Les Rêves du serpent, Alberto Ruy Sanchez

Encore un OVNI littéraire qui nous vient d’Amérique du Sud, du Mexique cette-fois, à travers la voix d’Alberto Ruy Sanchez, dans ces Rêves du serpent, un roman acheté parce que son prétexte m’a fait penser à l’idée qui se développe de loin en loin dans mon travail actuel, mais qui s’avère finalement différente et traitée d’une autre manière par l’auteur mexicain. Donc, le narrateur du texte reçoit des drôles de cartes, non signées, créées par la main de l’expéditeur, des collages la plupart du temps, avec des textes étranges et déconcertants, non signés bien sûr.

« Aujourd’hui, le rêve du serpent endormi m’a de nouveau réveillé en pleine nuit,, il a ouvert les yeux d’un coup, émergeant de sa longue hibernation. Il les ouvrait si grands qu’ils remplissaient la pièce, ses pupilles allongées me suivaient sans me lâcher. J’ai arrêté d’avancer et tenté de reculer quand son regard rivé au mien m’en a empêché.

Il avait fait de moi son prisonnier. »

Les cartes se suivent et se ressemblent sans se ressembler, le narrateur se demande qui est l’homme qui les lui envoie, il l’appelle la Silhouette, on voit mal comment il pourrait découvrir l’identité de l’inconnu, et il nous prévient que le texte ne marchera pas en ligne droite, qu’il n’ira pas droit aux faits, qu’il procédera par digressions et nous voilà partis dans un chapitre consacré aux recherches d’un scientifique qui, en conférence, raconte une étrange histoire de fourmis parasités par un drôle de champignon qui s’introduit dans leur cerveau, après inhalation de spores, et s’y développe… Rien de bien rassurant, serait-ce l’annonce métaphorique de ce qui va arriver à celui qui raconte ?…

Puis le narrateur reçoit un appel d’une connaissance qui lui parle du patient d’un ami médecin qui dit de façon récurrente qu’il le connait (serait-ce la fameuse silhouette ?) et il se trouve que ce malade a été encouragé par son médecin a écrire et dessiner sur les murs de sa chambre tout son délire. Ces feuilles ont été archivées et, dans la mesure où le malade pourraient être un de ses ascendants, seront expédiées au narrateur, s’il ne les refuse pas ! Un complément des cartes mystérieuses, en somme.

Dès lors, l’enquête que mène sur la mémoire de la Silhouette le narrateur le conduit, et le lecteur avec, à s’intéresser à l’art brut, dont certaines figures marquantes sont évoqués dans plusieurs chapitres, avant qu’elle (l’enquête) ne l’entraîne dans les arcanes historiques de la Révolution russe et sur les traces d’un Mexicain exilé aux Etats-Unis, qui y rencontrera une militante communiste, finira par vivre en URSS avant de devenir l’assassin de Trotsky. Voilà en quelques lignes le résumé de ce livre vertigineux et plein d’érudition qui propose un voyage dans l’espace et le temps assez inédit au lecteur prêt à risquer de se perdre dans les arcanes d’une semblable intrigue. Je vous y encourage, vous ne serez pas déçu.

Esquisses musicales, César Aira / La preuve, César Aira

Quand vous avez perdu la littérature et que vous la cherchez désespérément, inutile de tourner vos regards vers la France, vous ne l’y trouverez plus, c’est mort, sauf peut-être en de très rares occasions. Non, soyez sérieux, regardez vers l’Amérique du Sud (peut-être un peu au nord, aussi, qu’en sais-je ?…), et là, c’est gagné. D’où ce retour au grand César Aira, l’Argentin sublime, né en 1949 (c’est vrai, on se fout de sa date de naissance…), auteur de cent-dix à cent-vingt livres, qui fait mouche à tous les coups. Ici, Esquisses musicales, un petit roman (Aira fait court), qui nous éloigne un peu de sa théorie de la fuite en avant et nous narre l’histoire du peintre que personne n’a jamais vu peindre, et qui doit pourtant réaliser une fresque pour la mairie de sa ville, Coronel Pringles. Prétexte à disserter de façon fictionnelle sur le travail de l’artiste, cette fable d’Aira n’a pas eu l’effet escompté sur mon esprit tourmenté, fatigué (toutes les excuses sont bonnes), et je n’ai rien imprimé quant au texte. Voilà pourquoi j’arrête là cette chronique sur un livre à propos duquel je l’avoue, je n’ai rien à dire. Mais ce qui s’appelle rien. Soyez curieux, lisez-le !

