La Llorana, Jayro Bustamante

1982-1983, Guatemala : le Général au pouvoir, Efrain Rios Mont, se livre à un génocide contre la population maya ixile du Guatemala (1771 victimes officiellement reconnus) au cœur d’une guerre civile menée par les dictatures successives du pays contre les communistes (de 1960 à 1996) .

La Llorana revient sur le procès du dictateur (2013), perdu par celui-ci, puis annulé pour vice de procédure. A partir de là, le film est un huis-clos, qui se passe entièrement dans la villa du Général (dont le nom est modifié en Enrique Monteverde, mais dont le physique ressemble à s’y méprendre à celui de son modèle). Une villa encerclée par les manifestants mayas qui pleurent leurs disparus et réclament justice. Une villa où sont regroupés le Général et sa femme, leurs fille et petite-fille, un garde du corps, fidèle parmi les fidèles, la dernière domestique de la maison (tous les autres ont préféré quitter le service, effrayés par la llorona), sans doute la fille du Général (qui ne résistait pas au charme des jeunes femmes mayas). La tension monte progressivement, entre la présence bruyante et visible des manifestants et le sentiment d’un ennemi intérieur, la llorona, bien sûr, dont on ne sait s’il s’agit d’un fantôme venu hanter la maison ou si elle s’est incarnée dans une jeune domestique, venue du même village que Valeriana et dont la beauté et l’attitude sont plus qu’inquiétantes. Carmen, la femme du Général, plus vraie que nature tant qu’elle défend aveuglément son mari, se met à faire des cauchemars dans lesquels elle est la mère de deux enfants mayas qu’elle tente de soustraire à la sauvagerie des militaires. Quant au Général, ses nuits sont dérangées par des pleurs de femme qu’il est le seul à entendre et qui le poussent à deux reprises à arpenter la maison, revolver au poing, pour trouver celle qui s’est introduite chez lui, manquant tuer d’abord sa femme, puis sa petite-fille.

La légende de la llorana veut que cette pleureuse soit le fantôme d’une mère qui cherche ses enfants, qu’elle aurait tués ou perdus. Ici, Bustamante revisite le mythe pour en faire une femme qui, certes, a perdu ses enfants (le Général est responsable de leur mort), mais vient chercher justice pour tout un peuple. La llorana est donc cette jeune domestique qui entretient avec la jeune Ana une relation ambiguë (premier niveau de lecture). mais la llorana est surtout le peuple des mayas qui font le siège de la villa et dont certains prennent les traits des disparus qu’ils réclament et pour lesquels ils demandent justice. Nous n’en dirons pas plus sur ce film magnifique, de peur de priver ceux qui le verraient après avoir lu cet article du plaisir d’en découvrir le déroulement et les différents rebondissements, sinon que les plans fixes avec lent zoom arrière sont remarquables, que la photo est de grande qualité, que la lenteur du film ne lui nuit jamais et qu’après Tremblements (son second film consacré à l’homosexualité au Guatemala), Bustamante confirme qu’il est un grand réalisateur, dont les œuvres ont une dimension politique intéressante sans pour cela renoncer à l’esthétique cinématographique. Ne manquez pas La Llorana, ce film exceptionnel, pour le cinéma autant que pour la mémoire des victimes des génocidaires fascistes du Guatemala !

La Promenade, Robert Walser

« Ecrire un livre sur rien », le vœu de Gustave Flaubert, exprimé quand il écrivait Madame Bovary, a peut-être été réalisé par Robert Walser avec La Promenade. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un roman – La Promenade est considérée comme une nouvelle -, mais Flaubert parlait-il nécessairement d’un roman ? Bien sûr, le prétexte de ce livre, dont le titre ne se cache pas, ce n’est pas tout à fait rien. Bien sûr, on pourrait en dire que c’est un livre sur tout… et sur rien. Toujours est-il que Walser joue ici avec une thématique banale, qui lui permet d’écrire un livre assez inclassable, proche par l’esprit de son roman posthume, Le Brigand. Et nous voilà partis, dans les pas de l’écrivain, pour une promenade dans certaines de ses fantasmagories familières, dans certaines de ses thématiques favorites, tout cela enveloppé dans un style chatoyant, une poétique enjouée et somptueuse, un humour détaché et omniprésent. Rencontres plus ou moins « poussées » avec des femmes (la première, il la croise dans son escalier, et s’interroge sur son origine tout en saluant sa « majesté pâle et fanée »), beauté du monde et affirmation poétique de l’assentiment de l’écrivain à la vie, joie, regard inconditionnel sur son environnement proche, relation aux autres, vues sous l’angle social tant qu’individuel, statut de l’écrivain et petite théorie de l’écriture, proposée par petites touches, ici et là, goût toujours renouvelé des petites choses, du quotidien et du banal, toujours magnifiés, petite philosophie sans prétention et opinions simples d’un homme sur le monde dans lequel il vit, et qu’il regarde évoluer sans toujours s’émerveiller (un regard désapprobateur sur les premières voitures et sur la vitesse, dangereuse pour les piétons), portrait de l’écrivain comme un voyou, un brigand et un paresseux, sens de l’autodérision, de la remise en cause de sa propre parole, etc…

