Après la très agréable surprise du premier volet de la trilogie de Musachi, le deuxième volet, Duel à Ichijoji, nous a paru bien fade, disons-le d’emblée. La faute à cette métamorphose qui fait du personnage de Takezo, un paysan rustre, brutal et un peu fou, un « sage », un samouraï un tantinet trop propre sur lui, même s’il reste toujours aussi amoureux de son sabre, bref un héros convenu, qui gagne évidement tous ses combats, que ce soit contre un grand maître ou contre 80 combattants d’une école de Kyoto, tous plus traitres les uns que les autres, qui ont jeté aux orties l’honneur du samouraï et n’hésitent pas, pour venir à bout de Musashi Miyamoto, le plus grand samouraï du Japon, qui ne recule devant aucun combat, même les plus difficiles, sauf peut-être le combat qu’il semble mener contre les femmes, devant lequel il prend inévitablement la fuite. Bref, là où nous avions grandement apprécié dans La Légende de Musashi un film qui mêlait les genres, avec ses personnages de comédie (Takezo, le moine Takuan) et ses quelques combats bien dans l’esprit du film de samouraï, Duel à Ichijoji ne passe pas la rampe. Nous l’avons sans doute vu avec plaisir, mais un plaisir mesuré, qui a mis un terme au projet de voir la trilogie en trois soirées. Ce soir La Voie de la lumière, dont le pitch est connu d’avance quand on a découvert le personnage du samouraï ambitieux et talentueux Kojiro Sasaki, qui va évidemment défier Musachi. L’issue de leur combat est certes indécise, mais elle se décidera hors notre présence et nous n’en témoignerons donc pas demain ! Quant aux spectateurs de cette trilogie qui comparent Inagaki à Kurosawa, nous les laisserons à leurs spéculations et autres billevesées…
« Je ne me suis pas à proprement parler identifié à Molloy, ou à Malone, mais j’ai compris, en lisant Beckett, que c’était là une façon d’écrire possible. Les autres écrivains que j’admirais, Proust, Kafka, Dostoïevski, je pouvais les admirer sans avoir besoin d’écrire comme eux, mais avec Beckett, c’était la première fois que je me trouvais en présence d’un écrivain auquel j’ai senti inconsciemment que je devais me mesurer, me confronter, de l’emprise duquel je devais me libérer. Sans en être vraiment conscient, je me suis mis à écrire comme Beckett (ce qui n’est pas une solution quand on cherche à écrire – car, qui qu’on soit, vaut mieux écrire comme soi). J’ai été au bout de cette impasse, j’ai connu une période d’abattement et de dépression. Cela a été une épreuve douloureuse, mais salutaire, j’ai dû me défaire de cette influence décisive, de ce regard terriblement lucide sur le monde, noir, pascalien, en même temps que porteur d’énergie et d’un humour triomphant. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
Premier volet d’une trilogie, La Légende de Musachi de Hiroshi Inagaki (1954) est l’histoire d’un jeune villageois qui, voyant passer une armée, décide de s’engager pour aller combattre, avec à l’esprit le rêve de devenir un grand samouraï. Il n’a rien à perdre, sa famille le rejette parce qu’elle le considère comme trop violent, il n’a pas de promise, contrairement à son ami Matahachi qui délaisse sa mère et la jolie Otsu pour l’accompagner. On est en 1600, le Japon vient de passer par une longue période de guerre civile. Las, la guerre n’est pas le terrain de jeu où les deux hommes se feront une renommée de grands combattants. Leur camp est vaincu, et nos deux héros s’enfuient comme ils peuvent, Matahachi blessé et soutenu par Takezo. Ils trouvent refuge chez une veuve et sa fille, chez qui Matahachi va faire le choix de rester. A peine revenu au village, Takezo connaît quelques ennuis. Une battue est organisée pour l’arrêter, mais on ne peut le circonvenir aussi facilement, car ce fou furieux met en déroute toutes les milices les mieux armées ! Seul le moine zen du village, Takuan Soho, est assez filou pour le ramener au bout d’une corde au village.
Takezo, qui, à la fin du film, est rebaptisé Musachi, est joué par l’acteur fétiche du cinéma japonais des années 50, Toshiro Mifune. Performance de haut niveau de l’acteur qui sait tout jouer, la furie, la violence, la folie, mais aussi la sagesse. Son personnage, dans les dernières images du film est méconnaissable et on du mal à croire que c’est le même acteur qui lui prête ses traits. Le jeu de Mifune n’est pas le seul atout de ce film, dans lequel on plonge avec délice. Les aventures de Takezo sont en effet intéressantes à suivre, même si l’intrigue peut paraître décousue et si les scènes du film se suivent et se ressemblent, ou pas… C’est le portrait d’un homme, et surtout d’un futur grand samouraï, qui s’esquisse progressivement : fruste et violent, au départ, plutôt effrayé par les femmes, il faudra toute la bonne volonté de la jolie Otsu pour le faire s’intéresser, de loin, au beau sexe, un peu fou, naïf face au pervers Takuan qui le roule dans la farine comme il veut, Takezo est un paysan mal dégrossi. Le premier volet de la trilogie va lui permettre d’évoluer vers la sagesse et la philosophie grâce à la ruse du moine qui parvient à l’enfermer dans une chambre du château d’Hiroshi, avec des piles de livres de sagesse qu’il devra à tout prix assimiler s’il veut en sortir libre. Les dernières images du film (qui se voit avec le même plaisir qu’ont les enfants à entendre des contes) nous montre un Musachi métamorphosé, prêt à partir pour son initiation de samouraï, seul, bien sûr, puisque s’il revoit Otsu avant son départ, il prend la fuite après lui avoir fait croire qu’il l’emmenait avec lui. Normal : le rôle d’Otsu consiste à attendre les hommes en qui elle croit. La pauvrette !… Suite avec Duel à Ichijoji ce soir. Chic !
