La Servante et le catcheur, Horacio Castellanos Moya

Comme chaque été, un bon vieux Castellanos Moya vient mettre dans la torpeur d’une canicule propice à ce genre d’émotions un bon coup de Noir made in Salvador ! Et du Noir avec majuscule de majesté, car l’auteur salvadorien, menacé de mort par les salauds qu’il dénonce à tour de romans, dans une suite hispano-américaine (La comédie inhumaine) dont la moindre des forces n’est pas de donner à lire des « romans noirs efficaces », mais des brûlots qui font toucher du doigt ce qu’a pu vivre le Salvador, et par extension nombre de pays sud-américains, dans une dictature où tout finir par pourrir, où les cartels de la drogue, les bandits de tout poil, les flics et les tortionnaires, les délateurs, les hommes politiques ou d’affaires, les bourgeois, liste non-exhaustive, s’en donnent à cœur joie et rivalisent de petitesse, dans le sordide et la violence sous toutes ses formes. Les petites gens qui cherchent à survivre dans ce panier de crabe font ce qu’ils peuvent. Ici, la servante n’est pas une couarde qui s’agenouille face aux salauds, mais elle reste à sa place, sauf quand ceux qu’elle aime ou qu’elle respecte sont pris dans le guépier. Le catcheur, lui, est un fieffé salopard, qui torture à tour de bras, participe aux opérations qui consistent à arrêter des subversifs pétard à la main, mate le cul de tout ce qui bouge et se déhanche agréablement, sport national (la façon dont les hommes traitent les femmes en dit long et mieux que n’importe quel traité ou essai sur le sujet, c’est l’air de ne pas y toucher l’un des thèmes centraux du bouquin : comment les hommes parlent des femmes, les regardent, les touchent, les forcent, et aucun n’y échappe sous l’œil scrutateur de Moya).

Salvador, années 70, en pleine guerre civile, qui oppose les flics et l’armée de la junte militaire et les fameux subversifs, communistes révolutionnaires, pour la plupart jeunes et décidés. Le vieux catcheur est dans un sale état, avec son ulcère à l’estomac qui dégénère au point de faire de lui un mourant en activité, car rien ne lui ferait lâcher son boulot et il refuse d’être hospitalisé, et il retrouve par le hasard des arrestations qui tombent sur la famille Aragon, la gentille Maria Elena, dont il aurait aimé faire la conquête du temps de leurs jeunes années, parce qu’elle a besoin de son aide pour avoir des nouvelles d’un jeune couple arrêté par le Palais Noir. Belka, la fille de Maria Elena est infirmière, elle cherche à s’élever socialement pour nourrir sa mère et son fils (acheter une voiture, une maison), elle ne « fait pas de politique ». Justino, son fils, étudiant, s’est engagé à fond dans une orga révolutionnaire (sans que sa famille le sache). La ville est à feu et à sang, l’imbroglio va être poussé à son comble, dans un roman tendu comme un arc, dans lequel la violence et la peur sont les composantes centrales d’une intrigue bien imbriquée, bien tordue, digne du meilleur Moya dont on se dit qu’il réussit une fois encore à ne pas écrire le même livre, encore et encore, alors que le projet de cette grande série est un et unique. Du grand ouvrage, comme toujours.

Pereira prétend, Antonio Tabucchi

Des années que je tournais autour de ce livre sans jamais l’emporter dans le totbag réservé à mes achats en librairie… Et puis cette fois… Antonio Tabucchi est un auteur italien, presque aussi italien que portugais… Il a consacré au grand poète lisboète, Fernando Pessoa, quelques-uns de ses livres, dont Une Malle pleine de gens, Requiem… et rien de ce qu’il a écrit durant une vie artistique très active ne m’a jamais déçu (Le Jeu de l’envers, Rêves de rêves, etc…). Il était donc grand temps de renouer avec cet auteur plein de talent, et Pereira prétend, « roman de Lisbonne », était sans nul doute l’ouvrage qui méritait de vivre et revivre dans une lecture de plus. Fin des années trente, Lisbonne, Pereira, journaliste qui ne s’intéresse pas à la politique (ce que la dictature de Salazar préférait), issue d’un grand journal où il était en charge de la page des faits divers, est désormais responsable de la page culturelle d’un journal catholique de l’après-midi, le Lisboa, dont le directeur de publication est un proche de Salazar. Il est veuf, malade du cœur, plutôt mal portant et a un goût immodéré pour les omelettes aux herbes, la citronnade (trop) sucrée de la brasserie où il a ses habitudes et les auteurs français du XIXe siècle, qu’il traduit pour faire passer leurs nouvelles sous forme de feuilletons dans sa page. L’idée d’engager un jeune homme dont il a lu un article philosophique intéressant sur la mort pour lui faire écrire par avance les rubriques nécrologiques de grands écrivains catholiques (ou pas) le mène à entretenir avec lui des relations régulières, qui vont l’entraîner dans une direction qu’il n’aurait imaginée. Car Monteiro Rossi a une fiancée aux idées politiques républicaines, et ses articles ne parlent pas des écrivains que cible Pereira (Mauriac, Bernanos, etc…), mais d’écrivains étrangers aux préoccupations de son « patron », la plupart du temps, et révèlent clairement un engagement politique impropre aux colonnes dun journal indépendant comme le Lisboa…

