Entre la Vie et la mort, Nathalie Sarraute

Il y a à Nice une petite librairie de livres d’occasion où l’on trouve des raretés : ce livre, de Nathalie Sarraute, en est… Quand on pense à sa bibliographie, on pense évidemment à Tropismes, Enfance, ou Le Planetarium... Ce sont les livres d’elle qu’on voit dans les rayons des « bonnes librairies ». Pour Entre la Vie et la mort, c’est une autre histoire. Allez savoir s’il est seulement encore publié. Peut-être bien, après tout. Mais alors, fort mal diffusé !

Sarraute n’écrit pas comme le commun des mortels, elle se moque bien de publier des romans, elle a envie de faire autre chose. Et elle ne démord pas de ce projet, jamais. Ici, dans ce livre qu’on peut tout de même appeler roman, les personnages n’ont pas de patronyme. Au début du livre, on se demande s’ils sont deux ou trois. Et on se demande surtout où l’auteur vous nous mener et emmener ses « personnages ». Peu à peu, on comprend que le « il » est un écrivain qui publie son premier livre. Peu à peu, on comprend que le « roman » qu’on a entre les mains a pour thème l’écriture. Mais il ne faut pas être pressé, avec Sarraute, il ne faut pas non plus s’imaginer qu’elle va nous faciliter la lecture. Elle aimait à écrire d’une façon qui rende la compréhension malaisée. Si bien qu’à chaque début de nouveau chapitre, on est face à de nouvelles questions sur le fond de ce qu’on lit, sur des choses aussi simples que la personne – ou l’entité – à laquelle peut bien renvoyer un pronom personnel (les « elle » du livre sont particulièrement énigmatiques). Sarraute lance un défi à son lecteur : « Me suivras-tu jusqu’au bout ? », « Sais-tu de quoi ce que tu lis peut bien parler ? ». Et le lecteur qui s’accroche à chaque page, comme un naufragé à sa planche, peut être tenté de lâcher, d’abandonner. Une fois passée la tentation de ne pas pousser la lecture jusqu’à son terme, une fois accepté le fait de ne pas être maître du jeu et de devoir se creuser la tête pour être sûr de bien suivre ce qu’on lit, la lecture devient plaisante. Quelque chose rend la compréhension un peu plus difficile encore, fidèle à son intérêt pour l’inconscient et les pensées confuses qui en émerge, elle lance des phrases, prononcées par ses « personnages », dont aucun n’est nommé, qui sont tout juste ébauchées, pas terminées. Jouant sur les clichés que la réception d’une oeuvre littéraire peut faire naître chez des lecteurs, qu’ils soient professionnels ou très amateurs, elle évite ainsi d’enfiler les perles de la banalité du discours sur un livre dont on ne connaît de toute façon pas le contenu. Et on en arrive ainsi, bon an, mal an, à la fin d’un roman sans intrigue, qu’on a lu sans déplaisir, en se disant toutefois que cette autrice du « Nouveau Roman » nous mène la vie dure et que même la lecture de L’Ere du soupçon, son essai sur l’écriture telle qu’elle la concevait, ne nous est pas d’un grand secours. On se dit qu’il faudrait, pour vérifier ses hypothèses sur le texte (le « elle », qui accompagne ce « il » écrivain, pourrait bien parfois renvoyer à la littérature elle-même, ou à l’écriture, par exemple) le relire, stylo en main, en notant tout de ses impressions et de ses analyses. Oui, vraiment, Nathalie Sarraute, tout comme Claude Simon, est de ces écrivains qui donnent du travail, et du fil à retordre à leurs lecteurs. C’est peut-être au bout du compte la certitude d’avoir affaire à une »pointure », dont les ouvrages, s’ils ne sont pas toujours très excitants, n’en sont pas moins des essais plus qu’intéressants.

La Cordillère des songes, Patrizio Guzman

Pablo Salas, au coeur du nouveau film de Patrizio Guzman

« Au Chili, quand le soleil se lève, il a dû gravir des collines, des parois, des sommets avant d’atteindre la dernière pierre des Andes. Dans mon pays, la Cordillère est partout mais pour les Chiliens, c’est une terre inconnue. Après être allé au nord pour Nostalgie de la lumière et au sud pour Le bouton de nacre, j’ai voulu filmer de près cette immense colonne vertébrale pour en dévoiler les mystères, révélateurs puissants de l’histoire passée et récente du Chili. »

