dire unique, de quatre chapitres qui sont autant de films différents et on comprend vite pourquoi il a été tourné, comme bien d’autres films d’auteurs de ce grand pays de cinéma, clandestinement. Sorti en salles en 2020, il est maintenant visible en France. Ne passez pas à côté de cet œuvre unique.
Le premier chapitre du film, commence à la façon d’un film noir : dans un parking souterrain, deux hommes portent un sac de toile blanche, qui ressemble à s’y méprendre à un drap dans lequel deux tueurs auraient enveloppé le corps d’un crime, jusqu’à une voiture puis le déposent dans son coffre. Heshmat, le personnage central de ce court-métrage remercie l’homme qui l’a aidé et sort du parking, la caméra remonte avec lui plusieurs étages avant que la voiture sorte et soit arrêtée par un homme en uniforme, armé, qui demande au conducteur d’ouvrir son coffre… Puis des portes métalliques s’ouvrent et la voiture poursuit sa route jusque chez son conducteur. On est chez Heshmat, on découvre qu’il est marié à une femme nerveuse et attachante, qu’ils ont une petite fille. Jusqu’à la fin du film qui tombe comme un couperet, on suit la vie quotidienne d’une famille iranienne. Heshmat est un homme honnête, simple, qui a visiblement des problèmes de sommeil et prend son traitement sans broncher.
Le deuxième film est beaucoup plus nerveux, il agit sur le spectateur à la façon d’une série d’électrochocs. Six hommes, enfermés dans une cellule, discutent et se disputent à propos du comportement de l’un d’entre eux, qui est nerveusement atteint, alternant entre crises de larmes, réponses désespérées aux coups de fil de sa fiancée qui l’appelle sur le portable de son voisin de lit et tentatives de justification quand il est pris à parti par celui qui, dans la cellule, n’aiment pas être réveillé en pleine nuit par ce peureux qui se croit supérieur aux autres. On n’est pas dans une prison, les six hommes sont des conscrits, et celui qui pleure poussera le tabouret pour la première fois au petit matin, quand on viendra le chercher pour jouer le rôle du bourreau dans la pendaison d’un « criminel ». Quand la porte s’ouvre devant lui, on ne s’attend pas à ce qui va suivre, tout s’accélère, le rythme infernal est donné par la musique, on a basculé dans un film d’évasion et on en a le souffle coupé. Le conscrit qui « ne peut pas », comme il l’a tant répété s’avère bougrement déterminé à ne pas participer à la danse macabre que l’Etat iranien impose à ses jeunes hommes durant un service militaire de deux années qui plonge les citoyens dans la culpabilité généralisée. Tous mouillés ! La peine de mort ne concerne pas que le monde judiciaire en Iran.
Le troisième chapitre du film explore l’autre versant du thème approché dans le court précédent. Cette fois, le conscrit ne s’est pas soustrait à l’obligation de pousser le tabouret, on y gagne des permissions… et c’est encore le meilleur moyen d’intégrer la communauté des citoyens qui ont des droits. Celle dont il profite lui permet de rendre visite à sa fiancée qu’il a l’intention de demander en mariage… Le dernier chapitre nous montre un homme d’un certain âge, proche de la mort. Il n’a pas le permis de conduire, il est docteur mais interdit d’exercer. Il a une révélation à faire à une jeune femme d’une vingtaine d’années avant de mourir. Il pourrait être le jeune homme qu’on a vu quitter la conscription en force dans le deuxième chapitre. Ainsi en va-t-il de la vie des citoyens et de leur liberté en Iran, elles ne peuvent se conquérir qu’en se révoltant. Mais le Diable n’existe pas. Rasoulof ne condamne pas ses personnages, chacun fait ce qu’il peut face à la violence étatique. Pas de pathos non plus. Il s’agit d’un très grand film, et Rasoulof n’a pas volé son Ours d’or. A voir impérativement !
Apichatpong Weerasethakul, le réalisateur thaïlandais récompensé en 2010 par la palme d’or de Cannes pour Oncle Bonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, s’interroge toujours dans son cinéma métaphysique sur le grand mystère de la vie. Cette fois, avec Memoria, film qu’il a tourné en Argentine, c’est à la naissance et à ce qui peut se passer avant qu’il s’intéresse, sans qu’on le voie venir, tant le réalisateur se plaît à nous mettre sur une fausse piste avant d’en arriver à son véritable propos, dans la seconde moitié du film. En attendant, longs plans-séquences et images d’une certaine beauté poétique se succèdent pour construire l’air de rien une intrigue qui tient le spectateur en éveil (on ne s’endort pas toujours en regardant un film de Weerasethakul). Le prétexte est surprenant : une jeune femme, horticultrice spécialisée dans les orchidées, se réveille une nuit après avoir entendu un bruit sourd et violent, comme une détonation. Ou plutôt comme une boule de pierre, qui tombe dans un tunnel de fer dans la mer, quelque chose comme ça qu’elle décrit à un jeune ingénieur du son, Hernan, qui l’aide à le reconstituer, dans un studio où il est censé travailler – quand elle reviendra le voir une fois le travail fait, on lui dira que personne ressemblant au jeune homme dont elle parle ne travaille là. Le même jeune homme, qu’elle retrouve plus tard en ville, lui propose sans raison de lui donner de l’argent pour acheter un frigidaire pour conserver ses orchidées, proposition à laquelle ni Jessica ni le film ne donnent suite. On ne reverra d’ailleurs pas ce jeune musicien ingé du son. La deuxième partie du film va apporter une réponse (sous forme de révélations métaphysiques) aux questions de Jessica sur la persistance du phénomène étrange qui la poursuit, à travers le personnage fantastique d’un pêcheur qui n’a jamais quitté son village (pour je ne sais plus quelle raison). La visite à une doctoresse dans un village de montagne est sans conséquence (incapacité de la science à répondre à toutes les interrogations ?) et sa seule proposition consiste à renvoyer Jessica vers la religion, comme si son « cas » dépassait le savoir médical…
Le pêcheur que Jessica rencontre au hasard d’une marche dans la campagne environnante a le même prénom que le jeune musicien de la première partie du film. Il entend des histoires qui lui sont racontées par des galets qu’il conserve quand elles lui plaisent. Il a le don de s’endormir sur commande. Il comprend ce que se disent les singes hurleurs dans la jungle, et le traduit pour Jessica. Il se souvient de sa « vie » avant sa naissance et en parle un peu. Il parle de son espèce, comme s’il n’était pas un être humain. Il est-dit-il, un disque dur qui se souvient de tout, sa mémoire semble donc absolue, et il voit en Jessica une antenne… C’est au moment où la jeune femme se met à « réciter » un souvenir d’enfance qui ne lui appartient pas, mais est tiré de la mémoire du pêcheur. Cette partie du film, onirique, et qui se déroule dans un lieu proche de la jungle, ramène le spectateur dans l’univers habituel de Weerasethakul, via un discours sur la mort, le sommeil et la mémoire, on serait tenté de mettre une majuscule à ce dernier mot, jusqu’à la révélation finale, drôle autant que surprenante, surprenante autant que poétique. Memoria n’est pas sans évoquer le cinéma de Tarkovski, Memoria est un film dont on peut sortir en se disant qu’on n’y a rien compris ou qu’on retournerait bien le voir pour tenter de répondre à toutes les questions qu’il nous pose. De ce point de vue, on peut légitimement penser que c’est un chef-d’œuvre.
Les premiers films de Nanni Moretti, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ont apporté un vent de fraîcheur sur le cinéma italien, et sur le cinéma tout court. Moretti vieillirait-il, ou bien serait-ce nous ? Toujours est-il que ce premier opus dont le réalisateur italien ne signe pas le scénario, parce qu’il l’adapte d’un roman d’Eshkol Nevo, ne révolutionne pas le cinéma, c’est le moins qu’on puisse dire. Le prétexte du film est donc la vie d’un petit immeuble romain, de trois étages, dont on va suivre l’existence des familles qui l’habitent et les événements dramatiques qui leur tombent littéralement dessus, et ce sans crier gare, et même, dès le début du film. Ça attaque très fort, il ne faut pas être en retard, puisque dès la première scène la jeune femme qui sort de l’immeuble de nuit pour se rendre en taxi (son mari est en déplacement pour son travail, comme d’habitude…) à la maternité manque se faire écraser par une petite voiture qui arrive fort vite, conduite par le jeune voisin, fils d’un juge, en état d’ivresse, cela va sans dire, évite la maman en devenir, mais pas la femme qui traverse cinquante mètres plus loin, frappée de plein fouet (jolie voltige !), laissée morte sur le passage clouté avant que le chauffard aille s’écraser dans la vitrine du bureau du locataire du premier étage ! Celui-ci, papa d’une petite fille adorable et mari d’une jeune femme qui ne l’est pas moins, a pour habitude de confier son enfant aux vieux voisins charmants, dont l’élément masculin « déraille » un peu, comme le dit la petite à ses parents. Jusqu’au soir où, seul avec la gamine, il l’emmène acheter une glace, se perd (Alzheimer…) et finit dans un parc ou l’enfant sait que son père viendra la retrouver (ils y ont leurs habitudes). Bien sûr, la môme est un peu choquée, et les parents, surtout le père, craignent pour son intégrité physique (même si l’examen médical et une psy semblent affirmer qu’il n’y a pas eu d’abus sexuel, ce que le père n’arrive pas à croire, sa fille ne tournant pas très rond, soudain). Pendant ce temps-là, le fils du juge, remis de sa cuite, a un homicide sur les bras et il ne fait pas de doute qu’il va écoper d’une peine de prison, d’autant que son père n’est pas déterminé à faire intervenir ses amis de la justice en faveur d’un rejeton qui lui gâche la vie depuis toujours (scène de violence pendant laquelle le fils flanque une vraie rouste à son vieux père, joué par Moretti himself). On en est où ? Ah ! oui, la jeune maman, depuis qu’elle est revenue à la maison avec une jolie petite fille, toujours seule, voit un corbeau de toute beauté dans sa maison pendant qu’elle essaie de s’occuper de son bébé, avec quelque difficulté. Il lui faudrait visiblement du soutien, qu’elle cherche auprès de la femme du juge, qui a pourtant d’autres chats à fouetter que d’assister la jeune mère pour le premier bain du bambin (ça rime). Quand il revient à la maison, son mari, très heureux, n’accepte pas le cadeau envoyé par son frère, avec qui il ne veut plus entretenir de relations (scène de violence quand il lui rapporte le cadeau). Celui-ci s’avèrera être un agent immobilier véreux, coupable d’une escroquerie d’ampleur… La maman ne va pas mieux, elle voit toujours son corbeau (très belle scène, un peu surréaliste), et après la deuxième naissance, ça ira de mal en pis, elle aura des hallus pas possibles. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes imaginables, si le père de la petite Celia n’était pas en froid avec sa femme, après lui avoir reproché bêtement de délaisser sa fille (mauvaise mère !), et n’était pas tombé dans les filets de la petite-fille du vieux Alzheimer, la sautant une fois, une seule, sur le canapé du salon des grands-parents, par faiblesse (il est vrai qu’elle l’allumait grave et qu’elle provoque l’accident en tombant sa robe dès qu’il est entré chez la grand-mère, où elle l’a attiré en lui faisant croire qu’il pourrait lire des mails, et peut-être des infos sur ce qui s’est passé le soir où le vieux voulait manger une glace avec la petite qu’il gardait, mais penses-tu, il y avait pas de mail, allumeuse, je vous dis…) et par bêtise (fin stratège), ce qui finira par le conduire devant la justice (acquitté, mais divorcé du même coup… dur). Bref, vous l’aurez compris, tous ces drames mènent droit à la psychologie, ça psychologise donc sec, qu’on n’en peut plus rapidos de toutes ces histoires et que, même, on se dit que si on va s’installer à Rome un jour, on évitera soigneusement ce putain d’immeuble qui porte la poisse à tous ses habitants et que c’est à se demander si c’est possible un immeuble pareil, qu’il doit être hanté ou quelque chose comme ça.
Bref, je vous intime l’ordre d’aller voir ce film illico, si ce n’est déjà fait. Autrement, si vous avez piscine, tant pis pour le cinéma. En rentrant chez moi, j’ai fait le tour de mon appartement pour m’assurer qu’il n’y avait pas un corbeau noir quelque part. Eh bien ! il y en avait deux. Un noir et un blanc… Comme quoi c’est assez banal ce genre de situation. Quant au roman d’Eshkol Nevo, je ne voudrais pas juger sans avoir lu, mais quelque chose me dit que je ne le jugerai jamais sur pièce, et que même je pourrais aussi bien mettre un x à « au » et un s à « roman ». Enfin, je vous signale que le film dure deux heures et qu’il vaut mieux éviter d’aller le voir la vessie pleine. C’est pas pour vous dissuader de le voir que j’écris ça…
Récompensé par quatre Goyas, Las Niñas est le premier film de Pilar Palomero, et on peut dire que cela se sent, du fait d’une réalisation sans grande prise de risque, hélas, qui ne va pas jusqu’à rendre le propos ennuyeux, mais ne fait pas non plus de La Niñas un chef-d’oeuvre. Histoire d’adolescentes et de pré-adolescentes qui, dans les années 90, sont inscrites dans une école religieuse tenue par des nonnes, toutes plus vieilles les unes que les autres, toutes plus attachées les unes que les autres aux vieilles valeurs du catholicisme (franquiste) et totalement inadaptées à des élèves (filles, on n’est pas dans un établissement mixte, cela va de soi) qui, même si elles ne semblent pas s’en être aperçues, vivent dans une période où l’Espagne s’ouvre à une certaine modernité (Movida, etc…) et, sans aller jusqu’à rêver de liberté, sans aller jusqu’à se révolter contre un ordre vieillot, sans aller jusqu’à remettre en cause la foi ou l’existence de Dieu, font quelques expériences limites : boire un premier verre d’alcool, fumer une première cigarette (à cinq pour un clope…), mettre du rouge à lèvres et se maquiller un peu, monter sur une mobylette derrière un « grand » ! Le personnage principal du film est une très jeune fille, Celia, que sa mère élève seule (poids social de la famille, qui la rejette, des soeurs qui la juge pour « ce qu’elle est », qu’en dira-t-on des braves gens et des familles « normales », non-dit entre la mère et la fille, le père étant censément mort d’une crise cardiaque avant la naissance…), modèle de sagesse, mais qui peu à peu, torturée par une histoire familiale pas simple à vivre et par le mensonge maternel, sort des rails (sans grande folie) et finit par attirer l’attention des nonnes qui, bien sûr, la punissent et de sa mère qui cherche à la comprendre, mais ne peut se résoudre à dire la vérité ouvertement. Le film se termine par un voyage chez les grands-parents de Celia, chez qui sa mère se rend pour acter le décès et les funérailles déjà accomplies, de son père, en y emmenant sa fille après bien des hésitations. Portrait plus que réel de la grand-mère en vieille Espagnole catholique, jugeante et moraliste, une constante du film qui s’appesantit sur ce visage glacé du catholicisme à l’espagnole et s’en tient à peu près à ça, oubliant que pas si loin de la petite ville où se joue l’histoire, à Barcelone, l’Espagne découvrait d’autres façons de vivre et que le contraste entre deux tendances dans une même société et à la même époque aurait sans nul doute enrichit le propos du film.
Récompensé par le Prix du Jury du Festival de Deauville 2020, le film de la réalisatrice américaine (2h02, et pas une minute d’ennui) Kelly Reichardt (déjà couronnée par le Grand Prix du même festival en 2013, pour Night Moves), First Cow est un western sans la moindre mort par balle, sans le moindre duel final, bref un western atypique, totalement captivant et réussi (adaptation du roman The Half-Life de Jonathan Raymond). Le début est une surprise énorme, indéchiffrable en un premier temps, et qui une fois le film fini, prend tout son sens. Car la première séquence est on ne peut plus actuelle et on est loin du XIXe siècle dans lequel la réalisatrice nous envoie presque aussitôt, et sans transition, pour suivre un homme qui, dans une forêt de l’Oregon, ramasse des champignons. Le pauvre bougre n’a pas l’air bien courageux ; entendant un bruit derrière lui, il prend peur et rentre en courant au campement, où il retrouve une bande d’hommes assez peu chaleureux qui lui rappellent qu’il est le cuistot de l’équipe et qu’il est payé pour les nourrir. Ces vendeurs de fourrures n’ont plus rien à manger et il n’y en a pas un pour aider Cookie Figowitz, ils en viennent régulièrement aux mains à la moindre dispute, se menacent à tour de bras des pires châtiments, et Cookie n’y échappe pas. Reparti en forêt pour y chercher pitance, Cookie tombe sur un homme caché dans les fougères, entièrement nu. Il a faim. Cookie retourne au campement, lui rapporte le peu qu’il trouve à manger, un peu de gnôle et une couverture. La nuit tombée, il revient le chercher et le fait dormir dans sa tente.
