Le Tonneau magique, Bernard Malamud

Recommandé on ne peut plus chaudement dans son livre d’essais consacré à la littérature qu’il aimait plus que tout par le grand Philip Roth, Bernard Malamud est un écrivain juif new-yorkais qui, de son vivant, n’a peut-être pas joui de la notoriété qu’il aurait méritée, mis en concurrence par son époque, sans doute contre son gré, avec Saul Bellow, qui fut récompensé par le Nobel et plongea l’œuvre de Malamud dans l’ombre. Toujours est-il que, republiés en France par les excellentes éditions Rivages, les livres de Malamud, que je lis les uns après les autres avec délectation, me confirment l’idée que Roth, quand il conseillait un auteur, ne s’exprimait pas à la légère. Le Commis, roman du New-York juif des petits commerçants, épiciers ou autres, est un bel hymne à la tolérance et un hommage aux humbles ; L’Homme de Kiev, le chef-d’œuvre de Malamud, me semble-t-il, est un roman kafkaïen qui emmène son auteur dans la vieille Europe juive, ici en Ukraine, où le héros est accusé d’un crime qu’il n’a évidemment pas commis – magnifique – ; enfin Le Tonneau magique, recueil de treize nouvelles dont il va être question ici et qui était considéré par Philip Roth comme un chef-d’œuvre, est disons-le de suite une pure réussite : pas une de ces nouvelles n’est de qualité moyenne, un ensemble d’une régularité étonnante, dans le meilleur, le tout meilleur. Malamud était, l’air de rien, un maître du texte court.

On retrouve donc dans Le Tonneau magique le New-York des petits juifs avec lequel on avait fait connaissance grâce au Commis : cordonnier, étudiant rabbin, marieur, retraité ancien mireur d’œufs, tailleur, etc… ils sont tous les héros malgré eux d’histoires dans lesquelles la vie n’est pas tendre avec les plus modestes. Ainsi Kessler, le retraité, se voit-il mis à la porte du logement qu’il loue par un propriétaire qui n’a que peu de choses à lui reprocher ; Mitka, l’écrivain raté, voit son manuscrit refusé par les maisons d’édition et, quand il rencontre la femme qui a écrit une nouvelle publiée dans une revue qu’il a lue, c’est évidemment une cruelle déception – la nouvelle s’intitule, ironiquement, La Fille de mes rêves ; Schneider, doctorant en études italiennes, cherche vainement un appartement à Rome, où il a entraîné sa femme et leurs deux enfants, et lorsqu’il en trouve enfin un qui pourrait correspondre à leurs moyens… ; Rosen, l’ancien représentant en café, voudrait faire le bien avant de mourir, mais la jeune veuve qu’il voudrait tant aider, dans les plus pures intentions, refuse fièrement tout ce qu’il lui propose ; Tommy, l’épicier dont l’affaire périclite, ne sait comment s’y prendre pour dissuader une petite chapardeuse de lui voler des bonbons – à noter, en passant, que l’écrivain français Eric-Emmanuel Schmidt, dans son petit roman jeunesse, Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran, a fait sans aucun doute ses « courses » chez Malamud, il n’est que de lire Le Commis pour s’en apercevoir…

Il y a bien quelques rares nouvelles dont la fin est heureuse (L’Ange Levine, par exemple, dans laquelle le héros voit son vœu le plus cher, qui ne le concerne pas au premier chef, même si… exaucé par un ange noir), mais l’essentiel des textes de ce recueil est sombre. N’allez pas croire pour autant qu’ils soient plombants ! C’est là que réside tout l’art de Malamud, il aime à ce point ses personnages que leurs histoires, même si elles sont d’une tristesse terrible, nous les font aimer, nous aussi, et la tendresse de l’auteur pour ses créatures fait que sa littérature est grande et belle. On n’atteint pas, comme dans L’homme de Kiev, à la grande beauté de la grande littérature dans laquelle, on passe, en approchant du dénouement dans une dimension quasi sacrée qui fait basculer l’écriture dans un « autrement » génial, mais avec Le Tonneau magique, c’est de la très grande nouvelle qu’on lit, sans un moment pendant lequel on se dit « Tiens, il baisse ! ». Voilà pourquoi vous pouvez y aller voir, surtout si le genre court vous enchante. Malamud est une sorte de Maupassant américain du XXe siècle, vous ne serez pas déçu.

