Mon Pays imaginaire, Patricio Guzman

Patricio Guzman, pour les lectrices ou lecteurs qui ne le connaîtraient pas (comme je les plains), est un réalisateur de documentaires chilien qui a tourné et construit des chefs d’œuvre du genre, dont les titres sont, entre autres, Nostalgie de la lumière, Le Bouton de nacre et La Cordillère des songes (un triptyque unique en son genre, somptueux, une ode à un pays qu’il aime et qu’il pleure, pays dont il s’est exilé en 1973, année pathétique de la prise de pouvoir du détestable Pinochet et de la mort d’Allende). Son nouvel opus, Mon Pays imaginaire, retrace les dernières années d’un pays qui retrouve sa fierté et sa mémoire, depuis un bel automne dont bien des peuples pourraient s’inspirer. Mais laissons la parole à Guzman : « Octobre 2019, une révolution inattendue, une explosion sociale. Un million et demi de personnes ont manifesté dans les rues de Santiago pour plus de démocratie, une vie plus digne, une meilleure éducation, un meilleur système de santé et une nouvelle Constitution. Le Chili avait retrouvé sa mémoire. L’événement que j’attendais depuis mes luttes étudiantes de 1973 se concrétisait enfin. »

C’est à un retour à un documentaire plus classique auquel se livre le réalisateur, même si dès les premières images et un gros plan sur des grosses pierres (il est encore question de la Cordillère), on reconnaît immédiatement son style inimitable et sa voix, en off, comme toujours. Il est donc question de la vie sociale et politique du Chili, de 2019 à 2021, deux années durant lesquelles, à l’initiative tout d’abord des jeunes qui, en se tenant à distance respectable des organisations politiques, se sont mis à se structurer pour organiser la révolte dans la rue (face à un pouvoir qui matait les manifestations et l’opposition dans la rue à la façon dont la dictature le faisait avant lui), puis des femmes qui, majoritairement, ont donné un élan plus puissant à ce mouvement libérateur. Patricio Guzman ne s’y trompe pas quand il donne la parole seulement à des femmes pour témoigner sur ce mouvement. Ce sont elles qui avaient le plus de choses à revendiquer, ce sont elles qui souffraient le plus de l’oppression dont le peuple chilien a été trop longtemps victime et d’un patriarcat qui accompagne toujours les vraies dictatures et les fausses démocraties. Qu’on y pense un peu : la « démocratie » chilienne fonctionnait encore jusqu’en 2021 avec la Constitution écrite par Pinochet. Les images de rues embrasées alternent avec ces témoignages de femmes, commentées par la voix et le texte, toujours aussi émouvant, de Patricio Guzman. Il regrette dès le début de n’avoir pas été présent à Santiago pour filmer la première flamme. Mais il s’est rendu sur place bien vite et le bonheur de voir, sous l’œil de sa caméra, cette ville qui résiste avec courage aux flics et aux militaires (Etat d’urgence déclaré contre l’ennemi intérieur, un ennemi dont il parle devant les caméras des télévisions de façon ridicule et anachronique, par l’ancien Président de la République Sebastian Piñera) hyper-violents et mal commandés, voire livrés à leurs impulsions fascistes, de voir les rues de cette ville emplies par la foule des 1 millions 500 000 manifestants qui obtiendront après deux années de lutte acharnée (« Nous ne reviendrons jamais en arrière » est une phrase qui revient régulièrement dans les propos des femmes filmées par Guzman ») l’abandon de la constitution fasciste et l’écriture de la nouvelle constitution par un panel de gens du peuple choisis parmi les manifestants, ce bonheur-là, il le partage merveilleusement avec les spectateurs de son film. Les concerts de casseroles dénonçant l’inactivité du gouvernement malgré la pression de la rue (peu de temps avant l’écriture d’une nouvelle constitution, Piñera n’avait fait prendre aucune réforme allant dans le sens social d’une amélioration des conditions de vie du peuple) sont aussi de beaux moments, filmés à l’envi, et à juste titre. Le peuple chilien a obtenu satisfaction, il a transforme par les urnes sa lutte victorieuse, en se débarrassant d’un Président vendu au capitalisme le plus brutal et qui fonctionnait à la façon d’un héritier du dictateur, et en élisant un homme jeune et plus démocrate qui, souhaitons-le pour ce beau pays, saura changer la vie. C’est évidemment l’espoir que Guzman affirme à la fin de son très beau film documentaire qu’il ne faut, à moins d’être d’extrême-droite, en aucun cas manquer.