Les deux hommes se retrouvent quelques jours plus tard, dans un avant-poste où Cookie s’est arrêté, laissant s’éloigner sans lui ses amis chasseurs d’animaux sauvages. Cette fois, c’est au tour de King-Lu d’inviter Cookie chez lui, où il lui offre de partager une bouteille. Les deux hommes sont désormais amis et Cookie abandonne sa tente pour s’installer dans la modeste cabane de King-Lu. Sans un sou, les deux hommes assistent à l’arrivée par la rivière et sur un radeau d’une vache (la première vache introduite en Amérique et qui va devenir un personnage important du film), qu’un notable s’est offerte. Un soir, l’idée de lui voler un peu de lait pour cuisiner quelques beignets vient à Cookie (le bien-nommé), puis King-Lu y voit l’occasion d’en faire un commerce. Les deux hommes vendent leurs délicieuses pâtisseries à des amateurs de plus en plus nombreux et l’idée leur vient d’amasser assez d’argent pour ouvrir un hôtel en ville.
Chronique paisible de la vie dans la nature, nature magnifiée par la caméra de Kelly Reichardt, de la vie simple et des gestes du quotidien, beau film sur l’amitié entre deux hommes, First Cow n’en reste pas mois un western dans lequel la violence et le danger ne sont pas absents. Mais c’est toujours avec finesse que la réalisatrice règle les « problèmes » que pourraient lui poser la narration d’une intrigue qui la feraient sortir du regard poétique, non dénué d’humour, qu’elle a choisi de porter sur la situation (nature, relation entre les deux hommes, jusqu’à la façon de traire de Cookie) et la chasse à l’homme qui s’organise à la fin du film ne nous donne à voir que deux fuyards, quelques hommes armés. Pas d’effusion de violence. Le générique de fin tombe sur une dernière scène, paisible, bucolique, sur la promesse de King-Lu à Cookie, « Je ne vais pas te lâcher ». Le début du film nous revient à l’esprit, la citation de William Blake qui l’ouvre aussi : « L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié ». Il est bon que des femmes s’emparent du genre très masculin du western, qu’elles nous narrent des histoires qui n’ont pas été racontées par les amateurs de revolvers et de duels. Loin des Sept Salopards de Tarrantino et de ses joyeuses et grand-guignolesques effusions d’hémoglobine, First Cow est un magnifique hommage à la lenteur, sans qu’à aucun moment cette lenteur n’endorme le spectateur. Après deux heures d’un film plein d’humanité, à la photographie somptueuse, on sort de la salle heureux et certain d’avoir vu un futur grand classique.
Tiré d’un texte de Rosa Likson (même titre), le deuxième film du Finlandais Juho Kuosmanen n’est pas un huis-clos qui se déroulerait uniquement dans un train, même si la plus grande partie du film se passe là, entre Moscou et Mourmansk. Le personnage principal, une jeune Finlandaise, qui est venue à Moscou pour apprendre la langue, qu’elle semble bien parler couramment, se rend à Mourmansk pour y voir des pétroglyphes. Initialement, elle devait faire ce voyage avec son amante moscovite, la radieuse Irina, qu’on ne voit que pendant la première et très courte partie du film, qui se passe elle dans l’appartement d’Irina, un appartement bourgeois où la maîtresse de maison reçoit sans cesse des amis et anime, solaire, une dernière soirée durant laquelle elle présente sa merveilleuse amie finlandaise à la compagnie. Irina rit, est heureuse, semble amoureuse. Sa « merveilleuse amie finlandaise » semble bien moins à l’aise, s’efforce de faire bonne figure, n’est pas radieuse. La nuit vient, les deux jeunes femmes se quittent sans que leur relation en semble altérée. Irina s’excuse d’avoir dû annuler sa participation au voyage. Un travail inattendu lui est tombé dessus.
Dans le train, compartiment-couchette, notre jeune Finlandaise se voit affublée d’un jeune Russe au crâne rasé, qui s’avère rapidement vulgaire et déplaisant – scène malaisante où il demande à la jeune femme si elle « vend sa chatte » tout en lui posant la main où je pense pour se bien faire comprendre. Le voyage s’annonce agréable… De retour du wagon-restaurant où elle est partie s’isoler jusqu’au moment de la fermeture, Laura trouve notre Russ-tr-e affalé sur sa banquette, complètement saoul. La tablette est encombrée des déchets d’un repas bien arrosé. Le voyage va être long (le film l’est aussi, un peu…), rythmé par quelques arrêts dans des gares enneigées, quelques pauses clopes pendant lesquelles Ljoha, sur le quai, fume en s’agitant, nerveux et impulsif. Un soir, le train fait halte dans une ville perdue pour la nuit. Ljoha y connait une vieille dame (sa mère ?) chez qui il invite Laura à venir passer la soirée et la nuit. Refus de la jeune femme, incompréhension du jeune homme. Les deux se retrouvent un peu plus tard, à une cabine téléphonique où Laura, qui tente d’avoir Irina pour une courte discussion, en pure perte, est importunée de façon désagréable par un homme qui lui ordonne de lui céder la place. Ljoha tombe à pic et envoie le fâcheux se faire voir ailleurs. Laura accepte finalement l’invitation, monte dans la voiture – sans savoir encore qu’elle est volée. Chez la vieille dame, dans une campagne reculée, la soirée est magique. Ljoha va vite se coucher, les deux femmes échangent joyeusement, en abusant de la gnôle.
Retour au train, direction Mourmansk. les relations entre les deux jeunes gens sont désormais apaisées. Le voyage se poursuit jusqu’au terminus. On croit que le film touche à sa fin, et on n’en serait pas désolé. le temps se fait long. C’est alors que commence la troisième partie, plus longue que la première à Moscou. Il y a ces pétroglyphes et une romance à poursuivre… Bref, un film qu’on peut aller voir, il n’a rien d’insupportable et les personnages sont attachants. Mais l’intrigue est maigre, un peu cousue de fil blanc et on s’ennuie parfois, à cause des longueurs et du peu d’intérêt qu’a finalement cette histoire – la rencontre d’une jeune femme un peu perdue et d’un bougre très russkof, jusqu’au cliché. Les personnages secondaires sont secondaires – une contrôleuse, dans le train, un Finlandais qui passe un moment dans le compartiment n°6 avec ses occupants -, sinon la babouchka chez qui Ljoha a ses habitudes -, les personnages principaux ne sont pas passionnants, l’image n’est pas mémorable, la mise en scène non plus. On peut donc aussi se passer d’aller voir Compartiment n°6, que la critique n’a semble-t-il pas boudé. Enfin, faisons d’une pierre deux coups, vous pouvez surtout vous passer de voir le nouveau Dune, qui ne vaut guère mieux que la première version de David Lynch et auquel nous ne ferons pas l’honneur d’une chronique dans nos pages.
Le Pardon, de Maryam Moghadam et Behtash Sanaeeha, s’ouvre sur une citation extraite de la sourate de la vache – dont je n’ai pas gardé le souvenir, hélas, il faut être immédiatement présent et concentré quand commence ce film -, puis un plan fixe somptueux sur une vache blanche, vue de profil, dans toute son immobilité, placée au milieu de l’immense cour grise d’une prison grise. La beauté surréaliste de cette image, qui reviendra plus tard dans le film, presque à sa fin, ne cache en rien au spectateur qu’il ne va pas voir une comédie. On s’attend donc à un film dans lequel l’émotion principale sera la tristesse, et on ne sera pas déçu. On pourrait craindre que l’expression de sentiments contrariés, le pathétique fassent tourner le spectacle au mauvais mélodrame. Ce serait sans compter sur l’immense talent de comédienne de la réalisatrice du film, qui joue le premier rôle, celui de Mina, la femme d’un homme qui, emprisonné pour un crime qu’il n’a pas commis – ça on n’en sait rien, on ne l’apprendre que lorsque les autorités convoqueront Mina pour lui expliquer que Babak a été condamné à la place d’un autre, que le témoin n°2 est revenu sur ses affirmations et qu’il y a eu une erreur -, attend son exécution. Ce serait également compter sans le talent de réalisatrice de cette même Maryam et du co-réalisateur du film, qui ont choisi dans leur mise en scène la délicatesse, la pudeur plutôt que de faire dans la démonstration. Couloirs gris de la prison, couleur noire de la robe et du voile qui cache entièrement le corps de Mina, couleur grise de l’uniforme du gardien qui l’accompagne jusqu’à la porte de la cellule du condamné. La porte s’ouvre, le gardien la referme à clé derrière Mina qui entre. Plan fixe : la caméra filme cette porte, qui sert l’intrigue pour donner à cette scène une pudeur qu’elle n’aurait pas si le spectateur pouvait suivre Mina dans sa dernière rencontre avec son homme. On n’entend que les pleurs de la femme, qu’on retrouve dans la séquence suivante au travail, devant une chaîne sur laquelle passe des bouteilles de lait – métaphore filée de la sourate de la vache : Mina va-t-elle devoir expier un crime que son mari n’a pas commis ? La fameuse sourate, deuxième du Coran, aborde le sujet de la peine punissant le meurtre, au verset 173 : « Ô croyants ! la peine du talion vous est prescrite pour le meurtre. Un homme libre pour un homme libre, l’esclave pour l’esclave, et une femme pour une femme. Celui qui obtiendra le pardon de son frère, sera tenu de payer une certaine somme, et la peine sera prononcée contre lui avec humanité. » (peut-être est-ce là la citation du début du film…).
Quand Mina apprend de l’administration que son mari a été exécuté à tort, et qu’on va la dédommager, elle tente de rencontrer ses juges. Impossible. Elle s’entête et fait le siège de cette administration mutique en vain. Dans tous les bureaux on la refoule en lui expliquant qu’elle n’est pas à sa place, tous ceux à qui elle demande ce qu’elle peut faire la repoussent. Porter plainte ? A quoi bon, combat perdu d’avance. Elle ne rencontrera pas les juges de son mari. Pas dans les bureaux de l’administration judiciaire en tout cas. Mina est une femme du peuple, elle découvre un monde judiciaire qui ne fait pas de sentiment. Elle a dû trouver un travail pour payer son loyer (la femme de son propriétaire fait de son mieux pour lui venir en aide et convainc son mari de se montrer patient). Elle élève seule sa fille, sourde et muette, a un second travail qu’elle fait le soir, à la maison. Comment pourrait-elle lutter contre plus fort qu’elle ? A la maison, c’est la tristesse qui règne. L’actrice joue le rôle de cette femme en deuil, et victime de l’injustice d’une société qui écrase l’individu, avec un talent certain. Les sentiments ne sont pas dits, ils sont montrés, se lisent sur le visage de Mina. L’enfant du couple continue de vivre comme elle l’a toujours fait. Sa mère est dans l’incapacité de lui dire la vérité sur son père : qu’il est en prison, puis condamné à mort et exécuté. Tous les morts du fils, pour Bita, sont partis pour un long voyage, très loin. « Il ne reviendra pas ? » demande la gamine à sa mère, en langage des signes… « Nous irons le retrouver, quand nous serons très vieilles… » lui répond Mina. L’enfant regarde un film par jour, comme son père, qui lui a donné le prénom d’un personnage de film qu’il aimait plus que tout. Elle se plaint d’une maîtresse méchante, qu’elle n’aime pas, annonce à sa mère qu’elle va arrêter l’école… Un jour, un homme frappe à la porte de Mina et Bita. Elle lui ouvre et le laisse entrer (inconcevable en Iran). Il se présente, reconnaît une vieille dette à l’égard de Babak, qui l’aurait aidé en lui prêtant une somme importante pour monter une entreprise. Babak n’en a jamais rien dit à sa femme. A la banque, Reza fait un chèque à Mina, l’emmène en voiture jusqu’à son travail. Ils se revoient « par hasard » dans la rue, devant un kiosque de journaux où Mina achète le journal qui publie le texte de réhabilitation publique. Elle le lui montre. Très sobre, il se dit satisfait pour elle de cette petite victoire. Un homme bien, c’est sûr. Il n’en reste pas moins que le propriétaire de Mina lui fait donner son congé par l’intermédiaire de sa femme. Mina doit se rendre dans une agence immobilière où on la refoule, une fois de plus. Les femmes seules, même les veuves, les chômeurs et les chiens ne sont pas les bienvenus ! Il se trouve justement que Reza a un appartement à louer, pour un bouchée de pain. Elle finit par accepter, on se dit qu’elle va peut-être trouver auprès de cet homme une raison de quitter sa tenue noire. Lui n’est pas un homme du peuple, il vit dans un grand appartement bourgeois avec son fils, qui part au service militaire…
Mina est une femme du peuple, mais elle n’accepte pas si facilement d’être soumise aux hommes, d’être soumise à des « lois » tacites ou non, elle n’accepte pas, en tout cas, les approches indélicates de son beau-frère, elle se refuse à vivre avec son beau-père et son fils – la Justice lui a versé une somme sur laquelle les deux hommes ne cracheraient pas -, elle est prête à les affronter devant le tribunal, quand le frère de Babak lui apprend que son père veut lui faire retirer la garde de Bita, qu’il va aller en justice, même si elle sait qu’ils peuvent très bien acheter les juges. Cela tombe bien, Reza connaît quelqu’un au tribunal qui pourrait veiller à ce que les choses se déroulent « proprement ». Comme progresse cette chronique d’un film d’une grande beauté, il se pourrait bien si nous n’y mettions pas un terme rapidement qu’elle vous narre le film dans son intégralité et le spoile, comme on dit aujourd’hui.
Chaque film nous venant du Moyen Orient nous rappelle que les sociétés arabes sont sans pitié pour les femmes (Wadjda, pour mémoire, entre autres…), qu’elles y survivent plus qu’elles y vivent dans une soumission consentie, ou non. Le Pardon va plus loin. On y voit que les hommes sont eux aussi assujettis à des règles étouffantes, voire écrasantes : Reza est menacé au téléphone, doit s’expliquer sur ses choix et sa vie durant un interrogatoire filmé du point de vue de ceux qui le questionnent (et que donc on ne voit pas). En allant voir le film, vous en saurez plus… Quant au pardon du titre, c’est bien sûr celui que Mina refuse à la femme du vrai coupable du meurtre, au tout début du film, mais pas seulement. Film sur le pardon, la peine de mort, la culpabilité et l’innocence, la rédemption, Le Pardon – titre original : The Ballad of a white cow, bien meilleur que celui qu’on nous propose en français – est peut-être aussi, et presque surtout, un film sur le non-dit. C’est en tout cas une vraie réussite, et c’est pourquoi vous pouvez aller le voir sans hésiter, même si cette chronique ne lui rend pas très efficacement l’hommage qu’il mérite.
Le réalisateur du mémorable Festen est de retour avec un film réjouissant, Drunk, dans lequel quatre amis, collègues de lycée – ils sont profs – plus ou moins mal dans leur peau tentent de vérifier la théorie scientifique d’un psychologue norvégien selon laquelle l’homme naît avec un déficit d’alcool dans le sang et que pour s’épanouir vraiment et vivre heureux, il faut avoir en permanence 0,50 gramme d’alcool dans le sang. Comme ce sont des mecs sérieux et intelligents, ils vont bien sûr agir avec méthode et consigner les résultats de leur expérience dans une étude à caractère psychologique (c’est un prof de philo qui initie l’aventure) et scientifique. En un premier temps, les résultats sont remarquables : Martin (joué par un Mads Mikkelsen éblouissant, comme toujours), prof d’histoire à la dérive que ses élèves et leurs parents remettent en cause gentiment, se prend au jeu, lui qui ne buvait pas une goutte d’alcool, et retrouve son ancien personnage de jeune prof talentueux et prometteur pour enchanter ses élèves (les extraits de cours sont très drôles, mais on n’est pas loin des scènes clichés du Cercle des poètes disparus) ; le prof de sport se révèle un entraîneur de football inspiré ; le prof de musique, qu’on voit s’envoyer une lampée de vodka dans le dos des élèves en cours, tire de sa chorale des moments de pur enchantement et le prof de philo oublie un peu les difficultés de la vie de famille avec enfants en bas âge. Las, l’embellie ne dure qu’un temps, car en passant à des doses plus substantielles et en décidant d’aller au bout (c’est-à-dire jusqu’à la grosse « bourrage »), le carcan de la vie moderne revient à la surface et la névrose de chacun est de retour à la façon d’un boomerang, en plein dans le nez.