Le tendre Narrateur, Olga Tokarczuk

Court livre théorique idéal pour entrer dans la pensée littéraire d’Olga Tokarczuk, pour faire connaissance avec une auteure encore bien peu traduite en français, quand on pense qu’elle a reçu la plus haute distinction littéraire mondiale, Le tendre Narrateur est composé de trois textes : le discours du Nobel, un second discours prononcé en lors des Rencontres littéraires de Gdansk et un très court texte sur le confinement, qui nous propose du même coup de nous faire une idée de la vision du monde et de la vie de Tokarczuk. Pour ceux qui l’ignoreraient encore, comme c’était mon cas juste avant d’ouvrir ce livre, la belle Olga est polonaise – je ne peux alors m’empêcher de penser à Gombrowicz, cet auteur que j’aime tant, au point d’avoir lu son œuvre deux fois, que le Nobel n’a jamais couronné.

Intitulé Le tendre Narrateur, le Discours du Nobel de Tokarczuk – même s’il fait penser à la majorité des autres discours d’écrivains nobelisés, comme si l’exercice était chargé de passages obligés, comme par exemple la référence aux origines et à la plus tendre enfance de celui qui s’exprime, auxquels nul ne se soustrait – nous présente une femme engagée dans son époque, mais aussi une écrivaine à la recherche d’une pierre philosophale de l’écriture, une théoricienne donc, qui jamais sans doute n’écrit un roman sans savoir ce qu’elle poursuit, un objectif ambitieux dont elle laisse avec modestie la possibilité de l’atteindre à un écrivain à venir, autre qu’elle donc, un « génie » selon ses dires. La conception du monde de l’auteure est aussi exposée dans ces propos, elle est étroitement liée à la vocation littéraire, puisque selon elle « Ce qui arrive mais n’est pas raconté cesse d’exister. » Le constat sur le monde actuel est alors rapidement tiré, et il n’est pas sans inquiéter : « De nos jours, il semble que le problème réside en ceci que, non seulement nous n’avons pas encore de narration pour l’avenir, mais que nous n’en possédons pas pour notre très concret « maintenant », pour les changements ultrarapides qui interviennent dans le monde actuel. Il nous manque un langage, des points de vue, des métaphores, des mythes et des fables nouvelles. (…) Pour le dire brièvement, nous manquons de nouvelles manières de raconter le monde. » On pourrait objecter à ce diagnostic qu’il ne tient pas compte de formes littéraires, certes déjà exploitées, mais toutefois encore pertinentes, mais là n’est pas le propos. L’essentiel tient dans le fait que pour Tokarczuk, ce constat est vrai et qu’il a donc sans nul doute motivé sa recherche de travail littéraire, sinon depuis son premier livre (mais peut-être, après tout), du moins très certainement pendant la plus grande partie de ses années d’écriture. Voilà qui s’appelle se mettre très haut la barre, mais on n’arrive pas à la consécration suprême sans avoir une grande exigence à l’égard de soi-même. Suivent alors des réflexions, inévitables partant de pareilles prolégomènes, sur la narration à la première personne, qui se termine sur un nouveau constat : celui de la cruelle absence dans la littérature mondiale actuelle de la parabole, passée aux oubliettes. Puis, ô surprise, le propos se déplace sur la nouvelle façon de raconter le monde que nous offrent (le coup est rude pour votre serviteur qui les déteste) aujourd’hui les séries !