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun

Quand Genet téléphone à Ben Jelloun pour lui proposer une rencontre en lui disant que s’il ne le connait pas, lui a lu ses livres, il se dit que c’est le monde à l’envers… Jean Genet, Menteur sublime raconte cette rencontre, ces rencontres entre les deux hommes, qu’il n’ose appeler amitié. Par chapitres courts, il est question de l’homme Genet, celui qui n’est plus un écrivain, c’est en tout cas ce qu’il affirme, et qui se consacre essentiellement au militantisme de ses dernières années, et en particulier à sa défense de la cause palestinienne, pour laquelle il a fait appel à Tahar Ben Jelloun : Sa voix ; Politique ; Saint Genet ? ; Giacometti ; Homosexualité ; Tumeur ; Genet accusé ; Ecrire ; Incohérences, parmi d’autres, et comme pour donner une idée de la tonalité du livre. Il y est aussi question de ceux qui tournent autour de Jean Genet, ces trois hommes, Jacky, Abdallah et Mohamed, mais aussi de quelques femmes, et en particulier de Leila Shahid, que Genet va vite « adopter », chose rare chez lui avec les femmes.

Les deux écrivains ne parlent jamais de littérature, ou presque. Genet ne veut pas parler de ses livres. A quelques reprises, il livre à Ben Jelloun quelques « secrets » d’auteur, que Tahar Ben Jelloun considère visiblement comme des leçons à ne pas oublier. Douze ans de rencontres sans parler littérature une seule fois, c’aurait été quand même un peu fort ! Il existe déjà un très beau livre sur Jean Genet, une biographie de Jean-Bernard Moraly, Jean Genet, la Vie écrite, qui donne à voir un autre Genet, celui que cacherait une image, celle que le menteur sublime aurait créée par ses romans et à laquelle tout le monde aurait fini par l’identifier. Le récit de Tahar Ben Jelloun, avec toutes ses anecdotes, mais aussi avec l’analyse qu’il donne du personnage politique et intime, Jean Genet. C’est aussi la période où, se sachant malade et proche de la mort, Jean Genet écrit son dernier livre, sans en parler à qui que ce soir, Le Captif amoureux, dont il est un peu question à la fin dans les souvenirs de Tahar Ben Jelloun. Bref, le Menteur sublime de Tahar Ben Jelloun est un texte à lire pour qui souhaiterait en savoir plus sur les dernières années de « l’écrivain voleur », auteur de si beaux romans et d’une œuvre qui fait de lui l’un des plus grands auteurs du XXe siècle, aux côtés de Céline et Beckett, qu’on se demande un peu abasourdi pourquoi il est si peu cité et si peu lu, pourquoi la France semble vouloir l’oublier (Genet la détestait profondément, et à juste raison), pourquoi les librairies qui ont quelques ouvrages de Jean Genet sur leurs étagères sont si rares (c’est d’ailleurs à mes yeux un critère assez imparable de qualité d’une librairie de fond qui se respecte : avoir aussi des bouquins de Genet à proposer aux lecteurs, et pas seulement tout Proust et quelques Céline !). Un livre à lire sans peur de se tromper.

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 9

« Genet devant la mort ne se mentait plus. Lui qui avait osé biaiser, une fois de plus, un jour que je lui parlais de ce livre de Cioran – au titre pourtant si évocateur pour lui -, De l’Inconvénient d’être né, et me répondre, en me regardant comme si j’avais fait une bêtise : « Cioran ? Des petits aphorismes… Mais quand il sort le soir, il a peur d’être attaqué par des voyous ! »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 8