Le sort final des uns et des autres n’a que peu d’importance, à vous de le découvrir en voyant le film, la leçon n’a rien à voir avec l’alcoolisme ou la consommation mondaine d’alcool, et la morale n’est pas au rendez-vous. Que la vie moderne soit difficile, c’est un fait avéré que le film rappelle, et la tragédie peut même s’inviter au festin, mais elle peut aussi, malgré tout, se montrer sous son meilleur jour, tout comme les humains qui la subissent (scène finale ou Martin retrouve la souplesse et la beauté de sa jeunesse, et sans doute l’amour de sa femme, et où l’alcool est tout simplement festif). Drôle, on rit à de très nombreuses reprises, revigorant comme un cocktail fort en alcool, Drunk est un film qu’on peut aller voir sans hésiter en cette sombre et triste période de fin d’année 2020 (mais quelle année de merde !). Ah, oui ! les cinémas sont confinés, j’allais l’oublier. Un film parfait pour la période des fêtes, soyez patients. En espérant que leur monde d’après ne sera pas peuplé de cinémas multi-salles spécialisés dans les films commerciaux (grande distribution du cinéma – décidément, Macron et ses amis aiment la grande distri, ils doivent y avoir des potes, c’est à pas y croire !) et qu’il restera quelques salles d’art et essai que ce gouvernement libéral à vomir (sa politique est une si mauvaise bibine qu’on ne peut la digérer) n’aura pas toutes menées à la faillite. Bon Drunk !
Encensé par une partie de la critique, le dernier film en date de Hong Sang-Soo, le prolifique réalisateur sud-coréen, met en scène trois femmes qui s’ouvrent à cœur ouvert de leur vies respectives. Gamhee profite en effet de son premier moment de liberté en cinq ans de vie de couple (son mari est parti en voyages d’affaires, pour quelques jours et a pour une fois accepté d’être séparé de sa femme : les amoureux ne se quittent pas, est sa devise) pour rendre visite à trois amies qui vivent à l’écart de la grande ville coréenne de Séoul. La première chez qui elle se rend, Young-Soon, l’accueille dans son nouveau chez-soi, d’où l’on voit la montagne et où l’on entend les poules du voisin (visite au poulailler obligée). C’est une femme plus âgée que Gamhee, divorcée, et qui vit avec une colocatrice, experte dans la cuisson des viandes (ça tombe bien, Gamhee en a apporté, et de la meilleure !). Le ton désenchanté sur lequel son amie évoque les hommes et en particulier son ex-mari, leur divorce, conduit la jeune femme à se confier : elle ne sait pas vraiment si elle aime son mari, mais parfois elle se dit que c’est peut-être le cas, que c’est ça d’être aimée. La coloc ne parle pas de ses relations avec les hommes, les trois femmes sont à table, on parle surtout nourriture, cuisine et maison. La deuxième amie de Gamhee chez qui elle se rend a elle acheté un appartement, elle a économisé beaucoup d’argent, elle veut s’amuser (il en est temps, elle parle de son âge) et a découvert un bar où elle se rend le soir, un bar fréquenté par des écrivains, des architectes (elle en a rencontré un avec qui elle a une liaison et qui vit… juste au-dessus de chez elle). Comme dans la première rencontre, Gamhee semble apprécier de retrouver cette amie. Il est question de cuisine (celle-là cuisine mal, c’est du moins ce qu’elle dit, elle a d’ailleurs fait brûler un plat), de petites choses de la vie des femmes. La troisième amie que rencontre Gamhee, c’est le hasard qui la lui fait croiser. Il y a comme un contentieux entre les deux femmes. Woo-jin en vient très vite à se dire désolée, vraiment désolée. Gamhee l’assure que ce n’est rien. On se demande si elles ont eu une liaison à laquelle Woo-jin aurait mis un terme de façon peu élégante, mais la situation se précise (encore que…) quand Gamhee lance : « Je n’ai pas pensé à vous deux pendant tout ce temps. » Il semble bien qu’elles furent rivales, et que l’une a pris l’homme de l’autre. La sincérité des deux anciennes amies, leur tranquillité dans cette discussion, montrent que l’une et l’autre n’ont aucune rancœur, qu’entre elles nulle cicatrice n’est restée à vif. La main de Woo-jin qui se pose sur celle de Gamhee, qui ne la retire pas, confirme qu’elles sont en paix.
Ces femmes passent de bons moments à évoquer une vie quotidienne, simple ou moins simple. Les hommes n’ont pas le beau rôle, qu’ils soient présents ou absents. Justement, chaque rencontre se termine par l’irruption d’un homme. Le premier, un voisin fâcheux, vient se plaindre auprès de Young-Soon de ce qu’elle attire les chats de gouttière du quartier en les nourrissant, or sa femme à la phobie des chats. C’est la coloc qui le reçoit, et sans se départir de sa politesse argumente pied à pied et sans s’énerver pour expliquer à l’importun que ces chats ont leur importance pour elles et qu’elles ne font que les nourrir. Quand Young-Soon, plus expérimentée, arrive, elle règle le problème en se mettant du côté de la loi : « Nous nourrissons ces chats tant que ce n’est pas hors-la-loi. » L’homme rentre enfin chez lui.
Le deuxième homme qui interrompt les moments de grâce entre les femmes est un jeune poète de vingt-six ans, bien plus jeune que Su-Young, avec qui elle a couché un soir, en sortant du café. Depuis il la harcèle, se disant humilié par elle, insiste pour être reçu à l’intérieur. L’échange dure, Su-Young s’agace et remet le type à sa place. Il l’incite à continuer, à recommencer, avec un certain masochisme à le maltraiter.
Quant au troisième homme, c’est le mari de Woo-jin lui-même, avec qui Gamhee a sans nul doute eu une histoire de jeunesse (il est bien plus vieux qu’elle) et qu’elle croise en sortant du lieu d’art où elle a vu un film, pendant que lui était occupé à l’étage du dessous à faire l’artiste, en parlant beaucoup et en se répétant sans cesse, signe d’un manque de sincérité selon sa jeune épouse, qui pense que sa popularité nuit à son travail artistique. Quand Gamhee lui dit ne pas se sentir à l’aise en sa présence, il répond que lui se sent très bien. Elle coupe court à la rencontre de façon polie mais ferme.
La femme qui s’est enfuie, dont il est question au début du film, pourrait bien être Gamhee, elle-même. A vrai dire, on n’en saura rien, et j’ajouterai qu’on s’en moque. Ce film, dont les intentions sont sans doute très bonnes et très féministes (Hong Sang-Soo prend le parti des femmes contre les hommes, dont il pique les travers et les ridicules), a bien du mal à accrocher le spectateur, et les séquences qu’il met en scène entre ces femmes s’avèrent très rapidement ennuyeuses, leurs discussions assez mornes et plates, il est difficile d’entrer en empathie avec ces personnages et on quitte ce film, dont on ne dira pas pour autant qu’il est mauvais, en poussant un soupir de soulagement à l’apparition du générique de fin.
Huis clos dans une maison close de Shangaï, une maison des « fleurs », ces courtisanes avec lesquelles les hommes fortunés de la haute bourgeoisie chinoise passent du temps ou s’engagent plus intimement en dépensant systématiquement des sommes folles, Les Fleurs de Shanghai (1998) de Hou Hsiao-Hsien (The Assassin) est un film de deux heures à la beauté formelle indéniable : photographie sublime, avec une lumière dont l’effet sur le spectateur, accentué par une musique répétitive et lancinante, peut s’avérer dans les premières minutes du film presque soporifique, cadre scénaristique contraignant (unité de lieu, division du film en plans-séquences séparés par des fondus). On est donc à Shangaï, à la fin du XIXe siècle. Monsieur Wang est le client officiel de Rubis, qu’il aime d’un amour profond jusqu’à découvrir qu’elle peut recevoir un acteur d’opéra et rompre ainsi leur accord d’exclusivité. Il casse alors tout ce qu’il lui a acheté et se lance dans une relation avec une autre courtisane, Jasmin, qu’il libère en payant son départ de la maison (les courtisanes, jeunes orphelines sans autre avenir que cette chance d’être choisie pour grandir auprès de celle qui les fera plus tard travailler, sont achetées par leur « mère » vers sept-huit ans, investissement qu’elles rembourseront en étant « populaires » ou en rachetant leur liberté), épouse rapidement, avant de s’apercevoir qu’elle le trompe elle aussi.
Mais là n’est sans doute pas l’essentiel, Monsieur Wang étant sans doute le personnage central, côté hommes, du film, mais son histoire est un prétexte scénaristique à filmer la vie d’une maison des fleurs, les jalousies et conflits entre courtisanes, les dépits amoureux de ces messieurs, le temps qu’ils passent ensemble, à boire et manger, entourés de jeunes et belles femmes, à jouer également au mah-jong, à reboire encore, le temps qu’ils passent avec leur favorite à parler, se disputer, manger, fumer de l’opium (omniprésent), se promettre un avenir commun, se déchirer pour une promesse non tenue, avec interventions des aîné-e-s pour régler les problèmes… le tour de force du film étant peut-être de faire vivre au spectateur une histoire de maison close sans jamais déshabiller une courtisane. Car ce qui compte ici, un peu comme l’aurait fait un documentaire, c’est de montrer la vie de ces « enclaves », les rapports de force qui s’y jouent, l’importance de l’argent dans la relation « amoureuse » avec une courtisane, l’essentiel pour celle-ci étant de ne pas se faire duper par un client prompt à s’engager à l’extérieur dans un mariage arrangé par la famille. Bref, les images crues ne sont pas de mise, mais la cruauté et la violence sont bien là, que cache mal l’aspect bonhomme des scènes de table où les hommes parlent, jouent et boivent sous le regard silencieux des femmes. Vous l’aurez compris, ce film de Hou Hsiao-Hsien est d’une splendeur inimitable et d’un intérêt certain pour un spectateur qui découvre, en jouissant du plaisir esthétique que procure l’œuvre, un aspect méconnu de la vie sociale des élites dominantes de la Chine du XIXe siècle.
« Someone told me that you should always be searching ; but I am not searching for anything ; I film because it makes me happy. » Si certaines oeuvres sont écrasantes et impressionnent par leur complexité et leur technicité, d’autres donnent l’impression d’une grande simplicité, une simplicité suffisante à l’appréhension du monde. Walden est composé d’une série de scènes filmées au jour le jour, de 1964 à 1968, par le cinéaste d’avant-garde Jonas Mekas. Il fonctionne comme un journal sans trame narrative, structuré en quatre parties, et qui rend compte de la vie du cinéaste à NY et de la contre culture des années 60. Les séquences de mariages, les lectures de poésies et les promenades à Central Park sont rythmées par la voix du narrateur et par les musiques qu’il écoutait au cours de ces années ; le montage est vif, la prise de vue tremblante, les plans se superposent et se nourrissent des uns les autres. La caméra de Mekas devient une parabole qui lui permet de toucher et saisir ce qui l’entoure, de faire vivre les images entre elles sans en exiger du sens : comme de la poésie, la vie nue qui rentre dans le film. Ce serait peut-être la manière de travailler la plus évidente et la plus libre.
Le goût de la Cerise, Abbas Kiarostami, 1997
Un homme en voiture traverse les paysages arides de la banlieue de Téhéran, et cherche un ouvrier qui accepterait de travailler pour lui. On comprend vite que ce travail qu’il demande n’est pas ordinaire, ne peut pas être accepté de bon coeur, mais on comprend vite aussi que l’homme qui cherche est désespéré et prêt à employer n’importe qui. La trame narrative se déploie lentement, par allusions, par non-dits, car ce que cherche cet homme est quelque chose de trop grave et trop tabou. Ce qui frappe chez Kiarostami, c’est que son film tient sur un fil ténu, par les dialogues et la succession des mêmes paysages désertiques, c’est l’économie de moyens et de détails romanesques qui lui permet de dévoiler avec douceur le drame en train de se jouer, et les liens secrets qui unissent les vivants, les morts, et le monde qu’ils partagent.
Barberousse, Akira Kurosawa, 1965
Comment soigner les malades de la société ? Comment traiter les maladies lorsque leurs causes sont la pauvreté, la précarité et les violences de classes ? Comment penser alors que le fait de soigner est suffisant ? Barberousse raconte l’histoire d’un dispensaire du 19ème siècle, au Japon, et des médecins qui y vivent. Alors qu’on est habitués à ce que Kurosawa filme des scènes de batailles en plein air et des personnages en mouvement, Barberousse est un film plus resserré, plus statique, car rythmé par les séquences de soin dans les pièces étroites du dispensaire d’Edo. Inspiré par Dostoïevski, il s’inscrit aussi très fortement dans un traitement des réalités sociales et du romanesque très 19ème. «Derrière toute maladie, il y a l’histoire d’une grande infortune », dit le médecin Barberousse, conscient que soigner les individus ne suffit pas, qu’il faudrait aussi transformer leurs conditions de vie. Mais il y a de l’espoir malgré tout : soigner les autres c’est aussi se soigner soi même, soigner les enfants c’est soigner le futur, et il est possible ainsi de créer un cercle vertueux. Dans une scène incroyable, des hommes opèrent un enfant dans l’hôpital pendant que des femmes, dehors, des femmes qui n’ont pas la possibilité de faire des études de médecine, hurlent dans un puit afin de rappeler l’esprit de l’enfant, coincé entre la vie et la mort. On comprend alors que la médecine n’est pas juste un ensemble de techniques et de savoirs, mais une éthique du soin qui nous concerne tous.
Unanimement plébiscité par les spécialistes de la SF, au rang desquels Ursula K Le Guin, Solaris de l’auteur polonais Stanislas Lem a été porté à l’écran à deux reprises, une première fois par le réalisateur russe Andrei Tarkovski, en 1972, puis par Steven Soderbergh en 2002. L’histoire en est la suivante : un psychologue russe, le Docteur Kelvin, arrive dans la station orbitale de Solaris, une planète qui passionne l’humanité par sa spécificité (elle est recouverte par un océan dont l’étude est rendue d’autant plus difficile que certains lui prête des capacités surnaturelles). Quand il entre dans la station, Kelvin y trouve deux savants visiblement très perturbés et, surtout, des présences humaines inattendues dans ce laboratoire spatial où il pensait revoir Gibarian, avec qui il a travaillé dans sa jeunesse, mais qui s’est suicidé le matin de son arrivée… Très vite, Kelvin voit apparaître dans sa chambre la femme qu’il a aimée dans sa jeunesse, et qui s’est suicidée à la suite d’une fâcherie et de la rupture que lui impose le jeune étudiant.
Le roman et le film diffèrent par leur ouverture : le livre commence sur Solaris et ne se passe à aucun moment sur terre, le film commence sur terre, dans une datcha qui ressemble à celles que Tarkovski montrent dans ses films et qui seraient les répliques cinématographiques de celle du grand-père du réalisateur ; mais aussi par leur dénouement : dans le livre, Kelvin décide de rester sur la planète à l’océan pensant, dans le film, il fait le choix de rentrer sur terre – ce n’est pas annoncer la fin que dire cela, l’essentiel étant dans la dernière image de la planète que nous ne révèlerons pas ici. Dans un cas comme dans l’autre, la toute fin des deux oeuvres est une pure réussite. Tarkovski n’est pas amateur de science-fiction, contrairement à ce qu’on pourrait penser (Stalker, Solaris) et il a besoin de faire commencer son Solaris sur la terre pour s’éloigner du genre, dit-il (est-ce suffisant ?). De ce point de vue, le livre se montre bien plus efficace (un premier chapitre qui nous plonge d’emblée dans l’intrigue et de façon très réussie), là où le film tarde au démarrage. En revanche, le livre, au cours de son déroulement, ennuie parfois, par des longueurs dignes du scientifique qu’était Lem, qui se complaît dans de longs paragraphes (presque un chapitre entier y est consacré) s’attardant sur la littérature scientifique et les innombrables contributions de savants de tout poil à l’étude controversée de la planète et de son océan, là où le film s’en tient à la vie à bord de la station, aux relations de Kelvin et du Docteur Snaut (un cybernéticien), mais aussi avec le physicien Sartorius, à la relation amoureuse de Kelvin et de Harey (enfin, de son avatar) et aux hypothèses contradictoires des trois hommes sur cet océan qui leur envoie des visiteurs correspondant à leurs souvenirs ou aux fantasmagories de leur inconscient. Comme toute oeuvre de science fiction, Solaris est en effet une réflexion sur l’homme, sur notre monde, doublée ici d’une réflexion sur la psyché humaine, liste non exhaustive, tant la richesse des thèmes abordés par Lem comme par Tarkovski est impressionnante (la création, les rapports de l’homme et de formes de vie extraterrestre, etc…).