Guzman, avec ce nouvel opus de son cinéma documentaire hors-classe, filme son pays et narre son histoire proche, celle de la dictature infâme de Pinochet. Comme dans ses deux chefs-d’œuvre dont il cite les titres dans la déclaration ci-dessus, il s’intéresse d’abord à un aspect de la géographie naturelle de son pays pour glisser progressivement, par analogie ou par un procédé plus subtil qui nous aura échappé, vers le pays, puis vers les méfaits de cette dictature et l’un des aspects de la perversion politique du fascisme chilien, pour en arriver magistralement, dans La Cordillère des songes, à une ouverture vers le monde et son organisation économique, néo-libérale. Dans son « étude » du Chili actuel, il parle de la libéralisation du système, en évoquant l’exploitation du nickel chilien abandonnée à des puissances étrangères, et à la création de territoires intérieurs qui ne sont plus désormais chiliens. Ce type de dérive est le résultat de la politique économique mise en place par l’extrême-droite violente et criminelle de Pinochet, qui, dit la voix off, nommait des ministres de l’économie dont la seule préoccupation était la mise en place de cette nouvelle organisation inspirée et télécommandée par les États-Unis. La conclusion du film, tout comme les images d’archives que Guzman emprunte à un cinéaste chilien (Pablo Salas) qui passe sa vie à filmer et archiver une mémoire de l’histoire récente du Chili à l’usage des jeunes générations en conservant ses images de toutes les manifestations et mouvements populaires (travail colossal et admirable), dans lesquelles les violences de la police de Pinochet sont d’une très grande brutalité (et le commentaire en voix off en rappelle les conséquences funestes pour les manifestants) glace le sang. Pourtant, tout commence par des images somptueuses (parfois un rien lénifiantes) de la grandiose montagne dont les Chiliens ne savent rien, tout comme ils ont longtemps su peu de chose des meurtres commis par les fascistes contre leur propre peuple (Pinochet et ses sbires voyaient la société comme un corps intègre contaminé par les communistes qu’il fallait de fait éliminer). On y revient ensuite, ponctuellement. Mais très vite le vrai sujet du film est cerné et le va-et-vient entre ses différents niveaux n’est pas aussi évident et fluide que dans les deux films précédents du maître. C’est là le seul élément de critique qu’on puisse opposer à cette nouvelle réussite, qu’on jugera pourtant moins impressionnante que l’inoubliable Bouton de nacre, dont la splendeur reste inégalée. Finissons en rappelant que La Cordillère des songes a obtenu l’œil d’or à Cannes, à égalité avec un film déjà chroniqué ici. Et que nous vous invitons à aller le voir, comme tout ce que Guzman a pu réaliser.

Au Bout du monde, Kiyoshi Kurosawa

Incarnée par la chanteuse Atsuko Maeda, Yoko, une très jeune japonaise reporter pour une émission de télévision est en Ouzbékistan avec une équipe de tournage réduite dans le but de présenter aux téléspectateurs un pays évidemment plein de surprises. Poisson mystérieux et impossible à pêcher dans le lac artificiel Aydarkoul, dégustation d’un plat traditionnel au riz pas cuit faute de bois, éprouvante scène dans une attraction extrême d’un parc de l’ex-URSS, marché de Samarcande et mammifère légendaire, la jeune Yoko, même si le tournage ne semble guère la motiver, met toute son énergie dans les moments où elle présente, sans états d’âme pour elle-même, à ses risques et périls dans la scène du parc d’attractions, prête à manger un plat de riz cru, prête à tout. En même temps, elle semble très souvent terrorisée par ce pays qu’elle ne connaît pas, dont elle ne pratique pas la langue, alors qu’en prime elle ne parle pas anglais, sinon pour dire quelques mots et la phrase « I don’t understand ». En effet, elle ne comprend pas l’Ouzbékistan et elle est heureuse d’arriver dans sa capitale, Tachkent, où elle pense être plus dans son élément. Mais dès le soir venu, elle se perd dans les coins les plus reculés de la ville, quitte à se faire des frayeurs quand tombe la nuit et que son chemin croise celui des hommes ou qu’elle s’égare. Terrorisée et intrépide, entre deux eaux. On découvre alors que Yoko a un fiancé à Tokyo, qui est pompier. Leurs échanges de sms semblent plutôt platoniques et même froids, jusqu’à ce que la jeune femme découvre, dans un poste de police où elle échoue pour avoir fui les policiers qui voulaient l’interroger sur ce qu’elle filmait aux alentours du souk de Tachkent, en zone interdite, que des pompiers japonais ont trouvé la mort dans l’incendie d’une raffinerie. Elle se laisse alors aller à ses sentiments, jusqu’à ce que son ami l’appelle pour la rassurer. Thématique du blocage émotionnel chère à Kurosawa et déjà explorée auparavant. Autre thème du film, central celui-là, la peur de la journaliste qui ne connaît pas les codes du pays et vit ses escapades en solitaire comme des scènes de suspense. Pas de fantômes ni d’extraterrestres dans ce film de Kurosawa fils, mais la peur est toujours présente, avec son cortège de présence-absence à soi-même et aux autres (les rapports étranges de Yoko et de l’équipe de tournage, avec laquelle elle ne partage que le travail, sa relation amoureuse à distance, son absence à elle-même et à son véritable désir…) et de disparitions (combien de fois se perd-elle dans ces villes où elle erre parfois à la façon d’un fantôme). Pour conclure, c’est un étrange film qu’Au bout du monde, un film dont le scénario tient à un fil, un prétexte d’intrigue, mais un film qui se voit sans déplaisir et qui renouvelle indiscutablement la façon de raconter du réalisateur, qui s’est éloigné, une fois n’est pas coutume, du cinéma de genre dont il est un maître incontestable.

