Animer des ateliers d’écriture est une activité passionnante qui mène à des expériences de lectures pour le moins surprenantes et à des concours de circonstances qu’on pourrait associer au hasard objectif des surréalistes ou à des expériences lumineuses proches de celles que relate Mario Levrero dans Le Roman lumineux, chroniqué dans ces pages il y a peu. Si l’auteur de ces lignes était un tant soit peu mystique, ce dont il est permis de douter… Me voilà donc invité à animer l’atelier d’écriture d’un événement nîmois, Nîmes Noir, dont la couleur ne laisse aucun doute quant au genre littéraire, sous-genre oserais-je dire, auquel nous avons affaire. Or, il va de soi que je ne suis lecteur ni de policiers ni de romans noirs. Qu’à cela ne tienne, le hasard fait bien les choses, et la lecture récente de Levrero me mettait avant même que je me sente obligé d’en lire sur la piste du polar ! Il y est question, car Levrero lit les polars à la chaîne, du sadisme de Chase, qui décrit selon lui les crimes de façon terrible. Bien, qu’il en soit ainsi, je vais lire James Hadley Chase. J’en trouve un chez mon libraire préféré. Et aujourd’hui, dans une boite à livres, deux de plus (mdr). Et puis, un Henning Mankell, qui pue le roman noir et le crime genre abattoir : Meurtriers sans visage (ptdr). Bref, nous nous égarons, il s’agit quand même de rédiger une chronique sur un des premiers romans noirs de l’histoire.
Donc, comme le titre l’indique on ne peut plus clairement, il n’y aura pas d’orchidées pour le mariage de la fille du richissime Blandish, une môme (les jeunes femmes sont toutes des mômes et les hommes les appellent « mon chou », qu’ils soient du milieu ou du côté des flics) qui va se faire kidnapper par deux débiles sans dimension, et assister en direct à l’assassinat de son promis, avant de se retrouver entre les mains de la bande de M’man Grisson et de son psychopathe de fils, Slim, l’homme au couteau qui jaillit soudain entre ses doigts comme s’il apparaissait et disparaissait à volonté, un type au regard jaune. L’intrigue, pour laquelle nous nous en tiendrons à cela, serait assez impossible à résumer, tant les rebondissements sont nombreux et surprenants. Et il ne s’agit pas de vendre l’histoire, pour ceux qui voudraient la lire en toute innocence. C’est du réalisme pur jus, sans psychologie inutile, sans sentimentalisme fumeux. Une écriture froide et efficace. Un bouquin qui se lit à toute allure, sans perte de temps inutile. On file vers le dénouement comme au volant d’une vieille Buick déglinguée poursuivie par les fédés du Kansas. Pour ce qui est du sadisme supposé de James Hadley Chase, il faudrait sans doute chercher ailleurs. Certes, ça ne rigole pas, et les femmes sont des proies. Les meurtres de types encombrants sont légion, mais c’est décrit à la va-vite, aussi vite qu’un couteau quitte la main de Slim ou qu’une balle sort du canon d’un revolver. Bref, pour l’atelier, c’est pas gagné. mais comme souvent quand je lis un roman noir (ce qui arrive très rarement), je me suis laissé happer. C’est sûr, Hadley Chase savait y faire.
Dans un avertissement au roman, Roberto Bolaño écrit que le vrai policier est le lecteur qui « cherche en vain à mettre de l’ordre dans ce roman démoniaque ». Nous voilà donc prévenu en commençant ce livre, mais si selon l’auteur chilien toujours, il y aurait deux façons de vivre, celle des assassins, dont la devise anarchiste Ni Dieu ni maître et l’action pure tracent les lignes directrices, et celle des détectives qui filent les assassins et cherchent des indices, rien n’empêcherait alors de lire Les Déboires du vrai policier comme un assassin. C’est à dire en se laissant aller au plaisir de découvrir les personnages d’Amalfitano, de sa fille Rosa et de l’écrivain français Arcimboldi, dont on sait déjà sans l’avoir encore lu, qu’ils sont tous trois des personnages importants de 2666 ; en s’abandonnant à la joie de retrouver la fraîcheur juvénile, la tendresse délicate de l’auteur d’une œuvre romanesque que l’on a lue avec délectation il y a déjà quelques années, en se réservant pour plus tard l’énorme roman cité un peu plus haut. Bref, en ne cherchant pas forcément les indices d’une intertextualité entre les Déboires et d’autres textes de Bolaño, comme Des Putains meurtrières ou Appels téléphoniques, en ne cherchant pas nécessairement les indices littéraires à la traque desquels nous soumet l’avertissement. En somme, et pour en finir avec ce long préambule, en se livrant au seul plaisir d’une lecture naïve, comme si l’on était un lecteur vierge du romancier-poète chilien, ce que l’on n’est pourtant pas, mais quelle importance ?
