La Boucherie des amants, Gaetaño Bolán

Premier roman (publié en 2005) de Gaetaño Bolán, La Boucherie des amants est un très court texte, qui rappelle au lecteur les méfaits de la dictature de Pinochet, l’horreur qu’il y a à vivre, même dans une petite ville, dans une atmosphère de censure de la pensée et de délation. Les personnages du roman sont attachants, peu nombreux : Tom, le fils aveugle du boucher, Juan, géant débonnaire, Chico, le coiffeur, un bon ami avec qui Juan serait tenté de refaire le Chili, Dolores, l’institutrice et… c’est tout. La mère de Tom est morte en couches. L’enfant aimerait avoir une maman de substitution, le boucher n’y pense pas trop, jusqu’à ce que l’institutrice se mette à fréquenter sa boucherie avec un peu plus d’assiduité. Quand Tom s’assure que Dolores se rendra au bal du dancing de la ville, Le Paradis, la rencontre semble inéluctable. Et elle l’est, en effet. Même si le boucher ne correspond pas exactement à l’idéal poétique de l’institutrice, ils deviennent amants. Puis la politique s’en mêle… Car ils sont quelques-uns à se réunir dans l’arrière-boutique de la boucherie, certains soirs, pour discuter un peu du président, qu’ils insultent en passant, et se dire qu’il serait peut-être temps de préparer la révolution. Joli texte, qui pourrait facilement passer pour un conte, La Boucherie des amants n’est pas pour autant un grand roman. L’écriture en est minimaliste, les chapitres sont d’une grande brièveté et l’intrigue en est on ne peut plus simple. Il se lit sans difficulté, avec un certain plaisir. Rien de plus, même si le thème qu’il aborde ne laisse pas indifférent. Gaetaño Bolán a aussi écrit Treize Alligators, son deuxième roman, en 2009, puis a quitté la France pour se retirer dans un petit village du Chili. Le titre de ce deuxième roman n’étant pas fait pour me déplaire, j’irai y jeter un œil à l’occasion pour mieux connaître cet auteur franco-chilien.

Le Voyage vertical, Enrique Vila-Matas

Mayol a soixante-dix sept ans. Lui qui a toujours régné sur sa femme et sa famille en patriarche autoritaire a la surprise d’entendre madame lui demander de sortir enfin de sa vie pour lui permettre de découvrir qui elle est. Le coup est rude, et s’il pense que la situation peut évoluer favorablement, il va devoir se faire à l’idée qu’il s’est trompé. Ce livre de Vila-Matas est surprenant. Car, en général, avec Vila-Matas, la littérature est le personnage principal du roman. Or, Le Voyage vertical met en scène un personnage inculte (son fils cadet, un artiste-peintre raté, lui en fait d’ailleurs le reproche). Le grand drame de la vie de Mayol est de ne pas avoir fait d’études : il avait quatorze ans à la fin de la guerre civile espagnole et a dû se mettre immédiatement au travail. Cela ne l’a en rien empêché de réussir sa vie, en créant une entreprise prospère, qu’il a transmise à son fils aîné, de faire un peu de politique – il est Catalan et nationaliste – et de fréquenter ainsi des hommes politiques dont certains l’ont intéressé. Hélas, ses meilleurs amis sont morts, il se retrouve à la porte de ses deux maisons, son fils aîné est en crise et lui avoue qu’il ne s’intéresse plus à son travail, sa fille a une relation adultère et son dernier n’est pour lui qu’un crétin prétentieux. Sur les conseils de ses « amis », pour lesquels il n’a que peu d’estime, Mayol va partir, afin de surprendre son monde avec sa disparition, car bien sûr, il va en profiter pour couper les liens avec sa famille. Le voilà donc en partance pour Porto, puis Lisbonne et enfin Madère. Il aimerait rencontrer de nouvelles personnes, mais s’aperçoit qu’il n’est pas très doué pour ça. C’est à Madère, qu’il va enfin rencontré du monde et commencer à s’intéresser à la culture et à la lecture. Je n’irai pas plus loin dans le résumé du livre, j’en dévoilerais l’essentiel. Quand Mayol s’intéresse enfin à la littérature, les écrivains favoris (certains, pas tous) de Vila-Matas reviennent : Flaubert, Claudio Magris, entre autres. Le plus drôle – écho romanesque à l’essai de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? – est que Mayol va participer à des réunions d’intellectuels qui parlent chaque jour de ce qu’ils viennent de lire et que, pour cacher son inculture, il va inventer un écrivain, inventer des lectures qu’il n’a pas eues, mentir effrontément pour continuer à fréquenter ses nouveaux amis. Et devenir l’ami d’un jeune homme qui lui proposera une aventure tout ce qu’il y a d’intéressant pour lui qui découvre l’univers des livres. Bref, vous l’aurez compris, une fois encore Enrique Vila-Matas réussit à subjuguer son lecteur avec ses thématiques favorites : crise existentielle, littérature, envie de disparaître, imposture, etc… Et, comme d’habitude, ça fait mieux que marcher très bien. Un petit régal de roman.

