A la façon de Perec dans La Vie mode d’emploi, j’envisage Espèces d’espaces dans une optique Espèces d’espaces mode d’emploi : les espaces du plus petit – la page – au plus grand – l’espace ; du banal et du moins banal ; des références à l’œuvre de l’auteur – La vie mode d’emploi, Je me souviens, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ; des idées d’écriture et des projets littéraires ; des citations d’auteurs – Flaubert, Jules Verne, Queneau, Heredia, Sterne… ; des listes – celles des lieux où il a dormi, liste en cours de réalisation au moment de l’écriture d’Espèces d’espaces ; une tendance à la rédaction ; une certaine absence d’auto-censure ; le goût de la science et de la géographie ; des listes de verbes à l’infinitif ; un goût certain, très scientifique, pour les questions et l’honnêteté de ne pas toujours avoir de réponses à proposer et savoir le reconnaître ; la recherche de définitions personnelles pour certains concepts abstraits ou pas ; le goût des anecdotes ; des textes au conditionnel ; le goût des catalogues ; l’amour de Paris ; une tendance à parler de soi sans narcissisme ; le goût pour les idées originales – avoir une pièce inutile dans sa maison, avoir une maison sans porte… ; un goût certain pour les villes ; mieux que les listes, les énumérations, les inventaires… Je me souviens d’avoir lu un livre de Georges Perec intitulé Espèces d’espaces.
Deuxième roman de Robert Walser, publié en 1908, Le Commis contient en germe toutes les thématiques qu’on retrouvera dans l’œuvre de l’écrivain suisse allémanique, en particulier celle des personnages de jeune homme sans qualité, pour la plupart miroirs de Walser lui-même, sans grande formation, sans grande ambition et qui se lancent dans la vie en acceptant de travailler à des postes de subalternes. Ici, il s’agit d’un commis, homme à tout faire qui entre dans la maison d’un ingénieur, C. Tobler, dont le bureau d’études compte sur les quelques inventions de son patron pour se développer. La maison est très belle, Madame Tobler, l’épouse de l’ingénieur est visiblement issue d’une très bonne famille, M. Tobler est un patron qui exige de son employé qu’il soit un « cerveau », même si celui-ci n’a que peu de qualification, son humeur est changeante, il offre à fumer des petits cigares à son commis qui en prend vite l’habitude, lui donne chaque dimanche un peu d’argent de poche en attendant le moment où il pourra lui payer un salaire, il le loge dans une chambre isolée du reste de la maison, le nourrit fort bien. Notre commis s’appelle Joseph, comme chez Kafka, et le début du roman est sans doute celui qui permet le plus clairement de comprendre pourquoi le divin Pragois prisait si fort Robert Walser. L’arrivée de Joseph à l’Etoile du soir, la maison Tobler, fait penser au début du Château de Kafka, d’ailleurs Tobler se fâche en demandant d’un ton rogue à Joseph Marti pourquoi il arrive si tôt, on ne l’attendait pas. Mais à la différence de l’arpenteur de Kafka, le commis de Walser n’est pas repoussé, il se fait rudoyer puis on accepte qu’il soit en avance de quelques jours, même si on n’a pas encore pris les dispositions pour l’accueillir et on va lui donner du travail.
Roman d’éducation à l’allemande, comme les premiers textes de Walser, Le Commis n’en est pas moins un texte surprenant puisque Marti n’apprendra rien de son année de travail chez Tobler, tout juste y gagnera-t-il quelques valeurs sans grand intérêt, courtoisie, affection, pitié (sa relation avec le commis qu’il remplace, Wirsich, et qui a été remercié par le chef pour une fâcheuse tendance à boire et mal se comporter en état d’ivresse, est sur ce point emblématique : Marti lui vient en aide, le conseille, le fréquente, tente tant bien que mal de le remettre sur les rails, en vain…), il est vrai que les inventions de Tobler, toutes plus fantaisistes les unes que les autres, mais sans grand intérêt (l’horloge-réclame, le distributeur automatique (de cartouches) pour tireur, etc…), ne se vendent pas, ne permettent pas à Tobler de trouver le capitaliste qui pourrait investir dans ses trouvailles ; bref elles sont autant d’échecs retentissants. Peu à peu, le train de vie de la maison, fastueux au départ, pitoyable à la fin, suit le rythme des affaires qui périclitent. Marti s’étonne de ce que Madame Tobler traite si mal sa petite fille, Silvi, le patron s’avère incapable de rentabiliser ses inventions, et en rejette la faute sur son commis, les artisans qu’il fait travailler pour des projets privés touchant tous la maison ne sont pas payés… On assiste à la déchéance de Tobler, qui se voit obligé de mendier auprès de sa mère, en lui envoyant sa femme, un soutien financier qui ne vient pas, que tout le village commence à considérer comme un homme à