Anselm, le Bruit du temps, Wim Wenders

Il y a quelques années, Wim Wenders a consacré un très beau film documentaire (Le Sel de la terre) à celui qu’on peut sans doute considérer comme le plus grand photographe du monde, Sebastião Salgado. C’était déjà un film sublime, qui laissait penser que Wim Wenders savait tout faire derrière une caméra. Aujourd’hui, le cinéaste allemand remet le couvert avec un artiste plasticien, qu’on peut légitimement sacrer plus grand artiste du monde, Anselm Kiefer. Et cette fois, l’adjectif qui permettrait de qualifier le film Anselm, le Bruit du temps n’existe sans doute pas dans la langue française, car « sublime » est insuffisant pour dire à quel point le génie de Wenders s’est transcendé pour rendre à Anselm Kiefer un hommage du niveau de son génie.

Comment rendre compte de ce travail exceptionnel ? Peut-être en le décrivant en creux pour commencer… Pas de voix of dans ce documentaire, qui nous dirait que penser de l’artiste et comment penser son oeuvre. Choix crucial, qui laisse au spectateur la liberté fondamentale de réfléchir par lui-même. Pas de récit hagiographique non plus, puisque celui qui filme et raconte cette épopée artistique se garde bien de prendre position de façon subjective, même si les caresses de son regard disent tout aussi bien que des mots l’admiration qu’éprouve le cinéaste pour l’artiste. Pas de récit biographique, même si Anselm Kiefer apparaît dans le film enfant (joué par le fils de Wim Wenders) et jeune (joué par le fils d’Anselm Kiefer), ce qui ne laisse aucun doute sur l’amitié qui lie les deux hommes.

Donc, Wenders offre au spectateur des images, toutes plus belles les unes que les autres, des oeuvres gigantesques (dans tous les sens du terme) de Kiefer, des espaces où il travaille et entrepose ses pièces monumentales (dans tous les sens du terme), de son musée à ciel ouvert de Barjac (Gard), de son travail au quotidien, avec parfois l’aide d’une équipe. On suit Kiefer, sur un vélo, alors qu’il traverse son « atelier » de Croissy pour des raisons qui peuvent paraître obscures, on le regarde travailler, à la spatule ou au lance-flamme sur des toiles dont on ne saurait dire quelle dimension elles peuvent bien faire. Bref, on est immergé dans la pratique du maître, sans chercher nécessairement à tout comprendre, le film se transforme bien vite en expérience sensorielle, que des images d’archives (qui permettent de revenir sur une carrière déjà vieille) et quelques scènes biographiques (presque fictionnelles) viennent tempérer. C’est lent, c’est absolument magnifique, c’est un regard d’artiste sur le travail d’un autre artiste, c’est presque une déclaration d’amour. Les processus de création de Kiefer sont peu à peu dévoilés, et son travail apparaît alors comme une forme d’industrie artistique (ce n’est pas tout à fait par hasard s’il installe parfois ses ateliers et ses entrepôts dans d’anciennes usines), ce qui n’empêche en rien que grand nombre de ses pièces sont d’une poésie et d’une légèreté inouïe alors que leur format est souvent monumental. Le nombre de ces pièces laisse rêveur, et on en viendrait presque à se demander comment il est possible à un seul homme de créer autant (quantitativement) sans avoir passé une sorte de pacte avec le diable ! Le film suscite l’admiration, le film lui-même est admirable, et la musique qui accompagne les images, signée Leonard Küßner, y contribue grandement. Comment rendre compte de pareilles oeuvres sans se sentir démuni, en manque de vocabulaire et de syntaxe pour dire l’indicible ?

Difficile en effet de dire ce qui relie les différentes formes cinématographiques employées par le réalisateur, difficile d’évoquer toutes les couleurs de la palette de Wenders, on en oublierait presque de parler des références aux écrivains (surtout des poètes) de Kiefer, Paul Celan, et sa compagne, la merveilleuse Ingeborg Bachman, de l’incontournable mentor que représenta pour lui Joseph Beuys, de l’aperçu que donne tout de même le film d’une carrière longue et mouvementée, etc… C’est sans doute un film qu’il faut voir et revoir pour pouvoir en parler avec un tant soit peu d’efficacité, tant la richesse de son sujet et l’intelligence de sa réalisation donnent à penser. Quant aux pisse-froid qui trouvent à redire à ce chef-d’oeuvre (il s’en trouve dans une presse qui ne brille pas forcément par son goût et se distingue plutôt par son conformisme), qu’ils aillent se faire lanlaire.

