L’Atelier noir, Annie Ernaux

Les journaux d’écriture d’Annie Ernaux (de 1982 à 2015) portés à la connaissance des lecteurs par l’édition forment ce texte intitulé L’Atelier noir (excellent titre). On y découvre les inquiétudes de l’écrivaine quant à la mise en roue de ses projets, ses questionnements (parfois redondants, comme le sempiternel problème de la personne à choisir, « je/elle » le plus souvent), sa recherche permanente d’une forme à donner à chaque texte en gestation. On est prévenu dès la lecture de la quatrième de couverture, signée par l’auteur : « C’est un journal de peine, de perpétuelle irrésolution entre des projets, entre des désirs. Une sorte d’atelier sans lumière et sans issue, dans lequel je tourne en rond à la recherche des outils, et des seuls, qui conviennent au livre que j’entrevois, au loin, dans la clarté. »

Il s’agit également, de l’aveu de l’écrivaine, d’un « pas de côté » suggéré par deux éditrices, donc d’une commande. Pas de côté par rapport à l’écriture, aux livres « habituels » d’Annie Ernaux. Pas de côté dont elle se sent incapable, comme elle se sent incapable de définir son chemin d’écriture. En se décidant finalement à publier ces textes « secrets », après hésitation (« Mais allais-je exposer les doutes, les hésitations, les recherches vaines, les pistes abandonnées, tout ce travail de taupe creusant d’interminables galeries, qui prélude à l’écriture de mes livres »), en considérant qu’elle prend un risque à le faire – on peut se demander si elle n’a pas finalement opté pour une solution de facilité. Avec une ambition, annoncée, de son chantier d’écriture : « faire advenir un peu de vérité ».

De ce point de vue, L’Atelier noir est une réussite. Pour le lecteur qui espère y trouver des questionnements littéraires de premier ordre, des pistes de réflexion nouvelle sur l’écriture et la genèse des œuvres, le texte n’est sans doute pas aussi percutant et efficace que les essais d’auteurs sur leur œuvre et leurs méthodes d’écriture (cf Le Voyageur, de Robbe-Grillet ; C’est vous l’Ecrivain, de Toussaint ; J’habite une tour d’ivoire, de Handke), textes dans lesquels une réflexion intellectuelle de haute volée est proposée au lecteur. Ici, dans ces carnets d’écriture, on est loin de cela. Les questions se posent, parfois de façon répétitive, sans que les réponses qui y sont parfois apportées (pas toujours) ressemblent à des révélations sur une méthode d’écriture et sur la littérature. Ce n’est pas pour autant un texte indigent ou inintéressant, ça se lit avec plaisir par moments (en particulier quand Ernaux y parlent de certaines de ses lectures, parfois sans complaisance), mais certaines périodes laissent le lecteur sur sa faim, sans doute parce que les carnets sont livrés de manière assez « brute de décoffrage », sans réécriture et dans un mode « notations », comme un abrégé des interrogations inévitables que posent des projets de textes dont l’objectif est la plupart du temps le sempiternel « écrire la vie » d’Annie Ernaux. Par ailleurs, on ne sait pas toujours de quel projet exact il s’agit, les textes dont il est question n’étant pas forcément signalés par le titre qu’ils auront une fois édités. En fin d’année, la mention du titre du livre enfin achevé et publié est faite et on comprend alors, si on ne l’a pas encore deviné, de quel objet il était question. En filigrane de ces années de doutes et d’hésitations, on perçoit quelque chose comme la genèse d’une œuvre dans son intégralité (ou presque) et on se fait une idée, partielle quoiqu’intéressante, de la vie artistique et intime d’une écrivaine sur une période de trente-trois ans. On peut voir le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein, en fonction de l’intérêt qu’on porte à l’œuvre de l’auteure née à Yvetot (76). Quoi qu’il en soit, L’Ecriture comme un couteau, son essai sur sa propre poétique, m’a paru, même s’il ne m’a pas comblé, plus profond et puissant que ses « journaux d’écriture » – ceux d’Henry James, l’auteur du roman fantastique Le Tour d’écrou, m’avaient quant à eux ennuyé au point de les abandonner en cours de lecture et j’en viens à me dire que ces textes de préparation de l’écriture devraient sûrement rester dans les annales des écrivains plutôt qu’être publiés. Que cela ne vous empêche pas pour autant de lire L’Atelier noir si vous êtes un-e inconditionnel-le d’Annie Ernaux ou si vous êtes tout simplement curieux d’entrer dans l’avant des romans d’une écrivaine singulière et dans la mise à nue de ses inquiétudes ! Pour ma part, j’en sors peu convaincu, et très étonné par les références musicales, pour la plupart d’une banalité consternante, qu’Annie Ernaux cite dans sa mise en marche du processus de mémoire qui ouvre chacune de ses période d’écriture ! Mais c’est un détail sans importance, avouons-le.