« Genet me manque, son regard me manque, ses critiques aussi. Il m’a aidé, à son insu, il m’a libéré de l’attrait pour la vanité, pour le paraître et la complaisance. Son ombre est parfois là ; elle surgit quand j’écris; quand j’ai un doute. Je tourne chaque phrase plusieurs fois dans ma tête avant de l’écrire. C’est pour cette raison que mes manuscrits comportent peu de ratures. Comme Genet, je reprends tout le chapitre. Je déchire ou efface et réécris. J’ai appris cela de lui sans qu’il me l’ait enseigné. J’imagine ce qu’il aurait fait, ce qu’il aurait dit. Peut-être que je me trompe, peut-être que Genet avait une exigence d’une autre envergure. Mais en le côtoyant durant une quinzaine d’années, avec quelques interruptions, j’ai appris ou deviné ce qu’il exigeait d’un écrivain, d’un créateur. Il était tellement lucide, tellement tranchant qu’il ne fallait surtout pas jouer devant lui un rôle, faire semblant ou mentir. Le mensonge était pour lui une autre affaire. il était capable de nier l’évidence, mais pas sur le fond, juste à propos de la forme. »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 7

« Genet essaya de m’expliquer comment les choses s’étaient passées. Il broda un peu autour du thème de la blessure, du drame et de la beauté. Il me dit surtout qu’avec cet artiste il n’y avait aucune place pour le truquage, les faux-semblants, les apparences arrangées. Il insistait sur le malaise qui l’avait pris à la gorge quand il s’était retrouvé dans cet espace si étroit, face à cet homme qui allait le dessiner. Il disait : »Mais dessiner quoi ? Mon visage, mes joues roses, mes yeux ? Oui, mes yeux, mon regard, je savais qu’il allait fouiller par là… » C’est peut-être à cause de cela que dans L’Atelier d’Alberto Giacometti Genet évoque cette question de « l’inexorable… de la peut, de la terreur… »

Quand nous parlions de Giacometti, Genet devenait un autre. Il se souvenait, ce qu’il évitait de faire d’habitude. En même temps, il me faisait part de la fascination qu’exerçait Giacometti sur lui. Pourtant, ils étaient si différents. Lorsque je racontai à Genet que Giacometti se saoulait en compagnie de Samuel Beckett, et qu’ils allaient voir des putes, il me répondait : « Oui, j’en ai entendu parler ; Beckett devait être drôle ! »

Tahar ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 6

« De temps en temps, Genet évoquait quelques souvenirs de l’époque où il fréquentait Giacometti. Il me disait combien il était impressionné par son atelier, un espace si minuscule, rempli d’œuvres inachevées, si gris et même si sombre. Il me parlait de sa femme Annette, de sa modestie, de son « effacement ». Genet insistait : « Il n’y avait jamais de familiarité avec cet artiste ; il était d’un autre monde qui n’avait rien à faire avec le milieu des artistes parisiens ; j’aimais le voir travailler, mettre la main dans la matière. Je crois qu’il a exprimé avec beaucoup de rigueur la solitude absolue… Ton titre, La plus haute des Solitudes, ça fait penser à ses statues ; c’était un poète ! »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 5

« Quand tu écris, me dit Genet, pense au lecteur, donne-lui ta main, ou prends la sienne ; sache qu’il n’est pas obligé de te suivre et qu’à n’importe quel moment il peut lâcher ta main et s’en aller. Alors, il faut être avec lui, non contre lui. Evite les élucubrations, le maniérisme, les mots difficiles qui te font plaisir mais qui te font perdre le lecteur, attention, il ne s’agit pas de le caresser dans le sens du poil, non, mais sois sincère, et raconte-lui une histoire même si elle est cruelle, méchante ou simplement terrible… Evidemment, il ne s’agit pas d’être content de toi ! Et puis, je voudrais attirer ton attention sur ce qu’on appelle « le lyrisme ». Je sais qu’il n’y a pas d’autre manière de dire la beauté d’un acte ou d’une personne que par ce chant intérieur qu’on traduit par des mots ; mais il faut qu’il soit juste, je veux dire, fais attention de ne pas croire que tous les actes héroïques sont beaux donc exprimés par une forme lyrique. »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 4

« Pas de famille, pas d’attaches, pas envie d’être enraciné dans un lieu et une histoire, Jean Genet avait emprunté le sillage d’Arthur Rimbaud, l’aventurier, le vendeur d’armes et aussi le poète qui s’était éloigne de la France parce qu’il percevait lui aussi ce pays comme une blessure, depuis le jour de sa naissance. Genet m’a parlé aussi de Rimbaud. C’était un après-midi calme, avec une lumière douce. Nous étions au jardin du Luxembourg ; on le traversait parfois pour aller vers Montparnasse. Il me dit qu’après Nerval, celui du Voyage en Orient, c’était le poète qui l' »intimidait » le plus. je lui dis : « Il te fait rougir ? » – Non, il me fait baisser les yeux ! »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 3