Piller / Ekphrasis, Berlinde de Bruyckere – MO.CO. Montpellier

L’artiste belge Berlinde de Bruyckere, peu exposée en France, trouve à Montpellier l’occasion de présenter son œuvre dans une belle et vaste exposition personnelle (une cinquantaine d’œuvres) qui donne à voir de façon impressionnante une œuvre singulière et forte (sculptures, installations, dessins, aquarelles, collages). Inspiré par la peinture de la Renaissance flamande, son travail n’en est pas moins puissamment contemporain, même si la référence à la peinture religieuse et à la mythologie antique est omniprésente, ce que l’artiste confirme en parlant de pillage inhérent à l’acte artistique comme élément central de son approche. Sombre, dérangeante, l’exposition donne à voir (de façon parfois hyper-réaliste, comme avec les reconstitutions, à partir de peau véritable, de corps de chevaux) l’alchimie d’un geste artistique qui utilise des matériaux humbles (cire, peau, couvertures…) pour les magnifier dans des ouvres d’une beauté formelle indéniable.

La confusion entre le végétal, l’humain et l’animal est également au centre de cette exposition (sculpture After Cripllewood II, monumental moulage en cire d’un tronc d’arbre), de même que les thèmes du corps souffrant, des plaies, de l’érotisme – on n’en finirait pas d’énumérer tous les thèmes et les différents aspects de la richesse de l’œuvre de Bruyckere. La référence aux Métamorphoses d’Ovide est également présente, dans la pièce Infintum II, avec ses tronçons de bois aux formes phalliques. La série Arcangelos et la pièce Tre Arcangeli sont des œuvres étranges, qui montrent des êtres aux formes humaines recouverts de peaux (on ne voit que leurs pieds et la partie basse de leurs jambes), posés sur la pointe des pieds comme s’ils allaient prendre leur envol. Misérables et sublimes, comme tous les êtres vivants, ces archanges sont d’une beauté troublante, ce qu’on pourrait dire de la plupart des pièces montrées dans cette très belle exposition d’une figure majeure de l’art contemporain qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte si l’on passe par la ville de Montpellier.

Un pas de côté – SOL ! La Biennale du territoire – Panacée Montpellier

Les musées d’art contemporain de Montpellier (Mo.Co. et Panacée) inaugurent cette année la première édition de leur biennale. Il s’agit « d’offrir un panorama, renouvelé tous les deux ans, de la création contemporaine sur notre territoire ». Territoire qu’on doit pouvoir imaginer recouvrir quelques départements voisins de l’Hérault, peut-être le Languedoc-Roussillon… Pour n’avoir vu jusqu’à maintenant que l’expo de la Panacée, on peut dire que cette première édition est plutôt réussie, avec quelques salles où il m’a été impossible de ne pas rire franchement de l’humour des artistes et de leurs oeuvres délirantes, comme ce petit film de deux artistes femmes, jeunes et délicieusement impertinentes, Emmanuelle Becquemin et Stéphanie Sagot, qui consacrent à la ville romaine, Montpellier, un film (Le Road-movie peplum) dans lequel elles cherchent Romula et Réma dans Montpellier, visitant ainsi le Bistro romain, et autres lieux de la ville héraultaise ayant tous un nom latin, assises sur des mini-kartings de leur propre confection. Elle revendiquent le droit à l’idiotie dans leur art, tendance plus masculine que féminine indique le cartel de leur salle où j’ai commencé à trouver l’initiative d’une biennale régionale heureuse. Après l’inévitable Gérard Lattier, estampillé art brut, qui vit et travaille à Poulx (Gard) et dont les tableaux qui mêlent écriture et bande-dessinée naïve ont vite fini par me lasser, et ce avant même de les retrouver ici, et quelques oeuvres sans grand intérêt, la qualité monte d’un cran me semble-t-il et dans les pièces suivantes, il y a d’excellentes surprises qui justifient qu’on s’attarde à la Panacée pour prendre plaisir à cette première biennale, et même qu’on y revienne.

