La casserole de cuivre, le chameau qui pleure et l’escalier rouge

Le chameau de ma sœur, bel animal à deux bosses pesant dans les deux-cent cinquante kilogrammes, à vue de nez dans la mesure où on n’a jamais réussi à le faire monter sur une balance pour des raisons techniques qu’il serait superflu d’évoquer ici, et à propos desquelles il semble raisonnable de faire confiance à l’intelligence de la lectrice, quant au lecteur, à quoi bon cultiver de vains espoirs !… s’est lancé dans un exploit sportif inédit en grimpant l’escalier rouge qui monte aux chambres du premier étage et qui, pour des raisons d’architecture domestique dont on peut faire l’économie pour ne pas saturer chaque atome de ce texte, tourne sur sa gauche à angle droit deux fois, car l’étage est haut et l’escalier aurait été démesurément long s’il avait été conçu et construit d’un seul tenant, il aurait donc défiguré la salle à manger par une omniprésence massive, synonyme d’espace perdu, mais toute la maisonnée a sans doute regretté ce matin ces deux angles droits qui rendent l’escalier rouge si discret, car l’animal, le chameau de ma sœur – d’aucuns se demanderont sans doute pourquoi et comment une femme moderne peut s’encombrer d’un chameau domestique dans une maison à la campagne, mais il serait vain de chercher à les convaincre qu’un chameau vaut bien un chien –, n’a pas refusé l’obstacle qui se présentait à lui après avoir avalé avec aisance les dix premières marches de l’escalier, un angle droit virant vers la gauche, et le chameau n’étant pas d’une nature anticipatrice, il n’a sans doute pas pensé que passé ce premier angle droit, il pouvait s’en présenter un autre, après treize marches supplémentaires, avalées au même rythme que les dix premières, ce qui fait qu’ayant franchi le premier obstacle avec mille contorsions – bien que rapportant ce fait avec l’objectivité d’un chroniqueur de la gazette locale, Le Courrier cauchois, bien connu des Haut-Normands, j’avoue ne pas avoir été témoin visuel de l’ascension de l’animal, ou plutôt de l’ascension de l’escalier par l’animal vers le premier étage d’une maison qui en compte quatre, j’imagine donc ses efforts pour hisser son poids considérable vers la chambre de ma sœur et son mari ou vers le bureau de celui-ci –, la faute à une panse rebondie et à la longueur du chameau, comparativement à celle d’un dromadaire, rendue plus importante de par sa bosse de plus, il s’est trouvé pris entre les deux angles droits de l’escalier rouge et, soudain découragé par la multiplicité des difficultés de l’ascension qui, pour un chameau, s’apparente à un col de première catégorie pour un coureur cycliste du tour de Lombardie, dont on minimiserait à tort la partie montagnarde, et le chameau de ma sœur a alors poussé un long cri déchirant suivi de longs sanglots sonores, c’est-à-dire, en terme zoologique, qu’il a blatéré à fendre l’âme, ce dont s’est inquiété l’ouvrier occupé dans la cuisine à faire chauffer dans une casserole en cuivre de cinq litres de la cire d’abeille qu’il a pour habitude d’étaler au pinceau sur le parquet rouge de l’escalier, du couloir de l’étage, des chambres et des bureaux, chaque 15 août de chaque année, c’est-à-dire une fois par an puisqu’en ce monde-ci, il n’est qu’un mois d’août sur les douze mois que compte l’année, et je dis bien en ce monde-ci, car rien n’indique que dans un des mondes parallèles où mon beau-frère fait cirer ses parquets d’acajou à la cire d’abeille il n’y a pas deux ou plusieurs mois d’août dans l’année, ce qui expliquerait que, dans ces mondes-là, les parquets parallèles des maisons parallèles de mes sœurs et de mes beaux-frères parallèles soient mieux entretenus, mais revenons à l’action décrite avant cette nécessaire parenthèse, l’ouvrier occupé dans la cuisine et dérangé par les larmes du chameau s’est dirigé vers le coin de la maison d’où provenaient les manifestations de la détresse animale, laissant sa casserole sur le feu pour s’apercevoir en montant les dix premières marches de l’escalier rouge que, passé l’angle droit qui tourne sur la gauche, l’ascension était rendue difficile sinon impossible par la présence encombrante du chameau de ma sœur qui, lassé d’attendre des secours, s’était allongé et endormi au beau milieu des deux angles droits, sa panse touchant les murs de part et d’autre