« Je ne prends quasiment pas de notes préparatoires avant de commencer un livre. Il faut qu’un roman soit déjà en cours pour que ma pensée puisse s’accrocher à un épisode du livre existant, à une scène en gestation qui commence à émerger lentement dans mon esprit, à la manière de ces formes blanchâtres aux contours flous et mouvants qu’on voit se dessiner sur les échographies. Les notes, c’est donc plutôt pendant les phases d’écriture que je les prends. Parfois, à Ostende, je m’arrête sur la digue et j’exhume un carnet de ma poche, que j’extrais de chiffonnements de mouchoirs en papier pailletés de grains de sable, pour griffonner rapidement quelques mots debout sur la digue, dans le vent et la bruine, parfois sous l’averse, c’est très beau de voir alors cette idée que je note se diluer instantanément sous la pluie. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
Au royaume du Bhoutan, pays du « Bonheur National Brut », concept inscrit dans la constitution en 1988 et véritable modèle de développement culturel et environnemental du pays, un jeune homme orphelin et instituteur qui doit une cinquième et dernière année de travail à son pays est nommé dans le village le plus reculé du pays, à Lunana très précisément. Village de montagne (4800 mètres d’altitude), Lunana ne s’atteint qu’après six jours de marche, sous l’escorte attentionnée de deux hommes du village qui tentent de partager avec Ugyen leur plaisir de vaincre le dénivelé et de marcher vers leur village, en évitant les ornières boueuses et en traversant les ruisseaux et les rivières. Ugyen est musicien, son rêve serait de faire carrière en Australie, c’est un urbain que les hautes et pures montagnes n’attirent pas, que l’enseignement ne passionne pas. Il voudrait quitter ce travail d’instituteur, mais il doit encore une année. Le jour de son arrivée à Lunana, il parle d’ailleurs de repartir dès le lendemain. La classe est une cabane aux murs de terre, il n’y a pas de tableau, pas de matériel, des tables et des chaises rudimentaires. le lendemain matin, après une nuit plutôt fraîche, une petite fille vient réveiller le maître. L’école commence normalement à huit heures trente. La rencontre dure peu de temps, le maître renvoie chez eux les élèves, mais alors qu’on l’imagine prêt à marcher vers la vallée pour quitter les lieux, il prépare des cours pour le lendemain et le film va nous donner à voir sa métamorphose. La rencontre avec les enfants, tous plus gentils les uns que les autres, avec le chef du village, plein de respect pour l’enseignant, et plein d’espoir pour les jeunes élèves (le maître est celui qui touche l’avenir), avec une jeune chanteuse qui lui apprend un chant difficile et qu’elle maîtrise à la perfection, vont l’inciter à faire preuve d’imagination pédagogique pour transformer sa classe et transmettre aux enfants, sous le regard d’un yak offert par la chanteuse (sa bouse séchée est utilisée pour allumer le feu du petit poêle de la classe et de la chambre du maître) et qui mange du foin au fond de la classe, les connaissances élémentaires dont ils ont besoin pour commencer leur formation. Bien sûr, les enfants sont respectueux et plein de gratitude pour ce jeune maître, les habitants du village également, et la rencontre est belle. Bien sûr, le paysage de haute montagne est somptueux et les images magnifiques. Bien sûr, on pense que l’instituteur va rester et abandonner son rêve d’artiste.
Le film est d’une beauté simple, pleine d’émotion et les valeurs humaines qu’il véhicule font du bien à l’âme. La transformation philosophique du jeune homme, qui arrive de mauvaise humeur, le casque de son téléphone portable sur les oreilles, écoutant une musique occidentalisée de piètre qualité (comme celle qu’il joue), bref d’un jeune homme individualiste qui découvre les belles valeurs spirituelles, collectives et humaines des habitants de Lunana est de celles qu’on peut apprécier dans toute intrigue d’initiation bien mené. Ce monde à l’opposé du monde moderne dont il rêve lui offre bien plus qu’il ne l’imaginait en y arrivant. Lorsqu’il part, Ugyen n’est plus le même jeune homme, même s’il n’a pas oublié son rêve de départ. Il est sans doute désormais un adulte, qui saura tirer les leçons de la plus belle expérience de sa jeune existence.
« L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience. Elle en est la récompense, le dénouement miraculeux. Tous les efforts que nous avons consentis au préalable pour le livre ne tendaient en réalité que vers cet instant unique où l’urgence va surgir, le moment où ça bascule, où ça vient tout seul, où le fil de la pelote se dévide sans fin. Comme au tennis après les heures d’entraînement, où chaque geste est analysé, décomposé, et refait à l’infini, mais reste raide, figé et sans âme, il arrive un moment, dans la chaleur du match, où on commence à lâcher ses coups et où on réussit certaines choses qui auraient été inimaginables à froid et n’ont été rendues possibles que par la rigueur et la ténacité de l’entraînement qui a précédé. Dans ces moments, dans la chaleur de l’écriture, on peut tout tenter, tout nous réussit, on effleure la bande du filet, on frôle les lignes, on trouve tout, instinctivement, chaque position du corps, le fléchissement idéal du genou, la façon d’armer le bras et de lâcher le coup, tout est juste, chaque image, chaque mot, chaque adjectif pris à la volée et renvoyé sur le terrain, tout trouve sa place exacte dans le livre. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
Premier film de Loayza Grisi, Utama, la terre oubliée est une œuvre cinématographique de très grande qualité, que les contemplatifs aimeront pour la splendeur désolée des paysages que les hauts plateaux boliviens proposent, pour la lenteur de l’action et le temps de l’intrigue, enfin pour une histoire où la symbolique et un mysticisme discret sont au rendez-vous. Virginio, un vieil homme, et sa femme Sisa (deux personnages formidablement campés par des acteurs sobres et amateurs, des habitants du village) ne projettent pas de quitter leur terre, à l’instar d’une majorité de villageois, à un moment où la désertification gagne, où faire boire leur troupeau de lamas devient une aventure quotidienne de plus en plus délicate, à un moment où faire pousser quelques rangs de patates et de haricots s’avère aléatoire. Il n’a pas plu sur Utama depuis trop longtemps. Leur fils a choisi de vivre à la ville depuis des années. Quand Clever, leur petit-fils de 19 ans, leur rend visite à l’improviste, Virginio se méfie. Il sait que la question de leur départ va être posée, mais lui, qui se sait malade et même gravement malade, veut mourir chez lui, et sans doute pas dans l’anonymat glacé de la blancheur d’un hôpital.
Le conflit entre les deux hommes, conflit de générations, ne nous est pas épargné, mais c’est aussi leur véritable rencontre qui est superbement mise en scène, dans des moments de banalité partagée, celle d’un rude quotidien de labeur et de souffrance, celle de la découverte de la fragilité de Virginio (« Tu vas mourir », se dit-il à lui même, après une énième quinte de toux à n’en plus finir). La relation entre la grand-mère et le petit-fils est plus douce. Le jeune homme se plie à la discipline que lui impose son grand-père, comme pour le mettre à l’épreuve. Les deux vieillards s’accrochent à leurs traditions et à leur terre.
Les questions posées par le film sont profondes. Comment éviter des exodes rurales et des migrations imposées par le réchauffement climatique ? Comment couper à la perte de modes de vie traditionnels et à la disparition de cultures aussi belles qu’anciennes dans ces conditions ? Quelle place des êtres humains qui n’ont jamais connu que la ruralité et leur métier de paysan, la modestie d’une vie de labeur, d’élevage et de petite agriculture pourraient-ils trouver dans un monde urbain où la technologie est la nouvelle religion ? Virginio, en choisissant de ne pas se faire soigner et de mourir dans la dignité et dans son lit, Sisa, en choisissant de ne pas quitter sa terre, même une fois veuve, répondent à leur façon à la troisième question. En colère après son petit-fils, Virginio lui reproche : « Si tu savais lire les signes, tu saurais déjà. » La fable spirituelle, portée par le « personnage » du condor qui vient se poser aux pieds de Virginio et semble lui signifier sa fin prochaine (c’est un signe que le vieil homme lit sans le moindre doute), n’est pas envahissante, mais apporte au personnage de Virginio un peu plus de profondeur encore (la cérémonie religieuse pour en appeler au retour de la pluie, avec sacrifice d’un lama, sur la montagne la plus haute, et avec tout les hommes du village est traitée avec sobriété). A l’inverse de son grand-père, Clever est un jeune homme matérialiste et qui ne sait rien de ses origines. Il parle l’espagnol quand Virginio s’y refuse et préfère le quéchua. Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent, sans manichéisme, puisque le grand-père est dépeint comme un homme rude, qui refuse de parler à sa femme de sa maladie et considère même qu’elle devrait quitter le monde en même temps que lui et qu’il traite son petit-fils avec une grande dureté. Clever ne parle pas à sa place, mais cherche à lui imposer tout de même de dire ce qu’il a à dire à Sisa, il fait même venir un médecin qui ne peut que confirmer les craintes du jeune homme, mais s’avouer vaincu devant l’inflexibilité de Virginio, qui n’ira pas à la ville pour se faire soigner. Pourtant la transmission a quand même lieu (à travers la remise d’un objet symbolique remis en héritage par le grand-père à son petit-fils dont il considère qu’il saura en faire meilleur usage que lui, mais aussi dans leurs journées partagées et dans le récit que le vieux fait au jeune des derniers moments du condor quand il se sait bientôt mort), la tendresse est évoquée en filigrane et rien de déprimant n’arrive aux personnages de l’intrigue de ce merveilleux film, dans lequel tout n’est que beauté, ode à la liberté et à la nature, aussi rude et aride soit-elle. Même si ce monde de l’Altiplano, et on le comprend pendant toute la durée du film, est en grand danger.