« Genet n’était pas un homme juste. Il se moquait pas mal d’être ou de ne pas être juste. Il portait des jugements acerbes et sans appel sur les gens et ne laissait pas à son interlocuteur la moindre chance de contester ses a priori. Il ne s’intéressait pas aux écrivains. En tout cas, quand je l’ai rencontré, il détestait parler de littérature, de poésie ou même de la langue. Il jouait à celui qui avait fait le tour de la question. Je trouvais cette attitude non seulement injuste mais inhumaine, car il se mettait hors d’atteinte. Il recevait des centaines de livres souvent dédicacés qui s’amoncelaient dans son petit studio ou qui s’entassaient dans un coin du bureau de Laurent Boyer chez Gallimard. Il ne les lisait pas, parfois ne les ouvrait même pas. Je me suis souvent demandé par quel heureux hasard il avait lu mon premier roman, point de départ de notre rencontre.

Le Colporteur, Peter Handke

Livre de jeunesse de Peter Handke (publié en 1967), Le Colporteur est présenté comme un nouveau roman, ce qui m’a donné envie de le lire. D’emblée, la démarche de l’écrivain surprend. Un long texte en italique, comme des didascalies, expose pour le lecteur certaines clés de l’écriture du premier chapitre, et sans doute du roman dans son intégralité, une sorte de théorie de l’écriture du livre, en somme, qui va revenir à chaque début de chapitre. Démarche intéressante, qui donne aussitôt envie d’en savoir plus, mais qui ne va pas sans difficulté pour le lecteur, puisque les explications, les théories d’écriture de Handke ne sont pas toujours aussi simples que cela à comprendre. Quand après cinq pages de cette glose sur le texte à venir, on attaque la lecture de ce « roman policier », on comprend mieux pourquoi Handke s’est amusé à venir en aide à ceux qui le lisent. Le premier chapitre est en effet écrit en une série de phrases sans bord (une trouvaille de Franz Kafka, dans la nouvelle Le Chasseur Gracus, mais dont l’écrivain praguois n’abusait pas, puisque bien vite l’intrigue lui permettait de revenir à une écriture plus continue), qui m’oblige à lire le texte à voix haute pour essayer de suivre l’histoire, car sinon on pourrait bien n’y rien comprendre… Le Colporteur est un court texte de 180 pages, Handke réussit le tour de force de l’écrire entièrement en phrases sans bord, avec ces débuts de chapitre de didascalies de roman. Pour le lecteur, c’est un défi de lire ce roman sans craquer avant la fin en jetant l’éponge par dépit, faute de compréhension du texte qui avance sans qu’on puisse savoir vers où. On sait qu’il y a un premier crime, puis un deuxième, qu’une enquête a lieu, que le colporteur est suivi, par on ne sait qui. Mais on peut se lasser de cette méthode, et c’est ce qui m’est arrivé à la page 90, soit à la moitié du livre. Je ne sais si j’y reviendrai, j’en serais fort étonné à vrai dire. Peter Handke m’a tuer !…

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 2

« Il fumait des cigarillos Panter, la fumée dégageait un mauvais parfum. En entrant dans le restaurant, je crus bien faire en lui disant que j’admirais son œuvre. Sans s’énerver, il me dit : « Ne me parle plus jamais de mes livres ; j’ai écrit pour sortir de prison, pas pour sauver la société ; j’ai sauvé ma peau en m’appliquant comme un bon écolier, voilà, c’est tout. »

J’étais surpris, un peu décontenancé, ne sachant pas comment réparer cette gaffe. J’avais quelques illusions et pensais qu’un grand écrivain ne parlait pas ainsi de son œuvre. C’était le côté naïf de mes débuts en littérature. Mais j’avoue que cette réaction violente, surprenante, m’a énormément aidé dans ma vie et mon travail. Pour la première fois je rencontrais un écrivain ne supportant pas qu’on évoque devant lui son œuvre. C’était si rare. Je lui en redemandais la raison. Il me regarda puis me dit : « Qu’est-ce qui est important ? Un homme ou une œuvre ? »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 1