Il n’empêchera pas que l’on retrouvera dans ce texte, sur lequel l’auteur a travaillé toute sa vie, et qui n’est donc pas un roman de jeunesse (quelle épouvantable catégorie romanesque !) des caractéristiques déjà rencontrées dans les grands textes lus précédemment. Tout comme dans Anvers, par exemple – et nous voilà déjà troquant le costume d’assassin contre celui de détective -, il y a dans Les Déboires du vrai policier un choix narratif souvent assumé par Bolaño, celui d’une structure fragmentaire, décousue, qui avec un livre d’un pareil volume (près de trois cents pages, et il est inachevé, on peut donc en déduire que le projet de l’auteur était d’écrire un pavé) confirme que sa quête littéraire allait bien dans ce sens. Sans être aussi détachée de la structure chronologique propre au roman qu’elle pouvait l’être dans Anvers, cette écriture fragmentaire autorise la parenthèse dans une intrigue dont on ne sait pas encore à quel point elle est secondaire, comme dans les chapitres où le narrateur résume le contenu de romans fictifs d’Arcimboldi, « sport littéraire » auquel Bolaño aimait tant s’adonner (lire La Littérature nazie en Amérique, par exemple), tout comme Jorge Luis Borges avant lui. Oui, inutile de s’intéresser de trop près à cette fichue intrigue. On sait qu’Amalfitano, à Santa Teresa où il est professeur d’université, est suivi. On sait ensuite qu’un flic enquête sur lui, à la demande d’un supérieur dont on connaît l’histoire. Mais le livre s’achève, puisqu’aussi bien il est inachevé, sans qu’on sache ni pourquoi l’enquête est diligentée, ni quel résultat elle donnera (on se prend à rêver d’entrer en contact avec l’esprit de Roberto par on ne sait quelle pratique spirite pour en apprendre un peu plus là-dessus, tout comme il pourrait peut-être nous renseigner sur l’avenir qu’il prévoyait pour Rosa, la fille d’Amalfitano, une fille si belle que dans un ville comme Santa Teresa, on peut se faire du mouron à son sujet). Alors, on se laisse aller au plaisir de retrouver le goût de Bolaño pour les listes, les grandes catégories – souvent littéraires – surprenantes, comme dans l’incipit – d’anthologie – du roman : « Pour Padilla, se souvenait Amalfitano, il existait une littérature hétérosexuelle, homosexuelle et bisexuelle. les romans, d’une façon générale, étaient hétérosexuels. La poésie, en revanche, était absolument homosexuelle. dans l’immense océan de celle-ci, il distinguait plusieurs courants : pédés, tantes, tapettes, folles, fioles, lopettes, gonzesses et tarlouzes. Toutefois, les deux courants principaux étaient celui des pédés et celui des tantes. Walt Whitman, par exemple, était un poète pédé. » Suit alors une liste délirante des noms de poètes et de leur appartenance à l’un ou l’autre courant de la poésie façon Padilla ! Si j’ai bonne mémoire, il y a dans Les Détectives sauvages des listes aussi fantaisistes que celle-là. Le chapitre 19 des Déboires nous en propose une seconde, sur le rôle du poète, avec une suite de nom répondant à des catégories amusantes : « Le banquier de l’esprit : T.S. Eliott » ; « Celui qui jouerait le meilleur gangster à Medellin : Alvaro Mutis », etc…
Des déboires, pour en revenir au titre, il n’y a pas que le lecteur – le vrai policier, je vous le rappelle – qui en connaisse. En matière de déboires, les personnages sont vernis : Amalfitano a perdu, trop jeune, sa merveilleuse épouse, qui lui laisse une jeune enfant, Rosa, dont il sera désormais le père et la mère (et ce n’est simple pour personne, ce jeu-là) ; Padilla, son jeune amant poète barcelonais, finit malade du Sida. A Padilla, il reste l’écriture d’un roman, Le Dieu des homosexuels ; à Amalfitano, le bonheur d’avoir lu des milliers de livres. A nous autres lecteurs, il nous reste ces mêmes plaisirs, et entre autres aujourd’hui, celui de lire deux inédits de Roberto Bolaño (la chronique de L’Esprit de la science fiction viendra bientôt). Je ne peux que vous souhaiter ces mêmes plaisirs, car le rôle de la littérature, j’en suis convaincu, est bien de remplacer le monde et le monde, justement, il est par les temps qui courent d’une tristesse infinie. Alors que la littérature est une source de joies sans cesse renouvelée. Amen !