« Tout commence et tout finit toujours par la patience dans l’écriture d’un livre. En amont, il faut laisser le livre infuser en soi, c’est la phase de maturation, les premières images qui viennent, les personnages qui s’esquissent. On rassemble de la documentation, on prend des notes, on élabore mentalement un premier plan d’ensemble. Cette phase de préparation poussée à l’extrême, le danger serait de ne jamais commencer le roman (le syndrome de Barthes, en quelque sorte), comme le narrateur de La Télévision qui, par scrupules exagérés et souci d’exigence perfectionniste, se contente de se disposer en permanence à écrire « sans jamais céder à la paresse de s’y mettre ». Car, s’il est essentiel de retenir longtemps un texte, il est quand même indispensable de le lâcher un jour. En aval, dès qu’une page est terminée, on l’imprime et on la relit, on l’amende, on la rature, on trace des flèches à travers le texte, on corrige, on ajoute quelques phrases à la main, on vérifie un mot, on reformule une tournure. Puis on réimprime la page et on relit, et ainsi de suite, à l’infini, traquant les fautes et débusquant les scories, jusqu’à l’ultime échenillage des épreuves. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« L’urgence, telle que je la conçois, n’est pas l’inspiration. Ce qui en diffère, c’est que l’inspiration se reçoit, et que l’urgence s’acquiert. Il y a dans le mythe de l’inspiration – le grand mythe romantique de l’inspiration – une passivité qui me déplaît, où l’écrivain – le poète inspiré -, serait le jouet d’une grâce extérieure, Dieu ou la Nature, qui viendrait se poser sur son front innocent. Non, l’urgence n’est pas un don, c’est une quête. Elle s’obtient par l’effort, elle se construit par le travail, il faut aller à sa rencontre, il faut atteindre son territoire. Car il y a bien un territoire de l’urgence, un lieu abstrait, métaphorique, situé dans des régions intérieures qui ne s’abordent qu’au terme d’un long parcours. C’est par l’immersion qu’il faut l’atteindre. Il faut plonger, très profond, prendre de l’air et descendre, abandonner le monde quotidien derrière soi et descendre dans le livre en cours, comme au fond d’un océan. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
1961 : Kempton Bunton, chauffeur de taxi désinvolte dans la conduite de ses diverses carrières professionnelles, militant d’une télévision gratuite pour les personnes âgées et capable de prendre le risque de perdre son boulot (ce qui ne manque pas) dans une usine de pain pour défendre un collègue pakistanais des brimades racistes d’un petit chef bête et méchant, mari sympathique mais désinvolte qui écrit des pièces de théâtre toujours refusées, vole un tableau du duc de Wellington, peint par Goya, et d’une valeur de 140 000 livres, à la National Gallery de Londres. Robin des bois des temps modernes, il envoie des lettres avec demande de rançon pour redistribuer l’argent de cette rançon aux retraités qui paieront ainsi leur contribution télévisuelle à la BBC grâce à son forfait.
Comédie sociale rondement menée, drôle et captivante, jouée par des acteurs de tout premier plan, The Duke lorgne vers le mélo sans tomber dans le piège, est sans doute plein de références au cinéma anglais du XXe siècle (et même, de façon discrète, à la comédie musicale), offre à son spectateur une intrigue pleine d’humour british, avec des dialogues de haute volée, des personnages à caractère, et tout ce qu’il faut pour divertir joyeusement le public qui a envie de passer une soirée légère. Et ça marche bougrement bien. Les petites gens qui s’en prennent au gouvernement et jouent les vengeurs par solidarité, c’est un cliché qui plaît. On rit donc, à l’anglaise et sans éclats, des bons mots du vieil Anglais obsessionnel et un peu anar, de sa verve gouailleuse, de son esprit social et de son désintérêt qui le poussent, jusque devant un tribunal à faire rire le public et même une partie de la cour. Cette comédie est doublée, en douce, d’une histoire gentiment mélodramatique que nous ne dévoilerons pas ici. Le tout est bon enfant et se laisse voir avec plaisir quand on a envie d’aller au cinéma chaque soir et qu’on sait qu’on verra quelque chose de plus profond le lendemain, mais le classicisme de la réalisation n’en fait pas un chef-d’œuvre.
« D’ordinaire, l’urgence préside à l’écriture d’un livre et la patience n’est que son complément indispensable, qui permet de corriger ultérieurement les premières versions du manuscrit. Chez Proust, il semblerait que la patience précède l’urgence. Proust n’écrit pas de première version d’A la Recherche du temps perdu, il se contente de vivre, il prend tout son temps, comme s’il relisait avant même d’avoir écrit. C’est sa vie, la patience, et l’urgence, c’est son œuvre. Mais chaque façon personnelle de concevoir l’écriture est une névrose unique. Kafka, tous les soirs, se mettait à sa table de travail et attendait l’élan qui le porterait à écrire. Il avait cette fois en la littérature, il ne croyait qu’en elle (« je ne peux ni ne veux être rien d’autre »), et il pensait tous les soirs qu’adviendrait pour lui cet idéal inaccessible : écrire. Parfois, en effet, cela venait. Il a écrit Le Verdict en une nuit, et La Métamorphose sera écrite dans le même état de grâce. A côté de ces nuits de fièvre et d’urgence, la pratique de l’écriture est une quête aride au quotidien pour Kafka. Rien ne vient, jamais. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« La ligne du livre doit-elle toujours être crescendo de la première à la dernière ligne ? Non, on peut ménager des accélérations à l’intérieur même des parties, on peut jouer avec les ruptures de rythme, on peut faire résonner la dernière phrase d’un paragraphe. Toutes ces choses se calculent, se dosent et se mesurent. Ce sont des questions techniques, c’est affaire de métier. Un livre doit apparaître comme une évidence au lecteur, et non comme quelque chose de prémédité ou de construit. Mais cette évidence, l’écrivain, lui, doit la construire. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« Il y a parfois une contradiction entre le désir que j’ai d’écrire des phrases qui peuvent durer, qui sont proches de l’aphorisme et la nécessité que de telles phrases n’arrêtent pas la lecture, ne la freinent même pas. Il faut que ces phrases se fondent dans le cours du roman, sans nuire à sa fluidité, qu’elles s’enfouissent dans le texte, presque camouflées, de façon qu’elles brillent sans trop attirer l’attention. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
Prix de la meilleure réalisation au festival de Guadalajara, ce premier film de l’Argentin, Juan Pablo Felix, est présenté comme un mixte de road-movie et de western, mais je le situerai plutôt parmi les films noirs (d’autres parleraient de thriller), ce en quoi il n’a guère suscité mon émoi. Pourtant, les acteurs sont bons : Alfredo Castro, dans le rôle du père, donne une vraie épaisseur à son personnage de détenu tout juste libéré et déjà prêt à retomber dans une sordide histoire de vol de camions citerne et de père raté ; Monica Lairana est une mère très convaincante et le jeune Martin Lopez Lacci est une vraie découverte. Film très bien interprété, donc, et c’est peut-être l’un de ses principaux atouts.