Le titre du roman, qui apparaît dès l’incipit (« Pereira prétend avoir fait sa connaissance par un jour d’été. »), revient sous forme de leitmotiv en début et en fin de chapitre, et plus souvent encore, dans tout le texte. On comprend donc vite que ce texte est une sorte de rapport que fait un policier, ou autre garant de l’ordre, sur ce que Pereira peut avoir à révéler sur Monteiro Rossi ou pour assurer sa propre défense face à un interrogatoire serré. On se demande simplement, puisque l’intrigue semble déjà en partie dénouée, comment l’auteur italien va mener son affaire. C’est au chapitre XV, à travers la découverte, vie un docteur aux idées modernes, d’une théorie psychologique sur « l’individualité comme une confédération de plusieurs âmes (…) qui se place sous le contrôle d’un moi hégémonique » changeant. Il se trouve que le moi hégémonique de Pereira, sous l’influence de Monteiro Rossi et de sa compagne, est sans aucun doute en mutation. Notre ami Pereira va donc changer. Pour découvrir comment et ce qu’il en résultera, lisez cet excellent roman de Tabucchi, un de plus, qui nous plonge dans un Portugal pas si souvent évoqué, dans une péninsule ibérique en pleine tragédie (guerre d’Espagne), dans une Europe qui se prépare à la guerre contre le fascisme et où l’auteur nous rappelle que fermer les yeux dans une dictature est une posture qu’il est difficile, même quand on ne s’intéresse pas à la politique, de tenir sans se trahir soi-même. Au risque de perdre son statut, et plus encore, Pereira est donc face à un dilemme qu’il lui faudra bien résoudre d’une façon ou d’une autre.