On retrouve dans le film, des images à la Tarkovski, qui aime à filmer les masses liquides, les fluides, la végétation aquatique, dans des plans esthétiquement forts, et, dans ses images de la planète, il tourne des plans dignes de 2001, Odyssée de l’espace, auquel les Soviétiques souhaitaient donner une réponse (Solaris sera justement considéré par le pouvoir russe comme cette réponse). Il y a, avec Stalker (1979), des thèmes communs : un espace qui a sa propre vie et des règles auxquelles les hommes doivent bien s’adapter, un espace qui matérialise les désirs les plus profonds des hommes, par exemple. Mais malgré toutes ses qualités (au premier visionnage, j’avais été fasciné par Solaris), le dénouement tarde à venir et j’irais même jusqu’à dire que la dernière partie du film m’a agacé cette fois-ci. Ce n’est clairement pas le meilleur film du génial Tarkovski et cela n’a rien d’étonnant, puisqu’il l’a réalisé pour répondre à une commande, et que le genre ne l’intéressait pas. Pour le livre, même s’il a ses défauts, cités ci-dessus (sans parler du personnage de Kelvin qui, dans la relation amoureuse, est d’une immaturité navrante, qui ne sert ni le personnage ni l’intrigue), il ne lasse jamais totalement le lecteur et il mérite amplement la réputation qui le précède dans le petit monde de la Science Fiction. Dans tous les cas, vous pouvez sans hésiter lire et voir Solaris, Lem et Tarkovski ayant chacun un univers plus qu’intéressant à découvrir.
Stalker, Andrei Tarkovski : Si près de la chambre…
Considéré comme le chef-d’œuvre de Tarkovski, Stalker (sorti en salles en 1979) n’a pas pris une ride. Au milieu d’une filmographie qu’on peut comparer (ce qui a été fait bien sûr) à celle de Stanley Kubrick. Ce n’est donc pas rien. Bref, venons-en à ce film exceptionnel sans plus tarder. Dans une région dont le nom n’est pas dit, un pays qu’on peut sans doute penser être celui où du réalisateur, mais ce n’est pas dit, la Zone est un espace géographique interdit à la population où, pourtant, quelques êtres à part, les stalkers, entrent pour y guider des gens prêts à payer pour s’y aventurer avec l’espoir d’accéder à la chambre où leurs désirs les plus importants seront réalisés à leur retour dans le monde normal. Cette Zone est un lieu que l’Etat a interdit et fermé pour une raison simple à comprendre : il est mortellement dangereux (beaucoup n’en sont pas revenus, c’est en tout cas ce qu’affirme le stalker avec lequel Tarkovski nous invite à y pénétrer), pour des raisons qui ne sont pas vraiment déterminées : intervention des extraterrestres ou chute d’une météorite, allez savoir… Ceux qui s’y risquent sont, toujours selon notre stalker, des vrais malheureux, des désespérés. Les deux hommes qui participent à cette nouvelle incursion du stalker dans la Zone sont : un professeur de physique et un écrivain (un choix pas forcément innocent). Les deux sont bien des désespérés, surtout l’écrivain si l’on en croit le début du fil, un homme qui boit plus que de raison et se comporte de façon assez souvent imprévisible. Les règles sont évidemment édictées par le stalker, et il vaut mieux les suivre : dans la Zone, on ne suit pas la ligne droite comme chemin le plus court et le plus sûr entre deux points, dans la Zone, on ne se sépare pas de ses compagnons, et surtout de son guide, sous peine de disparaître bel et bien. Car la Zone est un espace piégé et mouvant, un espace en perpétuelle évolution et les pièges en question se renouvellent sans cesse. L’écrivain n’en a cure et décide rapidement de faire bande à part pour éviter un trop long (à son goût) détour. Le stalker sera tout étonné de le retrouver en vie, un peu plus tard, un peu plus loin. Le professeur semble bien plus sage, ce qui ne l’empêchera pas, après l’écrivain de faire lui aussi des siennes. Mais il n’est pas question ici de narrer le film dans son entier.
Commençons par définir négativement ce chef-d’œuvre : Stalker n’est pas réellement un film de science-fiction. Stalker n’est surtout pas un film d’action (on s’attend parfois à être surpris par un rebondissement digne d’un film de suspense et à faire un bond dans son fauteuil, eh bien non, il s’agit de tout autre chose). Stalker n’est pas un film à grand spectacle. Pour qui connaît un peu Tarkovski, il n’y a rien là qui puisse surprendre. Stalker est tout d’abord un film à l’esthétique étonnante (la Zone est un coin de campagne, d’une beauté transcendée par la photographie sobre et maîtrisée, où les signes de la présence d’une civilisation violente, militaire et industrielle – qui ressemble à s’y méprendre à celle de l’ex-URSS – sont les ruines évidentes de ce monde. Stalker est un film où le discours et les échanges entre les personnages l’emportent toujours sur l’action. Stalker est un film à la lenteur calculée (durée 155 minutes) durant lequel jamais on s’ennuie (Tarkovski en a fait sa marque de fabrique). Stalker est un film qui n’assène aucune vérité, ne fait pas dans le manichéisme, ne délivre aucun message de type « prêt à penser ». Stalker est un film où la philosophie joue son rôle, en questionnant les personnages tout autant que le spectateur. Enfin, Stalker ne cherche pas à donner un sens unique à des scènes qui peuvent interroger, ni à son dénouement, ouvert à souhait, et qui n’impose au spectateur rien qui puisse le brider dans sa réception d’un film qu’on peut classer dans les grands classiques du cinéma mondial et qu’on pourra voir et revoir tant qu’on ne s’en sera pas lassé, c’est-à-dire un nombre de fois considérable, tant les façons d’en aborder le visionnage pourraient varier. Vous aurez sans doute compris que Stalker est entré dans mon petit Panthéon personnel de cinéphile exigeant, auprès de très rares films comme Barry Lindon, Amadeus ou, liste non exhaustive mais pourtant limitée, Shining et Le septième Sceau. A vous de le découvrir… Bon film !
La religion catholique n’est ni très accueillante ni tolérante. En Pologne peut-être plus encore qu’ailleurs si l’on en croit le troisième film de Jan Komasa, un jeune réalisateur au talent prometteur. Son personnage, Daniel, criminel qui s’apprête à sortir d’un centre fermé pour jeunes, découvre la foi en rencontrant un aumônier aux prêches efficaces : « Je ne suis pas là pour prier mécaniquement », dont Daniel s’inspirera ensuite dès sa première messe, dans un petit village où il est censé travailler dans une menuiserie où l’on réinsère les délinquants sortis de prison ou de centre fermé, mais où il se présente comme prêtre pour remplacer pour quelques jours un vieux curé malade, alors que l’Eglise refuse les aspirants au séminaire qui ont un casier judiciaire. Or le séjour du vieux curé en hôpital dure plus longtemps que prévu et Daniel est très bien accueilli par les ouailles de la paroisse qui acceptent son style très différent et lui reconnaissent des qualités humaines dont pourrait sans doute s’inspirer l’Eglise pour moderniser sa curie.
Car au village, un tableau, au sommet duquel trône un portrait du Christ, sous lequel on peut voir six photos de jeunes gens, morts lors d’un accident de voiture, intrigue rapidement le nouveau prêtre, qui constate un malaise profond, une rancune tenace contre une septième personne, le conducteur de l’autre automobile (que l’on accuse d’avoir conduit en état d’ivresse ce soir-là), mort lui aussi, mais que le curé n’a pas voulu enterrer au cimetière du village. Et contre sa femme que d’aucuns nomment « la salope ». Bref, un petit village où vivent des gens très bien, comme le dira l’assistante du curé, des gens très bien qui ont tous (elle compris) envoyé à la veuve du « banni du cimetière » leur petite lettre d’insulte et de menace. Mais cette intrigue dans l’intrigue arrive lentement dans le film et l’on voit d’abord Daniel s’installer dans son rôle de curé de remplacement, faisant ses premières confessions son portable à la main, sur lequel il consulte un tutoriel, disant sa première messe et faisant des prêches de plus en plus inspirés, se mêlant des cérémonies de prière devant le tableau consacré à la mémoire des six jeunes morts, se mêlant peu à peu de la vie du village, tout ça avec un talent, une finesse dans les relations humaines et une capacité à raviver la foi de paroissiens qui prient et pratiquent dans une routine et un conformisme qu’il remet en cause en se souvenant du discours de l’aumônier qui l’a amené à la foi, mais aussi en pratiquant une « religion-thérapie » très inspirée. Bien sûr, Daniel n’a pas renié son passé de délinquant violent et ambigu, et il fait un ministre de la foi un peu surprenant, mais attachant et sincère, malgré son mensonge. Les villageois l’adoptent donc, car il n’est jamais en panne d’idées pour leur venir en aide dans leur malheur. Et lui, grand pécheur devant l’éternel se met à faire le bien dans une communauté divisée qui ne parvient pas à apaiser ses tensions, ses divisions, son irréparable deuil. Mais deux mots sur l’acteur principal du film, Bartosz Bielenia, qui crève véritablement l’écran. Par son charisme, son côté habité (son regard n’y est pas pour rien), la justesse de son jeu, il magnifie son rôle sans jamais perdre de vue l’ambiguïté profonde qui est à l’oeuvre dans le personnage de Daniel. Le film lui doit beaucoup, autant sans doute qu’a la mise en scène et la réalisation de Komasa, belle et sobre à la fois. Il fait un délinquant très crédible, tout comme il est inspiré lorsqu’il revêt l’habit de prêtre et tourne ses regards vers Jésus (son visage se métamorphose alors de façon remarquable).
La Communion est donc un film puissant, un film sur le péché, le bien et le mal, un film sur la rédemption (parfois impossible), un film que ne touche jamais le manichéisme simpliste de tant de croyants qui adoptent le message de la Bible en le simplifiant à l’extrême, un film où les gens bien se muent en salops, un délinquant en agneau (même si le loup refait parfois surface en lui), un film où l’Etat et le pouvoir (représenté par un maire, propriétaire de la menuiserie de réinsertion qui voit vite en Daniel un usurpateur lui fait du chantage et cherche, mais en vain, à lui imposer son vouloir) ne s’en sortent pas mieux que l’Eglise. Enfin, ce film n’est pas un brulot contre la religion, dont on voit qu’elle peut, à condition d’être portée par des hommes sincères, avec leurs forces et leurs faiblesses, joué un rôle intéressant pour relier les êtres humains et les ouvrir aux autres. Bref, ce film fort est un film subtile, qui ne caresse personne dans le sens du poil, mais se tient éloigné de la caricature et des clichés. Un film à voir toutes affaires cessantes.
On nous annonçait un western français et féministe. Le titre était prometteur. On allait donc voir ce qu’on allait voir. Depuis Audiard avec Les Frères Sisters (une demi-réussite à notre humble avis), le cinéma français s’attaque au western avec l’intention, pas moins, de renouveler le genre. Voilà des petits gars qu’ont de l’ambition. Perrault s’y colle donc et les deux plans qui précèdent le générique de début du film pouvaient laisser penser que ça allait chier ! Et puis, générique passé, nous voilà plongés dans le deep south américain, chez des bons bourgeois français qui se sont adaptés au Sud raciste, qui font un peu de trafique à cause de cette maudite guerre de Sécession, là où avant ils faisaient sans doute du commerce honnête. L’intrigue commence donc dans des salons où l’on danse, où une vieille dame se pique de chanter, où trois soeurs préparent le grand événement du mariage de la fille puînée de la famille et les fêtes de Noël, etc… On s’ennuie ferme, ne le cachons pas. Les dialogues sont mièvres, les personnages ne valent guère mieux, certaines scènes semblent plutôt inutiles (répétition de la vieille dame qui chante, entre autres).
Bon, qu’a donc voulu faire ce Perrault ? Un film qui répondent aux critères du test de Bedchel-Wallace (indicateur du sexisme des films) ? Si c’est le cas, pas sûr qu’il s’en sorte si bien malgré ses bonnes intentions… On y reviendra. Un western « féministe », histoire qu’on en parle ? Pas sûr qu’on en parle pour lui tresser des louanges. Bref, parlons-en. Donc, L’Etat sauvage est un film où les femmes ne sont pas sous-représentées : premier critère du test de B-W atteint ; trois soeurs, une mère, une domestique afro-américaine (c’est bon ça, une femme noire, dans un film), et attention, elles participent à l’action. Mais bon, ne rêvons pas trop, on les découvre quand même très occupées par des affaires domestiques, et leurs conversations tournent un peu autour des hommes (même si pas que). Moins bon ça, pour le test de Bedchel-Wallace. Heureusement, elles vont découvrir l’état sauvage, et là ça va dépoter nom de Zeus !
Nos dames vont donc suivre le père de famille (c’est quand même lui, l’homme) qui décide de rentrer en toute hâte en France quand il découvre que les Yankees qui arrivent et se montrent rapidement insupportables avec les dames et la bonne société vont leur pourrir la vie. Il embauche pour ce faire un ancien mercenaire, un type pas très fréquentable qui semble avoir un tiroir-caisse en guise de coeur (voilà au moins un personnage typé façon western). Evidemment, bim-boum-badaboum, la cadette de la famille, la jeune première on ne peut plus mièvre, va tomber amoureuse du gonze. Visez le tableau : lui a une grosse barbe et une longue cicatrice sous la pommette gauche, elle ressemble à Emmanuelle Béard quand elle avait quinze ans ! Un couple très assorti, on y croit à fond. Là, avant le départ, on a le droit à une scène où ces jeunes femmes apprennent à tirer avec une carabine ou un revolver. Elles sont gourdes comme pas possible, ces potiches, savent même pas tirer (sauf Esther, la jeune première qui se débrouille bien avec son colt – on verra un peu plus tard qu’elle est pas si potiche, puisqu’elle sait encore monter à cheval – ouf nous voilà sauvés pour Bedchel-Wallace !). Les voilà parties en tout cas dans la nature sauvage américaine et là on se met à espérer que le titre du film soit enfin honoré… Hélas, trois fois hélas, le réalisateur a beau multiplier les scènes au ralenti, les effets démonstratifs les plus improbables, en filmant du dessus par exemple, en appuyant le propos autant qu’il peut pour rendre ses intentions compréhensibles, comme s’il craignait de ne pas être suivi par le spectateur, ce qui est d’ailleurs trop souvent le cas tant la lourdeur de la réalisation devient vite pénible, on passe de l’ennui au rire face à la multiplication des clichés et des lourdeurs stylistiques. Mais revenons à nos moutons et nos brebis, on parlait de propos appuyé et le voyage commence fort : les hommes qui accompagnent notre petite famille dans son périple sont à cheval, le père est sur le charriot, assis auprès du « cocher » et nos cinq bonnes femmes vont à pied (ouh, le machisme de ces mecs !). On a le droit chemin faisant à une scène d’un ridicule achevé : en passant au-dessus d’un précipice une roue du charriot vient à casser, il faut l’abandonner sur place et sélectionner les affaires qu’on va emporter dans quelques sacs qu’on portera comme on pourra. On voit alors à l’écran les vêtements de femmes qui sont jetés dans le vide (effet esthétique garanti) avant que ces dames, qui suivaient le charriot toujours à pied, soient invitées par le beau Victor à prendre sa main pour éviter la chute dans le décor. Elles sont toujours aussi gourdes et gémissent à qui mieux mieux en se collant tant qu’elles peuvent au charriot pour éviter le pire. Ouf, tout le monde est passé sans encombre (il y en a bien une, la soeur aînée, qui a failli dévisser, on s’y attendait bien un peu, mais sans aller jusqu’à pousser le mauvais goût jusqu’à tomber, à cause de celle qu’on devait marier avant le départ et qui se met à tousser au mauvais moment) sauf la cadette, Alice Isaaz, la jeune première qui hésite à passer puis se décide à le faire en grimpant sur le toit de la calèche (on y pensait depuis le début), plan-drone au dessus du gouffre, sur lequel elle jette un coup d’oeil bravache, comme pour souligner le courage de l’héroïne (elle en a du caractère, la pucelle !). Quant au gentil du groupe d’hommes qui accompagnait ces dames derrière (Samuel, si j’ai bonne mémoire), on ne s’attarde pas sur lui, il est le dernier et doit passer sans problème, c’est un homme après tout, il le fait sans doute sans gémir. Mais avançons et finissons-en avec cette purge. On a oublié en route un personnage intéressant, celui d’une ex de Victor qui le poursuit avec un désir de vengeance plutôt costaud, suivie par une bande de mercenaires aux visages dissimulés sous des sacs blancs aux orifices marqués à la peinture, genre effrayants, la vraie méchante de l’histoire, ça c’est sans doute pour le titre (dont on se demande toujours malgré tout s’il va enfin être justifié par l’intrigue, les décors ou on ne sait quoi). Quand les problèmes de santé de la frangine dont le promis a été buté dès le début du film dans une scène d’une violence insoutenable (c’est pour ça qu’on n’en parlait pas jusque-là, tellement c’est dur) et à qui on a caché la terrible vérité, bref, quand sa toux vire aux crachats de sang (elle aurait la tuberculose qu’on n’en serait pas plus étonné que ça), ces messieurs penchent pour un raccourci qui ferait gagner du temps à la petite troupe. Ils partent en éclaireurs, toujours à cheval, pour repérer le passage en question, pendant que nos gourdasses restent dans une baraque en piteux état mais habitable quand même (avec lits, draps et tout le toutim pour vivre presque bourgeoisement) en compagnie du gentil Samuel (ah, qu’il est brave ! c’est le seul gars fréquentable de la troupe…). Là, ça part en couille : attaque des méchants, ça défouraille, le vieux cocher est le premier à prendre une bastos dans le coffre (en voilà un de puni, il n’avait qu’à pas chanter dans un coin pareil), puis c’est le tour du père (Edmond, un couard, un brin patriarcal, qui couchait avec la domestique noire, qu’il avait affranchie et qu’il salariait pour ses services) et enfin, mais vous ne serez pas étonnés d’apprendre qu’il s’en sort vivant, Victor (bastos dans la guibole, ah merde alors, ça fait mal, mais c’est un dur à cuire l’animal et il échappe à ses poursuivants). Bon, le film a beau durer deux heures (c’est long, deux heures), on arrive à la fin. Je vous passe le dénouement, la scène où ça cartonne vraiment, pour vous spoiler le tout dernier plan : nos cinq nénettes sont à cheval et terminent le périple débarrassées du patriarcat (tous les mecs sont shot-deads) au bord de la mer (elles arrivent à bon port, en somme), c’est trop romantique ! Même Victor, ce salaud, a mal fini, il les a larguées quand ça chauffait et que personne n’y croyait plus pour leur survie. Je vous dit pas la fin du gonze, ça fout les chocottes, une histoire de vaudou pas possible (la domestique noire). Quant au gentil Samuel, pas gai sa fin (il avait rien fait pour mériter ça, quand même). Bref, la tuberculeuse est remise comme par miracle (elle trotte vaillamment sur son p’tit ch’val), la mère (Madeleine, ça s’invente pas) a pris une bastos dans le buffet mais ça l’empêche pas de chevaucher avec, sur sa selle, la domestique noire, tiens, elles semblent rabibochées ces deux-là (elle aimait pas trop, la Madeleine, que cette moricaude couche avec l’Edmond, ça se comprend, mais elles ont lavé leur linge sale et puis l’assaut final, d’une violence à faire trembler de peur Tarantino himself, les a réconciliées, p’tet ben…) et les deux autres soeurettes sont là aussi, toute la famille va bien, bref, débarrassées de mecs qu’il y en avait pas un pour racheter l’autre, ces dames sont enfin affranchies, ça c’est du féminisme de première bourre ou je m’y connais pas. En clair et pour finir, vous pouvez vous passer de voir ce navet au féminisme naïvement masculin, c’est même pas un western potable si on met de côté les bonnes intentions idéologiques cousues de fil blanc pour s’intéresser au genre (enfin, le genre du film). Rien qu’un navet. Les Frenchies feraient mieux de pas s’occuper de western, c’est un truc pour des machos comme Clint Eastwood, des durs qui se préoccupent pas du test de Bedchel-Wallace. Bah oui, c’est triste à dire, mais c’est comme ça… Ah, une dernière chose, jusqu’à la dernière image du film, le titre n’a en rien trouvé sa raison d’être (dommage, il était chouette, le titre). D’ailleurs, les donzelles finissent tirées à quatre épingles, malgré toute la violence de cet état sauvage auquel elles se sont confrontées, c’est fou quand même…
Il vient tout juste de naître. Sa mère veut le faire bénir par le cheikh qui prédit un destin funeste à cet enfant : il ne passera pas le jour de ses vingt ans. Nous voilà plongés en pleine tragédie, comme les oracles de l’Antiquité grecque pouvaient le faire. Car c’est la parole de Dieu qu’a transmis le chef religieux et personne ne penserait qu’elle puisse être démentie par la réalité. Le père de Muzamil, incapable de faire front, quitte le foyer, en parlant d’un voyage de deux ans (il reviendra peu de temps avant le vingtième anniversaire de son fils), sa mère, Sakina, porte le deuil, qu’elle ne quittera plus, Muzamil grandit comme il peut. Il ne va pas à l’école, n’a pas de camarades de jeu (les enfants du village le huent et le surnomment Enfant-de-la-mort), sa mère lui interdit d’aller à la rivière et de s’éloigner de la maison, bref, Muzamil vit une enfance d’une tristesse épouvantable.