de l’escalier et qu’il semblait, le chameau est un animal têtu, décidé à ne plus bouger de là, ce dont l’ouvrier prit conscience après l’avoir tiré par la queue pendant dix bonnes minutes sans parvenir à l’émouvoir, ce  qui l’obligea à inventer un stratagème de reptation verticale pour escalader le dos bossu de l’animal, ascension héroïque dont l’objectif était de passer dans la partie supérieure de l’escalier rouge pour tenter, mais en vain, de tirer sur la corde qui pend sous le menton barbu de Rémy (le nom de notre chameau), jolie corde rouge et verte tressée en fil de chanvre, fruit du savoir-faire artisanal du précédent propriétaire de la bête, qui cultive le chanvre et en fait de jolies cordes qu’il vend dans une petite boutique de la médina de Marrakech, pour lui faire passer le deuxième angle droit, le mener vers la plateforme ouvrant sur le couloir de l’étage, lui faire opérer un demi-tour sur lui-même pour lui faire redescendre vers des altitudes moins vertigineuses l’escalier rouge, sans oublier de franchir en se contorsionnant les deux virages à angle droit, et tandis qu’il s’escrimait à tirer sur la jolie corde rouge et verte, sans la moindre réussite, pour tenter de débloquer la situation, tandis que moi je lisais un roman assez intéressant pour me permettre de m’extraire du monde réel de la vie cauchoise si ennuyeux et dans lequel il ne se passe jamais rien d’un peu palpitant, la casserole continuait de chauffer sur le grand feu de la gazinière, et plus que la casserole, son contenu, cette cire visqueuse et épaisse, quand elle est froide, puis se liquéfiant sous l’effet de la chaleur, pour devenir, en approchant de l’ébullition, volatile, très volatile – le résultat sans doute de la présence dans cette cire de je ne sais quel constituant chimique, peut-être de la térébenthine si j’en crois l’odeur que le produit dégage en bouillant, mais je n’y mettrais pas ma main à couper car ma passion pour la lecture de romans policiers et d’une littérature d’essais qui en analysent le fond autant que la forme m’interdit de me pencher sérieusement sur la composition d’une bonne cire d’abeille pour parquet rouge –, si volatile que le liquide bouillant à gros bouillons finit par déborder les bords de la casserole en cuivre, chauffée au rouge, ou à blanc, s’enflammant au contact du feu de la gazinière et provoquant une explosion et un début d’incendie qui parvint à me tirer de ma lecture alors que j’approchais de la fin d’un chapitre treize qui ouvrait des perspectives intéressantes sur le plausible dénouement de l’enquête et sur l’identité du présumé coupable d’une série de treize meurtres tous plus affreux les uns que les autres, mais ayant lu malgré les circonstances le dernier paragraphe du chapitre je me décidai à sortir de mon lit pour m’élancer vers le coin de la maison d’où provenait le bruit sourd d’une explosion et rencontrer malencontreusement l’ouvrier qui, de son côté, avait descendu aussi vite que faire se peut l’escalier rouge en marchant sans ménagement sur le chameau endormi – j’imagine, puisque je n’ai pas été témoin visuel de la scène, mais il se pourrait que je ne me trompe point – et, nous relevant tous deux en nous tenant le front et en maugréant de concert l’un contre l’autre, nous reprîmes le chemin de la cuisine, moi une belle couverture en laine rouge de chameau entre les mains, l’ouvrier un extincteur d’incendie pendant au bout du bras gauche, pour lutter, chacun à sa façon contre le sinistre et éteindre au plus vite le feu qui menaçait d’embraser le placard situé au-dessus de la gazinière et dans lequel était caché aux regards le compteur de gaz de la maison, opération dont je m’acquittais prestement en recouvrant de la couverture la casserole transformée en volcan, aux dépends de la belle laine rouge, pendant que l’ouvrier, après avoir chaussé ses lunettes, déchiffrait péniblement le mode d’emploi collé sur la paroi rouge métallique de l’extincteur ce qui, je ne saurais dire pourquoi, provoqua chez moi un bâillement que j’étouffais tant bien que mal en lâchant un Eh ! ben… pour signifier l’émotion qu’un tel fait avait suscité en moi, avant de retourner à mon livre dont, j’en avais en tout cas bon espoir, les pleurs du chameau ne viendraient pas me sortir ce jour – il n’avait qu’à finir sa sieste dans l’escalier rouge.