La Preuve en revanche a mis mon cerveau en ébullition. C’est encore un texte différent de ce à quoi le maestro a habitué ses lecteurs. Une jeune fille, dix-sept ans peut-être, remonte l’avenue Rivadia vers la place de Flores, à Buenos Aires, pour rentrer chez elle. C’est l’hiver et le soir. Une question brutale, « Tu baises ? », l’arrête dans sa rêverie et sa contemplation, elle se tourne vers la voix qui l’a ainsi interpellée, et découvre deux punkettes, dont l’auteure de la fameuse phrase qui l’a émue. Marcia n’est pas ce qu’on appelle un canon, elle est encore vierge, et la brutalité de la question ne lui a pas à ce jour été assénée. Pourtant, la rencontre entre les trois jeunes femmes va avoir lieu, Marcia est curieuse, elle n’a jamais rencontré de punks, et les trois personnages vont donc s’installer dans une cafétéria où elle discute, de tout et d’amour, surtout d’amour, la punkette ayant exprimé son désir et aussi annoncé sa flamme amoureuse à Marcia, « C’est toi que j’attendais, t’a pas compris, ma grosse ? Ne fais pas ta difficile. Je veux te lécher la chatte, pour commencer. » ; « Je ne pourrais pas te faire de mal. Parce que je t’aime. C’est ce que j’essaie de t’expliquer. Je t’aime. »

C’est loin d’être gagné, on l’aura compris. Mais Mao (la deuxième punkette s’appelle Lénine) et Marcia se lancent dans une discussion, Mao à sa façon abrupte et violente, Marcia, plus douce et ouverte, même si les manières de ses deux amies d’un soir l’étonnent. Mao s’avère bien plus intelligente et fine que son aspect rugueux peut le laisser penser d’un prime abord, la conversation se prolonge, interrompue à deux reprises par la venue de deux responsables qui veulent virer ces filles qui ne consomment pas et occupent une table, aussitôt expédiées à la punk. On s’étonne de ce colloque sentimentale entre trois jeunes filles, tout en s’amusant du contraste entre elles, on se demande où tout ça va nous mener, jusqu’à ce qu’elles quittent les lieux et que Mao entraîne Marcia avec elle et Lénine en lui criant qu’elle va lui donner une preuve de son amour.

La fin est alors un bouquet de feu d’artifice à la Aira, que je me garderai bien de révéler ici, car il faut lire ça. C’est déjanté, punk à souhait. C’est La Preuve, un sacré bon petit livre de César Aira, à lire sans modération.

Edie. La Danse d’Icare, Véronique Bergen

Puisqu’il était question dans la chronique précédente (un coup de lance-pierres, en vérité) d’usage du corps féminin, pourquoi ne pas présenter ici ce merveilleux texte publié par Al dante (maison d’édition consacrée à la poésie, mais pas que), signé par Véronique Bergen, une écrivaine belge, Edie. La Danse d’Icare. Edie, c’est Edie Sedgwick, une femme qui fut, selon les dires de l’éditeur, « l’égérie d’Andy Warhol, la compagne de Bob Dylan, et mannequin pour les magazines Vogue et Life », ce que le livre vous dit tout aussi bien, mais Edie, c’est surtout la fille de l’ignoble de Fuzzy Sedgwick, un milliardaire américain, qui abuse de ses enfants comme on abuse de ses possessions, et en particulier d’Edie, qu’il viole à gogo, physiquement et mentalement.

