
Comme chaque été, un bon vieux Castellanos Moya vient mettre dans la torpeur d’une canicule propice à ce genre d’émotions un bon coup de Noir made in Salvador ! Et du Noir avec majuscule de majesté, car l’auteur salvadorien, menacé de mort par les salauds qu’il dénonce à tour de romans, dans une suite hispano-américaine (La comédie inhumaine) dont la moindre des forces n’est pas de donner à lire des « romans noirs efficaces », mais des brûlots qui font toucher du doigt ce qu’a pu vivre le Salvador, et par extension nombre de pays sud-américains, dans une dictature où tout finir par pourrir, où les cartels de la drogue, les bandits de tout poil, les flics et les tortionnaires, les délateurs, les hommes politiques ou d’affaires, les bourgeois, liste non-exhaustive, s’en donnent à cœur joie et rivalisent de petitesse, dans le sordide et la violence sous toutes ses formes. Les petites gens qui cherchent à survivre dans ce panier de crabe font ce qu’ils peuvent. Ici, la servante n’est pas une couarde qui s’agenouille face aux salauds, mais elle reste à sa place, sauf quand ceux qu’elle aime ou qu’elle respecte sont pris dans le guépier. Le catcheur, lui, est un fieffé salopard, qui torture à tour de bras, participe aux opérations qui consistent à arrêter des subversifs pétard à la main, mate le cul de tout ce qui bouge et se déhanche agréablement, sport national (la façon dont les hommes traitent les femmes en dit long et mieux que n’importe quel traité ou essai sur le sujet, c’est l’air de ne pas y toucher l’un des thèmes centraux du bouquin : comment les hommes parlent des femmes, les regardent, les touchent, les forcent, et aucun n’y échappe sous l’œil scrutateur de Moya).
Salvador, années 70, en pleine guerre civile, qui oppose les flics et l’armée de la junte militaire et les fameux subversifs, communistes révolutionnaires, pour la plupart jeunes et décidés. Le vieux catcheur est dans un sale état, avec son ulcère à l’estomac qui dégénère au point de faire de lui un mourant en activité, car rien ne lui ferait lâcher son boulot et il refuse d’être hospitalisé, et il retrouve par le hasard des arrestations qui tombent sur la famille Aragon, la gentille Maria Elena, dont il aurait aimé faire la conquête du temps de leurs jeunes années, parce qu’elle a besoin de son aide pour avoir des nouvelles d’un jeune couple arrêté par le Palais Noir. Belka, la fille de Maria Elena est infirmière, elle cherche à s’élever socialement pour nourrir sa mère et son fils (acheter une voiture, une maison), elle ne « fait pas de politique ». Justino, son fils, étudiant, s’est engagé à fond dans une orga révolutionnaire (sans que sa famille le sache). La ville est à feu et à sang, l’imbroglio va être poussé à son comble, dans un roman tendu comme un arc, dans lequel la violence et la peur sont les composantes centrales d’une intrigue bien imbriquée, bien tordue, digne du meilleur Moya dont on se dit qu’il réussit une fois encore à ne pas écrire le même livre, encore et encore, alors que le projet de cette grande série est un et unique. Du grand ouvrage, comme toujours.