Approche, Michel Castanier

Petit roman d’une centaine de pages, Approche est un roman d’un auteur nîmois dont on peut considérer qu’il mériterait de trouver maison d’édition à la mesure de son talent d’écriture (il a été publié par UNDR Editeur, une très petite maison nîmoise tout ce qu’il y a de plus confidentielle). Auteur d’un second roman, La Geste du potager, honoré par un prix Auguste 2010 dont on ne trouve nulle trace sur Internet, livre actuellement introuvable, Castanier s’attaque dans Approche à un thème on ne peut plus délicat, la pédophilie. Roman malaisant, donc, à la lecture duquel on se demande s’il était bien nécessaire, après l’inoubliable Lolita de Nabokov, de s’atteler, à plus forte raison de lui chercher un éditeur. L’écriture, car il s’agit avant tout de cela, est irréprochable. Distanciée, travaillée, tenue du début à la fin, elle évoque, peut-être à cause du choix de la personne (2e personne du pluriel), le style d’un écrivain du nouveau roman. Une belle écriture, en somme, au service d’une intrigue qui rapidement plonge le lecteur dans une certaine forme de malaise. Julien, le vieil ami, d’un docteur qui fait dans la médecine sociale, refait surface après des années de silence et de distance à peine rompus par quelques appels donnés de loin en loin, et quelques lettres de circonstance (pour la naissance des filles de son frère de lait), jusqu’au jour où il s’étonne de n’avoir jamais rencontré la famille de son vieil ami. Une invitation est lancée, l’homme fait ce qu’il faut pour ne pas déplaire à la femme de son ami, se rend indispensable en proposant spontanément un prêt qui permet au docteur de s’installer à son compte en banlieue parisienne, dans une petite ville où se faire une clientèle va vite s’avérer compliqué. Peu de temps après ces retrouvailles, et d’autres rencontres, il achète une maison en face de celle de ses amis, s’installe et devient comme le cinquième membre de la famille, passant à l’improviste et, comme il est célibataire, acceptant les invitations à manger avec facilité. Le portrait psychologique du personnage est mené avec finesse, mais le lecteur comprend vite que le bonhomme est pour le moins tordu et que son inclination amoureuse le fait se tourner vers un objet interdit, la fille mineure de ses amis, avec laquelle il établit une complicité nauséeuse. Le personnage n’est guère sympathique, il s’insinue dans la vie intime de ses amis, et de leurs filles, comme s’il était un tonton proche de ses nièces. Il sympathise avec la femme de son vieux copain, et se permet à son sujet des remarques très rapidement malvenues, parce que trop intimes. Il a tout du serpent qui guette sa proie et s’en approche en prédateur, utilisant même un enregistreur pour marquer sur la bande magnétique des moments de la vie familiale ou des deux petites. Bref, on voit venir une fin désagréable, et on ne sera pas déçu, puisque le personnage principal de ce roman finit par laisser entendre à ses amis qu’il éprouve des sentiments pour quelqu’un, sans jamais préciser plus que cela la nature de cet amour, puis finit par avouer dans un avant-dernier chapitre d’une violence subtile son attachement amoureux pour la petite Andréa à son père lui-même ! La scène se termine par un malaise physique du grand malade qui rentre chez lui pour tomber mort d’un arrêt cardiaque que le docteur a bien sûr vu venir, sans rien faire pour contrer ce destin fatal. Dernier chapitre, enterrement et vente de la maison d’en face. On lit la dernière ligne du roman soulagé d’en finir avec cette lecture éprouvante et convaincu qu’Approche, malgré ses qualités stylistiques et la force de sa narration, n’est pas un roman indispensable. On se dit enfin qu’on aurait préféré lire La Geste du potager, dont le titre laisse espérer que ses personnages sont plus sympathiques et les thèmes moins tristement sordides. Next !