« Ma maladie vient de loin, m maladie est estampillée dynastie, je suis la plus riche héritière de la Nouvelle Angleterre, la légataire de pathologies prestigieuses étalées sur six générations. La folie galope sous ma peau comme elle courait sous celle de Zela Fitzgerald. Puisque les dernières branches de notre arbre généalogique pur WASP sont pourries, je devrais vendre au enchères le bel ADN maniaco-dépressif de Fuzzy. Pour laver mon sang de descendante de psychotiques, je le noie dans la coke et l’héro, je déloge à coups de speed le plasma parano, les plaquettes scatophiles, embarque la ménagerie autiste dans de fabuleux shoots. un speedball toutes les deux heures réussit à éclaircir les idées caillées que mon père a déposées en moi. »

C’est donc Edie qui s’adresse au lecteur, dans une langue d’une poésie inouïe, chez qui la grammaire n’a qu’à bien se tenir, parmi les trouvailles d’un style enlevé, nerveux et totalement adapté au discours et au récit qui nous est proposé, discours de la folie, des drogues et de l’énergie surspeedée d’une époque et d’un milieu qui riment avec liberté, malgré les chaînes que traîne la belle Edie. Veronique Bergen est, de ce point de vue, une auteure de grand talent, dont l’écriture magnifie des thèmes glauques, fait d’une histoire qui a priori n’a que peu d’intérêt une ode à la vie, et tient le lecteur en haleine, non dans l’attente de ce qui va se passer, car on sait d’avance que ce genre d’histoire se termine mal, sans se soucier de raconter une histoire, dans la répétition des scènes, du recours à la drogue, du discours sur le père, cette ordure qui s’appelle Fuzzy, des souvenirs ∂’enfance et de jeux tordus avec une petite sœur un brin secouée elle aussi, et pour cause, d’une folie familiale terrifiante, d’une vie à mille à l’heure, rythmée par le sexe, la drogue, les addictions banales d’une psychose effrayante. Edie. La Danse d’Icare est donc une réussite absolue, un petit chef-d’œuvre qui évoque les courts textes d’une auteure chroniquée ici, il y a quelques mois, Cookie Mueller, mais là où celle-ci évoquait avec un certain bonheur une vie dissolue depuis un regard distancié, le style enflammé de Bergen emporte son lecteur dans la lave en fusion d’un texte au lyrisme contemporain d’une efficacité redoutable.

 » A observer le visage celluloïd de la femme qui ausculte mes cuisses, je crains qu’en catimini elle pétrisse aussi mon cerveau. E, un été, mes jambes seront remodelées harmonie des sphères et me propulseront premier mannequin des Etats-Désunis. Ma nuit de baise avec Terence a été bergamote fondue car il manque de style. D’un des étalons de mon père, toutes les juments étaient folles, à quatorze mois, mon paternel m’a mise sur un cheval qui n’a pas pégasén en plein ciel, dommage. Pour donner une première ligne aérodynamique à mes mollets, la femme me lime les peaux mortes. Mon grand-père Babbo n’a jamais eu le moindre tissu nécrosé car il connaissait Pindare par coeur. L’univers entier tombera à genoux devant mes genoux transformés par electrolyse. Les mains de l’esthéticienne me font du bien, sa bouche qu’elle laisse entrouverte me fait du mal, son blabla sur le cartoon de son mariage ne me waltdisney pas un pour cent de ma libido. Elle affine la courbe de mes mollets mais elle épaissit mon esprit qu’elle promène comme un ouistiti en cage. La date de son paradis nuptial, la couleur du ciel, la musique de s anges ce jour-là, je m’en tape. Miss-lèvres-ouvertes-c’est-plus-sexy a horoscopé boule de cristal pendant des semaines et au terme de prophéties vaudou a arrêté la date du 4 avril 1964, la date où les Dieux de l’hymen veilleraient sur elle. »

Bref, vous l’aurez compris, je vous ordonne de lire, sans plus tarder, cette prose géniale qui vous lavera les yeux et le cerveau des « romans » d’été que vous aurez lus, pauvres touristes que vous êtes, sur les plages de France et de Navarre ! Amen.