On retrouve, dans le roman que nous chroniquons ici, à la manière d’un détective assassin, ou d’un assassin détective, l’éternelle jeunesse d’un écrivain dont les qualités d’écriture sont surprenantes chez un homme de son âge, quel que soit le livre et quel que soit l’âge auquel Bolaño l’a écrit, car dans les livres qu’il a écrit jeune, on peut s’étonner de la maturité politique qu’il avait déjà atteinte, on peut s’étonner de la maturité littéraire qui était déjà la sienne, et dans les livres qu’il a écrit peu de temps avant sa mort, on peut s’étonner de ce ton d’éternel jeune homme qu’il n’a jamais perdu tout en se disant qu’il a la culture énorme, en matière de littérature ou d’Histoire (et en particulier d’Histoire du nazisme et du fascisme, deux thèmes centraux de son œuvre, comme si autopsier le nazisme était la voie pour comprendre le fascisme et le Mal qu’il représente, le Mal, autre thème central de l’œuvre de Roberto…), d’un vieillard. Chaque fois que je lis Bolaño, je me demande comment il a pu accumuler pareille culture en si peu de temps, tout en vivant. Et comment Roberto Bolaño s’y prenait pour intégrer cette culture à son œuvre romanesque (même question pour Enrique Vila-Matas, même si les deux écrivains ont des méthodes clairement très différentes, mais les deux s’étaient reconnus et s’appréciaient). Quand on en vient à se poser ce genre de question sur un écrivain, on peut se dire qu’on a à faire, qu’on a affaire à un très grand. Ce n’est pas si important, mais s’il y a parmi les potentiels lecteurs de cet humble compte rendu quelqu’un qui n’a jamais lu ROBERTO BOLAÑO, il s’agit de le, la convaincre de très vite se rendre dans la meilleure épicerie arabe de son quartier pour y acheter l’œuvre complète du Chilien, ça tombe très bien une maison d’édition française s’est attaquée au projet, déjà bien avancé. Allez-y, les amies, allez-y, les amis, mais allez-y !