On est à la frontière de l’Argentine et de la Bolivie, que le jeune acteur s’apprête à traverser avec un colis embarrassant qu’il doit remettre, contre une somme rondelette, à un petit délinquant, un revolver qui va servir, mais il ne sait pas ce qu’il transporte, à un crime. Il est danseur de Malambo (la découverte de cette danse argentine très impressionnante est le deuxième atout du film, hélas, les scènes de danse sont peu nombreuses) et va pouvoir s’acheter les bottes de ses rêves, essentielles pour la compétition de Malambo à laquelle il s’apprête à participer. Cabra rentre chez sa mère. Son beau-père, un flic plutôt antipathique, est présent dans la maison. Mais la sortie de prison du père de Cabra va court-circuiter les dernières répétitions du jeune danseur qui a pourtant un solo à travailler et une chorégraphie qu’un professeur de haut niveau supervise.
Le père demande à la mère de lui amener sa voiture (un vieux modèle poussiéreux abandonné dans le garage de la maison) et son fils qu’il n’a pas vu depuis quelques années. Bien évidemment, la voiture tombe en panne au moment de prendre le chemin du retour. Bien évidemment, le trio profite du carnaval andin (autre atout de ce film et qui donne lieu à une belle scène onirique, avec personnages en costumes tous plus beaux et ethniques que ceux de Rio) pour passer une soirée durant laquelle le père boit plus que de raison et tente de renouer avec son ex-compagne, avec un bonheur qui ne sera que passager. Bien évidemment, El Corto revoit des types peu fréquentables, et un coup se prépare. A partir de ce moment, on change d’intrigue et le scénario devient un peu faible. Le film se termine sur la compétition de Malambo, El Corto tente, via un de ses protecteurs, avocat marron, de sauver son fils des flics qui le recherchent pour avoir traversé la frontière avec un gun qui a déjà fait une victime, etc… Karnawal est un premier film, une demi-réussite, si on veut se contenter de la partie pleine du verre. Hélas, la partie vide n’arrive pas à passer inaperçue.
« Il y a toujours en jeu, je crois, dans l’écriture, ces deux notions apparemment inconciliables : l’urgence et la patience.
L’urgence, qui appelle l’impulsion, la fougue, la vitesse – et la patience, qui requiert la lenteur, la constance et l’effort. Mais elles sont pourtant indispensables l’une et l’autre à l’écriture d’un livre, dans des proportions variables, à des dosages distincts, chaque écrivain composant sa propre alchimie, un des deux caractères pouvant être dominant et l’autre récessif, comme les allèles qui déterminent la couleur des yeux. Il y aurait ainsi, chez les écrivains, les urgents et les patients, ceux chez qui c’est l’urgence qui domine (Rimbaud, Faulkner, Dostoïevski), et ceux chez qui c’est la patience qui l’emporte – Flaubert, bien sûr, la patience même. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« J’aime l’idée qu’on puisse définir un livre comme un rêve de pierre (l’expression est de Baudelaire) : « rêve » par la liberté qu’il exige, l’inconnu, l’audace, le risque, le fantasme, « de pierre », par sa consistance, ferme, solide, minérale, qui s’obtient à force de travail, le travail inlassable sur la langue, les mots, la grammaire. Quand on a trop le nez dans le manuscrit, l’œil dans le cambouis des phrases, on perd parfois de vue la ligne du livre. Or, j’aime me représenter le livre comme un ligne. J’aime cette abstraction, où la littérature rejoint la musique, et où la ligne du livre ondule, monte, descend au gré de pures questions de rythme. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
Plongée saisissante dans les pensées intimes, le flux de conscience (ou d’inconscience) d’un délinquant sexuel américain, d’un pervers de tout premier ordre au rêve récurrent, transformer l’un des jeunes gens qu’il ne peut s’empêcher de kidnapper et violer en zombi tout à ses ordres et à sa dévotion par une simple opération d’une barbarie innommable de lobotomie imitée des techniques de la psychiatrie de son pays – le schéma de lobotomie transorbitale, directement sorti d’un livre scientifique américain des années 80 fait frissonner – et aux fantasmes effrayants par leur naïveté autant que par leur folie, Zombi n’est pas un roman à mettre entre toutes les mains. Quentin, qui ne se nomme que par ses initiales, Q.P., est un pauvre type, d’une naïveté infantile, mais aussi une victime autant qu’un bourreau. Il a du mal avec le contact visuel, qu’il évite la plupart du temps, éprouve peu ou pas d’émotions (sinon à l’idée de posséder un ZOMBI rien qu’à lui, ce qui l’excite au plus haut point), parle parfois de lui à la troisième personne du singulier, ne rêve pas, est attaché à son obsession numéro 1 : réussir, en enfonçant un pic à glace dans l’œil d’un des jeunes types qu’il kidnappe en les endormant afin de toucher une partie de leur cerveau et le priver d’une bonne de certaines de ses facultés intellectuelles et le transformer ainsi en ZOMBI obéissant et aimant. « Un vrai ZOMBI serait à moi pour toujours. Se mettrait à genoux devant moi en disant JE T’AIME MAÎTRE, IL N’Y A QUE TOI MAÎTRE. ENCULE-MOI MAÎTRE A ME DEFONCER LES BOYAUX. & j’essuie la purée poisseuse dans des poignées de papier hygiénique & retourne dans mon box où je les laisserai cachés dans ma serviette pour qu’ECUREUIL les débarrasse sans le savoir. MON ZOMBI ! » Nous sommes donc dans le cerveau d’un grand malade, et pour le meilleur comme pour le pire, car c’est lui qui parle du début jusqu’à la fin, avec sa langue, son absence totale de recul ou de culpabilité, ses fantasmes, etc… et le lecteur n’a pas d’autre choix que de le suivre dans toutes ses turpitudes, et il n’en manque pas dans ce roman décapant, puisque toutes ses tentatives de zombification des types dont il s’amourache le temps d’un passage à l’acte échouent et se finissent inévitablement par la mort du cobaye. Qu’à cela ne tienne, Quentin laisse passer un peu de temps avant de renouveler l’essai. Rien ne peut l’en empêcher, ni le psychologue qui le suit depuis qu’il a été jugé pour agression sexuelle sur mineur, ni son père, un prof d’université renommé et adepte de la bonne morale WASP, qui a pourtant trempé dans des expériences scientifiques douteuses avec son mentor, un vieux prof dont on apprend les méthodes après sa mort (il fait alors disparaître de son domicile les photos qui les montraient ensemble, lui encore jeune étudiant, son prof, plus âgé), c’est en tout cas ce qu’on peut déduire de ce passage du livre, ni sa sœur, proviseure d’établissement scolaire, ni sa mère, qui ne fait que pleurnicher à l’idée que son Quentin soit un délinquant, mais se leurre le plus souvent en imaginant que c’est Dieu merci imposssible.
