L’Anomalie, à l’aune du Comment écrire aujourd’hui, de Laurent Dubreuil (5)

Dans le chapitre Comment payer ses dettes avec ou sans génie ? « Michel Houellebeck, Frédéric Beigbeder, David Foenkinos ne sont pas forcément les pires écrivains (la concurrence est rude), mais ce sont surtout d’excellents commerçants, dont, à la différence de leurs droits perçus, à peu près aucune phrase ne compte littérairement. » 

La concurrence est rude… Hervé Le Tellier, dont je n’ai rien lu sinon ce pauvre livre primé, L’Anomalie, rejoint (si ce n’était déjà fait) le club (fermé ?) des auteurs bons commerçants dont les phrases ne comptent pas littérairement. Vous en voulez une nouvelle preuve ? Allons-y donc, dans L’Anomalie, il y a ça :

« Un ding assourdi l’alerte d’un mail. Elle lit le prénom d’André et soupire. Elle est en colère, moins parce qu’il insiste que parce qu’il sait qu’il ne devrait pas insister et qu’il ne peut s’en empêcher. Comment peut-il être aussi intelligent et aussi fragile à la fois ? Mais l’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence. » 

Rien qui ne soit attendu. Décidément, les (bonnes) surprises sont rares dans ce bouquin.

L’Anomalie, à l’aune du Comment écrire aujourd’hui, de Laurent Dubreuil (4)

Dans le chapitre, Comment réagir à l’annonce du palmarès : « Pour la joie de la galerie, cette comédie est rituellement donnée à Paris entre août et décembre, avec, à chaque rentrée, de nombreuses improvisations et de nouvelles allusions à la situation présente. Les prix ont acquis une importance lourde et nuisible dans le fonctionnement social de la littérature contemporaine, nous ne pouvons l’ignorer. Ils servent à maintenir des choix économico-esthétiques, ils rendent inaudible le non-conforme, ils favorisent une fausse idée du littéraire. » 

Un journaliste d’une chaîne d’information « spécialisée », sur laquelle il n’est jamais question de littérature sinon au moment de la remise d’un prix importante, dit en parlant de L’Anomalie qu’il s’agit d’une lecture addictive, qu’il se lit comme on regarde une série. C’est à peu près ça, un « page-turner », qu’on lit sans doute sans être attentif au style, pour suivre l’histoire sans se préoccuper de l’essentiel, l’écriture. Le fait qu’il soit publié chez Gallimard en dit long sur les choix littéraires de cette maison d’édition historique. Et ce qui est drôle, c’est qu’en période de crise qui n’a pas épargné les maisons d’édition, c’est celle qui a les reins les plus solides qui hérite via le Goncourt de la vente assurée d’au moins 400 000 exemplaires du livre primé. Gallimard a fait un joli coup en publiant ce roman. Il n’en reste pas moins que c’est un piètre roman, dans lequel on trouve ça : 

« Devant le département de mathématiques de Princeton, un élégant building de verre et de briques rougeâtres au modernisme déjà ancien, les étudiants ont dressé des tables à tréteaux, installé un barnum blanc à chapiteau pointu et allumé le barbecue. On célèbre avec force saucisses la médaille Fields de Tanizaki, et le probabiliste Adrian Miller se rend bien compte qu’il regarde sa collègue Meredith Harper avec un sourire crispé, qu’il alterne avec un air de sentimentalité idiote. La première fois qu’Adrian avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide. Une telle impression est passagère, les meilleurs auteurs le lui auraient confirmé. Deux mois avaient passé depuis l’arrivée de la topologiste britannique, et désormais Meredith, avec ses jambes trop minces et ses cheveux bruns trop sages, son nez trop long et ses yeux trop noirs, Meredith la toujours distante l’attire de façon déraisonnable. » 

Tout ça pour ça ! C’est quand même assez affligeant. Jetez un œil aux adjectifs (consternant) : « élégant » building / briques « rougeâtres » / modernisme « déjà ancien » / barnum « blanc » / chapiteau « pointu » / sourire « crispé » / sentimentalité « idiote » / Meredith « franchement laide » (eh, oui, c’est toujours franchement qu’une femme est laide !), etc… Un chapelet de clichés, ce paragraphe, dans lequel on célèbre « avec force saucisses » une médaille (Un prix Goncourt aussi ?) et on se sent attiré de façon « déraisonnable ». Voilà, ça se lit facilement, et quand on vise un lectorat potentiel d’un demi million de lecteurs, c’est sans doute essentiel, non ? Et ça donne des paragraphes d’une platitude semblable à celle de ce que vous venez de lire, de l’écriture mainstream pour lecteurs de base, qui lisent chaque année le prix Goncourt, allez savoir pourquoi. 