Ne m’appelle pas Capitaine, Lyonel Trouillot

Première lecture, et très agréable découverte, d’un roman de cet auteur au nom connu, Lyonel Trouillot, Haïtien à l’écriture poétique et littéraire de haute tenue, Ne m’appelle pas Capitaine est de ces livres qui se lisent avec une certaine délectation. Aude est une jeune femme de la bourgeoisie haïtienne qui ne se mêle pas aux autres, se contente dans sa vie sans relief de fréquenter les siens, sa famille et ses amis de classe (dans les deux sens du terme), de faire quelques études parce qu’il faut bien empiler les diplômes non pour en faire quelque chose mais pour se montrer à la hauteur de son milieu social et, peut-être, finir par trouver une voie, et de passer de fête d’anniversaire en fête d’anniversaire, de mariage en mariage, de soirée en soirée avec « la bande » (que des gens de ton milieu social) sans s’interroger sur la vanité d’un telle vie. Dans sa famille, la curiosité n’est pas « une vertu cardinale », dans sa famille, la couleur de peau est essentielle, il convient de ne pas être trop noire, surtout pas trop noire, et d’être claire de peau, le plus clair de peau possible (une vertu cardinale pour la tante Martha), dans sa famille on a des « rituels de riches », dans sa famille, « le reste du monde n’a pas de nom », dans sa famille, on se ferme à l’autre (« Il m’avait imaginée. C’est une chose très rare dans le monde d’où je viens. »). Aude a de la chance, ceux qu’elles va rencontrer grâce à un vieux monsieur qui s’est retiré de la vie et garde une tendresse pour les gens de son quartier, le Morne Dédé, et surtout pour les jeunes sans rien, qui vivent dans la rue – sa maison est bien assez grande pour leur offrir un asile, surtout la nuit -, ceux-là lui donnent le surnom de « Blanchette » (la couleur de sa peau…). Quand elle débarque chez ce vieux solitaire qui ne parle plus que seul, à une femme disparue depuis longtemps et à qui il demande sans cesse de ne pas l’appeler Capitaine, c’est pour réaliser un travail étudiant, un article sur un quartier qu’elle ne connaît pas, quelque chose comme une enquête journalistique, faire le portrait d’un témoin et restituer une mémoire. Le vieux la maltraite, d’abord, lui rappelle qu’elle n’a pas grand-chose à faire dans un quartier comme celui-là, qu’elle n’y croisera que des gens qui ne verront que sa richesse et sa différence, il la secoue. Pourtant le vieil ours va vite la protéger (en lui procurant un gardien, Jameson, qui l’accueille dans le quartier, l’y guide et la conduit jusqu’à la maison du Capitaine, en montant même dans sa voiture : une rencontre a lieu…), après l’avoir fait parler d’elle accepter de se livrer, bref jouer le jeu du diplôme de la belle bourgeoise, en buvant du café avec elle. C’est donc l’histoire de la rencontre de deux mondes que tout oppose que nous livre Trouillot, l’histoire d’une initiation (la petite bourgeoise qui trouve sa voie en rencontrant les monde des subalternes qu’on ne fréquente surtout pas) et de la remise en cause de ses préjugés de classe et de sa propre famille. L’enquête qu’elle mène sur ce quartier dont elle n’a jamais entendu parler auparavant devient également une enquête sur ses origines et sur elle-même, qui lui permettra de s’ouvrir aux autres sans peur de ce qu’ils représentent socialement et politiquement. Merci Capitaine ! Sur un sujet pas si simple, Lyonel Trouillot réussit donc un très beau livre sur l’apprentissage de la tolérance et de l’ouverture. Un livre qu’il n’est peut-être pas inutile de lire…

L’Evangile selon St Matthieu, Pier Paolo Pasolini

Inutile de résumer l’intrigue de ce film, que tout le monde connaît par cœur, je pense. On m’avait vanté ce film comme étant le meilleur de Pier Paolo Pasolini (les gens sont menteurs !). Loin de cela, la longueur de la pellicule (2h17, quand même…), le peu d’intérêt qu’on peut trouver pour une histoire qu’il est difficile de ne pas anticiper (en sentant l’urgence d’en arriver au plus vite à la mort et la résurrection, histoire d’être enfin libéré de cette attente pour retourner tout simplement à sa vie) font que L’Evangile selon St Matthieu finit vite par ennuyer malgré les qualités purement cinématographiques du film. On retrouve ainsi les galeries de beaux portraits chères au maître, les deux acteurs principaux, Jésus et Marie, sont beaux et bien choisis ; Joseph (qui joue un rôle mineur) est peut-être un peu plus décevant. Mais on aurait sans doute trouvé judicieux que Pasolini ne montre pas tant de fidélité au texte qu’il adapte, loin de ce qu’il a pu faire avec Médée, et on se demande encore et toujours, au point qu’il faudra bien finir par répondre à cette question en lisant sur le sujet un texte intelligent et bien documenté sur la pensée du réalisateur communiste révolutionnaire et anticonformiste, pourquoi Pasolini s’est imposé ce sujet. Que cela ne vous empêche pas d’aller voir les grands films de Pier Paolo quand ils passeront dans votre cinéma favori, celui-là autant que les autres…

Médée, Pier Paolo Pasolini

Pur chef-d’œuvre du cinéma pasolinien, Médée est le troisième volet de sa trilogie antique. Commençant par l’éducation de Jason par le centaure Chiron, le film se détache de l’œuvre originale d’Euripide (avec une conclusion aux antipodes du texte mythologique : « Il n’y a pas de Dieux ») en y ajoutant également le mythe d’Argos et des argonautes, pour ensuite plonger le spectateur dans une scène inouïe de sacrifice humain (au Dieu soleil, à la renaissance de la végétation) au pays de Médée, où se trouve la fameuse Toison d’or. D’emblée, le décor choisi, une ville en partie troglodyte, en partie construite à flanc de montagne, est sublime, les costumes archaïques des habitants, et en particulier des hauts dignitaires, d’une beauté incroyable, la scène, quant à elle, est hallucinante (la musique n’y est pas pour rien, au moins autant que le thème du sacrifice). Comme souvent (toujours) dans les films de Pasolini, les scènes dans lesquelles il filme des mouvements de foule sont prétexte à donner au spectateur une série de portraits (il aime filmer les visages) tous plus beaux les uns que les autres (les casques, les colliers, les vêtements noirs ou bigarrés, mais les visages rudes et naïfs des paysans, en opposition au visage noble et altier de Maria Calas, font de cette galerie de portraits un monument du cinéma).