Premier film attachant d’un réalisateur maltais, Luzzu, à cheval entre documentaire et fiction, nous présente les derniers jours de travail d’un jeune pêcheur qui a hérité son outil de travail (une barque de pêche traditionnelle) de son père, qui le tenait lui-même de son père, etc… Une panne, une réparation à effectuer sur la proue, une pêche de moins en moins fructueuse, la concurrence écrasante des chalutiers qui épuisent les fonds marins, des lois de pêche stupides qui obligent à rejeter hors période un espadon pourtant mort quand la pêche industrielle ne se prive pas de se livrer au trafic, tout semble pousser les derniers représentants d’une profession en voie de disparition à renoncer à leur activité pour laisser la place aux grandes entreprises et Jesmark Scicluna ne fait pas exception. Il a une compagne qui, comme elle finit par le dire, n’a pas la même conception du travail que lui, un enfant tout juste né dont la croissance n’évolue pas selon les normes médicales et, s’il a bien résisté à la folie du monde moderne pour ne pas se renier, Jesmark va devoir peu à peu renoncer à ses valeurs morales et se livrer à des actions illégales pour compenser les mauvais résultats de la pêche. Tout, dans son environnement, l’y aura poussé : un port en pleine évolution, avec ses symboles d’un monde en pleine évolution et qui se globalise (présence envahissante des porte-conteneurs, des bateaux de pêche industrielle qui remplacent les luzzu), méthodes du milieu (à la criée, les « petits » passent après les « gros », au risque de ne pas vendre le fruit de leur pêche et de devoir faire le tour des restaurants pour essayer de sauver ce qui peut l’être – dans les coulisses, Jesmark voit ce qu’il n’aurait pas dû voir : la vente illicite d’espadon hors période de pêche…), évolution des modes de vie qui semble lui crier qu’il est dépassé, tout, jusqu’à l’Europe, dont la principale raison d’être sur l’île semble bien d’inciter les petits pêcheurs traditionnels à rendre leur luzzu, leur licence, bref leurs armes pour laisser la place libre aux entreprises modernes qui détruisent et épuisent la Méditerranée. A travers le triste destin d’un jeune homme attaché à son île et à ses traditions dépassées, Luzzu donne à voir l’évolution d’un monde où le libéralisme contemporain met au rencard les restes du monde ancien dont on se dit qu’il valait bien mieux que celui-là, dont la violence ne peut, à terme, que se retourner contre l’homme et son environnement. De ce point de vue, ce film a valeur de témoignage et s’ajoute à la longue liste des œuvres cinématographiques qui nous auront alerté sur les méfaits d’un système économique et politique dont, par notre silence et notre inaction, nous sommes tous les complices.
Poussé en 2000, par quelques ami-e-s, à faire la demande d’une bourse à la fondation Guggenheim, Mario Levrero a le bonheur d’être élu et de se voir en situation de finir un vieux projet d’écriture, Le Roman lumineux, texte dans lequel il narre ses expériences « lumineuses », autrement dit des aventures parapsychologiques ou mystiques, comme on voudra. Mais la plume de Levrero est velléitaire et, pour s’obliger à écrire, il commence un journal de la bourse, qu’il va présenter en prologue du Roman lumineux, un prologue de 450 pages… Voilà dès lors le lecteur plongé dans un journal délirant, celui des addictions de l’auteur, addiction a l’ordinateur, entre autres, un journal de psychose, le journal d’un nyctalope incapable de se coucher avant le jour du lendemain, qui vit totalement en décalage avec le commun des mortels et raconte jour après jour sa folie douce. Ce qui est incroyable, c’est que les thèmes abordés sont d’une banalité incroyable sans que le journal soit pour autant ennuyeux et Mario Levrero nous apparaît comme un drôle de type, sympathique et amusant, dont on ne se lasse pas de lire les aventures quotidiennes. On pense à Charles Bukowski, même si les deux hommes ne se ressemblent pas vraiment, et on a le plus grand mal à lâcher le journal quand vient l’heure d’éteindre la lumière.
Il est question des lectures de Levrero : Somerset Maugham, des romans policiers à foison (l’une des addictions de Levrero), une écrivaine espagnole, Rosa Chacel, dont les livres semblent ennuyer leur lecteur, mais aussi d’écrivains plus prestigieux, Kafka, Beckett, Burroughs, etc… Il est question de ses ateliers d’écriture, de ses promenades en ville, que de gentilles amies font avec lui, pour le sortir un peu, mais il est surtout question de sa lutte pour se désaccoutumer de son ordinateur, de ses sales habitudes qui consistent à jouer, à télécharger des photos pornographiques (ah ! ces petites jeunes femmes japonaises toutes nues…), à « voler » des logiciels, etc… Il est aussi question du cadavre d’un pigeon sur un balcon en dessous des fenêtres de Mario, qui observe la « veuve » du mort venir lui rendre des visites régulières, seule ou avec son nouveau mari et ses petits, métaphore filée qu’on va suivre jusqu’à la fin du journal, avant d’entamer Le Roman lumineux lui-même, dans lequel il va être question de télépathie, mais aussi de la conversion de Levrero à la religion catholique, sous l’influence d’un drôle de curé. Tout comme dans Le Discours vide Mario Levrero réussissait à intéresser son lecteur à des exercices de graphie, dans Le Roman lumineux, il réussit le tour de force de nous faire nous passionner durant 580 pages pour une vie vide, elle aussi, un discours qui « tourne en rond » autour de la procrastination, de l’incapacité de l’écrivain à faire son travail, qui peut rappeler un autre écrivain, uruguayen lui aussi, Carlos Liscano. Le livre se termine sur un retour aux principaux thèmes du journal, pour clore le texte, ce dont Levrero s’acquitte avec brio. Comme l’a signalé Enrique Vila-Matas, à qui on peut faire confiance en matière de littérature, Le Roman lumineux est « Un livre unique, étrange, extraordinaire, même s’il nous parle de thèmes intemporels, de la grisaille quotidienne et de ce que le sort nous réserve. Je n’ai jamais pu l’oublier. » On ne peut mieux dire, me semble-t-il, sur ce texte gentiment dingue.