L’Anomalie, à l’aune du Comment écrire aujourd’hui ? de Laurent Dubreuil (3)

Chapitre Comment faire quelque chose ? « La littérature peut raconter, relier, expliquer, désigner, réparer. Enfin, à l’occasion, car sa tâche principale est d’œuvrer dans le langage et, par là, de nous faire quelque chose – submerger nos âmes, ébranler nos esprits, émouvoir nos corps réfléchissants. En deça de quoi l’écriture ne se tiendra qu’à défaut. »

Dans L’Anomalie, il y a ça : « Salut, général Silveria de mes deux ! C’est tout ce que vous avez trouvé ? Franchement, j’y ai cru, mais le coup de descendre l’avion, c’est le truc de trop. Vous trouvez que c’est le moment, avec l’orage qu’on vient de se payer ? En plus, vous vous êtes gourés, mon dernier vol, c’est après-demain, pas aujourd’hui. mais je reconnais, comme cadeau de départ, c’est mieux qu’un carrot cake à la mords-moi-le-nœud. »

Il y a ça, aussi :  » Meredith a soudain envie d’un café qu’elle n’aime pas, elle se bat avec le percolateur récalcitrant – Ces connards, ils ont même programmé des pannes dans leur simulation -, et quand le liquide noir et mousseux coule enfin, elle se tourne vers Adrian, silencieux. 

Il la regarde avec un enchantement vermillon dans le cœur. Il aime décidément tout chez elle, ses joues roses lorsqu’elle s’emporte, cette perle de sueur sur le bout du nez, et sa façon de porter ample ses chemises sur un corps d’une si extrême minceur. Peut-être tout cet élan vers elle est-il aussi programmé ? il s’en fout. La vie commence peut-être quand on sait qu’on n’en a pas. » 

Âme submergée ? Esprit ébranlé (ça, sans doute, mais par la désolation) ? Corps réfléchissant ému ? Que nenni, hélas ! 

L’Anomalie, à l’aune du comment écrire aujourd’hui ? de Laurent Dubreuil (2)

Chapitre Comment lire : « En restituant au dire le risque du poncif, je veux enfin désigner une catégorie de l’illisible. Est d’abord illisible l’expression courue d’avance et non pas ce qui relève de « l’expérimental ». 

Dans L’Anomalie, page 175, j’ai trouvé ça (je l’ai « illu » !) : « C’est quoi l’histoire, déjà ? Ah oui. Le diable entre chez un avocat et lui dit : »Bonjour, je suis le diable. J’ai un marché à vous proposer. – Je vous écoute. – Je vais faire de vous l’avocat le plus riche du monde. En échange, vous me donnez votre âme, l’âme de vos parents, celle de vos enfants et celle de vos cinq meilleurs amis ? L’avocat le regarde d’un air étonné et dit : « D’accord. où est le piège ? » »

Avec des paragraphes qui relèvent de l’expérimental comme celui-là, ce livre va rester dans l’histoire de la littérature française… Il occupera une ligne dans le palmarès du prix Goncourt.  

L’Anomalie, à l’aune du Comment écrire aujourd’hui ? de Laurent Dubreuil

Chapitre Comment se dispenser des phrases de rien : « Maintenant, je dois dire que, sincèrement, je ne parviens pas à me représenter comment un écrivain en arrive à nous donner de telles phrases. » Citation de Laurent Dubreuil, que je reprends à mon compte en lisant ça, dans L’anomalie d’Hervé Le Tellier : 

« Tuer quelqu’un, ça compte pour rien. » (incipit – ça commence mal)

« Le président américain reste bouche ouverte, présentant une forte ressemblance avec un gros mérou à perruque blonde. » (page 162 : on sourit en pensant à Trump, puis on se dit bien vite que la comparaison est faible et même pire)

Quand je lis, ici ou là, que L’Anomalie est un roman magnifiquement écrit, j’avoue que les bras m’en tombent.