La seconde partie du film, qui se déroule à Corinthe, est tout aussi belle et fait référence, non plus à la seule culture antique, mais à l’art de la peinture classique : cadrage somptueux, scènes dignes des plus grands tableaux de la Renaissance. Quant à la Callas, inutile de dire que son jeu passe essentiellement par les expressions de son visage, fascinant, et que sa présence contribue à sublimer la version de Pasolini. Tout l’art du cinéaste dans cette magnifique adaptation de la tragédie, dans laquelle le verbe est rare et laisse la place aux images et à des traditions musicales diverses et variées (Japon, Bulgarie, Iran…), consiste à réaliser un film résolument contemporain, plastique, autant qu’archaïque, antique et classique. A tel point que ce film (de 1969) semble avoir été réalisé au XXIe siècle. Un pur chef-d’œuvre.

Mamma Roma, Pier Paolo Pasolini

Deuxième film du réalisateur italien, Mamma Roma est un coup de maître qui confirme que Pasolini est très vite un immense cinéaste. Un noir et blanc et des plans magnifiques, Pasolini sait déjà tout filmer, les personnages (principaux autant que secondaires), la ville et l’architecture, les terrains vagues aussi bien. Mamma Roma est une prostituée gouailleuse, dont le maquereau se marie (ce qui la libère). Elle s’installe dans un quartier populaire, façon quartier avant l’heure, et tient un étal sur le marché. Objectif : faire de son fils un jeune homme « bien ». Mais celui-ci traîne avec des petits délinquants et s’encanaille un peu. Tous les moyens sont bons pour lui faire suivre le droit chemin, y compris le chantage exercé aux dépends d’un restaurateur qui accepte de prendre Ettore comme serveur, mais le jeune homme n’aime ni l’école, qu’il a vite quittée, ni le travail, qu’il quitte encore. La plus grande partie du film est portée par l’excellence du jeu d’Anna Magnani, sa verve, son rire, ses monologues ou ses dialogues, son personnage de pute au grand cœur avec laquelle se plaisent à déambuler les hommes qui surgissent auprès d’elle dans la nuit des lieux de tapin pour l’accompagner en écoutant ses souvenirs et en riant de sa gouaille, se relayant autour d’elle. Puis, on suit son fils, on retrouve son ancien souteneur qui est toujours en quête d’argent et compte sur la bonne volonté de Mamma Roma. La fin du film bascule du profane au sacré, consacrée qu’elle est à la brutale déchéance d’Ettore, qui vit une passion christique fatale, et la dernière scène à la passion d’une Mamma Roma, le tout filmé admirablement et accompagné par la sublime musique de Vivaldi. Un très grand film, parmi les nombreux chefs-d’œuvre de Pier Paolo Pasolini que la maison Carlotta propose en versions restaurées. Un bonheur à ne surtout pas manquer.

Goodnight Soldier, Hiner Saleem

Deux pères et deux familles qui se détestent cordialement, deux jeunes gens, Ziné et Avdal qui jouent les Roméo et Juliette, une guerre contre Daesh, un pays, le Kurdistan, des combattants, les Peshmergas. Avdal s’est engagé, rien ne l’y obligeait. Ziné et lui ont décidé de s’opposer à leurs familles en se mariant. Au front, Avdal sauve la vie de son commandant, mais est blessé. Le chirurgien qui l’opère lui permet de remarcher. Pourtant, le soir des noces, Avdal prend conscience que sa blessure l’a métamorphosé. Il n’est plus lui-même, dit Ziné. La jeune femme s’accroche autant qu’elle peut à leur amour, le jeune homme aimerait y croire lui aussi, mais sa rencontre avec le chirurgien ne lui laisse aucun espoir. Dès lors, il ne pense qu’à offrir à Ziné sa liberté.