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 10

« Qu’est-ce qui me touche tant dans le dernier livre d’Alice Munro ? (Fugitives) »

« Ce que j’aime chez Alice Munro, c’est la justesse des moments, des pensées de femme, mais je souffre toujours de la forme traditionnelle de ses nouvelles. » Annie Ernaux, L’Atelier noir

Lues au moment où Munro a obtenu le prix Nobel de littérature, Fugitives m’a laissé sur la même impression que toutes ces femmes qui fuient une vie, un homme, une situation contraire… étaient décrites avec justesse, mais que l’écriture et la forme des nouvelles n’avaient absolument rien de nouveau, qu’il s’agissait d’un recueil qui rejoindrai dans l’oubli bien d’autres livres de nouvelles plus ou moins décevants. Les Lunes de Jupiter, autre recueil de nouvelles sur des femmes fragiles mais fortes lu en 2013 lui aussi, ne m’a pas convaincu qu’il y aurait le moindre intérêt à poursuivre la découverte d’une œuvre qui me semble finalement assez éloigné du génie qu’on peut parfois reconnaître aux auteurs nobelisés.

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 8

« Mon projet par rapport à Roubaud, La Boucle, il examine (jusqu’ici 50 p. de lues) la mémoire. Comme dans Le grand incendie de Londres, je suis frappée par le manque de style, beaucoup de phrases inutiles, surtout, on a envie de dire qu’on s’en fout de ce récit, finalement guère différent du « souvenir d’enfance » qu’il fustige. Bien que tout soit juste, intelligent. Il n’y a pas l’Histoire, ni le présent concret (on ne voit que le présent de l’écriture). Comme lui, j’ai un grand projet, le « grand roman total » mais j’ai l’orgueil, ou la prétention, ou la sottise, de vouloir le réaliser. »

En voilà un qui est habillé pour l’hiver !… J’aime bien cette intransigeance et cette absence de délicatesse pour le livre d’un confrère. En tout cas, voila quelques lignes et un jugement sans concession qui me confortent dans l’idée (suivie de l’acte, ou du non acte, de ne pas lire Roubaud – la vie est courte, on ne peut pas tout lire) de lire autre chose, tout comme je ne lis plus les livres d’Annie Ernaux. Celui-là est quand même le cinquième, après La Place, Les Armoires vides (lus avant trente ans), L’Ecriture comme un couteau, et L’Usage de la photo.

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 7

« Le plus dur c’est de me dépouiller du « regard » de la société, de ce que j’imagine qu’elle attend, et auquel, finalement, je ne peux répondre qu’en niant cette attente, même en m’inscrivant contre. Aller à ce désir qui se fiche que l’écriture aboutisse ou non à un livre. Me situer en dehors du livre, lui aussi social, lui aussi institution. » Annie Ernaux, L’Atelier noir

Et voilà ! Une pensée intéressante, Madame Ernaux. C’est sans doute très dur, surtout quand on a une œuvre déjà publiée derrière soir, mais « retrouver l’innocence » des débuts est une très bonne idée.

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 4

« Marthe Robert dit de Flaubert, à propos de L’Education sentimentale : « Le texte de Flaubert est aussi exempt de discordances et d’à-coups que la vie fictive de ses héros en est remplie. » Les romanciers modernes prennent le parti contraire : discordances de la fiction/texte discontinu. Chez Flaubert, plus la fiction est discontinue, plus son texte est soumis aux règles de l’ordre et de l’unité : « C’est en cela que réside sa vraie modernité. »

Proust a changé les noms de lieux, des peintres, etc… Pourquoi ? Absolument insupportable. »

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 2

« Sans doute, il y a derrière cette ténacité à défricher – ou cet excès de scrupules – la croyance que, selon la phrase de Flaubert, « chaque œuvre porte en elle sa forme qu’il faut trouver », qu’il existe pour mon sujet une seule forme qui – je note une fois – permette de penser l’impensé. Ou encore – une autre fois – un seul point de vue correspondant à la vérité du projet. Même, ainsi qu’en témoignent mes multiples incipit, une seule porte d’entrée pour ce sujet, comme celle de la Loi dans Le Procès de Kafka. » Annie Ernaux, L’Atelier noir (2022)

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 1

« De plus en plus, j’ai l’impression de ne pouvoir dévier du chemin d’écriture dans lequel je suis entrée, sans bien savoir, d’ailleurs, ce qu’il est et où il va. D’où, « faire un pas de côté », cette proposition des éditrices Marie-Claude Char et Michèle Gazier, m’a consternée : je m’en sentais tout bonnement incapable. Puis j’ai pensé à ce qui constitue en somme « l’à côté », voire « l’autre côté » de mes textes publiés, ce que j’appelle, depuis que j’ai commencé de m’y adonner, il y a presque trente ans, mon Journal d’écriture. Mais allais-je oser exposer les doutes, les hésitations, les recherches vaines, les pistes abandonnées, tout ce travail de taupe creusant d’interminables galeries, qui prélude à l’écriture de mes livres ? J’ai hésité. J’ai accepté le risque. » Annie Ernaux, L’Atelier noir (2022)