C’est donc sur la « crise du récit » que porte le texte et, oubliant son discours sur les séries comme nouveau mode narratif incontournable, Tokarczuk se rappelle que la littérature est « l’un des rares domaines qui tentent de nous retenir dans le concret du monde » (ouf, j’étais au bord du malaise !). Puis la réflexion, allant son cours, nous mène aux interrogations d’Olga sur la façon dont on doit écrire aujourd’hui, avec un retour à l’exigence la plus haute : « Evidemment, je suis consciente qu’il est impossible de revenir à une narration telle que nous la connaissons par les mythes, les contes ou les légendes dont la transmission orale garantissait l’existence du monde. Aujourd’hui, le récit devrait être beaucoup plus arborescent et complexe. » Voilà qui calmera peut-être les ardeurs des écrivains en herbe les mieux intentionnés… Mais Tokarczuk, pour ce qui la concerne n’a jamais baissé les bras devant l’ampleur de pareille tâche, et la grandeur de son projet littéraire donne évidemment envie de lire son œuvre romanesque. Je laisse pour finir la chronique de ce discours du Nobel passionnant le loisir au lecteur qui ne l’aurait pas encore lu de découvrir la totalité d’un texte qui mérite d’être étudié dans le moindre détail, surtout sans doute pour qui veut écrire (il remet en cause certaines facilités d’écriture auxquelles peu d’écrivains sans doute ne songent en se lançant dans la narration).

Le second texte est un très bel hommage aux traducteurs, à la lumière du mythe d’Hermès. Le troisième et dernier texte, La Fenêtre, a été écrit pendant le confinement, dans la maison de l’auteur qui y parle de la folle course du monde et du plaisir qu’elle eut à devoir s’arrêter de courir pour réfléchir, écrire et s’interroger sur les temps nouveaux qui arrivent. Trois textes qui donnent envie de lire Tokarczuk, ce qui ne saurait tarder en ce qui nous concerne.

Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig

1936 : Robert Walser est interné dans la maison de santé cantonale d’Herisau (il se trouve depuis 1933, après avoir passé quatre ans à la Waldau), où il mourra en 1956, au cours d’une de ses promenades dans la neige. Carl Seelig, journaliste et écrivain, ami des écrivains et brave homme, entre en contact avec Walser et commence ses visites qui s’accompagnent inévitablement de marches, souvent longues dans la montagne et les villes environnantes. Ce sont ces promenades qu’il narre dans ce livre-hommage, un ouvrage précieux en ce qu’il rend compte des vingt dernières années de la vie du poète, et sans lequel on ne saurait rien sur cette période pendant laquelle l’écrivain dit ne plus écrire. En réalité, il ne dit pas tout à fait la vérité, car on retrouvera après sa mort des morceaux de papier noircis au crayon, d’une écriture microscopique, qui demandera des mois de déchiffrage à celui qui décidera de se consacrer à la publication de ces textes fragmentaires (ou non). Ces « microgrammes » sont donc les derniers écrits de Walser, publiés sous le titre Le Territoire du crayon, mais là n’est pas la question et nous nous égarons déjà, à peine commencée cette chronique du livre de Seelig.

Marches, quel que soit le temps, et il pleut souvent dans cette région de suisse où Walser est interné, petits-déjeuners et déjeuners dans des auberges ou des boulangeries, pauses au café reviennent dans tous les chapitres de ce texte qui relate chaque visite, et donc chaque promenade, par le menu. Cela pourrait vite devenir lassant s’il n’était pas aussi question de littérature, d’auteurs proches ou non de Walser, de la carrière de Walser lui-même. Le tout livré au discours direct, la plupart du temps. On se demande évidemment comment Seelig a pu se souvenir avec pareille précision des propos de son aîné, mais peu importe après tout. L’intérêt est sans doute de pouvoir entrer dans la pensée de l’écrivain, dont il ne fait aucun doute que le diagnostic qui veut faire de lui un schizophrène était pour le moins hâtif, de partager ses avis sur les romanciers de son époque, mais aussi sur le théâtre qu’il aimait avec une grande ferveur – il se rappelait très précisément des pièces qu’il avait vues ou lues des années auparavant, faisant l’admiration de Seelig pour cette prodigieuse mémoire littéraire.