Beau film que cette ode à l’amour et à la liberté. Mais il est difficile dans un pays de culture musulmane de résister à la pression sociale, aux familles qui s’immiscent dans la vie des jeunes couples, jusque dans leur lit, même. La belle Ziné devrait être enceinte ! On enjoint le jeune couple de se dépêcher de bien faire les choses pour que naisse un enfant. On s’étonne que Ziné trouve un travail dans une raffinerie de pétrole. On jase dans le dos du couple. Insupportable pression, qui s’intensifie quand tout le monde sait qu’Avdal est impuissant, handicap unanimement considéré comme une tare, une honte, y compris par Avdal lui-même. Le film, même s’il n’oublie pas de sourire avec quelques scènes proches de la comédie, finit hélas par s’enliser un peu dans le mélodrame, en s’appesantissant sur la dépression qui gagne, sur les larmes de la jeune femme, sur la honte et la tristesse du jeune homme, les moments de solitude de l’un et de l’autre, seuls ou ensemble. Quelques gestes symboliques un peu excessifs, pour une fin moins désespérante que prévue. Le propos manque d’une dimension politique et sociale qui lui donnerait une puissance qu’il n’a pas, hélas, mais il ne faut pas pour autant condamner ce film dont la thématique fait tout l’intérêt.

Nue, Jean-Philippe Toussaint

Quatrième et dernier volet de la tétralogie consacrée à Marie Madelaine de Montalte, l’amoureuse du narrateur (ils sont séparés depuis le premier volume…), une créatrice de mode qui dessine de drôles de robes (en miel, en romarin, etc…), Nue en termine en beauté avec le thème du sentiment amoureux déployé par Toussaint dans ces quatre romans. Peu ou pas d’intrigue (les meilleurs bouquins, entre nous soit dit), après avoir passé quinze jours ensemble les deux se séparent à Paris et le narrateur attend que Marie l’appelle, ce qu’elle ne fait pas, sans avoir l’idée qu’il pourrait tout aussi bien prendre son téléphone et l’initiative du coup de fil (ah, les hommes !). Le narrateur pense donc à sa Marie, à cette femme au « tempérament océanique » (une caractéristique déjà évoquée dans Fuir), il l’invente et la réinvente sans cesse, bons et mauvais côtés ressassés sans cesse, avec humour parfois (un humour assez souvent réservé aux parenthèses), avec amour toujours. Il pense à leurs moments passés, les revit, les revisite, repense à ses propres dérobades (comment il l’épie à travers le hublot du toit d’une salle d’exposition où elle est l’artiste présentée, et il n’entre pas dans la salle car, bien sûr, il n’a pas de carton d’invitation même s’il est plus ou moins attendu et, en plus, il y a un gardien qui pourrait bien ne pas le voir avec plaisir et, bref !…), il est spécialiste des dérobades et s’absente même quand il est censé être présent… Bref, Jean-Philippe Toussaint s’est choisi un thème d’une banalité déconcertante et difficile à traiter (écrire sur le sentiment amoureux !) qu’il traite avec une finesse et une délicatesse à la hauteur des plus grands, en véritable écrivain. Et comme dans Fuir, il nous fait le coup d’une intrigue qui pourrait s’emballer en s’envolant vers le polar, le thriller ou le roman noir, mais que nenni, c’est une fausse piste, tout est dans l’analyse des sentiments, mes agneaux, c’est vraiment de la grande écriture, mes lapins, il faut lire ça sans barguigner, et derechef s’il vous plaît.

Piller / Ekphrasis, Berlinde de Bruyckere – MO.CO. Montpellier

L’artiste belge Berlinde de Bruyckere, peu exposée en France, trouve à Montpellier l’occasion de présenter son œuvre dans une belle et vaste exposition personnelle (une cinquantaine d’œuvres) qui donne à voir de façon impressionnante une œuvre singulière et forte (sculptures, installations, dessins, aquarelles, collages). Inspiré par la peinture de la Renaissance flamande, son travail n’en est pas moins puissamment contemporain, même si la référence à la peinture religieuse et à la mythologie antique est omniprésente, ce que l’artiste confirme en parlant de pillage inhérent à l’acte artistique comme élément central de son approche. Sombre, dérangeante, l’exposition donne à voir (de façon parfois hyper-réaliste, comme avec les reconstitutions, à partir de peau véritable, de corps de chevaux) l’alchimie d’un geste artistique qui utilise des matériaux humbles (cire, peau, couvertures…) pour les magnifier dans des ouvres d’une beauté formelle indéniable.