Carol Joyce Oates signe un drôle de livre, un peu cradingue et très souvent drôle, au rythme soutenu (l’usage de l’esperluète à la place du « et » y aide bien, mais aussi le choix d’une langue orale et « diminuée »), l’absence de narrateur externe permet d’éviter le jugement, car Quentin s’accepte tel qu’il est, les chapitres courts ne font pas s’appesantir le texte sur la psychologie du personnage, on est la plupart du temps dans le factuel ou dans les rêves éveillés et les stratégies du malade mental, et le texte est accompagné des dessins maladroits ou ridicules de Quentin. Bref, c’est brut de décoffrage, et sacrément efficace. On a parfois « les dents du fond qui baignent », mais il ne faudrait pas s’en plaindre. Après tout personne ne nous a forcé à suivre les aventures de Quentin, un triste exemplaire parmi tant d’autres de ce que la société américaine peut créer de plus mauvais.
Des réfugiés venus d’horizons divers réunis (Afrique, Turquie, Syrie…) sur une île du nord de l’Ecosse, comme pour les tenir à l’écart, filmés par un réalisateur qui a l’intelligence de traiter un sujet grave par l’humour, la dérision, l’absurde, sans pour autant éviter le tragique de destins peu enviables, attendent une réponse qui tarde (des mois !) à leur demande d’asile. On en suit essentiellement quatre, dont un jeune Syrien qui a fui la guerre avec ses parents (eux sont en Turquie), pendant que son frère aîné est resté au pays pour se battre.
La première scène est hilarante, complètement décalée : un couple de formateurs (éducateurs, bénévoles ?) apprend aux migrants des rudiments de langue anglaise, et certains codes qui font penser à un mauvais cours d’éducation civique. Les deux Ecossais, un homme et une femme, d’un ridicule risible, se livrent sous les yeux exorbités des réfugiés à un simulacre censé faire leur éducation sur la conduite morale à tenir en boîte quand on danse avec une femme européenne. Le va-et-vient entre la scène qu’ils simulent (une danse à mourir de rire avec dérapage de l’homme vis-à-vis de la feme) et le groupe de migrants estomaqués pousse le comique à son paroxysme. On suit donc nos réfugiés, dont le temps est rythmé par l’attente du facteur et le déplacement jusqu’à une cabine téléphonique perdue en rase campagne, d’où ils appellent la famille, mais aussi par de longs moments à ne rien faire, Omar (le jeune Syrien) ne se déplaçant jamais sans son étui d’oud, comme s’il craignait de se le faire voler. Il a la main dans le plâtre depuis plusieurs mois et ne peut donc jouer. Quand le plâtre lui est ôté, son instrument ne sonne plus comme avant et il le regarde tristement, incapable de travailler. Son ami turc, dont on finira par comprendre, à demi-mots, qu’il a quitté son pays parce qu’il ne pouvait pas y être lui-même » (homosexualité), le pousse à jouer, en vain.
Ben Sharrock traite donc son sujet par l’humour, en évitant soigneusement le pathos, sans pour autant fuir le drame ou la tragédie. Les scènes comiques sont nombreuses, celle où le Turc vole un coq qu’il installe dans le refuge qu’on a mis à leur disposition (une maison tristounette, mais où ils sont autonomes), n’est pas des moindres, mais le rire est souvent jaune et le personnage du Turc est un personnage de clown triste. Le loufoque est au rendez-vous, contrebalancé par une forme de poésie triste, un temps long dont l’ennui n’est pas exclu, par des histoires individuelles dures et qui nous rappellent que la migration n’est ni une comédie ni un caprice de ceux qui partent. Omar, le musicien talentueux et reconnu dans son pays, est un personnage perdu, différent des autres (parce qu’artiste), nostalgique et malheureux. Autant que le récit des histoires individuelles ou les situations ubuesques et absurdes, la beauté des scènes d’extérieur, qui nous montrent une île froide et désolée, à des années-lumière des régions d’origine de ces hommes qui frappent à la porte de l’Europe, nous rappelle qu’ils ne sont pas là pour nous envahir. Tout le propos du metteur en scène est d’un humanisme bienvenu (tous ces hommes sont nos frères humains) sur un sujet brûlant et son regard décalé et bienveillant compense heureusement les quelques maladresses et autres moments plus faibles du film, comme la rencontre onirique d’Omar avec son frère combattant, dans une cabane improbable au haut d’une montagne où il y a un peu de réseau et où il passe la nuit devant un feu, ou comme le concert qu’il donne à la fin du film devant quelques compagnons et un parterre de locaux pendant lequel le morceau d’oud est vite noyé par une musique dégoulinante de nappes synthétiques tout à fait insupportables. Un film que ces quelques temps faibles ne doit surtout pas empêcher de voir.
Ecrit en 2019, Le Président est donc le dernier roman d’Aira traduit en français (et stratégiquement, voire avec opportunisme, publié en pleine campagne électorale française), après ce qui reste sans doute son chef-d’œuvre absolu, Prins. Premier élément qui fait la grandeur de ce nouvel opus, un style particulièrement léché, et il ne s’agit pas de resservir l’argument éculé de la traduction pour évacuer cet aspect (la traductrice, Christilla Vasserot, a réalisé un travail remarquable, sans aucun doute fidèle à la qualité stylistique de l’original, et si ce n’était pas le cas elle ferait sans doute autre chose…). Pour le reste, on est en terrain connu avec le maestro Aira, Le Président est un nouvel ovni littéraire qui, l’air de ne pas y toucher, aborde la réalité par le biais du conte et entraîne le lecteur dans les méandres d’une histoire à dormir debout pour lui donner à réfléchir sur le politique autant que sur le littéraire, sur les rapports entre fiction et réalité ou entre réalité et fiction.
Comme l’a dit le divin Bolaño, qui a signalé l’auteur argentin par ce jugement, « Une fois que vous avez commencé à lire César Aira, vous ne pouvez plus vous arrêter. »… et je l’ai cru, ne manquant dès lors aucune de ses nouvelles publications françaises. Et avec Aira, on va de surprise en surprise, toujours embarqué dans des histoires dans lesquelles l’imaginaire est roi et les sacro-saintes règles de la narration remises en cause et jetées aux orties par un écrivain au talent duquel tout est permis (la marque des grands). Notre président argentin n’est donc pas du genre réaliste. Grand procrastinateur devant l’éternel (son seul acte d’importance semble être de tenir un carnet des choses qu’il se doit de réaliser en s’en gardant surtout), il sort chaque nuit dans la ville de Buenos Aires, pour observer le petit peuple, les gens qui dépendent de son inaction, et sans doute découvrir dans ce spectacle chaque nuit renouvelé le grand secret de la réalité, une réalité dont il se méfie en s’en tenant à bonne distance, tout comme il s’impose la pauvreté pour ne pas sombrer dans la corruption et donner ainsi à ses opposants des arguments pour abréger son mandat. Le jour, il dort ou lit le journal, le numéro unique d’un journal écrit pour lui seul et attend le soir pour ressortir. Quoi d’autre ? penserez-vous… Le Président marche la nuit en pensant à son ami d’enfance, le petit Birrete, devenu fou ou mort (le président n’en sait rien), et aux deux femmes de sa vie : Xenia, l’autonome, la pragmatique, celle qui n’a jamais eu besoin de personne pour vivre et survivre, librement, dont il aimerait percer le secret pour en faire profiter son peuple (qui en aurait sans doute besoin par ces temps de crise), qui tient une petite boutique dont lui a fait don le président ; et la Rabina, celle qui a fait son initiation sexuelle et amoureuse. Les deux femmes ont pour point commun de s’être fait kidnapper par des demandeurs de rançon (jamais payées par le Président, trop pauvre pour cela, et qui pense que payer pousserait les brigands à demander toujours plus.