Walser est un personnage particulièrement touchant. Homme de lettres d’une modestie presque excessive, cultivant une certaine paysannerie, ainsi qu’une tendance affirmée et revendiquée au vagabondage, il est épris de liberté (alors qu’il supporte sans regimber son enfermement) : « Il est absurde et grossier d’exiger que j’écrive dans cet hospice. Le seul terrain sur lequel un écrivain peut produire, c’est la liberté. Tant que cette condition ne sera pas remplie, je refuserai de me remettre à écrire. Il ne suffit pas de mettre à ma disposition une chambre, du papier et une plume. » Quelques pages plus loin : « A la maison de santé, j’ai le calme dont j’ai besoin. A présent, c’est aux jeunes de faire du bruit. Pour moi, ce qui me convient, c’est de disparaître aussi discrètement que possible. » Thème de la disparition volontaire dont Enrique Vila Matas, grand admirateur de Walser, a fait une de ses principales thématiques romanesques…

Il a le sentiment d’être un homme du passé, un écrivain oublié : « A Herisau, je n’ai plus rien écrit. A quoi bon ? Mon monde a été détruit par les nazis. Les journaux pour lesquels j’écrivais ont disparu ; leurs rédacteurs ont été chassés ou ils sont morts. Je suis presque devenu un fossile. » L’œuvre de Walser en français compte une trentaine de livres ; il est certain que s’il avait passé les vingt-cinq dernières années de sa vie à écrire encore et encore, leur nombre serait plus considérable, et le lecteur assidu n’aurait qu’à s’en féliciter. Mais on peut relire Walser, sa prose n’est pas de celle qui s’épuise en une lecture, et il y a ce texte de Carl Seelig, qui nous le fait mieux connaître et grâce auquel on peut partir une nouvelle fois en promenade avec Robert, le poète. Ce n’est pas si mal. Et puis, j’allais oublié de le mentionner, il y a aussi dans ce livre une série de portraits réalisés par Seelig au cours de leurs promenades, des photos qui nous rendent Walser un peu plus proche encore, si besoin était.

Promenades avec Robert Walser… Walser à l’aune de Carl Seelig (4)

« Dès que la relation entre la société et les artistes cesse d’être tendue, ceux-ci s’engourdissent. Il ne faut surtout pas qu’ils acceptent de se faire dorloter, sous peine de se sentir obligés d’adhérer aux circonstances, quelles qu’elles soient. – Jamais, même dans les périodes de très grande pauvreté, je ne me serais laissé acheter. J’ai toujours aimé ma liberté, plus que tout. »

Rien à ajouter à si belle déclaration.

La Littérature est ma vengeance, Claudio Magris, Mario Vargas Llosa

Quand deux monuments de la littérature mondiale actuelle conversent sur leur art, il en sort nécessairement quelques enseignements précieux et de beaux moments de réflexion sur des romans classiques comme Don Quichotte ou L’Odyssée, et plus largement sur la fiction, son rôle dans le monde et ses rapports avec société et politique. Cette rencontre, qui a eu lieu en 2009 à Lima, a permis aux deux écrivains de rappeler l’estime mutuelle qu’ils se vouent, et de revenir sur des thématiques communes comme littérature et engagement ou encore littérature et incurable infirmité du monde, telle que la conçoit Vargas Llosa. Bref, il s’agit d’une conversation sur les grands enjeux de la littérature dans notre monde malade et des conceptions voisines de nos deux grands auteurs, qui n’en rappellent pas moins que l’écrivains doit pourtant, malgré tout, s’en tenir tout d’abord à ses propres démons. C’est en parlant de l’engagement de Vargas Llosa que Magris rappelle ce que l’auteur péruvien a énoncé à ce sujet : « Il dit en outre qu’en Amérique latine un écrivain n’est pas seulement écrivain, mais, inévitablement, quelque chose d’autre. Et il ajoute que, parfois, on est déchiré entre ses propres démons et ses devoirs à l’égard de la chose publique et que, dans ce cas, il faut être fidèle en premier lieu à ses propres démons. » Magris reprend à son compte cette citation et en fait la pierre angulaire de la rencontre des deux écrivains et de leur rapprochement.