La confusion entre le végétal, l’humain et l’animal est également au centre de cette exposition (sculpture After Cripllewood II, monumental moulage en cire d’un tronc d’arbre), de même que les thèmes du corps souffrant, des plaies, de l’érotisme – on n’en finirait pas d’énumérer tous les thèmes et les différents aspects de la richesse de l’œuvre de Bruyckere. La référence aux Métamorphoses d’Ovide est également présente, dans la pièce Infintum II, avec ses tronçons de bois aux formes phalliques. La série Arcangelos et la pièce Tre Arcangeli sont des œuvres étranges, qui montrent des êtres aux formes humaines recouverts de peaux (on ne voit que leurs pieds et la partie basse de leurs jambes), posés sur la pointe des pieds comme s’ils allaient prendre leur envol. Misérables et sublimes, comme tous les êtres vivants, ces archanges sont d’une beauté troublante, ce qu’on pourrait dire de la plupart des pièces montrées dans cette très belle exposition d’une figure majeure de l’art contemporain qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte si l’on passe par la ville de Montpellier.

La Maman et la putain, Jean Eustache

Film culte de générations de grands réalisateurs et d’un public de cinéphiles, La Maman et la putain de Jean Eustache (1973) enfin restauré ressort au cinéma cet été et c’est une occasion à ne pas manquer. C’est tout d’abord une expérience unique : une pellicule de trois heures quarante, un film qui tient essentiellement sur le dialogue (voire le monologue, car le personnage joué par Jean-Pierre Léaud, particulièrement égocentré, passe son temps à parler et à se faire écouter par ses maîtresses), une intrigue on ne peut plus ténue (un jeune homme qui vit avec une femme un peu plus âgée que lui (jouée par une Bernadette Lafont plutôt sobre) en rencontre une deuxième (Françoise Lebrun), sans se résoudre à faire un choix), un jeu d’acteurs totalement décalé (la diction de Léaud !) et, bien sûr, un film en noir et blanc. Bref, du cinéma de chambre, qui donne l’impression d’être au théâtre plutôt qu’au cinéma, un film considéré à juste titre comme un chef-d’œuvre inusable, et c’est bien le cas, car malgré les cinquante ans qui se sont écoulés, il n’a pas pris une ride. Quelle fut la réception du film à l’époque ? Il semblerait que le film ait fait scandale à Cannes. Mais aujourd’hui, il est difficile de ne pas le voir en se disant qu’Alexandre, le personnage masculin du film, est un drôle de coco qui, malgré son succès, s’y prend on ne peut plus mal avec les femmes (la scène qui ouvre le film, durant laquelle il fait sa demande en mariage à Gilberte, une jeune femme qu’il a on ne peut plus maltraitée, voire violentée certains mauvais jours, en est un exemple), se ridiculise plus souvent qu’à son tour et ne fait pas toujours illusion (les scènes de fin pendant lesquelles Veronika lui règle verbalement son compte sont jubilatoires). Interrogation sur l’amour, le couple et la « liberté » dans le couple (la liberté de l’homme, en fait), La Maman et la putain est un grand texte (qui mérite sans doute au moins autant d’être lu qu’entendu) dont l’idéologie « libertaire » mériterait d’être revue de façon plus actuelle et féministe. Ça n’en fait pas pour autant un film daté et vieillot, le témoignage sur une époque qui apparaît clairement comme révolue est pour le moins intéressant, mais on en viendrait presque à souhaiter voir sortir un remake de La Maman et la putain, tourné aujourd’hui par une réalisatrice (On pense à Claire Denis, par exemple), et non par un réalisateur qui met en scène d’un point de vue essentiellement masculin ses difficultés relationnelles et le désordre de sa vie amoureuse, même si le personnage d’Alexandre est montré sans fard.