La stylistique de Walser est d’une qualité incroyable (dialogues tout sauf banals et volontairement rédigés dans un style surprenant, comme si ces rencontres banales échappaient justement au banal par le classicisme et un registre de langue désuet). Les descriptions de la nature environnante sont poétiques et pleines d’images délicates et recherchées. L’humour et le côté enjoué du texte passent également par le style, parfois excessif et volontairement décalé. Bref, l’écriture est maîtrisée et le fond et la forme au service l’un de l’autre. Tout cela pour raconter une promenade d’une journée, avec ses rencontres, ses détours, ses moments d’émerveillement et de joie, ses évasions dans la rêverie et l’imagination, ses temps de réflexion et de pensée, sans jamais que le texte et son auteur ne se prennent au sérieux. On pense bien sûr aux Rêveries du promeneur solitaire, auxquelles Walser a peut-être voulu répondre à sa façon, cocasse et tendre, mais on pense aussi, car Walser était sans doute bien plus un novateur qu’un imitateur, à Perec et sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, car La Promenade n’hésite pas à se lancer, à ses moments, dans une liste presque exhaustive de ce qui est vu au cours de cette journée de bonheur et de poésie que nous fait partager avec un génie certain l’auteur qu’admirait Kafka, et ce n’est sans doute pas la moindre des références. Je ne sais pas si Walser a réellement écrit un livre sur rien, mais ce livre-là, j’en suis sûr, ce n’est pas rien. C’est un court livre, qui ne vise peut-être pas au statut de chef-d’œuvre quand l’écrit son auteur, mais qui mérite plusieurs lectures, ce qui est un signe. Enfin, il m’a inspiré de nombreuses pistes de propositions d’écriture pour mes ateliers, ce qui est là encore le signe d’une écriture riche et digne d’intérêt. Mais Walser, je ne vous l’apprend pas, s’il se moquait bien de privilégier sa carrière littéraire, est un grand écrivain. La Promenade le confirme assurément. N’hésitez pas à y jeter un œil, le deuxième suivra sans aucun doute.

Chimère, Emmanuelle Pireyre

Le dernier livre d’Emmanuelle Pireyre, comme les précédents sans doute, rejoint l’appel de Sophie Divry, Aurélien Delsaux et Denis Michelis pour un roman contemporain qui nous parle, sans renier la fiction, et sans vouloir faire dans le réalisme des grandes problématiques de l’époque actuelle. L’autofiction – sur laquelle nous ne nous attarderons pas – et le roman historique mis sur la touche, en ce qui concerne la question de la création d’une grande littérature contemporaine, le roman souhaité par Divry et une quinzaine d’auteurs de sa génération est-il en passe d’apporter au lecteur exigent une satisfaction de sa soif légitime de grands textes ? A la lecture de Trois fois la fin du monde, de Divry, et de Chimère, de Pireyre, et en les comparant aux œuvres des maîtres du XXe siècle, comme celles de Kafka, Walser et Beckett, par exemple, et pour ne pas rendre la liste exhaustive, nous répondrons à cette question, hélas, par la négative. En effet, il ne suffit pas de reprendre et appliquer les théories de Kundera sur le rapport du roman et de l’expérience humaine dans « le piège qu’est devenu le monde » pour signer de grands livres. Chimère est peut-être la preuve que non, cela ne suffit vraiment pas. « L’une des caractéristiques essentielles du roman est de refléter quelque chose de notre société contemporaine » dit Divry dans son essai très intéressant Rouvrir le roman. Le dernier opus de Pireyre ne s’en prive pas : Europe, OGM, manipulations génétiques en tous genres, politique sont au rendez-vous et le reflet qui y est donné d’une Europe si lointaine de ses citoyens peut donner à réfléchir. Divry, toujours elle, regrette aussi dans le même essai que rares sont « les auteurs qui aiment à creuser la voix du comique tout en « ne lâchant rien » littérairement sur leurs exigences ». Elle affirme également que « le comique est un ferment intellectuel majeur dans la création artistique », nous rappelant que Rabelais, Diderot, Molière, Shakespeare, Cervantès, Swift et Aristophane savaient faire rire leurs lecteurs. Et leurs chefs-d’œuvre, pensons à Jacques le Fataliste, pour n’en citer qu’un, traversent les siècles et trouvent peu de textes dans la production actuelle digne de leur grandeur. Chez Pireyre, l’humour est omniprésent, comme dans ses performances d’ailleurs. Un humour léger et plein de détachement, nous semble-t-il. Mais en refermant Chimère, lu sans déplaisir, mais aussi sans passion, nous serions prêts à parier que dans un siècle, ce roman qui nous parle d’aujourd’hui avec un sens certain du comique et de l’humour sera déjà oublié. Nous vous invitons donc à le lire toutes affaires cessantes pour vous faire votre propre opinion sur ce sujet, car bon nombre de lecteurs de ce dernier livre d’Emmanuelle Pireyre ne seront sans doute pas d’accord avec cette courte critique, tant le ton de l’auteure peut plaire. En l’achetant, vous aiderez par ailleurs une maison d’édition qui mérite sans doute un coup de main des lecteurs, Les Editions de l’Olivier. Alors, bonne lecture quand même.