qui on ne peut faire confiance, qui fréquente de plus en plus assidument l’auberge du village, au fur et à mesure que les quelques amis (le docteur Specker et sa femme, entre autres…) qui acceptaient ses invitations fuient sa table et les parties de cartes qui suivaient chaque bon repas. Quant à Joseph Marti, on suit ses pérégrinations (quelques voyages vers la ville où il retrouve une amie chère, ses sorties du dimanche au lac…) et ses pensées, mais Walser ne nous donne pas à suivre l’initiation d’un jeune homme, il abandonne allègrement les règles du genre qu’il a choisi et donne à voir à son lecteur la platitude et la banalité d’une jeune vie dont on peut penser qu’elle n’aboutira pas à grand-chose, dans une écriture plate et simple qui a laissé sa trace dans l’histoire de la littérature et que tant d’écrivains ont par la suite empruntée eux aussi. Joseph Marti, ce jeune homme simple et sans avenir, c’est Robert Walser, tout comme les héros de L’Institut Benjamenta et des Enfants Tanner, des êtres sans destin, sinon peut-être celui, et ce n’est pas si peu, d’êtres libres, à leurs moments. C’est ainsi que Marti, dans les dernières lignes du livre, quitte la maison Tobler de son propre chef, sans en être chassé comme avant lui Wirsich, avec qui il part vers d’autres aventures : « Une fois arrivé sur la route, Joseph s’arrêta, tira de sa poche un petit cigare de Tobler, l’alluma et se retourna une dernière fois vers la maison. Il la salua en pensée, puis ils repartirent. » Des vies sans grandeur (ni réussite, ni parcours initiatique, ni destin tragique), comme toujours chez Walser, qui ouvre ainsi l’une des pages qui mènent la littérature de son époque à la modernité.
Trop heureux de mettre la main sur ce petit livre consacré, en toute apparence, à la matière écrite, j’espérais bien y dégoter quelque(s) piste(s) de proposition d’écriture pour l’un ou l’autre de mes ateliers et m’attaquai derechef à sa lecture, plein d’enthousiasme et d’espoir. J’étais aussi bien heureux de renouer avec un auteur que j’ai lu avec avidité il y a des années, quand je n’avais pas encore vingt ans – il semble qu’Hesse soit une lecture de jeunesse. Las, l’enthousiasme fut de courte durée. Le premier article, Le Langage, me donna bien l’impression que j’avais mis la main sur un de ces bouquins qui me sont si souvent utiles. La puissance et les limites du langage, un bon thème d’atelier d’écriture en effet. Mais Hesse semble se satisfaire de l’idée proustienne selon laquelle un mot contient tout un univers. Qu’y a-t-il dans un mot, nous ressert-il, tout comme celui à qui il emprunte l’idée, bref, rien de bien neuf là-dedans. Le second article, Une nuit de travail, soupèse l’influence que le romantisme allemand aurait eu sur son écriture, et j’avoue que l’ennui s’est emparé de moi à la lecture de ce texte que j’ai fini péniblement, n’ayant que peu d’attirance, je le confesse, pour Novalis ou Hölderlin, et leurs biographies de l’âme. Le troisième article, de loin le moins attrayant du recueil, Notes sur l’écriture et la critique, finit par m’assommer tout bonnement, et j’en lus les dernières lignes avec soulagement. Le plaisir envisagé se dérobant constamment, je m’attaquai toutefois au quatrième et avant-dernier article, L’Esprit du romantisme, avec une appréhension certaine, qui ne se démentit pas et qui me conduisit finalement à un désintérêt grandissant, au point d’abréger bien vite ma souffrance en décidant d’en interrompre la lecture sans me préoccuper de savoir si je ratais quelques bons passages. Etre un bon lecteur n’impose en rien de se faire du mal à lire tout un livre sous prétexte qu’on l’a commencé ! Il était temps d’en finir une bonne fois pour toute avec Ecriture et écrits, un article dans lequel je trouvai une phrase qui me semblait destinée, quant à ma lecture de ces textes d’auteur sur le « métier » :
« Tout ce qui est écrit s’éteint plus ou moins vite, l’espace de quelques millénaires ou de quelques minutes.
Tous ces écrits, comme toute leur extinction, l’esprit universel les lit et en rit.
Pour nous, il est bon d’en avoir lu certains et d’en deviner le sens. »
Ce livre d’Hermann Hesse, cet écrit, s’est éteint en moi en quelques minutes, je l’avoue en toute humilité. Peut-être cela ne sera-t-il pas le cas pour vous, voilà pourquoi je vous invite à lire Le Métier d’écrivain, d’Hermann Hesse (prononcer Hesseu). Et s’il s’éteint en vous, ne venez pas m’en faire le reproche !
Suite des lectures de l’œuvre de Bernard Malamud rééditée progressivement par les éditions Rivages avec ce recueil de nouvelles (douze au total) qui nous éloigne un peu, pas complètement, de l’univers habituel des petites gens du New York juif auquel l’écrivain merveilleux qu’est Malamud se consacre la plupart du temps.