C’est sans doute de ce paradoxe de l’écrivain engagé, tel que les deux auteurs le posent, que naît leur conception, partagée par les grands écrivains, de la différence essentielle de la langue du roman, qu’on ne peut en rien considérer comme une langue commune. Quant à la question de ce que peut faire l’écriture pour la société dans laquelle elle voit le jour, Vargas Llosa répond simplement qu’elle lui fait le cadeau de la rendre moins manipulable, « soumise, abusée par le pouvoir ». Et, fait-il remarquer au préalable, c’est bien pourquoi les dictatures, quelles qu’elles soient, censurent les œuvres littéraires.

Dans une deuxième partie, tout aussi intéressante que celle dont il vient d’être sommairement fait état, consacrée au voyage en littérature, c’est donc L’Odyssée qui est à la base de la réflexion de Magris et Llosa. Considérée par Magris comme « le livre des livres », l’odyssée d’Ulysse pose selon lui une question essentielle : l’homme traverse-t-il la vie en devenant de plus en plus lui-même ou au contraire en se perdant ? Vargas Llosa voit dans ce livre fondamental un texte éternellement actuel. Le décalage entre la « réalité » du voyage d’Ulysse et la façon dont il le raconte ensuite, à deux reprises, entre en résonance avec l’une des thématiques de la littérature moderne (le jeu « avec le temps et les niveaux de réalité ») et montre que L’odyssée, tout le comme le Quichotte, est un texte fondateur de la littérature dont les inventions et les trouvailles formelles ou thématiques étaient annonciatrices de textes aussi éloignés dans le temps que les grands classiques de la littérature du XXe siècle au rang desquels je ne citerai que le Voyage au bout de la nuit de Céline.

Les deux dernières parties de cet essai à deux voix sont tout aussi passionnantes, mais je vous laisse le soin de les découvrir par vous-même en allant les lire. Le livre ne dépasse pas les quatre-vingt pages et vous n’aurez pas le temps ni l’envie de regretter votre achat tant les deux auteurs développent avec clarté leurs conceptions et montrent que, définitivement, la littérature peut changer le monde et que l’écrivain a toujours un rôle à jouer dans la société démocratique, un rôle déterminant. Voilà qui clouera le bec aux Cassandre de notre siècle dont la principale préoccupation consiste à nous annoncer et à nous répéter que la littérature est morte et que le live ne saurait tarder à la rejoindre dans la tombe. On en finira avec cette chronique impure en se demandant s’il ne s’agirait pas plutôt de la mort annoncée d’une critique littéraire sans imagination et paresseuse que l’on ne devrait pas plutôt parler… C’est sans doute pourquoi lire les textes théoriques des écrivains s’avère toujours plus passionnant que lire les élucubrations de « critiques » professionnels incapables d’écrire de la fiction.

Promenades avec Robert Walser… Walser à l’aune de Carl Seelig (3)

« Savez-vous pourquoi je n’ai pas réussi, comme écrivain ? Je vais vous le dire : je n’avais pas assez d’instinct social. Je n’ai pas assez joué la comédie sociale. C’est sûr et certain ! J’en suis parfaitement conscient aujourd’hui. Je me suis trop laissé aller à mon plaisir personnel. Oui, c’est vrai, j’avais des dispositions pour devenir une sorte de vagabond et je me suis à peine défendu contre cette tendance. Ce côté subjectif a irrité les lecteurs des Enfants Tanner. A leur avis, l’écrivain n’a pas le droit de se perdre dans le subjectif. Ils voient de la prétention dans le fait de prendre son propre « moi » tellement au sérieux. Comme il se trompe, le poète qui croit que ses contemporains s’intéressent à ses affaires privées.