Le président marche donc, flâne la nuit dans sa ville, et le texte nous livre, outre son histoire minimaliste, son flux de conscience et ses inventions, son imaginaire, ses hypothèses, car il pense que Ravina n’a jamais été libérée, et il se dit qu’il doit régler deux affaires, celle-ci, et celle qui lui permettrait de partager avec toute l’Argentine le secret intime de Xenia, mais il nous livre aussi son regard sur la réalité du pays, tout ce qui fait de lui, évidemment, un alter ego du romancier, ce que confirme la fin du roman, traitée en une page sans qu’on la voie venir, alors que l’on approche de la dernière phrase en se demandant une nouvelle fois comment Aira va s’en sortir pour boucler son texte. Il y a aussi dans ce roman très court, mais plein d’idées et d’axes de lecture, deux lieux symboliques, l’Hôpital Argerich, hôpital présidentiel auquel le président semble ne pas pouvoir accéder, et un autre, le Prestige Hygiénique, bâtiment gigantesque et inachevé, sorte d’équivalent romanesque de la Tour de Babel, devenu le repère de tous les délinquants et criminels de la capitale argentine, deux lieux aimantés vers lesquels notre président est toujours attiré et qui mériteraient une étude approfondie pour en comprendre les secrets fictionnels. Bref, il n’est l’heure de se livrer à ce genre de conjectures et les futurs lecteurs du dernier roman traduit de César Aira, prévenus de l’importance de ces espaces, s’en occuperont (le rôle de l’espace chez Aira est bien plus important que celui du temps et son œuvre énorme pourrait s’intituler « L’espace retrouvé »). Il y aurait aussi la « chambre » du président, dans la Casa Rosada, un tout petit réduit à peine meublé, où il passe ses journées et ses chaussures à semelles orthopédiques qui auraient bien besoin d’être changées (mais leur prix !…). Conte oriental façon Aira, satire politique ou regard « crépusculaire » d’un écrivain posé sur la fragilité de la condition humaine (comme le suggère en vrac la quatrième de couverture de l’édition française), qu’importe, il me semble bien à moi que ce livre est un nouveau texte sur la fiction et les raconteurs d’histoire à la Aira, qui se tiennent à distance de la réalité pour mieux en décrire, en creux, les ressorts. Lisez César Aira, il en restera de toute façon quelque chose, vos livres d’Aira !
Les journaux d’écriture d’Annie Ernaux (de 1982 à 2015) portés à la connaissance des lecteurs par l’édition forment ce texte intitulé L’Atelier noir (excellent titre). On y découvre les inquiétudes de l’écrivaine quant à la mise en roue de ses projets, ses questionnements (parfois redondants, comme le sempiternel problème de la personne à choisir, « je/elle » le plus souvent), sa recherche permanente d’une forme à donner à chaque texte en gestation. On est prévenu dès la lecture de la quatrième de couverture, signée par l’auteur : « C’est un journal de peine, de perpétuelle irrésolution entre des projets, entre des désirs. Une sorte d’atelier sans lumière et sans issue, dans lequel je tourne en rond à la recherche des outils, et des seuls, qui conviennent au livre que j’entrevois, au loin, dans la clarté. »
Il s’agit également, de l’aveu de l’écrivaine, d’un « pas de côté » suggéré par deux éditrices, donc d’une commande. Pas de côté par rapport à l’écriture, aux livres « habituels » d’Annie Ernaux. Pas de côté dont elle se sent incapable, comme elle se sent incapable de définir son chemin d’écriture. En se décidant finalement à publier ces textes « secrets », après hésitation (« Mais allais-je exposer les doutes, les hésitations, les recherches vaines, les pistes abandonnées, tout ce travail de taupe creusant d’interminables galeries, qui prélude à l’écriture de mes livres »), en considérant qu’elle prend un risque à le faire – on peut se demander si elle n’a pas finalement opté pour une solution de facilité. Avec une ambition, annoncée, de son chantier d’écriture : « faire advenir un peu de vérité ».
De ce point de vue, L’Atelier noir est une réussite. Pour le lecteur qui espère y trouver des questionnements littéraires de premier ordre, des pistes de réflexion nouvelle sur l’écriture et la genèse des œuvres, le texte n’est sans doute pas aussi percutant et efficace que les essais d’auteurs sur leur œuvre et leurs méthodes d’écriture (cf Le Voyageur, de Robbe-Grillet ; C’est vous l’Ecrivain, de Toussaint ; J’habite une tour d’ivoire, de Handke), textes dans lesquels une réflexion intellectuelle de haute volée est proposée au lecteur. Ici, dans ces carnets d’écriture, on est loin de cela. Les questions se posent, parfois de façon répétitive, sans que les réponses qui y sont parfois apportées (pas toujours) ressemblent à des révélations sur une méthode d’écriture et sur la littérature. Ce n’est pas pour autant un texte indigent ou inintéressant, ça se lit avec plaisir par moments (en particulier quand Ernaux y parlent de certaines de ses lectures, parfois sans complaisance), mais certaines périodes laissent le lecteur sur sa faim, sans doute parce que les carnets sont livrés de manière assez « brute de décoffrage », sans réécriture et dans un mode « notations », comme un abrégé des interrogations inévitables que posent des projets de textes dont l’objectif est la plupart du temps le sempiternel « écrire la vie » d’Annie Ernaux. Par ailleurs, on ne sait pas toujours de quel projet exact il s’agit, les textes dont il est question n’étant pas forcément signalés par le titre qu’ils auront une fois édités. En fin d’année, la mention du titre du livre enfin achevé et publié est faite et on comprend alors, si on ne l’a pas encore deviné, de quel objet il était question. En filigrane de ces années de doutes et d’hésitations, on perçoit quelque chose comme la genèse d’une œuvre dans son intégralité (ou presque) et on se fait une idée, partielle quoiqu’intéressante, de la vie artistique et intime d’une écrivaine sur une période de trente-trois ans. On peut voir le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein, en fonction de l’intérêt qu’on porte à l’œuvre de l’auteure née à Yvetot (76). Quoi qu’il en soit, L’Ecriture comme un couteau, son essai sur sa propre poétique, m’a paru, même s’il ne m’a pas comblé, plus profond et puissant que ses « journaux d’écriture » – ceux d’Henry James, l’auteur du roman fantastique Le Tour d’écrou, m’avaient quant à eux ennuyé au point de les abandonner en cours de lecture et j’en viens à me dire que ces textes de préparation de l’écriture devraient sûrement rester dans les annales des écrivains plutôt qu’être publiés. Que cela ne vous empêche pas pour autant de lire L’Atelier noir si vous êtes un-e inconditionnel-le d’Annie Ernaux ou si vous êtes tout simplement curieux d’entrer dans l’avant des romans d’une écrivaine singulière et dans la mise à nue de ses inquiétudes ! Pour ma part, j’en sors peu convaincu, et très étonné par les références musicales, pour la plupart d’une banalité consternante, qu’Annie Ernaux cite dans sa mise en marche du processus de mémoire qui ouvre chacune de ses période d’écriture ! Mais c’est un détail sans importance, avouons-le.