Decision to leave, Chan-Wook Park

Grand film que ce Decision to leave : narration hyper-maîtrisée, cadrage et photographie magnifiques, bande-son d’une grande beauté, personnages délicieusement ambigus et fouillés, etc… Rien n’est laissé au hasard avec Chan-Wook Park, y compris les transitions les plus surprenantes (le passage de la première à la deuxième partie fait s’interroger le spectateur sur le personnage féminin, qu’on ne reconnaît pas en un premier temps, et sur un personnage masculin, Paf, qui débarque sans crier gare… est-ce bien toujours le même film, oui en réalité…) ou les scènes dans lesquelles un personnage qui n’a rien à faire là est invité pour signifier combien sa présence réelle serait logique. On peut ne pas être fan de polar et se faire prendre au piège de l’intrigue, rien d’étonnant à cela, il s’agit de bien plus que d’un film de genre. Le drame psychologique fonctionne merveilleusement, l’histoire d’amour n’est pas parfumée à l’eau de rose, quant à la fin qu’on pourrait trouver romantique (romantoque), elle est bien plutôt digne d’une tragédie et d’une beauté formelle qui fait passer l’émotion comme une lettre à la poste. Il y a du Wong Kar-Wai chez ce réalisateur coréen, amour impossible quand tu nous tiens ! Par manque d’envie d’en dire trop long sur l’intrigue, l’auteur de cette chronique vous recommande ce film en tous points somptueux sans évoquer l’histoire. C’est un grand film que ce Decision to leave, vous disais-je. Le haut du panier de ces six premiers mois de cinéma. Allez-y, mais allez-y !

I’m your Man, Maria Schrader

On ne sait pas bien pourquoi Alma, qui travaille depuis trois ans sur un sujet de recherche pointu, se satisfait parfaitement de sa situation d’éternelle célibataire qui a mis sa vie privée au rancart pour se consacrer à son travail et ne croit plus visiblement au bonheur amoureux, a été choisie pour une expérience consistant à vivre trois semaines avec un androïde programmé spécialement pour la rendre heureuse. Son patron lui en donne en peu de mots la raison : elle est la seule célibataire (ou presque) de la boîte. Toujours est-il qu’après une première rencontre avortée (bug du robot), la voilà flanquée de Tom qui a encore beaucoup à apprendre avant de satisfaire pleinement sa compagne humaine en devenant moins stéréotypé dans son approche d’une femme. L’acteur qui joue ce rôle de composition, Dans Stevens, est parfait. Le film, dont la revue Cineuropa nous dit qu’il est « exquis tout en étant étonnamment complexe », a d’ailleurs reçu l’ours d’argent de la meilleure interprétation à Berlin (2021), mais il a été étrangement décerné à Maren Eggert (qui joue le rôle d’Alma !).

I’m your Man se veut réflexion sur le couple, le bonheur en amour, la solitude affective ou je ne sais quoi d’autre dans le genre. Ce n’est pas un film de science-fiction, on est loin des idées brillantes d’Isaac Asimov quand il écrivait sa série sur Les Robots (c’est d’ailleurs ce qui manque au scénario, car on se demande constamment quelles lois précises régissent le fonctionnement du robot, qu’on peut assimiler à un simple algorythme, et pourquoi Tom se comporte parfois comme il se comporte, en faisant preuve de curiosité pour le savoir, par exemple, et en particulier lorsqu’il est seul). C’est une comédie dramatique qui se laisse voir.

Le sujet du film correspond sans doute au vieux fantasme de l’humanoïde programmé pour satisfaire amoureusement (et sexuellement, cela va sans dire) l’être humain (ce qui fera peut-être se déplacer plus d’un spectateur masculin), ce qui n’est pas une idée idiote. Il est traité avec finesse et sans aucune lourdeur, en jouant rarement avec les stéréotypes et en se gardant des clichés. Le compte rendu d’Alma, à la fin du film et après qu’elle ait congédié son Tom avant la fin de l’expérience (et après avoir fait l’amour avec lui pour la seule et première fois), est clair et de bon sens : une relation de ce type, complètement unilatérale, n’est rien d’autre qu’une illusion. Mais la dernière scène du film semble revenir sur cette morale évidente. Bon, pour être sincère, je n’ai aucune idée du propos qui serait celui de la réalisatrice (s’il y en a un), et je me demande surtout s’il n’y aurait pas eu moyen de faire un film un peu plus « rock’n roll », un peu moins sage, bref un film corrosif sur un sujet qui pouvait appeler une mise en scène moins convenue et classique.