« Après avoir lu Junky, j’ai voulu lire davantage de Burroughs ; Felipe m’a prêté deux autres livres, non sans m’avertir qu’il y avait de grandes différences avec Junky ; il n’était pas très sûr qu’ils allaient me plaire. Felipe connaît mes préjugés envers les auteurs homosexuels, qui ne sont pas en réalité des préjugés, mais des jugements esthétiques ; et, effectivement, lorsque j’ai commencé à lire Parages des voies mortes, j’ai trouvé que, à la différence de Junky, le thème de l’homosexualité occupait un premier plan. D’autre part, il était aux antipodes de la rigueur narrative de Junky, et j’ai failli renoncer à la lecture. Mais il y a quelque chose de spécial chez Burroughs qui m’a poussé à continuer à lire, avec une perplexité totale face à ma propre attitude, parce que, vraiment, je ne saisissais pas les raisons secrètes que je pourrais avoir de lire ce livre. De fait, il s’est depuis lors passé quelques semaines, et j’ai encore quelques pages à lire pour le finir. Ce n’est pas une lecture facile ni gratifiante et, cependant, il m’a été impossible de le laisser tomber, même si j’ai dû intercaler sa lecture avec la consommation d’une montagne de romans policiers. d’autre part, les fantasmes homosexuels et les tombereaux d’expression macabres et grossières ne m’ont pas gêné, et je ne comprends toujours pas pourquoi. Pour une raison inconnue, Burroughs est incapable de me heurter. » Mario Levrero, Le Roman lumineux
« L’Angoisse du gardien au moment du péno (que les traducteurs espagnols ont traduit d’une manière légèrement différente de ma traduction maison) est un livre de Peter Handke, un Autrichien qui, s’il est bien loin d’être un Bernhard, est aussi bien loin du portrait que brosse Bernhard en passant en revue les collègues co-nationaux, c’est-à-dire qu’il n’a pas l’air d’être un idiot. Celui qui en a tout l’air est l’auteur du prologue, un certain Javier Tomeo. J’ai vu le livre il y a une dizaine de jours, chez le bouquiniste d’à côté, et il m’a semblé intéressant pour je ne sais quelle résonance qui n’est pas arrivée à se transformer en souvenir. (…)
Par un rabat du livre, j’apprends que le roman a été porté au cinéma par Wim Wenders. J’aimerais voir le film parce que, s’il est bien fait, il peut être très intéressant – visuellement, je veux dire. Surtout si l’intention narrative a été respectée.
Par principe, je ne lis jamais le prologue d’un livre avant le livre lui-même, et ces derniers temps j’essaie de ne même pas lire les quatrièmes de couverture, surtout s’il s’agit d’éditions espagnoles, parce qu’il y a chez les Espagnols, une véritable passion de présenter au lecteur par avance les contenus essentiels du livre. Le comble, je crois, c’est un roman de Nero Wolfe, où l’on dévoile qui est l’assassin rien de moins qu’en couverture. Ce prologue ne constitue pas une exception, et je n’ai jamais été aussi reconnaissant à mes principes ; si je l’avais lu d’abord, il aurait totalement gâché ma lecture. Mais je me réjouis de l’avoir lu après avoir lu le roman, parce qu’il s’est révélé extrêmement comique. Le préfacier commence par dire que c’est un livre difficile à comprendre ; au milieu de son texte, il dit qu’il ne comprend pas ; et, vers la fin il écrit qu’il ne comprend pas non plus le titre. C’est très étonnant parce que même moi j’ai compris le titre. Moi qui ne prête pas attention à ses subtilités. Justement, vers la fin du livre, un personnage fait un bref récit qui explique le titre et, presque à la fin proprement dite, le personnage principal répète exactement le même récit, en modifiant toutefois les circonstances, et là le lecteur saisit de nouveau le sens du titre. C’est sans équivoque et simple, mais le préfacier ne l’a pas compris.