Le prétexte du scénario est un coup de maître (on envie le réalisateur d’avoir eu à traiter idée aussi géniale), la réalisation est une grande réussite, la photographie est de toute beauté (la maison et ses clairs-obscurs, l’intérieur de Suleiman, un homme qui vit en marge du village, car trop différent, et que Muzamil va fréquenter devenu adolescent, voyant en lui un substitut du père absent, etc…). On ne s’attarde pas sur la prime-enfance de Muzamil, des ellipses permettent au spectateur de le retrouver adolescent puis à l’âge fatidique de dix-neuf ans. Depuis tout petit, Naïma, une voisine de son âge ne le quitte pas. Elle est amoureuse de Muzamil et finit par s’en ouvrir à lui. Mais la prédiction pèse sur le jeune homme qui ne sait que faire de cette déclaration et ne s’autorise aucune liberté. Suleiman finira par le lui reprocher amèrement, lui le marginal, fou de cinéma, buveur d’alcool et grand pécheur qui partage la vie d’une femme hors mariage, lui dont l’enseignement consiste à dire et suggérer au jeune homme un message essentiel pour un condamné à mort : « Vis, même si pour cela tu dois te faire pécheur ! » Tu mourras à vingt ans est le huitième long-métrage tournée par un réalisateur soudanais, c’est un très beau film qui fait regretter d’avoir manqué il y a peu Talkin’ about trees, documentaire soudanais sur le désir de quelques cinéastes locaux de faire renaître leur art dans leur pays. C’est chose faite, et avec un certain bonheur.
Une fois n’est pas coutume, il sera ici question d’une comédie. Car Un Divan à Tunis est en effet une comédie, et disons-le de suite assez réussie. Selma, une jeune femme revient dans son pays d’origine, la Tunisie, au lendemain du Printemps arabe, pour y ouvrir un cabinet de psychanalyse. Au début, elle est incomprise par tous ceux à qui elle parle de son projet. Mais bien vite, son cabinet est plein de clients, tous désireux de parler d’eux-mêmes et bien vite, surtout, un jeune flic intègre, tout droit issu de la révolution tunisienne, lui fait comprendre qu’il lui manque une autorisation d’exercer. L’accueil qui lui est réservé par sa clientèle nombreuse et bigarrée n’y change rien : elle va devoir trouver cette fichue autorisation en faisant l’expérience d’une administration qui ne semble pas avoir été modernisée depuis la Révolution. Dès lors commence pour elle une série de problèmes qui semblent a priori impossibles à résoudre. La jeune et belle psychanalyste est Golshifteh Farahani, pour laquelle nous irions voir n’importe quel film, tant ses prestations dans My sweet Pepper Land d’Hiner Saalem et Paterson de Jim Jarmush nous avaient conquis.
Le film est drôle, les seconds rôles (une clientèle nombreuse, des parents chargés, en particulier une jeune cousine décalée, mais aussi un oncle un peu alcoolo, une brochette de flics qui fait sourire, une secrétaire de l’administration sympathique mais peu efficace sauf peut-être pour arrondir ses fins de mois avec des ventes au bureau de lingerie féminine…) sont pour la plupart adaptés à un univers de comédie. On n’échappe pas toujours aux clichés, mais au moins ne sont-ils pas le fait d’un réalisateur français dont l’oeil pourrait être encore imprégné de culture post-coloniale. C’est donc un regard distancié et amusé qui est porté sur une Tunisie en mutation, mais dont les habitudes de vie et certaines vieilles traditions ont la peau dure. C’est aussi un film sur la parole, qui se libère peu à peu, mais qui reste sous le joug d’interdits religieux que la police n’oublie pas de rappeler (« On nous a dit que vous utilisez le mot « sexe » devant des femmes et des personnes âgées. Sexe, prison ! »). Selma est donc l’oreille de la nouvelle Tunisie et si elle n’est pas la bienvenue pour la police et l’administration, même si ces deux institutions évoluent, avec son portrait de Freud (coiffé d’un couvre-chef arabe) qu’elle affiche dans son cabinet, elle répond à une demande réelle. « Ici, en Tunisie, tout le monde parle, mais personne n’écoute ! » lâche l’un des personnages. Au sortir de longues années de dictature, le pays éprouve visiblement le besoin d’être entendu. C’est sans doute le message de Manele Labidi sur son pays, qui nous montre un peuple désireux, maintenant qu’il a fait sa révolution, de s’occuper de ses problèmes personnels, signe d’une évolution globale de la société vers plus de liberté. Souhaitons à la Tunisie et aux pays d’Afrique du Nord que cette aspiration à plus de liberté ne soit pas déçue.
A Casablanca, une jeune femme enceinte, va de porte en porte, un lourd sac à l’épaule, demander du travail. Elle obtient presque un emploi de coiffeuse avant de se voir invitée à chercher ailleurs après avoir demandé si elle pouvait dormir dans le salon. Puis, chez des particuliers qui lui ouvrent, elle se voit refuser invariablement l’accès à un petit boulot de bonne jusqu’au refus glacial qui lui est opposé par une veuve vivant avec sa fille. Abla est aimable comme une porte de prison. Mais elle passe une soirée désagréable, pensant à cette jeune femme qu’elle a renvoyée à la rue et qu’elle voit assise devant une porte juste en face de chez elle, appuyée sur son sac, se préparant à essayer de dormir. Elle va la trouver et lui ouvre sa porte pour la nuit, pas plus.
Toujours aussi froide et autoritaire, Abla ne laisse filtrer aucune compassion et tout devrait s’arrêter le lendemain si elle ne cachait pas sous cet air dur pour les autres autant que pour elle-même une belle âme et une certaine générosité. Dès lors, entre les deux femmes et la jolie Warda (sa mère lui a donné le prénom d’une chanteuse qu’elle adorait et qu’elle n’écoute plus depuis le décès de son mari) commence une histoire commune dans laquelle les trois protagonistes, Warda comprise, mettent chacune avec leurs moyens du baume sur les plaies des deux femmes déchirées. Samia, malgré son jeune âge, a en effet plus d’une chose à offrir à la femme de quarante ans qui s’est fermée à la joie depuis son veuvage. Mais quittons l’intrigue qui, comme le spectateur le constate vite, n’est pas l’essentiel du film. Un film d’une beauté déchirante, féministe sans le proclamer (Abla : « La mort n’appartient pas au femme. » Samia : « Rien n’appartient vraiment aux femmes. »). Sur ce plan, inutile de faire dans le didactisme pour la réalisatrice : la situation des deux femmes en dit assez long pour ne pas se lancer dans de longs discours enflammés. Samia porte le poids d’un « péché » (s’être donnée à un homme hors mariage). Abla est une battante qui élève seule sa fille en tenant un petit commerce (boulangerie) et se refuse à Slimani, l’homme qui lui livre la farine, un homme visiblement épris et aux intentions irréprochables. Peut-être à cause de ce que disent les autres qui imposent une morale jamais favorable aux femmes (et pourtant véhiculée en premier lieu peut-être par des femmes : scène où Samia se rend au four collectif et se voit jugée par deux matrones qui parlent à voix haute de celles qui se font faire un enfant dans la rue). Abla a renoncé à tout plaisir, pour elle comme pour sa fille. Le travail est son seul leitmotiv. A chacune son fardeau, en somme.
Samia est celle qui, en échange du gîte et du couvert, va faire revenir un peu de joie dans cette maison. Cela donne lieu à des scènes d’une grande beauté et d’une sensualité certaine : scène du pétrissage de la pâte à pain, que Samia réapprend à Abla, scène autour du ventre (énorme) de la jeune femme. Cela donne lieu aussi à des scènes émouvantes ou charmantes entre Samia et Warda, qui a adopté la « cousine » d’Abla dès qu’elle a frappé à la porte. Mais quand arrive la naissance, il se joue autre chose. Pour rentrer dans son village, Samia va devoir abandonner le petit Adam, auquel elle refuse d’abord de donner un prénom, qu’elle refuse de voir, puis d’allaiter. C’est alors son aînée qui va lui faire le don de la pousser, avec son sens de l’autorité naturel, mais sans excès cette fois, à accepter cet enfant qu’elle rejette de toute son a^me. Il ne s’agit pas ici de pousser la présentation de ce film jusqu’à en annoncer la fin que les lecteurs de ce texte iront peut-être voir (je le leur recommande vivement, car le film est magnifique), mais on peut toute fois pour en finir dire que Myriam Touzani le dédie à sa mère et que cette très belle histoire qu’elle nous conte lui était déjà connue avant de se lancer dans l’écriture du scénario. Elle a en tout cas, pour son premier film, réussit une oeuvre d’une grande beauté, d’une subtilité certaine, sans jamais tomber dans le piège de la sensiblerie. Une vraie réussite.
Gilles Caron, photographe de guerre mort en 1970 à l’âge de trente ans, est l’objet d’un documentaire fin et sensible de Mariana Otero. On ne le connaît pas forcément, et pourtant en découvrant ses photos, on s’aperçoit que l’on n’est pas passé à côté de son talent : c’est un cliché de Daniel Cohn-Bendit, qui toise malicieusement un CRS devant la Sorbonne où il est convoqué le 6 mai 1968. Eh, oui ! on connaissait un peu Gilles Caron sans le savoir.
Mariana Otero n’a pas peur des paris osés. Ce reporter de guerre, mort à trente ans, ne lui laisse que ses planches contact et ses photographies pour faire un film documentaire. C’est à la fois mince et énorme. Mince, parce que faire un film sur la seule trace de photos est un sacré challenge, énorme, parce que tout est à construire et reconstruire. Dès le début du film, la réalisatrice s’explique de ses raisons de se lancer dans pareil défi : elle a vu l’une des dernières pellicule de Caron, faite de photos de famille et de clichés du Cambodge et les photos faites de ses enfants lui ont rappelé les dessins que sa propre mère a fait d’elle et de sa soeur, peu de temps avant son décès. C’est donc le hasard qui a commandé ce documentaire, pour le plus grand plaisir du spectateur, disons-le. Nous voyons donc la réalisatrice récupérer sur un disque dur l’ensemble des clichés du photographe (plus de 100 000 clichés), puis en coller un peu partout sur les murs de son atelier de travail. L’enquête commence par une remise en ordre chronologique des planches contact – tout lui a été fourni dans le désordre-, qui va bientôt être suivie de parties du documentaire qui « accompagnent » le photographe dans ses différents voyages : guerre des six jours, à Jérusalem, Paris du mai 68, conflit en Irlande du Nord, guerre du Vietnam… Elle retrace les déplacements du photographe (Jérusalem, Paris), refait l’histoire d’une photo, à partir de la planche contact dont elle dispose (cliché de Cohn-Bendit, qui complice avec le photographe dès qu’il le voit, fait ce qu’il faut, il pose, pour lui faciliter le travail), s’intéresse aux jeunes Irlandais que Caron a photographiés lors des affrontements qui opposent les manifestants catholiques à la police pour faire revivre certains de ses « modèles ». L’objectif est de faire revivre au spectateur les scènes que Caron a photographiés. On approche également de ce qui a motivé la carrière de photographe de guerre de ce drôle de jeune homme, un premier conflit, la guerre d’Algérie, qu’il vit contre son gré en tant qu’appelé (lettre à sa mère dans laquelle il dit son désarroi d’être là), qui va revivre sa guerre dans toutes les guerres qu’il couvre (lettre du Cambodge à sa femme qui rappelle la première citée, dans laquelle il dit qu’il ne sait pas ce qu’il fait là et qu’il va abandonner le reportage de guerre, « non, vraiment, je ne veux pas continuer comme ça ») : film d’archive assez impressionnant où l’on voit le Caron photographe suivre une troupe montant à l’assaut d’une colline aux arbres déchiquetés par les mortiers sous les tirs ennemis. Il n’y a qu’un aspect de la vie du photographe que la réalisatrice ne peut élucider, celui de l’énigme de sa mort. Il est tué au Cambodge, sur la route n°1 qui relie le Cambodge au Vietnam, tué sans doute par les Khmers rouges, le 4 avril 1970. Personne n’en saura jamais plus sur les conditions exactes de cette mort.