Du Hérisson, Eric Chevillard

Résumer l’intrigue de ce roman jubilatoire d’Eric Chevillard ne prendra que peu de temps. Le prétexte en est on ne peut plus simple : le narrateur, un écrivain dont le succès littéraire est des plus relatifs, découvre sur son bureau de travail, au moment où il se prépare à écrire

son autobiographie, un « hérisson naïf et globuleux » qui va bien sûr l’empêcher de mettre en œuvre son projet et détourner son écriture vers un tout autre sujet, dont le titre du roman suffit à lui seul à dire qui est le personnage principal de ce livre de Chevillard. En un premier temps, cherchant à répondre à la question simpliste de ce que peut symboliser ce hérisson, j’ai pensé

à la panne d’inspiration, mais bien sûr, en poursuivant ma lecture je me suis aperçu qu’il n’en était rien et que je pouvais ranger ma question au placard des mauvaises idées. Du Hérisson est un livre discours, qui n’est pas sans évoquer le Beckett de Malone meurt ou de L’Innommable, l’absurde étant chez Chevillard bien moins sombre que chez le divin Irlandais et le discours vide

s’avérant assez rapidement plein, saturé même (discours sur la littérature, références scientifiques pour rire, mais pas seulement, personnage du hérisson oblige, jeu avec les codes de l’autobiographie que Chevillard détourne à loisir, etc…). Fantaisie, jubilation de l’écriture pour l’écriture, du texte dont le principal moteur est d’aller de l’avant, encore et toujours, en se nourrissant de lui-même et, loin d’une narration classique et surtout d’une intrigue dont l’auteur nous a habitué

à devoir nous passer – merci à lui pour ce sain parti pris d’écriture –, grâce en particulier à un art savamment cultivé de la digression permanente qui inscrit Chevillard dans la lignée d’un Laurence Sterne, écrivain injustement oublié, nous voilà donc embarqués dans une aventure que peu d’écrivains contemporains, trop souvent conventionnels, proposent à leurs lecteurs dans leurs trop sages romans. Enfin, signalons que la forme rejoint le fond dans ce refus de la norme, et c’est heureux, faisant du roman Du Hérisson une expérience de lecture bien revigorante. Merci, Eric Chevillard !

Le Mobile, Javier Cercas

Actes Sud publie le « premier roman » de Javier Cercas, Le Mobile, texte tiré d’un recueil de nouvelles dont l’auteur espagnol n’a conservé que celle-ci, se repentant des quatre autres (« par bonheur presque personne ne les a lus » écrit-il humblement dans sa note de fin de livre). Dans cette même note, il se demande : « J’ignore si le récit qui donnait le titre à ce recueil et que j’ai décidé de conserver ici est meilleur que les autres ; mais je sais que c’est le seul dans lequel je me reconnais non sans une certaine gêne et le seul, même si un écrivain finit presque toujours par se repentir de son premier livre publié, dont je ne me suis pas encore repenti. Il se peut que ce soit une erreur. » Fort bien.

Alvaro, vit dans un immeuble, petitement puisqu’il a choisi de sacrifier sa carrière professionnelle à don amour immodéré de la littérature, à laquelle il se livre avec le plus grand sérieux : « Alvaro prenait son travail au sérieux. Chaque jour il se levait ponctuellement à huit heures. Il finissait de se réveiller sous une douche d’eau glacée et descendait au supermarché acheter du pain et le journal. De retour chez lui, il préparait du café, des tartines grillées avec du beurre et de la confiture et il petit-déjeunait dans la cuisine, en feuilletant le journal et en écoutant la radio. A neuf heures, il s’asseyait à son bureau, prêt à commencer sa journée de travail. » (incipit) Son projet est d’écrire une oeuvre ambitieuse pour ouvrir une voie et pour cela, car les grands écrivains se reconnaissent à leurs lectures, il met ce premier roman sous l’autorité de Flaubert (petite pose dans le compte rendu de ce « roman », je l’ai choisi car, justement, mon second texte long, en cours, est l’histoire d’un homme qui, sans connaître Gustave Flaubert – il en a seulement entendu parler au bistrot, par un prof de lettres avec qui il boit parfois un coup – entame, sous l’égide de l’écrivain normand – le livre sur rien -, un cahier dans lequel il rend compte de son observation quotidienne d’un mur).