Peter Friedl, Teatro, Carré d’Art, Nîmes

Premier dimanche du mois, on va au musée d’art contemporain de Nîmes, sûr et certain d’y entrer en profitant de la gratuité offerte aux amateurs d’art près de leurs sous ou peu fortunés… Las, la règle a changé. Des années après la fin de la gratuité de la médiathèque (mise en place par une municipalité de gauche attentive à l’accès du peuple à la culture, mairie communiste il me semble, et il n’y a là aucune propagande pour ce parti moribond, et annulée par un maire de droite réaliste, à qui nous passons le bonjour…), peu de temps après l’ouverture du Musée de la Romanité, payant pour tous comme il se doit, c’est au tour du Carré d’Art de ne plus offrir la culture aux administrés de cette bonne ville, ne serait-ce qu’une fois par mois ! Quant aux chômeurs et aux étudiants, ils ont droit à un tarif réduit. Gageons qu’ils seront de moins en moins nombreux à tenter l’expérience de l’art contemporain… Les profs ? Ces passeurs de culture qui font venir leurs classes dans les musées paieront eux aussi leur prospection pédagogique. Honte à la mairie de Nîmes ! Honte aux bourgeois qui ont voté pareille mesure ! Souhaitons leur que leurs musées dépérissent et que leurs batailles électorales à venir soient payées de l’insuccès qu’ils méritent. Mais passons…

Peter Friedl expose donc au Carré d’Art. Artiste autrichien vivant en Allemagne, Peter Friedl est né en 1960. Familier de la Documenta de Kassel, en Allemagne, où il est régulièrement invité, il est aussi exposé en France (Marseille, Nîmes) et jouit visiblement d’un succès certain dans le milieu de l’art contemporain européen. Cela n’empêche pas le quotidien Le Monde de l’éreinter (« son oeuvre apparaît hélas aussi indigente que son discours se veut sophistiqué. »), ce qu’on peut comprendre en sortant de l’exposition. Pourtant, dès la première salle (Teatro Popular), ça commence plutôt bien, avec quatre barracas qui rendent hommage au théâtre de marionnettes portugais du XVIIIe siècle. Rien de grandiose, mais une belle occupation de l’espace, une installation qui se laisse voir sans déplaisir. Au sol, deux costumes grandeur nature pour adultes qui rêvent encore, comme au temps de leur enfance, de se déguiser en animaux. Trois salles sont ainsi occupées par ces costumes. Dans la salle suivante, sur des tables hautes, douze maquettes d’habitations (que le descriptif de l’expo détaille sans pitié : « la maison d’enfance de l’artiste en Autriche (…), la modeste résidence d’Ho Chi Minh à Hanoï », etc..) occupent l’espace, qu’elles partagent avec une vidéo très courte et assez illisible, filmée de nuit, de violences urbaines. Le spectateur qui voudrait en savoir plus ne peut lire les cartels de l’exposition, inexistants. Nous ne discuterons pas de ce parti pris, c’est un choix de l’artiste. Le descriptif fourni par le musée du Carré d’Art pallie ce manque. Les trois pièces suivantes se voient sans trop s’attarder (quatre marionnettes, une salle de dessins « indigents », dirait sans doute Le Monde, et nous avec, et une vidéo sur le rêve, inspirée d’une lecture de Friedl, Rêver sous le IIIe Reich, de Charlotte Berard.

En changeant d’aile dans le musée, on tombe sur une salle où, sur des socles de cirque, sont disposés des costumes de pirates, avec sabres et pistolet (référence aux lectures de Friedl sur l’histoire de la piraterie). L’installation laisse indifférent, mais moins sans doute que celle de la salle suivante dont nous ne ferons pas le compte rendu, de peur d’ennuyer le lecteur. Ni de la dernière, consacrée à une vidéo dans laquelle des acteurs disent le texte d’une nouvelle de Kafka (Compte rendu pour une académie) dans leur langue ou une langue de leur choix, sans sous-titrage. La sortie n’est plus très loin. Peter Friedl a exposé à Nîmes. Tarif : 8 euros. A vous de voir.