Dossier K., Imre Kertész

Des années durant, après qu’il ait obtenu le Prix Nobel de littérature et qu’on ait commencé à s’intéresser un peu à cet écrivain, Imre Kertész a clamé que son œuvre était romanesque et non pas autobiographique. Mais il avait beau dire, c’est comme si on ne l’avait pas cru et la question de l’origine autobiographique de ses romans lui était reposée sans cesse. Dans Dossier K., il accepte donc de parler de lui et de sa vie à un interlocuteur qui le connait bien, et pour cause, son éditeur et ami Zoltan Hafner. Bien sûr, Hafner se fait l’avocat du diable et semble jouer avec l’idée que les écrits de Kertész sont étroitement liés avec sa vie, que le héros d’Etre sans destin, c’est lui, comme pour pousser l’auteur dans ses retranchements et le pousser à clarifier plus encore des mises au point déjà faites. Inutile de dire que pour l’écrivain hongrois la vérité autobiographique n’existe pas et qu’il reste campé sur ses positions. « Avec ta théorie de la fiction, tu masques la vérité. Tu t’exclus de ta propre histoire. » Réponse radicale de Kertész : « En aucun cas. Seulement, ma place n’est pas dans l’histoire, mais derrière mon bureau (même si à l’époque je ne possédais rien de tel). Permets-moi de citer quelques exemples célèbres qui témoignent en ma faveur. est-ce que Guerre et Paix serait un excellent roman même si Napoléon et la campagne de Russie n’avaient pas exister ? » Non, Kertész n’est pas le personnage principal de ses textes ! Et si son expérience de vie est bien à l’origine de son inspiration fictionnelle, elle n’est qu’un matériau qu’il ne faudrait pas imaginé restitué sans modification, due aux aléas de la mémoire ou à la volonté de l’écrivain. Kertész accepte donc de se « raconter » à cet ami qui suit au plus près la chronologie de sa vie, le fait parler de son enfance et de sa famille, de son expérience des camps, de ses livres aussi. Et Hafner mène une sorte d’enquête pour faire avouer à son écrivain les passages de ses textes où il a fait des biographèmes tirés de sa vie des éléments de pure fiction. L’exercice peut paraître quelque peu formel et la démarche maniaque, mais c’était peut-être à ce prix que pouvaient être levées les ambiguïtés d’une œuvre qu’il serait facile de voir comme purement autobiographique, malgré les déclarations de son auteur. C’est l’occasion de mieux connaître la vie de Kertész, mais aussi son œuvre que l’interrogatoire serré d’Hafner permet de découvrir sous l’angle de la vérité et du mensonge. Et ainsi d’en apprendre un peu plus sur le travail de l’écrivain méconnu (jusqu’à ce que la Suède révèle son existence au reste du monde) que fut Kertész sur la mémoire dans la fiction, et sur les liens entre vérité, réalité et roman, dans lequel tout est faux, même ce qui est vrai. Un livre que Kertész non sans humour présente dans un court prologue comme « une autobiographie en bonne et due forme », mais surtout, « si on accepte la proposition de Nietzsche qui ramène les sources du genre romanesque aux Dialogues de Platon », comme un « véritable roman ». Car l’homme ne lâchait rien sur ses positions théoriques.