
Il n’est que de se rendre sur le site Internet de François Bizet pour comprendre immédiatement, et ce dès la page d’accueil, à quel drôle d’écrivain et d’être humain on a affaire… Libraire pendant un bonne dizaine d’années à Paris, notre homme est devenu ensuite lecteur dans deux universités étrangères (Ankara et Istanbul) avant de devenir professeur à l’université de Tokyo et chercheur (« objets de recherche » : Jean Genet, Georges Bataille, Volodine, Guyotat, Ponge, Perec, etc… ). Mais nous n’écrivons pas cette chronique pour vous résumer la bio de Bizet, aussi nous arrêterons-nous derechef dans cette sommaire présentation du bonhomme pour nous consacrer à l’ovni littéraire qu’il nous propose aux Presses du réel (extension autonome des éditions Al Dante). Dans le Mirador, donc (quatrième de couverture lapidaire : « Un oeil, donc… »), est un texte très court autant que dense, dont on peut dire qu’il est un roman poétique (définition insuffisante), tout entier consacré à la description d’un lieu abstrait (ou à la description abstraite d’un lieu), le mirador, sorte de labyrinthe à la Borges construit il y a X années (c’est dire que ça remonte) par l’homme sur une planète que nous n’avons pas identifiée comme la terre (même si l’éditeur, lui, affirme qu’il s’agit bien d’elle… ce que le texte semble confirmer à la page 40 – suis-je inattentif ! – : « La terre se couvre ici d’antennes, d’yeux inarticulés, de miroirs capteurs et de chambres d’écho. »), espace tentaculaire, autonome, décrit de façon hyper-précise, hyper-réaliste presque, et qui pourtant nous semble impossible à visualiser (dans notre pauvre conscience chétive, voire débile), impossible à comprendre, impossible à cerner, à deviner, à concevoir. Espace en construction-destruction permanente, espace quasi vivant, espace doué d’une pensée propre (???), espace qui en est à sa Xième mue (suis-je inattentif ! et impossible de retrouver dans quel chapitre le narrateur nous annonce à quelle version du mirador nous sommes invités à découvrir), espace post-apocalyptique : « Et pourtant, c’était autrefois une terre irradiée, désespérément inhospitalière. A jamais inhabitable. » (fin du premier chapitre).
Le style de Bizet dans ce court texte, d’une densité étonnante (on se répète, on se répète…) est d’une précision remarquable, si précis que la description en devient impossible à suivre, impossible à résumer. Cette précision passe bien sûr par un lexique d’une richesse insoutenable (sans pour autant que l’auteur paraisse pédant), mais aussi par une phrase claire, voire limpide, d’une précision scientifique – nous ne parlons pas de style chirurgical, car les chirurgiens sont des bouchers auxquels comparer un écrivain de la qualité de François Bizet serait faire insulte à celui-ci), à laquelle on ne peut nullement reprocher d’être absconse ou fumeuse, voire délibérément trompeuse. On en vient à se dire, avec humilité, que le lecteur insatiable, mais perfectible dans la pertinence de l’analyse, comme de la synthèse, que nous sommes est tombé sur un écrivain trop fort pour lui (tout comme avec Claude Simon, par exemple). Ce n’est pas pour cela (car nous sommes malgré tout un lecteur intelligent) que nous déprécieront Dans le Mirador, ce roman méritant un large lectorat. Car on peut le dire ici et maintenant, il s’agit d’un chef-d’oeuvre qui mériterait chroniqueur plus émérite que celui qui vous entretient comme il peut de ce petit joyau.
Une centaine de pages de description d’un espace imaginaire, un mirador tout-puissant, infini et éternel (« Rien n’a été conservé des décennies de construction qui précédèrent l’ouverture du mirador : ni signature d’architecte ni dessin préparatoire. »), lieu de loisir qui attira rapidement les badauds, les visiteurs, il semble bien que le mirador soit aussi un lieu de pouvoir. Pourtant (pourquoi pourtant ? on se le demande… pffff !), en approchant de la fin du livre, les humains – présents depuis le début, mais à titre anecdotique, comme un décor du mirador – commencent à se faire moins évanescents, plus présents : il est vrai que le texte, qui est donc un discours, s’adresse à eux – page 62 : « Par ici s’il vous plaît » / page 69 : « Rendez-vous dans la salle suivante » / page 74 : « Après vous » / page 80 : « Nous sommes ici devant le Siège », autant d’adresses à des visiteurs qui commencent à donner un semblant d’existence au narrateur, qu’on ne pouvait en rien définir jusque-là, omniprésent, omniscient, mais indéfinissable. Jusqu’au dernier chapitre où l’homme nous parle de lui et nous livre une courte biographie dans laquelle on comprend qu’il a été « affecté à tous les secteurs, sans exception » du mirador, selon une règle immuable que veut que la sinécure soit remise au nouvel entrant par son père dont il prend la place, et ainsi de génération en génération – à noter que notre narrateur n’a pas d’enfant et que sa lignée s’éteignant avec lui, il n’aura pas de successeur. En tant que surveillant (comme dans un musée), qui fait la visite guidée, vous l’aurez compris. A noter qu’à l’autre bout de la salle, qu’il ne peut rencontrer et avec qui il ne peut échanger, qu’il voit donc, de loin, qu’il observe un peu, une femme fait le même travail que lui. But this is not a love song… Et le texte se termine sur une nouvelle adresse au visiteur, que je vous laisse le soin de découvrir en lisant (c’est un ordre) ce texte génial de François Bizet, Dans le Mirador.
PS : nous avons oublié de dire que l’incipit du roman (« Ce que l’on ne désigne plus aujourd’hui que sous le nom de « Mirador » se présente à première vue sous la forme d’un dôme de très faible élévation, évasé vers une douzaine de socles épars qui sont autant de nefs sur lesquels il repose sans donner l’impression d’appuyer, et dont la courbure, de ce fait infiniment douce, est encore allégée par les milliers d’ajours obtenus grâce à la superposition aléatoire de trois fines résilles de béton aux motifs pentagonaux. ») n’est pas sans évoquer, pour le modeste lecteur qui en rend compte ici, la filiation « beckettienne » (néologisme ?) via la référence à un passage descriptif de l’incipit d’un autre encore plus court et très dense texte, Le Dépeupleur : « C’est l’intérieur d’un cylindre surbaissé ayant cinquante mètres de pourtour et seize de haut pour l’harmonie. », deux oeuvres de fiction qu’on pourrait sans doute comparer sur les bancs des facultés de Lettres, ce qui est bien sûr un hommage de plus au talent de François Bizet.