Le miracle du Saint inconnu, Alaa Eddine Aljem

Amine, un jeune homme qui véhicule dans le désert, dans le coffre d’une voiture improbable, un sac bourré du butin d’un casse a juste le temps de l’enterrer au sommet d’une colline, en réalisant une tombe qui doit lui permettre de retrouver plus facilement son magot quelques années plus tard, avant de se faire coffrer par la police. A sa sortie de prison, il se fait emmener sur place par un taxi, pour s’apercevoir que la colline est devenue un lieu de culte, et que le mausolée du Saint inconnu est bien gardé la nuit. Il s’installe dans le nouveau village qui s’est construit à côté et, sans argent, réfléchit à la façon de retrouver son sac plein de billets, en se faisant aider par un taulard, surnommé « le cerveau ».

Parallèlement, un jeune médecin s’installe au dispensaire du bled où il découvre l’inanité de son métier dans un village où il représente une attraction pour les vieilles femmes, qui viennent le consulter pour des bobos imaginaires. Quant aux hommes, qui sont tous malades (dixit l’infirmier du dispensaire) ils préfèrent s’en remettre au Saint inconnu. L’infirmier lui tend invariablement le même médicament pour mettre un terme aux consultations. Et chaque jour, les vieilles femmes reviennent consulter, façon comme une autre de rompre leur ennui. Un père et son fils tentent encore de cultiver une terre aride. Il n’a pas plu depuis dix ans et tous les paysans quittent la terre pour le mausolée ou pour la ville ou un autre village, ce qui provoque la colère de Brahim, le père, qui finira par s’en remettre à Dieu pour faire pleuvoir, avant de mourir de désespoir, laissant seul et inconsolé son fils qui ne rêvait que de partir en emmenant avec lui son père. Chez le barbier, qui fait aussi office de dentiste, deux compères attendent en bavardant et en laissant passer devant eux les gens de qualité du village : le gardien du mausolée qui est traité en héros (il a créé l’événement) quand son chien arrête un voleur ; Amine, qu’on prend pour un scientifique.

L’ennui règne donc au village. Il pousse, un soir, l’assistant du toubib à voler le panneau du mausolée sur lequel est écrit, sur fond doré, Mausolée du Saint inconnu. Ce même ennui pousse une nuit le toubib a organisé une mascarade pour faire « flipper », comme il le dit, les villageois en leur permettant de retrouver comme par l’effet d’un miracle le fameux panneau. Pendant ce temps, Amine et le cerveau réfléchissent à la façon la plus propre de récupérer le butin, se faisant parasiter par le pauvre voleur que le garde et son berger allemand arrêtent, puis endormant les deux gardiens du mausolée sans parvenir à mener l’action jusqu’à son terme. Le cerveau, qui veut faire ses preuves, écrase le chien sans le tuer, puis miné par le remords refuse de monter jusqu’au mausolée une nuit où il est sans gardien. Mauvais pressentiment. Le lendemain soir, un pèlerinage de trois nuits a commencé au mausolée. Comment récupérer l’argent ? Quand, vers la fin du film, Amine se présente avec la ferme intention d’agir enfin, et seul, une sacrée surprise l’attend.