Certaine presse spécialisée nous annonçait un film merveilleux, une saga familiale extraordinaire, le grand film de ce début d’année, rien que ça, pas plus, pas moins. Allons-y donc nous dîmes-nous, après avoir préféré surseoir à plusieurs reprises… Dès le début, nous voilà dans un restaurant bruyant où une famille, et en particulier quatre fils, célèbrent les soixante-dix ans de leur mère. La première scène est plutôt réussie, on entend des bribes de discussions qui viennent souvent des tables voisines plutôt que du lieu où la caméra nous entraîne, on en profite pour faire vaguement connaissance avec les petits-enfants, des cousins, pour comprendre que là on aimerait arranger un mariage, que tout en un peu chaotique, et l’électricité capricieuse en apporte la confirmation. Bien vite, les traditions chinoises en matière d’anniversaire et de politesses obligées s’installent, jusqu’à ce que finalement la pauvre vieille dame fasse un malaise, c’est de son hypertension dont il s’agirait, en tout cas l’ambulance arrive et la voilà partie avec ses quatre enfants qui l’accompagnent. Cela s’avère plus grave qu’on ne le pensait (on découvre au passage que l’hôpital coûte cher et que la protection sociale est aux abonnés absents). Peu à peu, le spectateur commence à cerner la fratrie. L’aîné est le tenancier du restaurant où se déroulait le repas, il est très pris son travail, fait souvent la morale au dernier, un garçon-père qui s’occupe seul de son fils trisomique, ne travaille pas, emprunte autant d’argent qu’il le peut à ses frères, bref le vilain petit canard noir (au crédit du scénario, il s’avère à la fin du film un personnage plus complexe qu’il y paraît d’abord, oncle préférée de la fille du frère aînée, qui se marie par amour contre l’avis de ses parents et se retrouve bannie de la maison par une mère un rien abusive). Les deux autres frères sont moins présents, au départ en tout cas : l’un est pêcheur, l’autre, qui restera un peu dans l’ombre, cherche une femme. Enfin, on la cherche pour lui et une scène sans grand intérêt nous le montrera en compagnie d’une prétendante qu’on lui a recommandée tout en lui donnant le mode d’emploi pour la séduire. On pourrait continuer ainsi longtemps, car il s’agit bien d’une saga familiale et donc on est plongé dans les petites histoires des uns et des autres pendant toute la durée du film. L’argent est omniprésent, les traditions (côté parents) aussi, la modernité (côté jeunesse) itou. La Chine campe entre passé et modernité, de nombreuses scènes y font référence, pendant qu’on se demande si on s’ennuie ou si l’on se laisse faire bien volontiers par ce long-métrage qui lorgne un peu vers le téléfilm et comme certains personnages sont attachants, on se laisse faire, mais sans y trouver un plaisir immense.
L’un des arguments des défenseurs du film est la qualité des images, qui nous montrent joliment il est vrai une nature parfois sublime. La ville d’Hangzhou est entourée d’une campagne magnifique et le fleuve avec ses vieilles barques donne l’occasion au réalisateur de nous envoyer quelques belles cartes postales. La ville d’Hangzhou est aussi à l’image du pays : elle se reconstruit au fur et à mesure qu’on la démolit (scènes de démolition, vente d’un appartement dans une résidence de qualité – c’est très cher – à des parents – les pêcheurs – désireux de bien installer leur fils qui se marie, vues de la ville nouvelle et des immeubles, etc…) et elle se tourne vers la modernité et le business. Et on se laisse emporter ainsi vers la fin du premier volet qui voit la pauvre vieille dame, désormais gardée par son petit dernier qui était aussi son préféré, mourir, être enterrée, alors que la fille du frère aîné retrouve une complicité avec sa mère et que son instituteur de mari vient de publier un premier roman, sorte de policier dont l’intrigue est prétexte à parler de choses plus importantes (mise en abyme du projet du réalisateur ?). Et le générique de fin arrive, qui nous annonce que nous en avons vu le volet 1, déjà bien long, et ce n’est pas fini ! Que faire ? Aller voir le deuxième volet ou s’abstenir ? L’enthousiasme de certaine presse spécialisée ne nous a pas emportés. Et puis les produits chinois nous envahissent bien assez pour ne pas nécessairement nous « enchinoiser » culturellement à tout va ! Suite au prochain épisode, si on le veut bien.
1982-1983, Guatemala : le Général au pouvoir, Efrain Rios Mont, se livre à un génocide contre la population maya ixile du Guatemala (1771 victimes officiellement reconnus) au cœur d’une guerre civile menée par les dictatures successives du pays contre les communistes (de 1960 à 1996) .
La Llorana revient sur le procès du dictateur (2013), perdu par celui-ci, puis annulé pour vice de procédure. A partir de là, le film est un huis-clos, qui se passe entièrement dans la villa du Général (dont le nom est modifié en Enrique Monteverde, mais dont le physique ressemble à s’y méprendre à celui de son modèle). Une villa encerclée par les manifestants mayas qui pleurent leurs disparus et réclament justice. Une villa où sont regroupés le Général et sa femme, leurs fille et petite-fille, un garde du corps, fidèle parmi les fidèles, la dernière domestique de la maison (tous les autres ont préféré quitter le service, effrayés par la llorona), sans doute la fille du Général (qui ne résistait pas au charme des jeunes femmes mayas). La tension monte progressivement, entre la présence bruyante et visible des manifestants et le sentiment d’un ennemi intérieur, la llorona, bien sûr, dont on ne sait s’il s’agit d’un fantôme venu hanter la maison ou si elle s’est incarnée dans une jeune domestique, venue du même village que Valeriana et dont la beauté et l’attitude sont plus qu’inquiétantes. Carmen, la femme du Général, plus vraie que nature tant qu’elle défend aveuglément son mari, se met à faire des cauchemars dans lesquels elle est la mère de deux enfants mayas qu’elle tente de soustraire à la sauvagerie des militaires. Quant au Général, ses nuits sont dérangées par des pleurs de femme qu’il est le seul à entendre et qui le poussent à deux reprises à arpenter la maison, revolver au poing, pour trouver celle qui s’est introduite chez lui, manquant tuer d’abord sa femme, puis sa petite-fille.
La légende de la llorana veut que cette pleureuse soit le fantôme d’une mère qui cherche ses enfants, qu’elle aurait tués ou perdus. Ici, Bustamante revisite le mythe pour en faire une femme qui, certes, a perdu ses enfants (le Général est responsable de leur mort), mais vient chercher justice pour tout un peuple. La llorana est donc cette jeune domestique qui entretient avec la jeune Ana une relation ambiguë (premier niveau de lecture). mais la llorana est surtout le peuple des mayas qui font le siège de la villa et dont certains prennent les traits des disparus qu’ils réclament et pour lesquels ils demandent justice. Nous n’en dirons pas plus sur ce film magnifique, de peur de priver ceux qui le verraient après avoir lu cet article du plaisir d’en découvrir le déroulement et les différents rebondissements, sinon que les plans fixes avec lent zoom arrière sont remarquables, que la photo est de grande qualité, que la lenteur du film ne lui nuit jamais et qu’après Tremblements (son second film consacré à l’homosexualité au Guatemala), Bustamante confirme qu’il est un grand réalisateur, dont les œuvres ont une dimension politique intéressante sans pour cela renoncer à l’esthétique cinématographique. Ne manquez pas La Llorana, ce film exceptionnel, pour le cinéma autant que pour la mémoire des victimes des génocidaires fascistes du Guatemala !
Amine, un jeune homme qui véhicule dans le désert, dans le coffre d’une voiture improbable, un sac bourré du butin d’un casse a juste le temps de l’enterrer au sommet d’une colline, en réalisant une tombe qui doit lui permettre de retrouver plus facilement son magot quelques années plus tard, avant de se faire coffrer par la police. A sa sortie de prison, il se fait emmener sur place par un taxi, pour s’apercevoir que la colline est devenue un lieu de culte, et que le mausolée du Saint inconnu est bien gardé la nuit. Il s’installe dans le nouveau village qui s’est construit à côté et, sans argent, réfléchit à la façon de retrouver son sac plein de billets, en se faisant aider par un taulard, surnommé « le cerveau ».
Parallèlement, un jeune médecin s’installe au dispensaire du bled où il découvre l’inanité de son métier dans un village où il représente une attraction pour les vieilles femmes, qui viennent le consulter pour des bobos imaginaires. Quant aux hommes, qui sont tous malades (dixit l’infirmier du dispensaire) ils préfèrent s’en remettre au Saint inconnu. L’infirmier lui tend invariablement le même médicament pour mettre un terme aux consultations. Et chaque jour, les vieilles femmes reviennent consulter, façon comme une autre de rompre leur ennui. Un père et son fils tentent encore de cultiver une terre aride. Il n’a pas plu depuis dix ans et tous les paysans quittent la terre pour le mausolée ou pour la ville ou un autre village, ce qui provoque la colère de Brahim, le père, qui finira par s’en remettre à Dieu pour faire pleuvoir, avant de mourir de désespoir, laissant seul et inconsolé son fils qui ne rêvait que de partir en emmenant avec lui son père. Chez le barbier, qui fait aussi office de dentiste, deux compères attendent en bavardant et en laissant passer devant eux les gens de qualité du village : le gardien du mausolée qui est traité en héros (il a créé l’événement) quand son chien arrête un voleur ; Amine, qu’on prend pour un scientifique.
L’ennui règne donc au village. Il pousse, un soir, l’assistant du toubib à voler le panneau du mausolée sur lequel est écrit, sur fond doré, Mausolée du Saint inconnu. Ce même ennui pousse une nuit le toubib a organisé une mascarade pour faire « flipper », comme il le dit, les villageois en leur permettant de retrouver comme par l’effet d’un miracle le fameux panneau. Pendant ce temps, Amine et le cerveau réfléchissent à la façon la plus propre de récupérer le butin, se faisant parasiter par le pauvre voleur que le garde et son berger allemand arrêtent, puis endormant les deux gardiens du mausolée sans parvenir à mener l’action jusqu’à son terme. Le cerveau, qui veut faire ses preuves, écrase le chien sans le tuer, puis miné par le remords refuse de monter jusqu’au mausolée une nuit où il est sans gardien. Mauvais pressentiment. Le lendemain soir, un pèlerinage de trois nuits a commencé au mausolée. Comment récupérer l’argent ? Quand, vers la fin du film, Amine se présente avec la ferme intention d’agir enfin, et seul, une sacrée surprise l’attend.
Premier film du jeune réalisateur, Alaa Eddine Aljem, Le Miracle du Saint inconnu va ainsi de scènes en scènes doucement jusqu’à son terme, sans que l’ennui ne gagne le spectateur. L’humour ne force pas le trait, le regard sur un Maroc égal à lui-même est tendre et pertinent dans son observation d’un petit peuple qui vit dans le respect de ses vieilles traditions. Pas de caricature dans cette observation, pas d’ironie non plus, mais une légèreté qui n’empêche en rien une certaine gravité et quelques scènes où l’émotion a sa part. Sur un plan plus esthétique, la photographie est plutôt belle, sans ostentation (le paysage n’y est pas pour rien, ni le cadrage du ciel et de la terre).
Pour finir, le Saint inconnu est un gros sac plein d’oseille, ce qui ne l’empêchera en rien de provoquer un petit miracle pour le village, après qu’une pauvre vieille en fauteuil roulant ait déjà retrouver ses jambes grâce à l’eau du mausolée et de son Saint ! Joli film donc, devant lequel on rit et sourit, et devant lequel les amis du Maroc trouveront sans doute à penser sur l’évolution d’un pays qui oscille entre tradition et modernité.
Alejandro Jodorowski, le réalisateur – écrivain, acteur, psychothérapeute… parmi ses nombreuses activités – chilien, est surprenant. Les amateurs de ses films ne s’attendaient sans doute pas à ce qu’il nous livre, pour son nouvel opus, un documentaire. C’est chose faite avec ce film consacré à son activité de thérapeute, qui nous montre un aspect jusqu’alors un peu caché de sa vie. Et disons-le tout net, en sortant de la salle après visionnage de Psychomagie, un art pour guérir, la sympathie qu’on peut ressentir pour l’homme s’en trouve sans doute renforcée.
Cela commence avec un peu d’humour et d’autodérision. Jodorowski, face à la caméra lit un court texte qui parle rapidement de Freud, comme inventeur de la psychanalyse, thérapie fondée sur la science, puis, tout aussi vite, de Jodorowski, inventeur de la psychomagie, fondée sur l’art. Ensuite, le film nous montre son action thérapeutique dans le cadre de différents cas, qui concernent tous des femmes et des hommes qui se sont adressés à lui pour guérir des traumas, parfois particulièrement lourds. De ce point de vue, le film fait un peu catalogue, mais peu importe. Un homme vient le voir pour se débarrasser de l’influence néfaste qu’exerce sur lui un père dont on peut penser qu’il s’agit d’un pervers narcissique, un autre pour se débarrasser, à 47 ans, de son bégaiement, une femme, pour résoudre, huit ans après, le traumatisme qu’a causé chez elle le suicide de l’homme qu’elle aimait la veille de leur mariage, et sous ses yeux, etc… Dans tous les cas, la thérapie, basée sur la créativité de Jodorowski fonctionne de façon impressionnante et permet aux sujets de se défaire de leur souffrance. Dans un cas, celui d’une femme de 88 ans, en lourde dépression, il n’y a pas de retour sur la « cure ». On peut penser qu’elle a échoué tant la dame semble pétrie de résistances et peut-être un peu trop âgée pour dénouer sa névrose. Dans tous les cas, l’empathie du thérapeute – sa grande humanité – est belle à voir. Dans tous les cas, ses idées thérapeutiques semblent hardies, intelligentes. Le contact physique y est omniprésent – ce qui est interdit en psychanalyse, rare dans les autres formes de psychothérapies – et intense, la mise en scène des traumas tient de la performance et peut se jouer dans les rues de la ville (avec la protection de la caméra et d’une équipe de tournage, mais on peut imaginer qu’il n’y a pas eu d’exception pour le film et que les habitudes de travail de Jodorowski n’ont pas été modifiées). Drôle de pratique, visiblement très efficace.
La deuxième partie du film montre des expériences de psychomagie sociale, faites au Chili et au Mexique. Dans un théâtre de Santiago, la foule, à la demande du réalisateur, concentre son énergie vers une femme qui se trouve sur scène, victime de cancers à répétition, dans le but d’essayer de la guérir collectivement. On la voit une dizaine d’années plus tard témoigner de son expérience. Dans le second cas, au Mexique, c’est à l’organisation d’une « manifestation » de rue pour guérir la foule des proches de victimes de la guerre du narcotrafic que l’on assiste.
On reste pantois devant l’énergie d’Alejandro Jodorowski (il a aujourd’hui 90 ans), devant sa générosité et son humanisme, devant sa modestie, également. Pas de voix off, pendant tout le film, qui commenterait ce qu’on voit. Le spectateur est seul juge. Pour ma part, j’étais conquis par les films du maître. Je le reste et suis désormais conquis par l’homme. Reste à découvrir ses romans et sa poésie.
Le réalisateur du film, un Palestinien de Nazareth répondant au nom d’Elia Suleiman, se filme dans sa ville, où son regard neutre, à la Buster Keaton, s’étonne sans cesse de ce que ses contemporains lui donnent à voir, puis, une fois envolé vers Paris et New-York, garde cette candeur face aux scènes les plus surréalistes ou les plus surprenantes. Peu de paroles, l’une des seules fois où l’on entend la voix de Suleiman, c’est dans le taxi d’un Noir-américain de New-York, qui lui demande de quel pays il vient. « De Nazareth. » répond le Palestinien. « C’est un pays, Nazareth ? » lui demande l’autre, qui finit par s’arrêter en lui disant que c’est la première fois de sa vie qu’il voit un Palestinien. La course sera gratuite. Il en va ainsi de tout ce film, dans lequel se suivent des scènes burlesques que le regard du réalisateur-acteur enregistre sans commenter, sinon par une discrète inflexion d’un visage qui reste invariablement impassible. Paris, désert, un jour de 14 juillet, au coin des rues apparaissent soudain des tanks ou des chevaux montés par des militaires, suivis de près par une auto-crotte dont le bruit de déglutition évoque le Jacques Tati de Mon Oncle (on retrouvera cette influence ici et là dans le film), Paris ville de la mode où le premier jour est marqué par la jeune beauté des femmes de la rue, filmées à la façon d’un clip, avec pour musique une version lascive d’I put a spell on you, Paris ville où la police semble omniprésente, que ce soit montée sur rollers ou sur overboard, elle passe son temps à poursuivre des gens qui courent et semblent n’avoir que peu de chose à se reprocher, Paris ville des sans domicile fixe. New-York, quant à elle, est rêvée par Suleiman en ville de Far West où Monsieur et Madame Tout-le-monde font leurs courses et vaquent à leurs occupations les plus banales avec une arme – et quelle arme ! – en bandoulière (scène d’une drôlerie intense), où les flics, ridicules, coursent dans un parc une femme à la poitrine peinte d’un message de soutien à la Palestine, en vain. Et toujours, champ, contre-champ, le corps et le visage de Suleiman, immobiles, qui observent ces scènes si étranges sans faire passer le moindre message. « Etes-vous le parfait étranger ? » lui demande un Américain qui l’interroge devant des étudiants déguisés pour Halloween. Une fois encore, le réalisateur ne répond pas. C’est sans doute le film qui le fait pour lui. Un joli film, plein de poésie et de drôlerie, qui n’en regarde pas moins notre monde et, sans jugement, laisse au spectateur le soin de réfléchir lui-même à la réalité dans laquelle nous vivons tous. Un film à voir sans aucun doute et à recommander à vos amis.