« Hier soir j’ai regardé Wanda, le film de Barbara Loden. Je m’en souvenais peu, sauf qu’elle quitte son mari et ses enfants, elle erre à la merci des rencontres d’hommes. J’avais oublié la fin. Or cette fin est, pour moi aujourd’hui, affolante. La caméra cadre le visage, figé, de Wanda au milieu de fêtards, entre deux hommes dans une boîte. On la voit, muette, prenant la cigarette qu’un homme lui allume, tournant la tête à droite, à gauche, absente. Elle n’est plus là, elle n’est plus rien. Avant elle a dit « je ne vaux rien » à un homme. La caméra fixe son visage muet. Peu à peu celui-ci se dissout. » Annie Ernaux, L’Atelier noir
« Qu’est-ce qui me touche tant dans le dernier livre d’Alice Munro ? (Fugitives) »
« Ce que j’aime chez Alice Munro, c’est la justesse des moments, des pensées de femme, mais je souffre toujours de la forme traditionnelle de ses nouvelles. » Annie Ernaux, L’Atelier noir
Lues au moment où Munro a obtenu le prix Nobel de littérature, Fugitives m’a laissé sur la même impression que toutes ces femmes qui fuient une vie, un homme, une situation contraire… étaient décrites avec justesse, mais que l’écriture et la forme des nouvelles n’avaient absolument rien de nouveau, qu’il s’agissait d’un recueil qui rejoindrai dans l’oubli bien d’autres livres de nouvelles plus ou moins décevants. Les Lunes de Jupiter, autre recueil de nouvelles sur des femmes fragiles mais fortes lu en 2013 lui aussi, ne m’a pas convaincu qu’il y aurait le moindre intérêt à poursuivre la découverte d’une œuvre qui me semble finalement assez éloigné du génie qu’on peut parfois reconnaître aux auteurs nobelisés.
Un parking poussiéreux en bord de route, une voiture familiale arrêtée : à l’arrière, au milieu, imposant et barbu, le père, la jambe, plâtrée, tendue entre les deux sièges avant ; auprès de lui, un petit garçon, facétieux, au caractère déjà très affirmé, par moments intenable ; devant siège du copilote, la mère, qui rit de tout, mais retient souvent des larmes, jusqu’à se gifler en chantant à tue-tête pour ne pas laisser paraitre sa tristesse ; au volant, le fils aîné, silencieux. Nous sommes quelque part en Iran. Cette scène inaugurale dure un moment, et tourne autour du portable que le petit a emporté avec lui et dont il ne voudrait se défaire sous aucun prétexte jusqu’à ce que son père le lui confisque et que la mère aillé le cacher sous une pierre. Puis la voiture démarre.
On va suivre ainsi cette étrange famille vers une destination dont on ne sait rien, ainsi égaux avec l’enfant à qui on ment le plus souvent, spectateurs « captifs » de ce road movie apparemment délirant. Mais derrière la légèreté qui préside le plus souvent aux échanges des membres de la famille, une violence qui se cache mal, celle du père à l’égard de ses deux fils et peut-être de lui-même, s’exprime sous forme de métaphores (filées) et de comparaisons péjoratives : des nuisibles, et plus exactement des insectes peu sympathiques : cafards et autres saloperies de ce genre, voilà ce qu’ils sont. Le tout-petit, bien sûr, n’est pas de reste, appelant quand il s’y croit autorisé son frère « Monsieur Merdeux ». Chaque départ de l’automobile est ritualisé, le père jouant les moniteurs d’auto-école pour rappeler à son aîné les différents gestes à réaliser pour quitter un emplacement de parking et rejoindre la route. L’émotion de la mère est toujours à deux doigts de s’exprimer par des larmes ou un discours qui se retient de ne pas tomber dans le pathos. Le conducteur est de plus en plus visiblement malheureux. On comprend progressivement que c’est de son départ qu’il s’agit, qu’il va quitter le pays. Il a l’âge d’être appelé pour le service militaire et il est question de façon allusive d’une convocation qui n’est pas arrivée, mais peut-être l’envoie-t-on à l’étranger pour des raisons économiques. On ne le saura pas. On laisse croire à l’enfant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, que le frère va se marier, etc… Dans le coffre du break, le petit chien du garçon est malade, il a été récupéré à peu de frais, mais on lui fait croire que tout va bien, même si à un moment il s’écrie que l’animal est tout mou. De haltes en haltes, on se rapproche de la destination finale et des passeurs qui vont prendre en charge le grand fils pour préparer son départ. On n’en dira pas plus sur la fin du film qu’il s’agirait de laisser à découvrir à ceux qui le verraient après avoir lu cette chronique. Le film est à la fois drôle, émouvant, presque pathétique, mais a l’immense mérite de proposer une vision décalée d’un sujet grave, politique et de garder une distance qui passe par le non-dit, le faux-semblant et l’ironie ou la dérision, à la façon peut-être dont la société iranienne plonge ses citoyens dans ces mêmes travers. C’est sans doute au spectateur, poussé à être actif dans son analyse ou sa réception du film, plutôt que de subir des émotions imposées par la gravité ou le pathos, de faire « sa religion ». L’oppression vue à travers le filtre de la dérision, comme si de rien n’était, mais montrée de façon d’autant plus éclatante peut-être. Premier film à découvrir sans hésiter.