Premier film du jeune réalisateur, Alaa Eddine Aljem, Le Miracle du Saint inconnu va ainsi de scènes en scènes doucement jusqu’à son terme, sans que l’ennui ne gagne le spectateur. L’humour ne force pas le trait, le regard sur un Maroc égal à lui-même est tendre et pertinent dans son observation d’un petit peuple qui vit dans le respect de ses vieilles traditions. Pas de caricature dans cette observation, pas d’ironie non plus, mais une légèreté qui n’empêche en rien une certaine gravité et quelques scènes où l’émotion a sa part. Sur un plan plus esthétique, la photographie est plutôt belle, sans ostentation (le paysage n’y est pas pour rien, ni le cadrage du ciel et de la terre).

Pour finir, le Saint inconnu est un gros sac plein d’oseille, ce qui ne l’empêchera en rien de provoquer un petit miracle pour le village, après qu’une pauvre vieille en fauteuil roulant ait déjà retrouver ses jambes grâce à l’eau du mausolée et de son Saint ! Joli film donc, devant lequel on rit et sourit, et devant lequel les amis du Maroc trouveront sans doute à penser sur l’évolution d’un pays qui oscille entre tradition et modernité.

Prins, César Aira

Prins est le 102e roman de l’écrivain argentin César Aira. Et celui-là est une véritable réussite. Comme d’habitude, l’intrigue est délirante, et les rebondissements laissent penser que l’auteur se tend à lui-même des pièges qu’il ne va pas pouvoir déjouer. Son personnage principal, un écrivain qui s’est enrichi en écrivant des romans gothiques, s’est lassé de son métier, dont il considère qu’il le fait sans grande conscience. Il est vrai qu’il n’écrit même plus ses livres, qu’une équipe de sept scribes se charge de rédiger pour lui. Mieux encore, il a visiblement signé tous les romans gothiques qui se sont écrits depuis les origines du genre (rappelons-nous le Pierre Ménard de Borges, qui réécrit à l’identique le Don Quichotte de Cervantes). Bref, il en a marre et cherche comment remplacer l’écriture par une occupation aussi prenante. Réponse : l’opium !

Comment Aira va-t-il se tirer de pareil défi ? Au mieux, rassurez-vous. Son personnage trouve de quoi fumer jusqu’à la fin de sa vie (l’équivalent, en masse, d’une machine à laver), doit héberger son dealer jusqu’à ce que le tas d’opium soit fumé (je vous laisse découvrir pourquoi en lisant le bouquin), rencontre dans le bus une femme dont il fait sa maîtresse et qui vit elle aussi dans sa maison. Ce n’est pas tout : ses scribes, inoccupés, font des leurs dans la ville et il va devoir les ramener à la raison. Tout en jouant avec les codes et les clichés du roman gothique, Aira en est là de son intrigue à dormir debout quand on se dit que la fin approche et que, même s’il nous a habitué à dénouer ses histoires en très peu de pages, cette fois cela risque de s’avérer délicat.

Le bougre s’en sort de main de maître en nous faisant vivre, par une écriture pour le moins déjantée et dans un final déroutant, dans la tête d’un type bourré d’opium, sans véritablement suivre les exigences de son intrigue et en concluant par un dernier paragraphe qui peut-être nous en dit un peu sur le tour de force de l’auteur et dont je vous livre les dernières phrases : « La difficulté pouvait paraître insurmontable, mais il se trouvait que je savais comment m’y prendre. Personne d’autre au monde peut-être ne le savait, alors qu’au fond c’était simple. Il suffisait de prendre un fait déjà survenu, dans toute la perfection de ce qui s’était passé comme cela s’était passé, et de le décalquer, ou plutôt, vu que la réalité est tridimensionnelle, de l’utiliser comme un moule pour y coller du neuf. » Comme si Aira nous disait comment il a fait pour écrire un livre aussi génial. Étourdissant.