D’emblée, mes débuts littéraires ont dû donner l’impression que je me moquais du bourgeois, comme si je ne le prenais pas tout à fait au sérieux. On ne me l’a jamais pardonné. Voilà pourquoi je suis toujours resté un zéro tout rond, un gibier de potence. J’aurais dû ajouter à mes livres un peu d’amour et de tristesse, une pointe de sérieux et d’enthousiasme – un zeste de romantisme aristocratique, aussi, comme Hermann Hesse l’ fait dans Peter Camenzind et dans Knulp. »

Je n’ai rien contre Hermann Hesse. Je l’ai découvert au même âge que Walser, j’étais alors très jeune. J’ai relu Walser, pas Hesse. Dommage que Walser n’ait pas eu la préscience de sa réussite post-mortem, il se serait moins tracassé avec son soi-disant échec en tant qu’écrivain… Reconnu comme un grand par ses pairs, encore lu et réédité cent ans après ses premiers écrits. Toujours apprécié pour ce qu’il était et pour ce qu’il a écrit, comme il l’a écrit.

Promenades avec Robert Walser… Walser à l’aune de Carl Seelig (2)

« En ce qui concerne la musique, elle devrait être réservée aux couches les plus élevées de la société. Consommée en grande quantité, elle a sur la masse un effet débilitant. Aujourd’hui, on nous la sert dans chaque pissoir. Mais l’art doit rester un don, un cadeau vers lequel le simple peuple lève un regard plein de désir. Il ne doit pas descendre au cloaque. C’est faux, c’est un détestable manque de goût. Le charme, la grâce, l’élégance sont indispensables à l’art. – En ce qui me concerne, quand je suis dans mon état habituel, je n’aspire pas à la musique. je préfère une conversation amicale. Mais à l’époque où, à Berne, j’étais amoureux de deux serveuses, j’avais soif de musique, comme un possédé. »

Que dire de plus et de mieux sur la musique ? Combien de fois me suis-je désespéré en entendant ce que l’industrie, le business de la musique sert dans l’auge auditive des gamins qui n’ont ni culture ni goût, et mettent au pinacle des produits « musicaux », des savonnettes insipides, des « chansons » passées à la moulinette d’ordinateurs qui « corrigent » les voix de « chanteurs » qui ne savent rien de la note juste et n’ont jamais posé leur voix ni travaillé leur colonne d’air. Heureusement, il y a la moulinette qui fait de ces « chants » des produits virtuels tous identiques et vulgaires, tout juste bons pour ceux qui les écoutent en pensant se gaver de ce qui se ferait de mieux. Faites-leur écouter de vrais musiciens ou de grandes voix et ils tournent de l’œil ! J’ai fait l’expérience mainte et mainte fois, le résultat est toujours le même.

Promenades avec Robert Walser… Walser à l’aune de Carl Seelig (1)

« Si je pouvais tourner la manivelle en arrière et revenir à ma trentième année, eh bien je n’écrirais plus au petit bonheur comme un hurluberlu romantique, fantasque et insouciant. Il ne faut pas nier la société. Il faut vivre dedans et lutter pour ou contre elle. C’est le défaut de mes romans. Ils sont trop biscornus et trop réflexifs, souvent trop relâchés dans leur composition. Je jouais ma propre musique, tout simplement, en me fichant des règles de l’art. »

Trop biscornus les romans de Walser ? C’est parfois le cas, en particulier pour Le Brigand, et ce n’est pas si grave… Mais si Walser avait écrit ses romans comme il dit qu’il aurait dû le faire ce 4 janvier 1937, nous serions passés à côté d’une œuvre magistrale et tellement atypique que nous en serions sans doute déçus par ce Walser un moment revisité par celui qui n’écrit plus depuis déjà onze ans. Oui, nous aimons l’hurluberlu romantique, fantasque et insouciant. Relâchés dans leur composition, ses romans ? C’est justement ce qui en fait tout le sel, parce qu’ils sont alors déroutants. Et puis que dirait-on des romans de Gombrowicz, si on s’en tenait à ce type de jugement. Biscornus, fantasques, relâchés dans leur composition… Et si c’était ainsi qu’il fallait écrire pour sortir du convenable et de l’attendu ? En jouant sa propre musique et en se fichant des règles de l’art. Merci pour la leçon, Robert !