Usage communal du Corps féminin, Julie Douard

Aujourd’hui, on expédie les affaires courantes, car le retard s’accumule, et même une activité fébrile d’écriture de chroniques à tombeau ouvert ne permettra pas de le rattraper aussi vite qu’on pourrait naïvement le croire. Bref, après la lecture euphorisante du bien titré Augustin Mal n’est pas un Assassin, de la prof de philo, Julie Douard, une femme plutôt drôle, l’idée de lire, pour son titre encore, qui laissait espérer un texte sulfureux et bien féministe, Usage communal du Corps féminin, m’est soudain venue, au point de commander le bouquin sans même avoir une vague idée de son contenu. Et mal m’en a pris. A ce moment précis de ma rédaction, je me dis que j’aurais dû confier ce travail au gars qui rédige des commentaires assassins de ses lectures dans l’excellent blog « Pilonnages », que je recommande à tous, et qui, comme c’est drôle, habite la même ville que moi. C’aurait été l’occasion de boire un café avec lui et d’ainsi le rencontrer. Car je m’apprête à éreinter ce bouquin de Julie Douard, sans le moindre état d’âme, puisque j’ai bien dû le lire, une fois acheté, ça été vite fait, car le contenu n’en est pas très exigeant, c’est le moins qu’on puisse dire, on croirait visionner un bon vieux nanar de la comédie française, avec des acteurs un peu ridicules, vous savez, ces acteurs de comédie dont notre cinéma regorge, bref, un truc qui se veut drôle, à mourir de rire, et qu’on avale en se demandant, hébété, ce qu’on est en train de faire, et si c’est bon pour notre santé (mentale, surtout). Les deux personnages principaux, mais ce ne sont que deux caractères parmi beaucoup d’autres, car l’histoire se déroule dans une petite ville de la France profonde, s’appellent Marie Marron et Gustave Machin (ça arrache, non ?) et le bouquin commence comme ça : « Marie Marron avait toujours été un peu gourde. », un incipit qui déchire au moins autant que « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. », et à partir de là, un lecteur un peu éveillé, ce que je ne suis pas, devrait se dire, lucide, ça commence mal et il est peut-être encore temps de rapporter le livre pour l’échanger, en prétextant qu’on s’est trompé d’objet, ce qui, dès lors qu’on a gardé le ticket de caisse, devrait être possible. Hélas, ce n’est pas ce que j’ai fait, j’ai persisté dans mon erreur et j’ai lu le livre, en peu de jours, jusqu’à la fin, en sortant soulagé de m’en tirer à si bon compte, et on ne m’y reprendra plus. Dernière chose, avant de passer à un texte un peu meilleur, dans une prochaine chronique à venir, vite, vite, le retard s’accumule, celles et ceux qui aiment les livres à rebondissements, les lectures de plage et les bouquins qui font sourire, à peu de frais, parce que l’auteur aime faire rigoler ses lectrices et ses lecteurs, mais ce cassent pas non plus le popotin pour trouver mieux que des gags faciles, peuvent se ruer dans toutes les bonnes épiceries de nuit de leur quartier et y acheter Usage communal, ils vont se régaler. Next…