« Blanche écarlate, la voix de Jean Genet. Le souvenir d’une voix a une couleur ; celle de Jean Genet avait quelque chose de lumineux et en même temps d’espiègle. Je l’entends encore. Voix travaillée par le tabac, un peu enrouée, presque féminine, mais une voix qui sourit. Avec le temps, elle est devenue épaisse, calme et toujours présente, pressante. Il écrira dans Un Captif amoureux : « Comme toutes les voix la mienne est truquée, et si l’on devine les truquages aucun lecteur n’est averti de leur nature. »

J’étais loin d’être averti de ces truquages. Il y avait quelque chose de constant dans cette voix, un ton qui variait peu. Il ne parlait jamais fort et, même quand il était en colère, son exaspération ne s’exprimait qu’avec des mots choisis. C’était chez lui naturel. »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey

Un recueil d’essais qui donne l’exemple, par sa liberté d’esprit et de jugement, à toute la critique littéraire mondiale (et en particulier à la critique américaine à laquelle Vizinczey ne passe aucune de ses compromissions, et à juste titre visiblement), mais aussi au petit monde des universitaires si sûrs de leur supériorité intellectuelle, Vérités et mensonges n’use à aucun moment de la langue de bois et s’autorise à attaquer certains des grands écrivains reconnus par l’histoire littéraire quand ils lui semblent faire dans la fraude et le mensonge (Melville et Goethe). Vizinczey a de toute évidence en littérature un maître, Stendhal. Il lui consacre deux essais dans lesquels il dit tout son amour pour ses grands textes, mais aussi pour le reste de son œuvre qu’il met à la hauteur de La Chartreuse ou Le Rouge et le noir. Vizinczey reconnaît à Balzac un grand talent de critique. Vizinczey prend la défense de Rousseau contre un essayiste, Huizinga, qui a trempé sa plume à l’encre du dépit et de la mauvaise foi pour nuire à l’écrivain des Lumières. Vizinczey aime Illusions perdues de Balzac et sait en montrer toute la grandeur. Vizinczey déteste le Nabokov de Lolita et L’Enchanteur et ne s’en cache pas. Vizinczey n’aime pas Malraux. Vizinczey n’aime pas Goethe, qu’il considère comme un écrivain de cour vendu et menteur. Vizinczey rend justice à Heinrich von Kleist, qu’il vénère. Vizinczey pense que Troyat est un médiocre. Vizinczey sait que Gogol est un écrivain génial, qui mériterait mieux que Troyat comme biographe. Vizinczey déteste l’establishment littéraire américain (et il a sans doute raison). Vzinczey pense que Kleist est l’un des plus grands écrivains de tous les temps et que Sainte-Beuve n’était pas honnête. Vizinczey est un écrivain intéressant (lire son Eloge des Femmes mûres) et un essayiste libre et pertinent.

Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey – morceaux choisis 13

« Il y a fondamentalement deux sortes de littérature. L’une vous aide à comprendre, l’autre vous aide à oublier ; la première vous aide à devenir une personne libre et un citoyen libre, l’autre aide les gens à vous manipuler. L’une s’apparente à l’astronomie, l’autre à l’astrologie.

Le problème avec cette analogie est que la différence entre l’astronomie et l’astrologie, entre la science et le charlatanisme, est claire comme le jour pour la plupart des gens, alors que la différence entre la vraie et la fausse littérature ne l’est pas. La flagornerie, les mensonges lénifiants, la prétention, les illusions, les auto-justifications sont constamment pris pour de la grande littérature, alors que la grande littérature est le plus souvent vilipendée, ignorée et censurée. »

Steephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey – morceaux choisis 12

« La grande majorité des livres inutiles est écrite au sujet de la littérature par des universitaires et imposée aux étudiants, ce qui les prive du temps dont ils auraient besoin pour lire et relire les grands écrivains. La plupart de ces livres ont pour objet d’énumérer les échecs de Tolstoï, les imperfections de Shakespeare, ou de nous démontrer que Gogol était un petit homme un peu toqué. Ainsi, les étudiants apprennent à quel point leurs médiocres professeurs sont plus intelligents que les plus grands esprits de la civilisation occidentale. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey – morceaux choisis 11