Une Bête aux aguets, Florence Seyvos

Notre exploration d’une littérature féminine (et par la même occasion notre découverte partielle du catalogue des Editions de l’Olivier) se poursuit avec un retour vers une auteure à l’imaginaire et à la recherche intrigants, Florence Seyvos, et en l’occurrence à son dernier roman, Une Bête aux aguets. Anna, son personnage principal, est une drôle d’enfant, différente, qui suite à une maladie infantile (la rougeole) se métamorphose et doit suivre un mystérieux traitement à vie dont elle ne sait pas la raison, un traitement imposé par un certain Georg, à qui sa mère a fait appel pour l’aider à guérir sa fille et avec qui elle semble avoir une courte liaison. A peine son premier médicament avalé, la pré-adolescente en sent l’effet immédiat, sous forme d’un scintillement qui parcourt tout son corps, et dans l’heure qui suit se retrouve sur pieds. Traitement magique donc, qu’elle va devoir suivre ensuite sous forme d’un cachet blanc chaque jour et d’un cachet bleu chaque samedi. Il n’est pas question de déroger à cette prise régulière. Mais allez imposer pareille discipline à une jeune fille de cette âge ! Bien entendu, elle y répond en bravant l’interdit et joue avec son traitement, façon comme une autre de s’opposer à sa maman, en fonction de son humeur. Jusque-là l’enfant différente est conforme à l’idée qu’on peut se faire d’une adolescente. C’est que nous avons omis jusqu’ici de parler de ce qui fait d’elle, justement, une « extraterrestre » : Anna entend des voix dans l’appartement où elle vit avec sa mère, y sent des présences invisibles très envahissantes pour elle, et accessoirement lévite (elle dit qu’elle « vole »). Sa mère semble toujours inquiète pour elle, comme si elle savait quelque chose qu’Anna ignore. Voilà donc le thème principal de ce texte, qui renouvelle de façon très réussie le genre du roman de vampires. Car, bien vite, la jeune Anna (elle grandit) s’aperçoit qu’elle éprouve une irrésistible fascination pour le sang, qu’elle ne peut s’empêcher d’y goûter en mordant cruellement son premier amant, un jeune homme qu’elle a rencontré à l’infirmerie de son lycée, un jour où elle a simulé un malaise suite à une chute, et qui semble reconnaître en elle (mais de cela on n’aura pas la certitude que pourrait donner une réponse claire du texte, ou alors il faut en passer par une analyse fine du lexique employé par Ariel quand il parle d’elle : il la nomme « petite créature », et lui raconte un rêve qu’il a fait où elle entrait dans sa chambre en volant) un être plus qu’humain. Voilà donc la fameuse bête aux aguets que craint tant la jeune femme, ce fameux vampire qui a donné naissance à quelques séries de romans (dont nous nous garderons de juger de la qualité pour nous être abstenu de les lire) de la « littérature adolescente », auxquels Une Bête aux aguets offre une alternative bienvenue et lisible par n’importe quelle tranche d’âge de lecteurs. Du point de vue de l’écriture pure, Une Bête aux aguets est un texte au style bien d’aujourd’hui : pas de lyrisme, une écriture sans effets, simple, peut-être pas blanche, peut-être pas sèche (encore que…) mais efficace. Ce n’est sans doute pas le style littéraire que nous recherchons, et cette « efficacité » nous laisse sur notre faim, mais c’est visiblement (il en allait de même avec la forme de L’Enfant incassable) la façon de faire de Florence Seyvos. On ne lui en fera pas grief. En revanche l’univers que déploie Seyvos dans ce texte nous semble particulièrement maîtrisé, les interrogations de la jeune femme et les expériences étranges qu’elle vit quotidiennement donnent à son roman un intérêt qui incitera sans nul doute les amateurs de littérature fantastique, même si Une Bête aux aguets se situe à la lisière du roman de genre et pose sans doute des questions qui portent sur un mystère plus grand que celui du vampire, un mystère tout entier contenu dans l’excipit du roman : « J’attends que quelque chose soit possible. ». Un texte qui se lit avec facilité, d’une seule traite, ce qui n’est pas un jugement de valeur (ni favorable, ni défavorable), mais un simple constat. De ce point de vue, comparé au roman de Rita Indiana, Les Tentacules, chroniqué ici même il y a deux jours, le dernier opus de Florence Seyvos semble (euphémisme) moins exigeant avec son lecteur, plus simple en apparence (ce qui ne veut pas dire simpliste), même si une lecture au second degré s’impose, car dès les premières lignes du roman, le mystère est nommé avec un incipit dont la force est un coup de maître : « Je me suis aperçue depuis quelque temps que je ne croyais plus au monde. » La jeune femme est prise entre deux mondes aux règles différentes, elle se bat désespérément contre son isolement, en faisant appel avec maladresse à Georg (figure d’un deuxième père qui lui redonne la vie et la rebaptise : il lui offre un nouveau prénom, Luminata), puis en allant le trouver une deuxième fois, au comble du désespoir, quand sa mère semble frappée d’un mal incurable, pour trouver cette fois quelques réponses tangibles à ses questions. Mais à aucun moment, Florence Seyvos, elle, ne donne de réponses aux questions que peut soulever son texte, laissant le soin au lecteur d’interpréter lui-même le drôle d’objet qu’il a entre les mains et qu’il vient de dévorer. C’est un drôle d’univers que celui de cette écrivaine, dont le dernier volume donne envie d’en poursuivre la découverte.