Dublinesca, Enrique Vila-Matas

Publié en 2010, Dublinesca est un roman fantaisiste (ce qui n’exclut pas l’érudition littéraire habituelle chez un auteur qui se plait à mettre en scène dans chacun de ses textes la Littérature, avec un grand L messieurs-dames…) de notre vénéré Vila-Matas, dont le personnage principal, un éditeur à la retraite, qui serait peut-être une transposition romanesque de l’auteur lui-même, mais oui mais oui, vous ne rêvez pas, il l’a fait le bougre, comme si c’était la première fois ! décide, afin de se défaire de sa tendance, rédhibitoire pour son épouse (ces deux-là s’aiment, mais rien n’est jamais simple dans les romans d’EVM), à n’être qu’un hikikomori (vous savez, l’archétype japonais du gars qui n’arrive pas à se détacher de son ordinateur et ne fait rien d’autre de sa vie que surfer sur le net…), incapable qu’il est depuis sa cessation d’activité de donner un sens à sa vie et de passer à autre chose, de constructif même s’il ne s’agit plus de vie professionnelle, qui est passé de l’addiction à l’alcool (suite à un collapsus qui aurait bien pu lui coûter la vie) à l’addiction à l’ordi, chose on ne peut plus méprisable chez un homme de cette qualité, homme qui décide donc, pouf pouf, on ne s’y retrouve plus dans cette phrase sans queue ni tête, de faire le grand saut britannique en partant en voyage pour l’Irlande, Dublin plus exactement, afin de rendre un hommage à Joyce, avec en tête le phénoménal Ulysse, et enterrer ainsi la galaxie de Gutenberg, ce qu’il essaie d’expliquer en vain à ses parents, à qui il rend visite chaque mercredi et à chacun de ses retours de voyage, la dernière fois c’était en revenant de Lyon, et qu’il surprend par ses atermoiements, il est vrai que pour tout simplifier, il leur ment un peu, en inventant une conférence sur la fin de l’imprimerie, au point que son père pense qu’il a une maîtresse, d’où son voyage à Lyon, et qu’il explique tant bien que mal à Célia, sa femme, nouvellement convertie au bouddhisme, qui le surprend par sa nouvelle façon d’être, mais ce sont-ils seulement compris un jour, et d’ailleurs Riba (c’est son nom) ne s’est jamais compris lui-même, lui qui a passé son temps à courir après l’écrivain génial (celui que les autres éditeurs n’auraient jamais édité), ce qui ne l’empêche pas d’avoir publié les plus grands, et qui reste donc sur un certain sentiment d’échec, mais l’essentiel n’est pas là, car Riba a eu l’idée d’entraîner avec lui quelques amis, dont un de ses anciens écrivains, un jeune homme très doué pour l’organisation et sur lequel il compte pour trouver les idées qui feront de la cérémonie dublinoise une réussite, le jour du Bloomsday (le jour de Bloom, personnage principal d’Ulysse), et il y parvient sans grande difficulté, tout cela au milieu des citations littéraires, des références aux goûts musicaux de Riba (les mêmes que ceux de Vila-Matas, tiens donc…), au cinéma, etc… bref, dans une mise en œuvre connue des lecteurs du Matas, et tout irait très bien si le départ pour Dublin ne tardait à venir, au point qu’on finit par penser qu’il n’aura pas lieu, mais oui, il arrive, on a dépassé les cent pages, quand même, et les trois amis, mais peut-être sont-ils quatre, je ne me souviens plus, mettent la journée, à leur arrivée, avant d’entrer dans le centre de Dublin, et cela chagrine quelque peu Riba, et puis Joyce et le sixième chapitre d’Ulysse font leur entrée en scène, il n’est presque plus question que de cela et des pensées intimes de Riba, qui voit partout un jeune homme, déjà omniprésent à Barcelone, et toujours plus que jamais là dans les rues de Dublin, avec une espèce de gabardine noire sur le dos, une sorte de Samuel Beckett jeune, eh oui, Dublin ce n’est pas que Joyce, et on se demande bien comment ce drôle de roman, dans lequel l’essai littéraire est un des fantômes hantant le personnage principal, mais Vila-Matas ne se refera pas, comment ce drôle de roman donc, va pouvoir finir, de même que je me demande comment cette chronique va trouver un terme, et il paraît donc que le bouquin « décrit le cheminement qui a mené la littérature contemporaine d’une épiphanie (un truc littéraire usé jusqu’à la corde par Joyce dans Ulysse et dont je me garderai bien de vous expliquer le procédé) à l’aphasie » (consultez un dictionnaire si besoin, il y sera question d’AVC), d’un certain Beckett, selon l’éditeur français du texte, et là je vous avoue humblement que je n’aurais jamais écrit un truc pareil, mais revenons aux pensées intimes de Riba, ce sont celles d’un homme vieillissant, qui aimerait bien encore séduire une belle jeune femme de rencontre, qui se remet mal de sa faillite, même si sa carrière n’a pas de quoi le faire rougir, qui se dit qu’il fait le saut britannique pour oublier sa culture française, qui a une frousse bleue des pubs irlandais, dans lesquels il n’ose entrer de peur de rechuter dans l’alcoolisme, mais il est aussi question de Célia, qu’il fantasme partout, dont il fantasme la présence durant ce voyage auquel il ne l’a pas conviée, et puis on s’y perd un peu, il est question d’un autre voyage avec Célia, est-ce à Dublin, je ne le sais plus, bref, ce Riba à la fin m’ennuie un peu, et je vais donc en finir là, avec de drôle de bouquin, toujours du Vila-Matas, du bon, sans doute, mais pas du meilleur, et c’est sans doute pourquoi il aura fallu tant de temps avant que Bourgois le publie en poche, d’autant que désormais les nouveaux livres de l’auteur catalan sont publiés par une maison d’édition que ma maman m’a interdit de nommer ici, mais plus chez Bourgois, et donc je range celui-là, Dublinesca, auprès des livres de Matas que je ne porte pas aux nues, comme Docteur Pasavento, peut-être, et que ça ne vous empêche pas de courir l’acheter, car mieux vaut lire un Matas pas au sommet de sa forme que de ne pas lire Vila-Matas. Fin, pouf ! pouf !…