Ensuite, comme le roman du personnage principal se passe dans un immeuble, Alvaro va aller chercher le réalisme de son texte et ses personnages dans son environnement proche. J’arrête là le résumé du texte. Alvaro va faire la connaissance de trois de ses voisins et de la concierge de l’immeuble et, bien sûr, les choses ne vont pas passer aussi bien qu’il l’aurait souhaité, sinon il n’y aurait pas d’intrigue. Le texte de Cercas se lit vite (moins de quatre-vingt pages), mais hélas on n’en sort ni estomaqué ni convaincu. La fin est surprenante pour qui aurait pensé naïvement que la logique ne l’emporterait pas et l’on se dit que le prétexte littéraire du début a fait long feu, que c’est bien un texte de jeunesse qu’on vient de lire et qu’il est sans doute préférable d’aborder l’oeuvre de Cercas par des romans de sa maturité littéraire si l’on veut se faire un idée plus précise de son apport à la littérature. Et nous revenons, avant de vous déconseiller d’acquérir ce livre (13,80 euros pour 80 pages, mieux vaut sans doute le voler ou l’emprunter), à la note d’auteur : « Mais il se peut aussi que Cesar Aira ait raison quand il prétend que tout écrivain est soumis à la loi des rendements décroissants, selon laquelle « il est de plus en plus difficile de réaliser par la suite ce qui n’a pas été réalisé à la première tentative », parce que les astuces que le temps nous octroie, il nous les fait payer en fraîcheur et en vitalité. Si cela est vrai, et je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas, ce livre est mon meilleur livre. » Il vaut donc peut-être mieux passer son chemin et ne pas insister avec l’oeuvre de Javier Cercas. Je lirai toutefois son recueil d’essais littéraires, dont la critique dit grand bien, Le Point aveugle. Et m’en tiendrai sans doute là.

Héros et tombes, Ernesto Sabato

Recette pour lire (mal) la trilogie de Sabato

Ingrédients : Le Tunnel / Héros et tombes / L’Ange des ténèbres

Se procurer le premier volume de la trilogie, Le Tunnel

Après lecture, laisser reposer le souvenir du texte et s’assurer que vous l’avez bien oublié. Réserver.

Cinq ans plus tard, se procurer le troisième tome de la trilogie, L’Ange des ténèbres.

Lire le texte, s’étonner de ne pas tout comprendre, mettre cette difficulté sur le compte d’une structure complexe, sans chronologie, d’une texte touffu et volontairement difficile. Arrêter la lecture après environ deux cents pages. Laisser reposer quelques mois. Reprendre la lecture, dans un pays froid de préférence. Finir le roman en criant au génie, tout en reconnaissant son infériorité sur un auteur puissant, dont le coup de maître consiste à ne rien faciliter à son lecteur. Laisser reposer un an, sans oublier pour cela ce texte remarquable.

Un an plus tard, se procurer le second volume de la trilogie, Héros et tombes.

Lire le texte, s’émerveiller de ce que l’auteur nous tient en haleine avec l’histoire d’amour de deux adolescents. Tenir le coup. Se dire que l’on comprend mieux le début du troisième volume. Poursuivre la lecture. Finir la deuxième partie du deuxième volume en reconnaissant qu’on s’essouffle. Se dire qu’il est rare qu’on lise un bouquin, même un pavé de 500 pages, aussi lentement. Attaquer la troisième partie, le fameux Rapport sur les aveugles. Se demander si Sabato supposait en écrivant ce texte délirant, image de la folie du narrateur de cette partie-là, qu’il allait lui-même devenir aveugle. Reconnaître que parfois ce délire nous ennuie. Finir la partie en poussant un ouf ! de soulagement. Attaquer la dernière partie en se disant qu’il ne reste « que » cent pages à lire. Finir le roman plus d’un mois après l’avoir commencé.

Se demander si on aime vraiment cette trilogie, si on aime vraiment son auteur. Se dire qu’il serait bon de lire (relire ?) le premier tome, Le Tunnel, pour peut-être reprendre l’ensemble dans le sens normal : tome 1, tome 2 et enfin tome 3 ou se contenter d’avoir une vue de l’ensemble sans l’avoir lu de façon normale.