Le film dont il va être question ici ne plaira pas à tout le monde. On peut sans doute lui faire des reproches, rien de plus facile. Mais il n’est pas question de ça aujourd’hui, puisque The Lighthouse est un film si plein de qualités qu’on se passera de lui chercher des défauts. Allons-y, donc. Vous voilà bien calé dans votre fauteuil, attendant que commence la séance. Vous avez eu raison d’arriver à l’heure, car le premier plan du film est une pure splendeur. Commençons par le début, rien de mieux : format carré, technique du passé, noir et blanc de circonstance, oui, vous avez bel et bien l’impression de voir un bon vieux film des années du début du cinéma. L’écran est gris-blanc, uniformément. Pas de bande-son pour le moment. Puis, peu à peu, l’image se ride, en même temps que vous entendez le bruit du moteur d’un bateau, et le décor apparaît, lentement, une mer plane et un horizon vide qui se remplit doucement d’une île sur laquelle on peut voir, enfin, un phare. Tout est là. Deux hommes débarquent. Ils sont la relève des deux gardiens du phare qu’ils croisent sans échanger ne serait-ce qu’un bonjour. Ce sont Thomas Wake, le gardien chef, et Ephraïm Winslow, son assistant qui se chargera des tâches les plus ingrates pendant que son supérieur se réserve la lumière, qu’il considère comme sa propriété et garde soigneusement sous clé. C’est à leur long tête-à-tête, qui doit durer quatre semaines, que vous allez assister.
Les amateurs de cinéma ne vont pas être déçus : film tourné en 35 mm, en noir et blanc, dans l’esprit du cinéma muet, photographie splendide, tout est fait pour plaire aux cinéphiles. Mais ce n’est pas tout, car le scénario est plein de références littéraires qui vont vous faire revisiter Lovecraft, dans une horreur organique discrète, mais omniprésente, Shakespeare, avec les envolées lyriques et théâtrales de Wake (magnifique évocation du Dieu grec de la mer quand il maudit son assistant et le voue aux pires châtiments de l’océan et des ses créatures les plus effrayantes), Melville, dont Wake semble être un personnage, et qui sera d’ailleurs explicitement comparé au capitaine Achab de Moby-Dick, et la mythologie grecque (sirènes, Poséidon et mythe de Prométhée). La narration, enfin, est romanesque à souhait et fait passer le scénario pour une adaptation d’un grand texte de la littérature.
Vous êtes bien assis dans votre fauteuil, le noir se fait dans la salle, et vous n’allez pas regretter d’avoir choisi The Lighthouse. Bon film !
Pablo Salas, au coeur du nouveau film de Patrizio Guzman
« Au
Chili, quand le soleil se lève, il a dû gravir des collines, des
parois, des sommets avant d’atteindre la dernière pierre des
Andes. Dans mon pays, la Cordillère est partout mais pour les
Chiliens, c’est une terre inconnue. Après être allé au nord pour
Nostalgie
de la lumière et
au sud pour Le
bouton de nacre,
j’ai voulu filmer de près cette immense colonne vertébrale pour
en dévoiler les mystères, révélateurs puissants de l’histoire
passée et récente du Chili. »
Guzman, avec ce nouvel opus de son cinéma documentaire hors-classe, filme son pays et narre son histoire proche, celle de la dictature infâme de Pinochet. Comme dans ses deux chefs-d’œuvre dont il cite les titres dans la déclaration ci-dessus, il s’intéresse d’abord à un aspect de la géographie naturelle de son pays pour glisser progressivement, par analogie ou par un procédé plus subtil qui nous aura échappé, vers le pays, puis vers les méfaits de cette dictature et l’un des aspects de la perversion politique du fascisme chilien, pour en arriver magistralement, dans La Cordillère des songes, à une ouverture vers le monde et son organisation économique, néo-libérale. Dans son « étude » du Chili actuel, il parle de la libéralisation du système, en évoquant l’exploitation du nickel chilien abandonnée à des puissances étrangères, et à la création de territoires intérieurs qui ne sont plus désormais chiliens. Ce type de dérive est le résultat de la politique économique mise en place par l’extrême-droite violente et criminelle de Pinochet, qui, dit la voix off, nommait des ministres de l’économie dont la seule préoccupation était la mise en place de cette nouvelle organisation inspirée et télécommandée par les États-Unis. La conclusion du film, tout comme les images d’archives que Guzman emprunte à un cinéaste chilien (Pablo Salas) qui passe sa vie à filmer et archiver une mémoire de l’histoire récente du Chili à l’usage des jeunes générations en conservant ses images de toutes les manifestations et mouvements populaires (travail colossal et admirable), dans lesquelles les violences de la police de Pinochet sont d’une très grande brutalité (et le commentaire en voix off en rappelle les conséquences funestes pour les manifestants) glace le sang. Pourtant, tout commence par des images somptueuses (parfois un rien lénifiantes) de la grandiose montagne dont les Chiliens ne savent rien, tout comme ils ont longtemps su peu de chose des meurtres commis par les fascistes contre leur propre peuple (Pinochet et ses sbires voyaient la société comme un corps intègre contaminé par les communistes qu’il fallait de fait éliminer). On y revient ensuite, ponctuellement. Mais très vite le vrai sujet du film est cerné et le va-et-vient entre ses différents niveaux n’est pas aussi évident et fluide que dans les deux films précédents du maître. C’est là le seul élément de critique qu’on puisse opposer à cette nouvelle réussite, qu’on jugera pourtant moins impressionnante que l’inoubliable Bouton de nacre, dont la splendeur reste inégalée. Finissons en rappelant que La Cordillère des songes a obtenu l’œil d’or à Cannes, à égalité avec un film déjà chroniqué ici. Et que nous vous invitons à aller le voir, comme tout ce que Guzman a pu réaliser.
Incarnée par la chanteuse Atsuko Maeda, Yoko, une très jeune japonaise reporter pour une émission de télévision est en Ouzbékistan avec une équipe de tournage réduite dans le but de présenter aux téléspectateurs un pays évidemment plein de surprises. Poisson mystérieux et impossible à pêcher dans le lac artificiel Aydarkoul, dégustation d’un plat traditionnel au riz pas cuit faute de bois, éprouvante scène dans une attraction extrême d’un parc de l’ex-URSS, marché de Samarcande et mammifère légendaire, la jeune Yoko, même si le tournage ne semble guère la motiver, met toute son énergie dans les moments où elle présente, sans états d’âme pour elle-même, à ses risques et périls dans la scène du parc d’attractions, prête à manger un plat de riz cru, prête à tout. En même temps, elle semble très souvent terrorisée par ce pays qu’elle ne connaît pas, dont elle ne pratique pas la langue, alors qu’en prime elle ne parle pas anglais, sinon pour dire quelques mots et la phrase « I don’t understand ». En effet, elle ne comprend pas l’Ouzbékistan et elle est heureuse d’arriver dans sa capitale, Tachkent, où elle pense être plus dans son élément. Mais dès le soir venu, elle se perd dans les coins les plus reculés de la ville, quitte à se faire des frayeurs quand tombe la nuit et que son chemin croise celui des hommes ou qu’elle s’égare. Terrorisée et intrépide, entre deux eaux. On découvre alors que Yoko a un fiancé à Tokyo, qui est pompier. Leurs échanges de sms semblent plutôt platoniques et même froids, jusqu’à ce que la jeune femme découvre, dans un poste de police où elle échoue pour avoir fui les policiers qui voulaient l’interroger sur ce qu’elle filmait aux alentours du souk de Tachkent, en zone interdite, que des pompiers japonais ont trouvé la mort dans l’incendie d’une raffinerie. Elle se laisse alors aller à ses sentiments, jusqu’à ce que son ami l’appelle pour la rassurer. Thématique du blocage émotionnel chère à Kurosawa et déjà explorée auparavant. Autre thème du film, central celui-là, la peur de la journaliste qui ne connaît pas les codes du pays et vit ses escapades en solitaire comme des scènes de suspense. Pas de fantômes ni d’extraterrestres dans ce film de Kurosawa fils, mais la peur est toujours présente, avec son cortège de présence-absence à soi-même et aux autres (les rapports étranges de Yoko et de l’équipe de tournage, avec laquelle elle ne partage que le travail, sa relation amoureuse à distance, son absence à elle-même et à son véritable désir…) et de disparitions (combien de fois se perd-elle dans ces villes où elle erre parfois à la façon d’un fantôme). Pour conclure, c’est un étrange film qu’Au bout du monde, un film dont le scénario tient à un fil, un prétexte d’intrigue, mais un film qui se voit sans déplaisir et qui renouvelle indiscutablement la façon de raconter du réalisateur, qui s’est éloigné, une fois n’est pas coutume, du cinéma de genre dont il est un maître incontestable.
Alep, ville martyre ! Alep, ville assiégée ! Alep ville anéantie ! Peuple d’Alep, peuple résistant ! Peuple d’Alep, peuple courageux ! Peuple d’Alep, peuple admirable ! Pour Sama est un film témoignage adressée à une enfant née dans une ville à feu et à sang, dans laquelle une jeune femme qui filme tout ce à quoi elle assiste ou participe, a cru, avec tant d’autres manifestants pacifistes pouvoir défaire son pays de la tyrannie d’un dictateur fils de dictateur, d’un assassin qui n’a pas hésité à massacré son propre peuple, avec la complicité de la Russie et dans le silence coupable des observateurs de la communauté internationale. Oui, elle a cru à la révolution syrienne. Puis, quand Alep-est, où vivaient les résistants au régime, dans les quartiers populaires où les forces armées rebelles se battaient contre les forces « régulières », est assiégée, bombardée, massacrée par Bashar al-Assad (trois fois, revient l’image, dans le ciel bleu d’Alep, d’un hélicoptère qui s’apprête à lâcher une bombe sur des quartiers voisins) et les avions de chasse russes (la puissance de ces alliés du tyran syrien est visible à l’écran dans ses conséquences sur les zones qu’ils bombardent, que la caméra montre toujours plus détruites et grises), la jeune femme se demande parfois pourquoi elle reste (scène poignante, pendant laquelle elle demande au jeune fils d’amis ce qu’il veut faire et qu’il répond vouloir rester dans sa ville, même si ses parents la fuyaient).
Waad el-Kateab filme tout, y compris sa propre vie. C’est pour sa fille Sama qu’elle le fait, pour lui expliquer que tout ce que ses parents ont réalisé pendant ces années de misère et de siège, ils l’ont fait pour elle, pour qu’elle puisse un jour vivre libre en Alep. L’ami docteur, qu’elle filme en 2011, alors qu’il vient de terminer ses études de médecine, ouvre un hôpital de fortune, dans un vieux bâtiment que ceux qui l’ont suivi dans cette folle entreprise et lui-même finiront par quitter, après son anéantissement par un bombardement, pour en investir de nouveaux, dans un espace créé à l’origine pour y ouvrir un hôpital. Comme le reste de la ville, les deux hôpitaux sont bombardés à plusieurs reprises. Waad filme tout, elle le fait aussi pour rendre ce cauchemar vivable. Le documentaire qu’elle nous donne aujourd’hui la possibilité de voir, dans un état de choc qui frôle parfois le dégoût (pour les assassins pas pour ces images, témoignages nécessaire d’un crime immonde contre un peuple), n’épargne rien au spectateur : scènes de chaos pendant les bombardements, dans la ville, dans l’hôpital, dans les sous-sols qui servent d’abris, scènes d’accueil des blessés, de soins d’urgence dans les mares de sang, à l’image de la folie qui règne pendant ces moments. Caméra à bout de bras, au poing, qui perd parfois le contrôle, l’image peut devenir chaotique et, choix judicieux du montage, ces images privées de sens sur le plan visuel n’ont pas été forcément supprimées, car elles sont l’expression de moments d’intense vérité. Et, dans ces moments-là, toujours, il y a l’humour d’un peuple qui se sait sacrifié, par la communauté internationale comme par le régime qui veut sa disparition, le courage, la volonté de continuer à résister, la grande et belle solidarité quand tout donne envie de fuir.
Dans Pour Sama, il y a donc aussi la vie intime de Waad, qui dit oui à son ami Hamza quand, dans l’hôpital qu’il a créé, il lui avoue son amour, qui se marie, qui met au monde une petite fille et l’élève comme elle peut dans une ville assiégée, qui découvre les joies de vivre dans une jolie maison avec son mari et sa fille, qui tombe de nouveau enceinte. Et puis, il y a aussi cette scène d’une autre femme enceinte, qui arrive blessée à l’hôpital, sur laquelle on pratique en urgence une césarienne : l’enfant naît mort-né et est ramené à la vie in-extremis. Conclusion : la mère et l’enfant vont bien. Moments d’espoir. De nombreuses autres scènes sont moins heureuses – la mort, la chair blessée, sanguinolente, la tragédie de la guerre et des massacres, celle des vivants qui restent et pleurent leurs morts –, et font du film un témoignage souvent insoutenable, tout comme les images d’une Alep qu’on voit progressivement se métamorphoser en ville-fantôme, mais un témoignage d’une importance capitale pour lutter contre l’oubli ou l’ignorance et qui immortalise le courage d’un peuple opprimé. A ce titre, Pour Sama est sans nul doute un documentaire à ne pas manquer, ce que le jury de Cannes a sans doute voulu signifier en lui attribuant son Œil d’Or, et ce n’était que justice.
Il y a cinéma et cinéma… Un cinéma aux budgets faramineux (100 millions de dollars pour le dernier film de Q.T. ou pour Ad Astra), la plupart du temps nord américain, et un cinéma plus modeste, sud américain par exemple. Bacurau a coûté environ 14 millions de dollars (c’est déjà beaucoup). Dans le générique de fin de Bacurau, le spectateur patient apprend que ce film, dont nous ne dirons pas immédiatement qu’il vaut bien mieux que tout ce qui se produit à Hollywood depuis des décennies, et en particulier que Once upon a time in… blablabla et Ad catAstrophe, pour ne parler que des derniers échecs du cinoche amerloque, que ce film, disions-nous, a permis de créer 800 emplois, ce qui n’est pas rien dans le Sertao, et mieux encore, que : « La culture est identité autant qu’industrie. » Voilà, ça, c’est dit.
Bacurau est donc un film brésilien. Brad Pitt n’apparaît pas à son générique, ni le moindre acteur de renom (vous connaissez ?… Barbara Colen, peut-être, Sônia Braga, moins sûr, et Udo Kier, oui, lui, c’est un acteur célèbre…). Les noms des réalisateurs ne vous sont pas forcément connus. Qu’importe ? Il suffirait d’aller voir ces films-là, sans stars, sans noms connus et sans nombres à six chiffres pour inverser la tendance qui fait du cinéma une industrie mondialisée à tendance monopollisante. Ou monopolisatrice (who knows ?). Quid du film ? me direz-vous ?