Dieu, le Temps, les hommes et les anges, Olga Tokarczuk

Ecrit par Olga Tokarczuk vingt ans avant de recevoir le Prix Nobel de littérature, ce roman qui tient de la fable et du conte met déjà en application les préceptes littéraires que l’écrivaine polonaise énonce dans son discours de réception du prix littéraire le plus prisé au monde. L’écrivain comme amateur de puzzle, qui reconstitue un tout à partir de petits morceaux glanés ici ou là, et tente ainsi d’atteindre à l’Universel (« L’esprit d’un écrivain est voué aux synthèses, il collecte avec acharnement toutes les particules pour chercher à reconstituer l’univers dans sa totalité. »), des personnages qui ne sont pas tous humains (titres de certains chapitres : Le temps du jeu, Le temps du moulin à café, Le temps du mycélium, Le temps du verger), la voix d’un tendre narrateur qui plonge ses racines dans la nature, qui dévoile « un champ plus vaste que la réalité », qui écrit une littérature conservant « son droit aux bizarreries, aux fantasmagories, au grotesque ou à la folie ». On pourrait sans doute poursuivre longuement cette mise en parallèle d’un discours sur la littérature et de ce roman étrange et doux, mais parfois si violent.

Car à Antan (un lieu qui porte le nom d’un temps ancien), la vie n’est pas toujours tendre avec les personnages, en particuliers avec les femmes (de loin, les plus beaux personnages du livre). Car la guerre passe par là, à deux reprises (le temps d’Antan, ce village de conte merveilleux, est le temps historique du XXe siècle que nous connaissons), et les envahisseurs, allemands ou soviétiques ne sont pas des tendres. Les hommes sont parfois des salauds, même si la narratrice (le narrateur ?) se garde de trop les juger, se contentant plutôt de présenter des faits sans trop les commenter : « La vie avec le père Divin n’était pas rose. Continuellement mécontent, il piquait des colères aussi fréquentes que violentes. Lorsque Stasia servait le repas en retard, il lui arrivait de la frapper avec quelque chose de lourd. Stasia allait alors d’accroupir entre les buissons de cassis pour sangloter. Elle s’efforçait de pleurer en silence pour ne pas courroucer encore davantage son père. »

Les femmes, quant à elles, sont celles qui, folles ou pas (très beau personnage de La Glaneuse, sorte de femme sauvage qui finit par s’extraire du monde des hommes pour vivre dans la forêt où elle accouche d’un enfant, et cueille des plantes médicinales), donnent la vie, et entrent parfois en relation avec des forces invisibles bien supérieures à celles, profanes, du monde des hommes. « Elle distinguait le contour d’autres mondes et d’autres temps, étendus au-dessus et au-dessous du nôtre. » La sorcière n’est pas loin : la Glaneuse vit dans une baraque avec un serpent, une chouette et un milan (« Ces animaux ne s’agressaient jamais. ») et, quand il la voit marcher avec son serpent autour du cou, le curé (dont tous les appels à l’aide de son Dieu restent vains, en particulier quand il cherche à assécher son pré, envahi annuellement par les eaux de la rivière) ne manque pas de lui rappeler l’écriture sainte (omniprésence des références bibliques). Elle lui répond en riant et exhibant son sexe !