Quelques oeuvres, et artistes, à signaler également : Gaétan Vaguelsy et son tableau Rois Mages, qui revisite un classique façon XXIe siècle et banlieue ; Pierre Tilman qui crée ses œuvres avec des figurines en plastique (années soixante) et des lettres qu’il utilise pour faire passer des messages décalés ; Fabien Boitard et ses portraits défigurés ; Anne-Lise Coste et ses affiches dérangeantes… Article work in progress, qui sera prochainement revisité.

Peter Friedl, Teatro, Carré d’Art, Nîmes

Premier dimanche du mois, on va au musée d’art contemporain de Nîmes, sûr et certain d’y entrer en profitant de la gratuité offerte aux amateurs d’art près de leurs sous ou peu fortunés… Las, la règle a changé. Des années après la fin de la gratuité de la médiathèque (mise en place par une municipalité de gauche attentive à l’accès du peuple à la culture, mairie communiste il me semble, et il n’y a là aucune propagande pour ce parti moribond, et annulée par un maire de droite réaliste, à qui nous passons le bonjour…), peu de temps après l’ouverture du Musée de la Romanité, payant pour tous comme il se doit, c’est au tour du Carré d’Art de ne plus offrir la culture aux administrés de cette bonne ville, ne serait-ce qu’une fois par mois ! Quant aux chômeurs et aux étudiants, ils ont droit à un tarif réduit. Gageons qu’ils seront de moins en moins nombreux à tenter l’expérience de l’art contemporain… Les profs ? Ces passeurs de culture qui font venir leurs classes dans les musées paieront eux aussi leur prospection pédagogique. Honte à la mairie de Nîmes ! Honte aux bourgeois qui ont voté pareille mesure ! Souhaitons leur que leurs musées dépérissent et que leurs batailles électorales à venir soient payées de l’insuccès qu’ils méritent. Mais passons…

Peter Friedl expose donc au Carré d’Art. Artiste autrichien vivant en Allemagne, Peter Friedl est né en 1960. Familier de la Documenta de Kassel, en Allemagne, où il est régulièrement invité, il est aussi exposé en France (Marseille, Nîmes) et jouit visiblement d’un succès certain dans le milieu de l’art contemporain européen. Cela n’empêche pas le quotidien Le Monde de l’éreinter (« son oeuvre apparaît hélas aussi indigente que son discours se veut sophistiqué. »), ce qu’on peut comprendre en sortant de l’exposition. Pourtant, dès la première salle (Teatro Popular), ça commence plutôt bien, avec quatre barracas qui rendent hommage au théâtre de marionnettes portugais du XVIIIe siècle. Rien de grandiose, mais une belle occupation de l’espace, une installation qui se laisse voir sans déplaisir. Au sol, deux costumes grandeur nature pour adultes qui rêvent encore, comme au temps de leur enfance, de se déguiser en animaux. Trois salles sont ainsi occupées par ces costumes. Dans la salle suivante, sur des tables hautes, douze maquettes d’habitations (que le descriptif de l’expo détaille sans pitié : « la maison d’enfance de l’artiste en Autriche (…), la modeste résidence d’Ho Chi Minh à Hanoï », etc..) occupent l’espace, qu’elles partagent avec une vidéo très courte et assez illisible, filmée de nuit, de violences urbaines. Le spectateur qui voudrait en savoir plus ne peut lire les cartels de l’exposition, inexistants. Nous ne discuterons pas de ce parti pris, c’est un choix de l’artiste. Le descriptif fourni par le musée du Carré d’Art pallie ce manque. Les trois pièces suivantes se voient sans trop s’attarder (quatre marionnettes, une salle de dessins « indigents », dirait sans doute Le Monde, et nous avec, et une vidéo sur le rêve, inspirée d’une lecture de Friedl, Rêver sous le IIIe Reich, de Charlotte Berard.

En changeant d’aile dans le musée, on tombe sur une salle où, sur des socles de cirque, sont disposés des costumes de pirates, avec sabres et pistolet (référence aux lectures de Friedl sur l’histoire de la piraterie). L’installation laisse indifférent, mais moins sans doute que celle de la salle suivante dont nous ne ferons pas le compte rendu, de peur d’ennuyer le lecteur. Ni de la dernière, consacrée à une vidéo dans laquelle des acteurs disent le texte d’une nouvelle de Kafka (Compte rendu pour une académie) dans leur langue ou une langue de leur choix, sans sous-titrage. La sortie n’est plus très loin. Peter Friedl a exposé à Nîmes. Tarif : 8 euros. A vous de voir.