Psychomagie, un art pour guérir, Alejandro Jodorowski

Alejandro Jodorowski, le réalisateur – écrivain, acteur, psychothérapeute… parmi ses nombreuses activités – chilien, est surprenant. Les amateurs de ses films ne s’attendaient sans doute pas à ce qu’il nous livre, pour son nouvel opus, un documentaire. C’est chose faite avec ce film consacré à son activité de thérapeute, qui nous montre un aspect jusqu’alors un peu caché de sa vie. Et disons-le tout net, en sortant de la salle après visionnage de Psychomagie, un art pour guérir, la sympathie qu’on peut ressentir pour l’homme s’en trouve sans doute renforcée.

Cela commence avec un peu d’humour et d’autodérision. Jodorowski, face à la caméra lit un court texte qui parle rapidement de Freud, comme inventeur de la psychanalyse, thérapie fondée sur la science, puis, tout aussi vite, de Jodorowski, inventeur de la psychomagie, fondée sur l’art. Ensuite, le film nous montre son action thérapeutique dans le cadre de différents cas, qui concernent tous des femmes et des hommes qui se sont adressés à lui pour guérir des traumas, parfois particulièrement lourds. De ce point de vue, le film fait un peu catalogue, mais peu importe. Un homme vient le voir pour se débarrasser de l’influence néfaste qu’exerce sur lui un père dont on peut penser qu’il s’agit d’un pervers narcissique, un autre pour se débarrasser, à 47 ans, de son bégaiement, une femme, pour résoudre, huit ans après, le traumatisme qu’a causé chez elle le suicide de l’homme qu’elle aimait la veille de leur mariage, et sous ses yeux, etc… Dans tous les cas, la thérapie, basée sur la créativité de Jodorowski fonctionne de façon impressionnante et permet aux sujets de se défaire de leur souffrance. Dans un cas, celui d’une femme de 88 ans, en lourde dépression, il n’y a pas de retour sur la « cure ». On peut penser qu’elle a échoué tant la dame semble pétrie de résistances et peut-être un peu trop âgée pour dénouer sa névrose. Dans tous les cas, l’empathie du thérapeute – sa grande humanité – est belle à voir. Dans tous les cas, ses idées thérapeutiques semblent hardies, intelligentes. Le contact physique y est omniprésent – ce qui est interdit en psychanalyse, rare dans les autres formes de psychothérapies – et intense, la mise en scène des traumas tient de la performance et peut se jouer dans les rues de la ville (avec la protection de la caméra et d’une équipe de tournage, mais on peut imaginer qu’il n’y a pas eu d’exception pour le film et que les habitudes de travail de Jodorowski n’ont pas été modifiées). Drôle de pratique, visiblement très efficace.

La deuxième partie du film montre des expériences de psychomagie sociale, faites au Chili et au Mexique. Dans un théâtre de Santiago, la foule, à la demande du réalisateur, concentre son énergie vers une femme qui se trouve sur scène, victime de cancers à répétition, dans le but d’essayer de la guérir collectivement. On la voit une dizaine d’années plus tard témoigner de son expérience. Dans le second cas, au Mexique, c’est à l’organisation d’une « manifestation » de rue pour guérir la foule des proches de victimes de la guerre du narcotrafic que l’on assiste.

On reste pantois devant l’énergie d’Alejandro Jodorowski (il a aujourd’hui 90 ans), devant sa générosité et son humanisme, devant sa modestie, également. Pas de voix off, pendant tout le film, qui commenterait ce qu’on voit. Le spectateur est seul juge. Pour ma part, j’étais conquis par les films du maître. Je le reste et suis désormais conquis par l’homme. Reste à découvrir ses romans et sa poésie.