Autre personnage de conte, le Mauvais Bougre, qui lui aussi vit dans la forêt, est un ancien villageois qui a quitté le monde pour adopter la vie animale au point d’en oublier sa langue natale (« Le septième jour, il oublia son nom ») et de développer ses sens pour mieux percevoir le monde. Bien sûr, la Glaneuse s’accouple de temps en temps avec lui. ces deux-là devaient bien se rencontrer…

Au rang des humains, il y a surtout Misia, ses parents, plus tard son mari, Paul. Leur nom : Céleste. Celui de Paul : Divin. Des hommes et des femmes marqués par le religieux (mais ce sont les femmes que Jésus ou les anges visitent), mais qui naissent (et le demeurent la plupart du temps) imparfaits. « Comme tout être humain, Misia était née en quelque sorte disloquée. Chaque faculté, chez elle, faisait bande à part : la vue, l’ouïe, la compréhension, le sentiment, le pressentiment. Son petit corps était au pouvoir de réflexes et d’instincts. La mise en ordre, l’unification de tout cela, voilà en quoi devait consister la vie de Misia avant de laisser s’opérer la désintégration finale. » (le travail du Temps auquel rien d’humain n’échappe).

Enfin, même si nous oublions volontairement bon nombre de personnages, il y a le châtelain Popielski, qui consacre ses vieux jours à un jeu de labyrinthe que lui a offert un vieux rabbin (eh, oui ! il n’y a pas que la religion catholique dans cette Pologne imaginaire autant que réelle…), et dans lequel la puissance de Dieu, si elle semble proclamée à longueur de pages du livret d’accompagnement dans lequel sont édictées les règles du jeu pour un joueur solitaire, est subtilement remise en cause. Il n’échappe pas, en effet, au fatum humain et, « Dans le huitième monde, Dieu est déjà vieux. Sa pensée est de plus en plus débile, le verbe bredouille. Le monde issu de la Pensée et du Verbe est gâteux. » ; « Dieu a voulu être parfait, mais Il s’est arrêté en chemin. ce qui n’avance pas stagne. Ce qui stagne se désintègre. » Le tendre narrateur de Tokarczuk n’est pas tendre avec tous ses personnages. Dieu est condamné à ne pas accéder, contrairement aux hommes « qu’il a emprisonnés dans les mondes et empêtrés dans le temps », à la mort libératrice.

Le Bal des folles, Copi

Copi, l’écrivain argentin, est bien le dessinateur de presse que vous avez connu. Je dis ça, parce qu’en attaquant ce livre, je n’avais pas fait le lien entre les deux hommes. Son petit livre, Le Bal des folles, est un drôle de texte dans lequel le narrateur et le personnage principal sont Copi lui-même, balancé dans une intrigue à dormir debout, dans un univers qu’il décrit de façon humoristique, plein de transsexuels, d’homosexuels, bref de folles, qu’il croise à Paris, New-York, Ibiza ou ailleurs, d’une certaine Marilyn, sosie de la Monroe insupportable et dangereuse avec son boa new-yorkais qui plante ses crocs dans le mollet de Copi au cours d’une bagarre homérique avec sa propriétaire (coups de cendrier sur la tête, intervention du serpent, coup de poing dans la gueule, etc…) et envoie le narrateur à l’hosto où on le débarrasse de la tête du monstre restée fichée dans sa chair, histoire d’amour délirante avec un beau Romain, que la fameuse Marilyn toujours lui dispute, meurtres inexplicables, dont l’auteur est Copi, sans que cela ne déclenche une enquête, vies fantasmées, retours à la réalité, tout cela sur un rythme trépident, jusqu’au dénouement où il est question d’éditeur, de manuscrit à remettre dans les plus brefs délais. L’histoire se déroule dans les années soixante-dix (Copi est mort en 1987), on n’a pas le temps de s’ennuyer, on est dans une littérature underground, comme le milieu qu’elle décrit, qui ne se prend jamais au sérieux. C’est vraiment une autre époque, on n’imagine guère des écrivains commettre ce genre de texte aujourd’hui (encore que Pedro Lemebel ne s’en est pas privé en 2001, mais c’est déjà il y a vingt ans – voir critique de Je tremble, ô Matador, sur ce blog), c’est délirant au possible et loin d’être aussi inconsistant qu’on pourrait le penser à la lecture de cette chronique. Ce n’est pas non plus le plus grand livre du siècle, mais c’est sans prétention et plutôt réussi. Bref un roman qu’on peut sans doute lire à la plage ou derrière les vitres pendant l’été quand il pleut (pensons à nos amis normands ou bretons !).