El buen Patron, Fernando Leon de Aranoa

On devrait parfois se fier à ses impressions, ici sur une affiche qui en dit long sur ce film, entièrement construit sur le personnage d’un patron paternaliste et pour un acteur (Javier Bardem) qui, aussi bon soit-il, ne parvient pas à sauver un scénario lourdingue et une direction d’acteur sans finesse. Le bon patron, contrairement à ce qu’en disent les journalistes spécialisés, ne fait pas « rire avec brio ». Trop de caricature, trop de scènes dont on pourrait se passer, à quoi le propos répété à outrance peut être ajouté, comme si le réalisateur prenait ses spectateurs pour des demeurés à qui il serait justifié de répéter deux ou trois fois la même histoire pour qu’ils en comprennent toute la subtilité, comme si on ne savait pas rapidement que le bon patron est une enflure. La complexité de la situation de Juan Blanco (el buen patron), qui finit par s’enliser dans les stratégies fangeuses au point qu’on se dit qu’il ne s’en sortira pas sans tomber le masque, sans avoir un petit peu honte de lui, sans reconnaître un petit peu qu’il se comporte comme un gros fumier avec ses employés, et avec les gens qu’il côtoie en général, ou même sans finir entre deux flics, fait que la réalisation multiplie les lourdeurs, que le scénario devient insupportable et qu’on s’en désintéresse progressivement. Et comme tout n’est pas à jeter dans ce film, il y a bien quelques scènes (comme la scène du cimetière ou la toute dernière scène) qui pourraient être sauvées du naufrage, si seulement la démonstration s’allégeait un peu, avec un peu de finesse par exemple, mais non, le réalisateur s’enfonce en remontrant une facette du personnage qu’il a déjà eu l’occasion de mettre en scène (faire un discours à son petit monde, en les dominant physiquement par une position surélevée – faire preuve d’un cynisme à toute épreuve quelle que soit la situation). Comme si vraiment le film s’adressait à un public à la comprennette enrayée. C’est ainsi qu’on surprend de Aranoa à multiplier les redites dans un film dont il est difficile de ne pas se dire qu’il est désespérément et définitivement lourd. A fuir. Et puis, ce cinéma de caractère qui se veut critique acerbe du paternalisme patronal nous semble pour le moins anachronique, tant la figure du patron qui veut faire croire que ses stagiaires sont ses filles, ses employés ses fils, son entreprise une grande famille est datée et tant ce type de politique managériale a cédé la place à des formes de manipulation des salariés bien plus violentes encore.

Petite Fleur, Santiago Mitre

Lucie et José forment un couple mixte franco-argentin, parents d’une petite fille nouvelle-née (avec laquelle Lucie est un peu en difficulté), installés depuis peu à Clermont-Ferrand (bonjour la grisaille) où José (dessinateur de BD) travaille chez Michelin avec la mission de refaire le logo de l’entreprise (avant de se faire virer rapidement, sans que la raison soit précisée). Quand Lucie trouve un boulot, c’est au tour de José de s’occuper (avec bonheur) de l’enfant. Mais très vite le couple bat de l’aile. Lucie se lance dans une thérapie (Gestalt : bonjour la caricature de thérapeute) et José, qui semble un peu paumé, rencontre un voisin, Jean-Claude, un drôle de type, qui fait un sale boulot (il s’occupe de virer les ouvriers dans des entreprises qui dégraissent), et qui est passionné de jazz et de bon pinard. A partir de ce premier moment passé en commun, et qui se finit sur un coup de louchet au niveau de la trachée de Jean-Claude (qui l’a un peu cherché), José et lui se voient chaque jeudi, avec pour acmé le passage du morceau Petite Fleur de Sydney Bechet et le meurtre (joyeux, gore, saignant, consenti) de Jean-Claude signé José (qui s’y fait vite).

Quand Lucie quitte José (pour des raisons qu’il ne s’agirait pas de dire ici sauf à narrer tout le film), la routine de l’Argentin déraciné s’installe inexorablement, mais il retrouve le chemin du dessin, même s’il n’a pas de scénario. Vous l’avez compris, Petite Fleur est une sorte de comédie qui se penche, à sa façon, sur la relation de couple, au moment où il fonde une famille, peut-être de loin sur l’exil, mais dont le propos est sans doute la quête de l’équilibre et la routine. Ça se laisse voir (bien mieux qu’une comédie française – combien de navets pour un bon film – y en a-t-il d’ailleurs ?), c’est parfois plutôt drôle. Le personnage du thérapeute est tellement caricatural que ça en ressemble à du règlement de compte, mais l’intrigue est assez sympa. C’est sans prétention comme un bonne comédie, on sort de la salle en se disant qu’on a passé un bon moment, mais qu’on aurait pu aussi faire autre chose de sa soirée. Next…