« Etant donné que toute littérature est invention, de nombreux lecteurs, ainsi que des critiques, ne peuvent concevoir que la fiction puisse receler des mensonges. Les chevaux-philosophes de Swift, les anges de Mark Twain, les fantômes de Kleist incarnent des vérités profondes sur la nature humaine et la société (c’est en ce sens que tous les contes de Grimm sont véridiques), et à l’inverse, un roman apparemment réaliste, dans lequel rien de physiquement impossible ne se produit, et qui se présente par endroits comme un reportage sur des événements historiques, peut n’être rien d’autre qu’un tissu de mensonges. »

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 10

« Aucun écrivain n’est capable de créer un seul personnage ou une seule scène qui outrepasse son propre registre émotionnel. Kleist, dont les œuvres flambent toujours de l’embrasement soudain des passions, avait une aptitude exceptionnelle aux émotions extrêmes – la félicité extrême aussi bien que le désespoir extrême, l’amour aussi bien que la haine. Il vivait, selon l’expression d’un de ses compagnons d’armes, « exposé à ses tempêtes intérieures ».

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 9

Dessin de Stephan Rodriguez : Heinrich Von Kleist

« Kleist n’édulcore jamais rien, que ce soit pour excuser ses personnages, ou pour mettre de l’ordre dans son récit. Il ne confond pas non plus profondeur et mystification, comme bien des auteurs modernes ; dans une œuvre de Kleist, on n’a jamais à se poser la question de savoir qui fait quoi à qui et pourquoi. Mais ce dont il ne se mêle pas, ou plutôt, ce qu’il met en lumière, ce sont les contradictions inexplicables de la vie. Gœthe, comme jadis les producteurs d’Hollywood, pensait qu’il fallait transformer la réalité en la rendant plus équilibrée, plus harmonieuse, et moins brutale (…) au bénéfice du réconfort et de l’élévation morale ; or Kleist représentait la vie telle qu’il la trouvait – incertaine, inquiétante, et inexplicablement absurde. »

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 8

« Si tous les hommes, au lieu de leurs yeux, avaient des lunettes vertes, ils en concluraient que les objets qu’ils aperçoivent à travers elles sont verts – et jamais ils ne pourraient savoir si leur œil leur montre les choses telles qu’elles sont, ou s’il leur ajoute quelque chose qui n’appartient qu’à lui. Il en va de même pour notre entendement. Nous ne pouvons décider si ce que nous nommons vérité est vraiment la vérité, ou si elle nous paraît seulement telle… Ah, Wilhelmine, si l’épine de cette pensée n’atteint pas ton cœur, ne souris pas d’un autre qu’elle a blessé au plus profond de son être… »

Ce fut une découverte capitale – car elle l’affecta au point qu’il en vit les conséquences sur tous les aspects de la vie et, à partir de là, put créer tout une série de personnages puissants que leurs propres erreurs de jugement ou des apparences trompeuses entraînent à des extrêmes.

Stephen Wizinczey, Vérités et mensonges en littérature

A propos de Heinrich von Kleist

Juste sous vos Yeux, Hong Sangsoo

Une femme vieillissante, Sangok, qui réside aux Etats-Unis depuis plusieurs années rend visite à sa sœur cadette en Corée du Sud. Elle a aussi rendez-vous avec un réalisateur de cinéma, qui l’a vue dans des films datant des années 90 et garde de son visage filmé un souvenir ébloui. Elle n’est plus actrice depuis déjà longtemps, pourtant il souhaite la faire tourner dans un film dont il a le projet, mais dont le scénario n’est pas encore écrit (il lui faudrait un an avant de pouvoir tourner).

