
Deuxième roman de Robert Walser, publié en 1908, Le Commis contient en germe toutes les thématiques qu’on retrouvera dans l’œuvre de l’écrivain suisse allémanique, en particulier celle des personnages de jeune homme sans qualité, pour la plupart miroirs de Walser lui-même, sans grande formation, sans grande ambition et qui se lancent dans la vie en acceptant de travailler à des postes de subalternes. Ici, il s’agit d’un commis, homme à tout faire qui entre dans la maison d’un ingénieur, C. Tobler, dont le bureau d’études compte sur les quelques inventions de son patron pour se développer. La maison est très belle, Madame Tobler, l’épouse de l’ingénieur est visiblement issue d’une très bonne famille, M. Tobler est un patron qui exige de son employé qu’il soit un « cerveau », même si celui-ci n’a que peu de qualification, son humeur est changeante, il offre à fumer des petits cigares à son commis qui en prend vite l’habitude, lui donne chaque dimanche un peu d’argent de poche en attendant le moment où il pourra lui payer un salaire, il le loge dans une chambre isolée du reste de la maison, le nourrit fort bien. Notre commis s’appelle Joseph, comme chez Kafka, et le début du roman est sans doute celui qui permet le plus clairement de comprendre pourquoi le divin Pragois prisait si fort Robert Walser. L’arrivée de Joseph à l’Etoile du soir, la maison Tobler, fait penser au début du Château de Kafka, d’ailleurs Tobler se fâche en demandant d’un ton rogue à Joseph Marti pourquoi il arrive si tôt, on ne l’attendait pas. Mais à la différence de l’arpenteur de Kafka, le commis de Walser n’est pas repoussé, il se fait rudoyer puis on accepte qu’il soit en avance de quelques jours, même si on n’a pas encore pris les dispositions pour l’accueillir et on va lui donner du travail.
Roman d’éducation à l’allemande, comme les premiers textes de Walser, Le Commis n’en est pas moins un texte surprenant puisque Marti n’apprendra rien de son année de travail chez Tobler, tout juste y gagnera-t-il quelques valeurs sans grand intérêt, courtoisie, affection, pitié (sa relation avec le commis qu’il remplace, Wirsich, et qui a été remercié par le chef pour une fâcheuse tendance à boire et mal se comporter en état d’ivresse, est sur ce point emblématique : Marti lui vient en aide, le conseille, le fréquente, tente tant bien que mal de le remettre sur les rails, en vain…), il est vrai que les inventions de Tobler, toutes plus fantaisistes les unes que les autres, mais sans grand intérêt (l’horloge-réclame, le distributeur automatique (de cartouches) pour tireur, etc…), ne se vendent pas, ne permettent pas à Tobler de trouver le capitaliste qui pourrait investir dans ses trouvailles ; bref elles sont autant d’échecs retentissants. Peu à peu, le train de vie de la maison, fastueux au départ, pitoyable à la fin, suit le rythme des affaires qui périclitent. Marti s’étonne de ce que Madame Tobler traite si mal sa petite fille, Silvi, le patron s’avère incapable de rentabiliser ses inventions, et en rejette la faute sur son commis, les artisans qu’il fait travailler pour des projets privés touchant tous la maison ne sont pas payés… On assiste à la déchéance de Tobler, qui se voit obligé de mendier auprès de sa mère, en lui envoyant sa femme, un soutien financier qui ne vient pas, que tout le village commence à considérer comme un homme à qui on ne peut faire confiance, qui fréquente de plus en plus assidument l’auberge du village, au fur et à mesure que les quelques amis (le docteur Specker et sa femme, entre autres…) qui acceptaient ses invitations fuient sa table et les parties de cartes qui suivaient chaque bon repas. Quant à Joseph Marti, on suit ses pérégrinations (quelques voyages vers la ville où il retrouve une amie chère, ses sorties du dimanche au lac…) et ses pensées, mais Walser ne nous donne pas à suivre l’initiation d’un jeune homme, il abandonne allègrement les règles du genre qu’il a choisi et donne à voir à son lecteur la platitude et la banalité d’une jeune vie dont on peut penser qu’elle n’aboutira pas à grand-chose, dans une écriture plate et simple qui a laissé sa trace dans l’histoire de la littérature et que tant d’écrivains ont par la suite empruntée eux aussi. Joseph Marti, ce jeune homme simple et sans avenir, c’est Robert Walser, tout comme les héros de L’Institut Benjamenta et des Enfants Tanner, des êtres sans destin, sinon peut-être celui, et ce n’est pas si peu, d’êtres libres, à leurs moments. C’est ainsi que Marti, dans les dernières lignes du livre, quitte la maison Tobler de son propre chef, sans en être chassé comme avant lui Wirsich, avec qui il part vers d’autres aventures : « Une fois arrivé sur la route, Joseph s’arrêta, tira de sa poche un petit cigare de Tobler, l’alluma et se retourna une dernière fois vers la maison. Il la salua en pensée, puis ils repartirent. » Des vies sans grandeur (ni réussite, ni parcours initiatique, ni destin tragique), comme toujours chez Walser, qui ouvre ainsi l’une des pages qui mènent la littérature de son époque à la modernité.
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