Les Tentacules, Rita Indiana

L’action de ce roman se déroule en République Dominicaine, durant trois époques différentes : 2027, 2000 et XVIIe siècle. On ne va pas chercher à résumer l’intrigue de ce texte baroque. Présentons simplement les deux personnages principaux du récit : Acilde, une jeune fille de 2027, qui avant de travailler comme bonne pour une grande prêtresse de la Santeria (Vaudou), « taillait des pipes au Mirador » en se faisant passer pour un jeune garçon. Sa patronne l’a prise en charge et lui vient en aide pour l’aider à sortir de sa condition. Acilde a un projet : acheter, grâce à des moyens illégaux, le Rainbow Bright, une puissante drogue qui permet de changer de sexe sans opération. C’est elle que l’on suit au début du bouquin, avant de faire la rencontre d’Argenis, un jeune artiste du début du XXIe siècle, qui participe à une résidence organisée par un riche couple dont l’objectif majeur est de protéger les récifs coraliens de Sosua.

Nous y sommes. Soudain, c’est l’histoire d’Argenis qui se développe. Durant la résidence, il se met à vivre simultanément en 2000 et au XVIIe siècle, sur un flibustier, auprès d’hommes de mer avec lesquels il se demande ce qu’il fait. Cette immersion dans un monde dont il ignore tout le fait s’interroger sur ce qu’il prend d’abord pour un simple cauchemar. Mais un cauchemar dont il n’est pas si simple de sortir… Puis progressivement, il accepte cette double réalité et parvient tant bien que mal à vivre sur ces deux plans, même s’il se demande s’il n’est pas en train de devenir schizophrène. Bien sûr, à Saint-Domingue, la sorcellerie est active et Argenis se demande aussi s’il n’est pas victime d’un mauvais sort. Qu’importe au fond, l’important est bien dans la capacité de l’auteure à passer d’un monde à l’autre sans transition, dans un zapping permanent et rapide, sans qu’à aucun moment on se lasse de ce jeu de va-et-vient. Par ailleurs, on retrouve dans cette partie de l’intrigue des personnages qui viennent de l’univers dans lequel évolue Acilde au début du texte, soit vingt-sept ans plus tard ! Giorgio Menucci, le mécène qui reçoit des artistes en résidence à domicile, et Nenuco l’ont en effet tous deux croisé(e), ou la croiseront. Quand vers la fin, ce ne sont plus non seulement les personnages d’un même siècle qui se croisent, mais les époques qui s’entrechoquent et leurs héros qui se mêlent dans un réalisme magique très sud-américain, on se dit que Rita Indiana a réussi là, pour ce premier roman, un sacré coup de maître, en mélangeant les genres et les époques avec maestria. Publié chez Rue de l’échiquier, Les tentacules vaut le détour, et sans doute plus qu’une seule lecture. Alors n’hésitez pas à le commander à votre libraire, vous ne serez pas déçu-e-s par le style à part de cette jeune musicienne qui fait ses débuts en littérature avec un texte réjouissant.