Le film dont il est question ici commence dans l’appartement de la jeune sœur de Sangok. L’actrice devenue commerçante (elle a une boutique d’alcools), déjà réveillée, finit son café en regardant dormir celle à qui elle rend visite. On l’observe depuis un moment, elle est encore belle, très fine, s’allonge sur le canapé ou elle passe la nuit, se masse le ventre, s’adresse à un Vous qui semble être un esprit, une entité ou une force supérieure et à qui elle parle comme à une personne présente. C’est que Sangok a une spiritualité personnelle qui reviendra régulièrement au long du film et en particulier quand elle ouvrira son cœur au réalisateur avec qui elle a rendez-vous et qu’elle finit par retrouver après que les deux femmes soient sorties pour prendre un petit-déjeuner sur une terrasse auprès d’une rivière, dans un décor beau et apaisant qu’elles vantent toutes deux (il est question en passant de la possibilité que Sangok revienne vivre en Corée, de ce qu’elle gagne aux Etats-Unis, très peu en vérité, elle n’a pas d’économie, puis des relations à distance des deux sœurs, ou plutôt de leur inexistence, de blessures anciennes…), puis qu’elles aient rendu visite au jeune neveu de Sangok, dans un petit snack qu’il tient avec son amie (mais il est absent), avant qu’enfin la rencontre professionnelle (à laquelle Sangok, après avoir hésité à l’honorer, se rend, retrouvant le cinéaste et son assistant dans un café fermé, mais dont il a les clés…) ait lieu. Il semble que le film dont rêve le cinéaste ne puisse pas avoir lieu du fait de Sangok. Un court-métrage est alors envisagé, en remplacement, qui commencerait dès le lendemain. On pense même a une ville, Incheon si ma mémoire est bonne. Le réalisateur dit à l’ancienne actrice toute son admiration, elle remercie, elle rit beaucoup, elle est effectivement lumineuse, les cœurs s’ouvrent, mais il ne s’agit pas d’en dire plus ici. La scène est suffisamment cruciale pour qu’on la passe sous silence… Le mysticisme de Sangok a ses raisons qui sont dites et très belles. On boit beaucoup. Il y a de la délicatesse dans les échanges entre les deux personnages, comme dans tous les échanges qu’entretient Sangok avec tous ceux qu’elle croise, même un court moment, durant ce film d’1h26, beaucoup de politesse toute coréenne entre les personnages, c’est très délicat, charmant. Quand le réalisateur parle de sa conception du cinéma (Sangok a vu ses films qu’elle a aimés), il parle de la nouvelle comme du genre littéraire qu’il préfère et veut reproduire dans chacun de ses films, qu’il souhaite réaliser comme autant de formats courts. Il semble bien que ce soit aussi et surtout le projet de Hong Sangsoo dans ce dernier opus de sa longue filmographie, et c’est une réussite éblouissante que je vous engage à ne rater sous aucun prétexte, tant le film est beau, à la façon d’un hommage vibrant à la vie.

Anima Bella, Dario Albertini

Magnifique titre pour ce film italien qui semblait arriver à point après plus d’un mois de disette cinématographique pour réconcilier l’auteur de cette petite et très courte chronique, et pour cause, avec le cinéma, magnifique titre pour un film italien dont la durée très raisonnable, 1h35, n’a pas fait le poids face à l’ennui prodigieux que procurait à l’auteur de cette brève chronique cette histoire de jeune femme, 18 ans (on assiste brièvement à sa fête d’anniversaire au début du film), qui se voit dans l’obligation de prendre en charge son vieux père, veuf, de l’assister, de lui venir en aide, bref, de jouer pour lui le rôle d’une mère, et lui permettre ainsi (peut-être…) de se défaire d’une addiction aux jeux de bar qui l’a mené à s’endetter auprès de tous les habitants de la petite ville près de laquelle, ou dans laquelle ils vivent, et qui le pousse à mentir à sa fille, à lui emprunter de l’argent, à donner pour rembourser une dette dix de ses brebis, car la jeune femme est bergère et propriétaire de ses moutons, puis, en s’effondrant un soir devant son enfant qui le surprend à fouiller dans l’endroit où elle garde ses maigres économies, en s’effondrant non sans l’avoir brutalisée au préalable et en la suppliant, après s’être lamentablement excusé de sa violence, de l’aider, et encore, et encore, ce qui eut pour effet immédiat de décider l’humble auteur de cette inutile chronique à quitter séance tenante la salle obscure où il était censé assister à un film d’une durée totale d’1h34 mais qui s’avéra durer finalement 45 minutes, et du même coup de manquer la deuxième mi-temps de ce film éprouvant et donc le dénouement de cette intrigue qui pas un moment ne passionna son spectateur. Retour au cinéma raté, en attendant d’aller voir un film asiatique qui, espérons-le, n’aura pas le même effet sur l’esprit et les jambes de votre serviteur.