Cahier de l’Herne Samuel Beckett

Divine surprise en flânant dans une librairie niçoise cet automne : Le Cahier de l’Herne consacré à Samuel Beckett a été publié dans la collection biblio essais du Livre de Poche. Et ça commence par cent cinquante citations, dont je ne citerai pour le plaisir que celle-ci : « C’est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin, à la fin c’est la fin qui est le pire. », qu’on peut adapter à la vie autant qu’à l’écriture d’un roman ou à je ne sais quelle autre expérience. S’ouvre alors une partie intitulée Témoignages, et une sous-partie appelée Rencontres, qui commence par un court texte de Jérôme Lindon, l’éditeur chez Minuit de Beckett, émouvant et qui en dit long sur l’aura de l’écrivain et sur l’importance de son oeuvre aux yeux de celui qui allait enfin lui offrir sa confiance, après six essais dans d’autres maisons d’édition qui sont passées à côté de Molloy et d’une trilogie géniale : « C’est de ce jour que j’ai su que je serai peut-être un éditeur, je veux dire un vrai éditeur. Dès la première ligne – « Je suis dans la chambre de ma mère. C’est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j’y suis arrivé. » – dès la première ligne, la beauté écrasante de ce texte m’assaillit. Je lus Molloy en quelques heures, comme je n’avais jamais lu un livre. Or ce n’était pas un roman paru chez un de mes confrères, un de ces chefs-d’oeuvre consacrés auquel moi, éditeur, je n’aurais jamais de part : c’était un manuscrit inédit, et non seulement inédit : refusé par plusieurs éditeurs. Je n’arrivais pas à le croire. » et, à la toute fin : « Comme Samuel Beckett risque de jeter les yeux sur ce minable petit témoignage, je n’oserai pas y dire l’admiration éperdue et l’affection que je lui porte. Il en serait gêné et moi aussi, en retour. Mais j’aimerais qu’on sache ceci, seulement ceci : c’est que de ma vie je n’ai jamais rencontré un homme où cohabitent à un si haut degré la noblesse et la modestie, la lucidité et la bonté. Jamais je n’airais imaginé qu’il puisse exister quelqu’un d’aussi vrai, quelqu’un d’aussi grand, quelqu’un d’aussi bien. » Définition du génie ? Puis c’est au tour de Richerd Seaver, qui parle à son tour de sa découverte de Molloy et Malone meurt comme de deux livres prodigieux et raconte comment, dès lors, la revue littéraire Merlin va consacrer à chacune de ses sorties trimestrielles un article à Beckett ou une publication d’un extrait de ses textes, au point d’être prise par l’administration française de La Poste comme « un organe de propagande au service de la réputation de M. Beckett ». Anecdote révélatrice de la réception par les lecteurs professionnels des premiers textes français de l’auteur irlandais. Troisième et dernier témoignage de la sous-partie, celui de Cioran, qui, après s’être interrogé sur les rapports de Beckett avec ses personnages, conclut lui aussi sur la noblesse de son ami de plume. Décidément…

La sous-partie suivante, Flashbacks, commence par un regard sur Les Années trente, d’A.J. Leventhal. Le critique littéraire s’y penche sur les jeunes années de Beckett, sur ses premiers écrits, dont l’essai consacré à Marcel Proust. Dans l’essai suivant, La Vision, enfin, Deirdre Bair (qui a obtenu le National Book Award pour une biographie sur l’écrivain irlandais) s’intéresse à la période de l’immédiat après-guerre, pendant laquelle son roman, Watt, trouve un éditeur et qui le voit écrire Mercier et Camier. C’est selon elle, de 1945 à 1947 que Beckett trouve sa manière de faire.

La sous-partie suivante, Au Travail avec Beckett, commence par un texte du metteur en scène américain, Alan Schneider qui parle du manque d’empressement de l’auteur à se rendre aux Etats-unis pour superviser la mise en scène de ses pièces, de la fidélité au texte qu’il a toujours privilégiée, puis de ses rencontres à Paris avec celui qui ne voulait pas se déplacer et qui finit par lui dire « Faites-le comme il vous plaira, Alan, comme il vous plaira. » Ludovic Janvier, traducteur de Watt, évoque les difficultés qu’il a rencontrées, en compagnie de l’auteur lui-même, à faire passer le roman de l’anglais au français. Il conclut ainsi : « En faisant entrer Watt dans le domaine français, Beckett nous faisait entrer avec lui dans ce dialogue à une voix que l’écrivain entretient avec le langage où il cherche à s’installer le temps d’un livre. » Vient ensuite un dialogue entre Tom Bishop et Roger Blin, qui a mis en scène en France les premières pièces de Beckett, qui affirme lui aussi servir les textes et conclut par un hommage : « Les grands textes, tant qu’ils n’ont pas passé une période historique, on est à leur service. C’est le cas de Sam à notre époque. ».

A suivre…