It must be Heaven, Elia Suleiman

Le réalisateur du film, un Palestinien de Nazareth répondant au nom d’Elia Suleiman, se filme dans sa ville, où son regard neutre, à la Buster Keaton, s’étonne sans cesse de ce que ses contemporains lui donnent à voir, puis, une fois envolé vers Paris et New-York, garde cette candeur face aux scènes les plus surréalistes ou les plus surprenantes. Peu de paroles, l’une des seules fois où l’on entend la voix de Suleiman, c’est dans le taxi d’un Noir-américain de New-York, qui lui demande de quel pays il vient. « De Nazareth. » répond le Palestinien. « C’est un pays, Nazareth ? » lui demande l’autre, qui finit par s’arrêter en lui disant que c’est la première fois de sa vie qu’il voit un Palestinien. La course sera gratuite. Il en va ainsi de tout ce film, dans lequel se suivent des scènes burlesques que le regard du réalisateur-acteur enregistre sans commenter, sinon par une discrète inflexion d’un visage qui reste invariablement impassible. Paris, désert, un jour de 14 juillet, au coin des rues apparaissent soudain des tanks ou des chevaux montés par des militaires, suivis de près par une auto-crotte dont le bruit de déglutition évoque le Jacques Tati de Mon Oncle (on retrouvera cette influence ici et là dans le film), Paris ville de la mode où le premier jour est marqué par la jeune beauté des femmes de la rue, filmées à la façon d’un clip, avec pour musique une version lascive d’I put a spell on you, Paris ville où la police semble omniprésente, que ce soit montée sur rollers ou sur overboard, elle passe son temps à poursuivre des gens qui courent et semblent n’avoir que peu de chose à se reprocher, Paris ville des sans domicile fixe. New-York, quant à elle, est rêvée par Suleiman en ville de Far West où Monsieur et Madame Tout-le-monde font leurs courses et vaquent à leurs occupations les plus banales avec une arme – et quelle arme ! – en bandoulière (scène d’une drôlerie intense), où les flics, ridicules, coursent dans un parc une femme à la poitrine peinte d’un message de soutien à la Palestine, en vain. Et toujours, champ, contre-champ, le corps et le visage de Suleiman, immobiles, qui observent ces scènes si étranges sans faire passer le moindre message. « Etes-vous le parfait étranger ? » lui demande un Américain qui l’interroge devant des étudiants déguisés pour Halloween. Une fois encore, le réalisateur ne répond pas. C’est sans doute le film qui le fait pour lui. Un joli film, plein de poésie et de drôlerie, qui n’en regarde pas moins notre monde et, sans jugement, laisse au spectateur le soin de réfléchir lui-même à la réalité dans laquelle nous vivons tous. Un film à voir sans aucun doute et à recommander à vos amis.

A la Colonie disciplinaire, Franz Kafka

Deuxième tome de la réédition, datant de 1998, des nouvelles de Kafka par les éditions Acte Sud dans leur collection de poche Babel, A la Colonie disciplinaire regroupe des textes publiés du temps de la vie de l’écrivain (1919 à 1924). Pour qui l’aurait oublié, Kafka était génial. La description d’une « machine un peu particulière », qu’un officier, désormais seul à défendre une justice qui ne donne à l’accusé aucun moyen de défense, ne l’informe pas du chef d’accusation et le condamne à mort sans le prévenir du verdict, pour l’exécuter sans autre forme de procès grâce à un engin de torture d’un genre tout à fait inédit, présente à un enquêteur étranger venu observer ce qui se passe dans une colonie disciplinaire d’un pays qui n’est pas nommé, donne lieu à une nouvelle à l’intrigue surprenante de bout en bout. C’est l’autre (un autre) versant du roman inachevé Le Procès. Le vrai condamné de la nouvelle est d’ailleurs la machine elle-même. Le commandant qui l’a inventée et l’a mise au centre du système judiciaire de l’île où elle est utilisée est mort. L’officier qui l’utilise se heurte à un nouveau commandant qui n’est pas favorable à cette justice-là, il joue sa dernière carte pour faire survivre la création de son chef aimé, et son statut de juge, en même temps que de bourreau. A vous de découvrir le reste de l’intrigue.

Le recueil comporte quelques autres joyaux de l’art de la nouvelle que Kafka a porté à son paroxysme : Un Médecin de campagne, Ce qui tracasse le Père de famille (le fameux Odradek, célébré par Vila Matas, ce grand défenseur de la littérature et de ses écrivains les plus dignes d’intérêt), Compte rendu pour une académie (rédigé de la main d’un singe qui s’est vu dans l’obligation de se transformer en homme, le mouvement inverse de la Métamorphose), Première Souffrance (un trapéziste qui fait le choix de ne plus jamais descendre de son trapèze, dont Le Baron perché de Calvino a sans doute dû quelque peu s’inspirer), Un artiste du jeûne (la triste histoire d’un jeûneur professionnel à une époque où son art finit par ne plus intéresser les foules), parmi d’autres textes de haute volée, est la sélection que je vous propose de cette relecture. Rien d’autre à faire que lire et relire les textes de cet auteur à la vie et la trajectoire artistique un peu particulières, pour en rester chaque fois pantois et admiratif. Sans oublier de dévorer tout ce qui a pu s’écrire sur lui, bien souvent aussi passionnant que son œuvre – rien d’anormal à cela, son œuvre a inspiré ces essais. Alors, allez-y les ami-e-s, lisez Franz Kafka !