Nature morte, un texte d’une trentaine de pages, appartient à la veine italienne de l’auteur : Fidelman, un jeune artiste américain, s’installe à Rome et cherche un atelier à partager, il en trouve un chez une femme peintre, dont il va tomber amoureux, mais qui ne le lui rend pas vraiment, et va entretenir avec cette femme torturée une relation dans laquelle son masochisme sera rudement mis à l’épreuve, jusqu’à une conclusion où les rôles changent. Mieux vaut la vie que la mort, autre nouvelle italienne, explore elle aussi la problématique des relations homme-femme, en narrant la rencontre d’un veuf et d’une veuve qui vont au cimetière pour honorer la mémoire de leur défunt. Elle ne peut envisager de connaître un nouvel homme sans se considérer comme adultère, lui est plus large d’esprit. La chute de la nouvelle, que l’on ne révèlera pas ici, tombe comme un couperet. Le Choix d’une profession, terrible texte sur les relations sociales dans la rencontre amoureuse, met en scène un professeur d’université et une étudiante, qui ne lui cache rien d’un passé où elle s’est trouvée contrainte à se prostituer. Incapable d’assumer pareille fréquentation, l’enseignant reçoit une véritable leçon de morale dont Bernard Malamud avait le secret, lui qui prenait toujours le parti des plus faibles. Un nu tout nu, petit chef d’œuvre de nouvelle, met de nouveau en scène l’artiste Fidelman, qui est aux prises avec deux truands italiens et doit réaliser pour eux, s’il souhaite retrouver sa liberté (ils le séquestrent), une copie parfaire d’une pièce de musée, une Vénus, qu’ils veulent voler.
La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, est l’histoire poignante d’un homme malade qui sait sa dernière heure venue et qui veut payer à son fils handicapé le voyage pour l’envoyer chez son oncle afin de ne pas le laisser seul une fois son père décédé. Le texte narre par le menu les démarches du père et de son fils, une nuit d’hiver, pour demander leur aide à des personnages en capacité de leur prêter la somme nécessaire à l’acquittement du billet de train. Là encore, la chute, inattendue, et pourtant pas si surprenante de la part de Malamud, est tout à la fois terrible et géniale.
A une exception près, une pièce de théâtre qui nous semble discutable, les textes qui composent ce recueil sont tous des petits bijoux, comme ceux de Malamud qu’il est possible de lire dans la collection de poche des Editions Rivages et qui nous font dire chaque fois qu’il était un grand écrivain à lire et relire sans modération. Vous pouvez y aller, sans la moindre hésitation.
Comme chaque année, Horacio Castellanos Moya nous revient avec un nouveau volume de La Comédie inhumaine des Aragon, et celui-là n’est pas sans nous rappeler Le Dégoût, Thomas Bernhard à San Salvador. Par la forme, surtout, puisque Le Dégoût est un long monologue, et que La Diablesse est une série de monologues (adressés à une amie), tous du même personnage féminin, une certaine Laura Riveira, amie d’Olga Maria, bourgeoise de San Salvador qu’un tueur surnommé Robocop (personnage principal d’Un Homme en armes, dans lequel on n’échappe pas à la scène du crime) a tout bonnement buttée chez elle, pour des raisons inconnues et qui vont, bien sûr, donner lieu à toutes sortes d’hypothèses de la part de l’insupportable Laura, mais aussi et surtout de la part de tous ceux qui s’intéressent pour une raison ou pour une autre à cet assassinat, flics, journalistes, et jusqu’à un détective privé.
Il va sans dire que les monologues de Laura, une bourgeoise hystérique et particulièrement volubile, décrivent un pays (le Honduras) dictatorial, corrompu (comme sa classe dirigeante et sa bourgeoisie), totalement pourri et régi par des luttes politiques sans merci, mais aussi par le trafic de drogue, sa principale pompe à pognon. Il va sans dire que Laura n’a aucune conscience politique et qu’elle raconte à tour de bras les turpitudes (qu’elle découvre ébahie) de son amie Olga Maria (qui lui a caché bien des choses, certains de ses amants, jusqu’au mari de Laura, une grande partie de son passé, bref tout une partie inavouable de sa vie), et que, en bon miroir de la Diablesse, elle dresse donc, sans même se l’imaginer, le portrait immonde d’un système auquel elle appartient elle-même. Bien sûr, Laura a une morale, et elle s’y accroche comme à un garde-fou pour se rassurer quant à sa propre respectabilité, mais on peut se douter qu’elle est elle aussi bien atteinte par la gangrène qui ronge le pays, comme elle a rongé sa grande amie défunte.
Castellanos Moya est toujours aussi violent avec son pays, qui le lui rend bien d’ailleurs, et nous offre un nouveau jet d’acide salutaire, sans se départir de son habituelle drôlerie, de son efficacité terrible et de son talent qui fait que, d’un livre à l’autre, on ne sort jamais de son obsession, mais dans un style et des narrations sans cesse renouvelés, ce qui met le lecteur à l’abri de l’ennui et de la routine. Bref, Castellanos Moya mérite d’être découvert et lu par tous ceux qui n’ont jamais tenté l’expérience de plonger dans son univers délétère. Un régal !