Voilà bien un roman qui illustre la citation trouvée il y a peu chez Annie Ernaux, citation de Kenzaburo Oé où il est question du style comme manière de mettre à distance le sens, de retarder l’apparition du sens, pour le lecteur, il va de soi ! L’Absence, de Peter Handke, pose à son lecteur sympathisant (ce qui ne veut pas dire adhérent) la question de l’acceptation de l’ennui face au style (s’ennuyer en lisant un roman ne condamne pas celui-ci à la médiocrité). L’Absence, aussi, lance au lecteur un défi (déjà rencontré chez Claude Simon) : « Lis ce livre jusqu’au bout si tu le peux ! » On y retrouve donc, comme souvent chez Handke (même si son œuvre est loin de nous être si connue) une évocation de la banalité du quotidien, et même si le voyage qu’entreprennent quatre personnages, anonymes, est tout sauf ordinaire, et même si ce moment de l’histoire du roman est un moment extraordinaire, ce que le lecteur ne découvre qu’en approchant du dénouement, mot approximatif dans la mesure où l’intrigue de ce livre, que le lecteur paresseux cherche comme pour pouvoir se raccrocher à une « valeur sûre », un truc qui va le rassurer un peu en le replongeant dans ses habitudes de lecteur paresseux et désireux de ne pas sortir des sentiers battus (et rebattus) de ce que trop de lecteurs paresseux ont tendance à considérer comme ce qui ferait La littérature, dans la mesure où l’intrigue de ce livre, disais-je, est une intrigue en filigrane et ne cherche pas à toute force un dénouement, c’est même peut-être le contraire puisqu’on pourrait aussi bien dire que la fin du texte renvoie à son début. Car tout dans ce roman exigeant tient sur le style, ce qui aurait semblé beau à Flaubert, puisqu’en apparence ce livre correspond à peu de chose près à ce qu’aurait voulu faire l’écrivain normand, à ce qui lui semblait beau, un livre sur rien, qui se tient par le seul style. L’absolu flaubertien, si souvent recherché par les grands auteurs du XXe siècle qui ont cherché à innover, le défi envoyé par Flaubert aux auteurs qui le suivront et l’auront lu, auront aimé ses idées en matière d’écriture, est peut être omniprésent dans le cerveau de Handke quand il écrit L’Absence et d’autres romans, comme L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, l’auteur de cette chronique se plaît à le croire. Toujours est-il que L’Absence, ce n’est que de la littérature, du style, de l’écriture, un bouquin qui est à des années-lumière de ce qu’écrivent les auteurs conventionnels qui pensent qu’un roman c’est d’abord une histoire. Cela tient à de petits rien qui ont leur importance : quatre personnages anonymes (sans nom) mais qui sont pourtant nommés (le joueur, le soldat, la femme, le vieil homme) qu’on suit dans une ville où tout semble banal ; des descriptions très longues, très précises, qui occupent toute la place et congédient sans autre forme de procès l’éternelle intrigue : une langue d’une précision impitoyable, un vocabulaire riche et recherché (le mot simple peut aussi être le bon mot), une écriture fleuve, avec peut-être quelque chose de lyrique malgré l’aspect « nouveau roman » de la manière ; l’ordre sous-jacent que ce texte intime au lecteur (pour lire ce texte, tu devras être concentré, impossible de me lire en ayant l’esprit ailleurs !). J’en oublie sans doute. Il y a quelque similitude entre L’Absence et les recherches des écrivains du nouveau roman. Handke ne se défausse pas de cette filiation dans ses essais où il reconnaît en Robbe-Grillet une influence, le citant parmi les grands écrivains, auprès de Faulkner, Kafka, Dostoïevski, ou Flaubert, dont les livres l’ont changé et où il déclare, par exemple : « En littérature, je ne peux plus supporter aucune histoire, aussi variée et imaginative soit-elle, et toute histoire me paraît même d’autant plus insupportable qu’elle est plus imaginative. » Mais dans les phrases qui suivent, l’auteur autrichien, comme pour démentir les lignes qui précèdent celles-ci dans cette chronique, ajoute : « Mais je ne peux plus non plus supporter les histoires où apparemment rien ne se passe : l’histoire consiste précisément en ce que rien ou presque rien ne se passe, alors que la fiction de l’histoire est toujours là, sans réflexion, sans examen. » S’il s’agissait d’un regard rétrospectif sur son travail, on pourrait penser que Handke se renie, ou renie une part de son travail avec cette deuxième citation, mais le texte dont elle est extraite date des années 70 ! Après tout, peut-être Peter Handke n’a-t-il jamais cherché à écrire un livre sur rien, et après tout c’est peut-être pour cela qu’il y arrive si bien, ou qu’il s’approche si bien de l’objectif d’en écrire, ou qu’il échoue mieux encore, ou que, sous couvert de faire croire au lecteur qu’il écrit sur rien, il écrit bien sur quelque chose ! Fin de cette chronique sur rien, ou sur quelque chose, un livre. Un beau livre, au style irréprochable. Un livre ennuyeux, dans lequel il semble qu’il ne se passe rien, ou presque rien, mais à la fin duquel on comprend qu’il se passait bien quelque chose, et pas rien ! Un livre de littérature, ça ne fait aucun doute. Pas un livre qui raconte une histoire comme on en raconte aux enfants. Un livre qui, une fois encore quand on tourne autour de ce que les Editions Minuit ont appelé (joli coup de marketing) le « nouveau roman » (pas une école, pas un mouvement, même pas un collectif d’auteurs, une invention pure et simple), prouve que la recherche en littérature, la volonté d’innover sont à l’origine, peut-être, de quelques retentissants échecs, mais aussi et surtout de coups de maître et de chef-d’œuvre. L’Absence en est un. Coup de maître ou chef-d’œuvre, à vous de voir. Handke était-il fier de son travail en achevant ce roman en 1987 ? Il pouvait l’être. Pour finir, citons le traducteur du texte, pas des moindres, et qui ne s’attaque jamais à des romans faciles, traducteur entre autres, de Franz Kafka : Georges-Arthur Goldschmidt, ce qui semble une belle garantie de qualité (et du roman original et de sa version française).
« Pourquoi ne puis-je continuer de lire un livre de R. Millet comme Ma Vie parmi les ombres ? Une masculinité trop exhibée, satisfaite (je baise à 50 ans une fille de 22 ans) oui, mais surtout l’écriture d’une élégance et d’un esthétisme qui me découragent, je n’ai pas le sentiment du réel. » Annie Ernaux, L’Atelier noir
« Mon projet par rapport à Roubaud, La Boucle, il examine (jusqu’ici 50 p. de lues) la mémoire. Comme dans Le grand incendie de Londres, je suis frappée par le manque de style, beaucoup de phrases inutiles, surtout, on a envie de dire qu’on s’en fout de ce récit, finalement guère différent du « souvenir d’enfance » qu’il fustige. Bien que tout soit juste, intelligent. Il n’y a pas l’Histoire, ni le présent concret (on ne voit que le présent de l’écriture). Comme lui, j’ai un grand projet, le « grand roman total » mais j’ai l’orgueil, ou la prétention, ou la sottise, de vouloir le réaliser. »
En voilà un qui est habillé pour l’hiver !… J’aime bien cette intransigeance et cette absence de délicatesse pour le livre d’un confrère. En tout cas, voila quelques lignes et un jugement sans concession qui me confortent dans l’idée (suivie de l’acte, ou du non acte, de ne pas lire Roubaud – la vie est courte, on ne peut pas tout lire) de lire autre chose, tout comme je ne lis plus les livres d’Annie Ernaux. Celui-là est quand même le cinquième, après La Place, Les Armoires vides (lus avant trente ans), L’Ecriture comme un couteau, et L’Usage de la photo.
« Le plus dur c’est de me dépouiller du « regard » de la société, de ce que j’imagine qu’elle attend, et auquel, finalement, je ne peux répondre qu’en niant cette attente, même en m’inscrivant contre. Aller à ce désir qui se fiche que l’écriture aboutisse ou non à un livre. Me situer en dehors du livre, lui aussi social, lui aussi institution. » Annie Ernaux, L’Atelier noir
Et voilà ! Une pensée intéressante, Madame Ernaux. C’est sans doute très dur, surtout quand on a une œuvre déjà publiée derrière soir, mais « retrouver l’innocence » des débuts est une très bonne idée.