Alors voilà, ça se passe dans un village du Sertao… qui enterre une vieille dame, Carmelita, pas n’importe qui, visiblement, mais on n’en saura pas plus sur elle. Quelque temps plus tard, on comprend que le village n’apparaît plus sur les cartes, puis, il n’y a plus de réseau, et plus d’électricité. Depuis le début du film, on sait que le village de Bacurau est privé d’eau. Un gars qui prend des risques l’approvisionne avec son camion citerne, qu’il ne remplit pas sans se mouiller un peu. Ah, oui ! j’ai oublié que nous sommes dans un avenir proche (c’est une dystopie, j’aurais dû prévenir). Ne pas spoiler le scénario devient difficile. Après avoir fait connaissance avec les principaux personnages de l’histoire, on en découvre deux nouveaux, des motards qui font du cross dans la région et semblent plutôt sympas. Ils boivent un verre au bar du bled, se présentent comme des touristes venus d’une autre région du Brésil et repartent comme ils sont venus, non sans avoir inquiété les habitants du village à leur arrivée. Peu de temps plus tard, dans une ferme voisine, située à l’écart de Bacurau, on découvre une famille massacrée. C’est le fait d’une bande d’Américains dégénérés qui viennent buter gratuitement, avec des armes anciennes, des ploucs d’un pays sous-développé (ça, les habitants de Bacurau ne le savent pas encore). Ces grands malades, qui entendent bien rayer le bled de la carte, ont leur morale : leur chef ne tue jamais de femme, l’un des leurs ne supporte pas qu’on puisse abattre un enfant, quand lui fait l’aveu de ses tendances féminicides (il a rêvé de flinguer son épouse quand elle l’a quitté), et les uns et les autres ne se privent pas de se juger. Le scénario peut paraître lourdingue à une critique qui se veut exigeante. Le jury de Cannes s’est montré moins snob en attribuant aux deux réalisateurs le Prix du Jury. J’aurais fait de même…
La fable politique, qui pourrait nous rappeler que les Etats-unis ne se sont pas privés (et ils continuent de le faire) d’exercer en Amérique du sud un impérialisme fasciste, en soutenant et en installant des régimes dictatoriaux, en aidant à liquider des chefs d’Etat démocrates ou révolutionnaires, en imposant, via Monsanto, aux pays demandeurs une agriculture hautement agrochimique, aux conséquences gravissimes sur la santé des populations, est une métaphore qu’il serait difficile d’expliciter clairement. Mais qu’importe, puisque le film ne se réfère pas à une situation politique précise et qu’il n’y est pas question de Bolsonaro ou d’une période du passé brésilien, proche ou lointain. On est dans une dystopie. Rien ne dit pourtant qu’il n’est pas question des relations présentes et passées des Etats-unis et du continent sud-américain et la figure du personnage incarné par Udo Kier, que l’un de ses comparses traite de nazi dans une scène où la tension est à son comble entre les « touristes », nous rappelle l’omniprésence de la violence d’extrême-droite au Brésil. Rien ne dit que la pénurie d’eau n’est pas orchestrée par les grands propriétaires terriens et leurs sbires ou leurs larbins, politiques démagogues et véreux. Quant au personnage du préfet corrompu, il est là pour rappeler que tous les maux du pays ne sont pas de la seule responsabilité de l’étranger, même si le groupe d’Américains flingueurs a bien sûr été en contact avec lui. Les habitants du village ne s’y trompent pas, qui refusent les « cadeaux » qu’il leur offre, afin de les mettre dans sa poche et le tiennent à distance quand il cherche à (r)établir le contact avec eux. Mais passons sur l’aspect politique du film, que d’aucuns, qui ne vivent pas dans un pays d’Amérique du Sud, trouveront manichéen. Non sans leur rappeler auparavant qu’au Brésil, les salles qui passent le film sont menacées de représailles par le gouvernement. Censure ? Toujours est-il que les villageois finissent par déterrer les vieilles armes d’une rébellion ancienne pour se défendre contre les salops d’aujourd’hui. Comprenne qui pourra.
Venons-en donc au cinéma. Des scènes belles à couper le souffle, dès le début du film, pendant l’introduction qui nous plonge dans un village uni autour de la figure d’une vieille femme à laquelle on dit adieu et qui nous montre des habitants soudés ; une tendance assumée à mélanger les genres, sans snobisme (western, série B, gore, thriller, horreur, etc…) ; une scène plutôt drolatique dans laquelle deux vieux, qui vivent à poil au milieu de leurs plantes et dans une maison en terre, victimes toutes faites, surprennent leur monde en butant deux salopards venus là pour les éliminer purement et simplement ; une autre scène, surréaliste, où la doctoresse du village accueille le vieux chef allemand du groupe de tueurs cinglés en l’invitant à manger des mets qu’elle a préparés pour « qui » ? Lui sans doute… ; fin du film qui, point de vue hémoglobine, n’a rien à envier aux scènes d’anthologie de Tarantino, et réserve au spectateur des moments de tension dignes des thrillers les plus durs.
En clair, en un mot comme en cent, Bacurau est un film jouissif, qu’on n’aurait aucune raison de ne pas voir. De plus, on ne s’y ennuie pas une minute. Si on ne vous a pas convaincu, le « message » n’est pas si simpliste que d’aucuns voudraient le croire. Enfin, ce cinéma, différent parce que non formaté, repose des produits de l’industrie cinématographique des pays riches, dont l’imagination semble souvent limitée et sclérosée.
Ingrédients : 1 grand acteur – 1 poignée de références aux grands films du genre – 1 intrigue qui dépasse la seule SF – 1 course-poursuite sur la lune – 1 budget énorme – quelques effets spéciaux – quelques images grandioses de l’espace – 1 exploration de planètes photogéniques – des décollages de fusées – un peu d’attrape-couillons
Ursula K. Le Guin, dans ses essais sur les littératures de l’imaginaire, et en particulier la Science Fiction, l’a dit : pour faire oeuvre dans l’imaginaire (SF, Heroic Fantasy, etc…), il faut que le propos dépasse la seule écriture de genre. James Gray a bien reçu le message et a généreusement arrosé son film de psychologie. Notre héros, Roy Mc Bride (Brad Pitt), un astronaute aux nerfs d’acier (son rythme cardiaque ne dépasse jamais les 80 pulsations/minute, même dans les situations les plus critiques, son mental est sans faille, etc…) part aux confins de l’univers, sur Neptune, pour tenter d’y retrouver son père, un héros de l’espace parti en mission à la recherche d’autres formes de vie dans l’univers et qui a fini par couper les liens, deux décennies plus tôt, avec la planète terre en n’envoyant plus le moindre message. Il se trouve que des rayons cosmiques qui mettent en danger l’humanité pourraient bien être émis depuis Neptune et, peut-être, sans doute, par le vaisseau .de la mission Lima. Mc Bride fils est évidemment l’homme le plus à même de mener à bien cette mission, grâce à des capacités physiques et mentales au-dessus de la moyenne et qui font l’admiration des militaires qui l’envoient au charbon. Il est entièrement voué à son métier, indifférent à la femme qu’il laisse derrière lui sur terre (une scène dans laquelle il se définit professionnellement comme un astronaute qui ne se préoccupe pas du superflu, nous le montre en gros-plan, sa femme apparaissant en arrière-plan, en flou, annonce sans finesse la couleur), égoïste à souhait, tout comme son père qui a abandonné sa famille pour aller chasser la vie extraterrestre dans l’univers. Tout ça est un peu poussif, disons-le tout net. Le scénario ne mérite guère qu’on s’y attache plus longuement. Les scènes de genre, course-poursuite sur la lune, visite d’un vaisseau spatial qui a lancé un message d’alerte et dans lequel un singe de laboratoire déchaîné tue tout ce qu’il y a d’humain (ouf ! Mc Bride fils est assez maître de ses émotions pour en venir à bout), chute libre du haut d’une antenne satellisée et ouverture du parachute, retour sur terre après une longue Odyssée, etc… laissent le spectateur, qui a déjà tout vu dans des films aussi beaux que 2001, Odyssée de l’espace, froid et blasé. Quant à l’intrigue psychanalytique, dont le message est clair, un fils ne peut s’ouvrir à sa vie et être vraiment lui-même qu’après avoir tué son père (scène où les deux hommes, flottant dans l’espace vers le vaisseau du fils, et rattachés l’un à l’autre par un filin, cordon ombilical que le père ordonne de couper, assez ridicule), elle est tout simplement trop cousue de fil blanc pour intéresser un spectateur tant soit peu exigeant. Les « images grandioses », dixit la critique spécialisée qui s’extasie, de l’espace, le voyage en plusieurs étapes et les planètes toutes plus belles les unes que les autres, les scènes dans lesquelles Mc Bride rencontre des êtres humains qui finissent par lui faire comprendre que son employeur lui a retiré sa confiance, ne sauvent pas le film, hélas, qui s’englue dans une histoire d’œdipe sans intérêt. Et pour en finir une bonne fois pour toute avec ce pensum, Brad Pitt ne peut suffire à lui seul pour faire d’un film prétentieux (qu’on le compare à High Life, de Claire Denis, dont le budget n’était sans doute pas le même) une réussite. Le grand public, en quête d’action et de scènes à effets spéciaux, n’a pas plébiscité ce film, mollasson, que la presse s’est ingéniée à porter aux nues (on peut se demander pourquoi et si James Gray est un si grand réalisateur qu’on l’annonce). La critique n’est pas toujours très pertinente et, pour le coup, on peut s’autoriser à ne pas la suivre en évitant d’aller voir Ad Astra, ni navet, ni film majeur : juste un film moyen, et somme toute assez ennuyeux. Recette pas aussi facile qu’il y paraîtrait et sans doute à revoir.
Pour rendre compte du dernier film de Quentin Tarantino, Once Upon a Time in… Hollywood, nous avons dépêché au cinéma Le Sémaphore de Nîmes un spectateur innocent et en partie inculte, c’est-à-dire ni lié professionnellement à l’industrie cinématographique hollywoodienne, ni américain, ni cinéphile français averti et fanatique du bon vieux cinoche amerloque. Son verdict après 2h40 de position assise devant un écran bombardé d’images ne fera peut-être pas plaisir aux inconditionnels du réalisateur : vous pouvez fort bien vous passer d’aller voir ce film de plus dans la cinématographie de Tarantino. C’est sévère, avouons-le, car il paraît que ce film de Tarantino est plein de références (n’est-ce pas toujours le cas chez Tarantino ?). C’est sévère, avouons-le, car le savoir-faire du maître est resté égal à lui-même (on s’en réjouit). C’est sévère, avouons-le, car notre envoyé spécial dit s’être fendu la poire à plus d’une occasion. L’humour décapant du réalisateur américain n’épargne à peu près personne : l’acteur de séries télévisées (L. DiCaprio), des westerns qui font le bonheur des spectateurs des années soixante, vieillissant et alcoolique à souhait, sympathique mais ringard, qui a « failli » jouer dans un bon film pour lequel, comme il le reconnaît franchement, il n’a pas même été en concurrence avec Steve McQueen, cow-boy d’opérette qui s’effondre en larmes quand un producteur lui signifie, malgré toute l’estime qu’il semble lui vouer, qu’il est fini, mais qu’il pourrait pourtant s’exiler en Italie pour y jouer dans des western spaghetti (comble de la honte pour Rick Dalton) ; Bruce Lee, ridiculisé dans une scène de bagarre (drôlatique) avec le cascadeur, Cliff Booth (Brad Pitt), qui double Rick Dalton dans ses tournages ; Sharon Tate (Margot Robbie) qui se fait reconnaître (difficilement) à l’entrée d’un cinéma pour y voir à l’œil, alors qu’elle vit luxueusement dans une villa achetée par Roman Polanski, un film où elle apparaît au générique, puis s’extasie naïvement quand le public réagit aux scènes dans lesquelles elle joue (Dalton est à peu près aussi nombriliste devant un épisode télévisé dans lequel il abat deux hommes et qu’il ne manque pas de regarder avec Cliff Booth). Personne ne s’en tire à bon compte, ni homme ni femme, si ce n’est peut-être une jeune actrice de huit ans qui tourne dans la série télévisée Ranch L et Booth, malgré un portrait tout de même peu flatteur.
Notre spectateur a regardé ce neuvième opus de Tarantino sans passion, comme de l’extérieur, sans s’impatienter pour autant, comme on regarde un objet étranger pas assez étrange pour intéresser. Le scénario lui a semblé un peu mince, les scènes souvent longues (période italienne, entre autres, sans grand intérêt et illustrative) et mises bout à bout sans véritable travail sur la structure. Quand il lui a soudain semblé que le véritable sujet du film n’était peut-être pas tant Hollywood que l’affaire du meurtre horrible de Sharon Tate par les adeptes de la secte de Charles Manson, il s’est dit que le propos pouvait potentiellement basculer dans le mauvais goût et le politiquement incorrect. Ce n’est pas vraiment le cas. Tarantino estime que le meurtre de Sharon Tate appartient à l’histoire de l’Amérique et est donc un sujet public dont il a le droit de s’emparer. Sans doute. Il le traite comme il veut – comme il peut ? Le sujet est épineux et l’image glauque de l’Amérique à laquelle il renvoie laisse indifférent plus qu’elle ne dérange, même traitée par Tarantino. En cherchant du côté de la polémique que ne doit pas manquer de faire naître un nouveau film du réalisateur de Pulp Fiction, il semble que des féministes américaines se plaignent de ce que les personnages de femmes dans Once upon a time… soit sans épaisseur et ridicules. Bon, sans doute. Mais, on l’a déjà dit, c’est le lot commun d’à peu près tous les personnages. Quant à Polanski, le spectateur naïf se demande si Tarantino ne l’égratigne pas au passage via une allusion à l’accusation de viol sur mineure qui l’a mené à l’exil en Europe (Booth qui refuse les avances d’une jeune femme de moins de dix-huit ans et annonce qu’il n’est pas assez stupide pour risquer la tôle pour ce genre de plaisir) et son portrait vite expédié à travers le regard de Steve McQueen (un homme petit et qui paraît douze ans). Sa femme aurait même un peu protesté et… Mais Tarantino a détendu tout le monde en désamorçant la polémique avant qu’elle n’enfle. Là encore, notre spectateur étranger ne se retourne pas dans son fauteuil de cinéma : il se dit finalement que le film de Tarantino est bien un film sur Hollywood, un film pour les Américains et que cela ne le concerne guère. Il se dit aussi, pour ne parler que de cinéma, que les films de Polanski sont peut-être meilleurs que ceux de Tarantino. Mais même cela ne le concerne guère…
Géniale nouvelle d’Herman Melville, Bartleby le scribe a été heureusement adapté au cinéma en 1976 par l’acteur, réalisateur à ses heures, Maurice Ronet. Le prétexte de l’œuvre est on ne peut plus simple : dans l’étude d’un notaire (la nouvelle) ou d’un huissier de justice (le film), arrive un beau jour un nouveau copiste, du nom de Bartleby. Il abat, dans le plus grand mutisme, un travail phénoménal et provoque rapidement la méfiance et la jalousie des deux autres clercs de l’étude, Dindon et Lagrinche (Cisailles, dans le film), que l’attitude de leur employeur froisse quelque peu, lui qui a installé le nouveau auprès de son bureau et qui, face à son comportement étrange (silence, distance et indifférence), semble se prendre d’intérêt pour son nouvel employé et lui accorder un traitement de faveur. Là où, dans le livre, Melville se livre à une galerie de portrait pour présenter les deux clercs de l’étude notariale et l’apprenti-clerc, Gingembre, le film se satisfait de nous les montrer au travail, reprenant fidèlement les traits caractéristiques de ses trois personnages.
Bartleby est donc un employé aux manières étranges, mais dont le travail répond aux exigences de sa fonction et que son patron espère voir exercer « une influence salutaire » sur ses collègues. Pourtant, après quelques jours de travail acharné, quand il est invité avec ses collègues à venir comparer les copies à afin de les collationner, sa réponse, restée fameuse grâce au génie de Melville, sonne comme un glas dans l’étude : « I would prefer not to », traduit en français, entre autres, par la formule « Je préfèrerais ne pas ». Dans le film, Michael Lonsdale (génial, comme toujours, dans le rôle de l’huissier égoïste et routinier, mais que son employé qui renonce à la vie et s’oppose avec une grande force d’inertie à l’ordre établi va réussir à ébranler dans son identité existentielle) s’emporte, cherche à comprendre, à discuter, mais se heurte sans cesse à la même réponse. Il en va de même dans la nouvelle. Bartleby s’installe alors dans un refus systématique des tâches de collation des copies. Son patron s’aperçoit, un jour de repos, que celui-ci s’est installé dans l’étude, où il a ses habitudes de « non-vie ». Dès lors, malgré toutes ses tentatives de discussion, malgré une attitude très ouverte ayant pour but de comprendre cet étrange étranger qu’est Bartleby, la distance entre les deux hommes ne cesse de se creuser et, en même temps, le verbe « préférer », à la forme négative ou pas, contamine les propos des clercs et de l’huissier et la puissance virale terrible de Bartleby s’étend à tout ce qui touche de près ou de loin à la vie de l’étude, qui périclite alors et de son propriétaire qui, touché au plus profond de son âme par la force de renoncement de son employé, s’abandonne à un certain laisser-aller, ne s’intéresse plus qu’à cet autre, qui est peut-être son alter-ego négatif, et voit ses clients et ses deux clercs le quitter.
Dans le film, Maurice Ronet se montre fidèle à l’esprit du texte. Les acteurs se hissent à la hauteur de ce chef-d’œuvre de la littérature (Lonsdale, évidemment, Maxence Mailfort, incarnant à la perfection le désincarné Bartleby, Maurice Biraud, fidèle à lui-même en Dindon). On voit à l’écran ce qu’on a eu le plaisir d’imaginer à la lecture, une œuvre de « haulte graisse », comme le disait Rabelais, dont le personnage principal est devenu l’archétype de la résistance passive, voire de la désobéissance civile et dont la phrase-clé, « I would prefer not to », a rejoint au Panthéon de la littérature les mots d’auteur les plus géniaux de l’histoire littéraire. Si vous n’avez ni lu ni vu Bartleby, vous avez bien de la chance, vous allez découvrir une œuvre essentielle. Enfin, trois autres films ont été tirés de la nouvelle de Melville, preuve s’il en fallait une que l’écrivain américain a créé un mythe moderne avec son Bartleby. Bande de veinards !