« Souvent, un écrivain est d’autant plus grand qu’il peut presque se passer d’action, et qu’il se sert d’un cadre strictement régional. Je me méfie par principe des écrivains qui excellent à multiplier les péripéties et qui ont besoin du monde entier pour créer leurs personnages. les choses quotidiennes sont assez belles et assez riches pour qu’on puisse en faire jaillir des étincelles poétiques. »

Toute la poétique de Walser se trouve ici résumée, en accord pour l’essentiel avec la théorie d’un Flaubert. Oui, tout est là, et nombre d’écrivains d’aujourd’hui devraient modestement s’en inspirer.

La Rose, Robert Walser

Dernier livre publié de son vivant, et avant une longue période où Robert Walser va renoncer à l’écriture parce qu’il est interné en hôpital psychiatrique et qu’il n’éprouve plus le besoin ni l’envie de s’adonner à la création, La Rose est un recueil de courts textes, dont certains peuvent faire penser à des nouvelles (Manuel, L’Oncle, Le Singe, Eric, Perceval écrit à son amie…), d’autres à des notes de promenades (Promenade dominicale, Genève), d’autres encore à des notes de lectures (L’Idiot de Dostoïevski, De quelques écrivains et d’une femme vertueuse, Sacher-Masoch), mais aussi des textes de théâtre (les derniers du recueil). C’est d’ailleurs la surprise de ce livre, dans lequel on apprend que Walser aimait le théâtre, passion que nous ne lui aurions pas prêté, mais la page 4! l’annonce avec un très court texte , Premiers souvenirs de théâtre. Toujours surprenant Walser !…

Le recueil se lit, comme toujours chez Walser, avec plaisir. Les portraits de personnages, qui évoquent parfois son roman, Le Bavard, sont aussi au rendez-vous : Wladimir, le fragment qui ouvre le recueil (« Nous l’appelons Wladimir parce que c’est un nom rare et qu’en effet il était unique en son genre », incipit qui nous rappelle combien Robert Walser était lui-même un personnage hors-norme, délicat mélange d’écrivain, au succès public tout relatif, d’homme rural tirant vers le paysan, et d’homme humble et tendre, d’une douceur surprenante.), Manuel (« Quelque chose l’amusait ; cette façon d’être modestement planté là l’emplissait d’aise. »), Kurt (« Kurt était un grossier personnage, du moins était-il perçu comme tel. »), Un Garçon modèle, etc… Enfin, quelques rares textes, très courts évoquent certains fragments de Franz Kafka, peut-être parce que leur personnage central se trouve être un animal, mais aussi à cause de leur tonalité différente des autres textes du volume : Cheval et ours : « Un cheval comme ça, joliment lustré et harnaché, a le droit d’être fier. Quel être possède des jambes plus fermes ? On ne peut guère douter de sa noble démarche. » / « Comme l’ours est différent. Il n’est pas beau à strictement parler, éventuellement il est plutôt un peu comique dans ses mouvements patauds, il est agile et massif, on ne sait trop comment on doit le concevoir. » ; Le Singe : « C’est avec délicatesse, mais pourtant avec une certaine dureté, qu’il s’agit d’attaquer une histoire rapportant qu’un jour un singe eut l’idée de se précipiter au café pour y rester assis des heures durant. ».

Walser n’a pas connu le succès public de son vivant, on lui a parfois reproché d’écrire comme il le faisait, de ne pas jour le jeu de l’écrivains social, d’être en somme un peu trop lui-même, ce qui avait le don de l’agacer prodigieusement. En rédigeant cette rubrique, j’écoute la musique d’un autre artiste hors-norme, loin des standards du musicien de jazz, Thelonious Monk, avec sa voix unique et si différente, qui n’est pas sans faire penser, à sa façon, à Walser. L’un mérite d’être lu (et il l’est, son succès post-mortem se confirmant année après année, même si le grand public ne le connaît pas toujours), l’autre d’être écouté. Célébrons-les un court instant en les réunissant dans nos pensées pour les hommes d’un autre siècle qui méritent de ne pas tomber dans l’oubli.