Il n’a pas compris non plus le roman, et il a l’air d’ignorer qu’un roman n’est pas fait pour être compris. »
« Après avoir prêché dans le désert des années durant, après avoir été méprisé et blâmé pour avoir certaines opinions, voilà que je tombe sur une espèce d’âme jumelle. On peut lire page 54 de Maîtres anciens, un livre impossible à classer de Thomas Bernhard :
« Voyez-vous, Beethoven, le dépressif chronique, l’artiste d’Etat, le compositeur d’Etat par excellence, les gens l’admirent, mais au fond Beethoven est un personnage parfaitement repoussant, tout, chez Beethoven, est plus ou moins comique, quand nous écoutons Beethoven, nous entendons sans cesse une détresse comique, le grondement, le titanesque, la stupidité de la marche militaire, jusque dans sa musique de chambre. Quand nous écoutons la musique de Beethoven, nous écoutons plus de tintamarre que de musique, la marche cadencée des notes, en sourdine, l’Etat », dit Reger.
Le moment d’un bilan rapide est venu. Lecture ou relecture, peu importe, l’essentiel étant de conserver le souvenir du meilleur, parfois du sublime. Les romans qui m’ont procuré les plus vifs plaisirs de lecture sont en tête de cette liste (sans souci de classement précis). Les liens indiqués renvoient aux chroniques écrites pour ces livres marquants.
« La grande surprise en matière de lectures récentes, ç’a été Sivainvi (horrible traduction espagnole du titre original Valis), un roman de Philip K. Dick. Là, Dick entrelace sa science-fiction et des données autobiographiques évidemment réelles, et plutôt que d’un roman, il s’agit d’un traité philosophico-religieux de premier ordre. J’ai été surpris de découvrir à cette occasion que Dick a vécu quelques expériences similaires à certaines que j’ai vécues, même si dans son cas es expériences sont allées beaucoup plus loin. De toute façon, certaines de ses conclusions ressemblent aux miennes, même si, aussi sous cet aspect, il va beaucoup plus loin. Je me réjouis infiniment de n’avoir jamais goûté à aucun type de drogue (sauf quelques-une autorisées, comme le tabac). Je ne crois pas que j’aurais pu survivre à des expériences de l’intensité de celles de Philip K. Dick. Bon, lui non plus n’y a pas survécu. En tout cas, c’est très agréable de lire ces choses qui, d’une certaine manière, relativisent notre propre folie. »
« Je continue à couper doña Rosa Chacel ; avec Beckett, maintenant, et avec un livre sur Beckett, un essai avec quelques éléments biographiques que j’ai trouvé intéressant même si les essais m’ennuient plutôt. Mais ma curiosité envers Beckett était très grande et ce livre m’a éclairé sur un certain nombre de points. Avant, j’avais lu un récit très comique, vraiment comique, intitulé Premier Amour, et maintenant je lis d’autres histoires. Beckett réussit toujours à m’arracher quelques éclats de rire. Je sais, bien sûr, que son œuvre ne s’épuise pas avec sa comicité et, justement, un de mes désaccords avec l’auteur du livre est là. L’auteur réfute ceux qui cherchent des significations philosophiques particulières chez Beckett et interprètent son œuvre à partir de ses significations ; avec ça, je suis parfaitement d’accord. Moi aussi, je pense que l’Art, en général, ne doit pas se mesurer à ses contenus. Mais l’auteur, un Allemand, exagère un peu en ôtant toute importance aux significations. Il s’appuie en partie sur les dires de Beckett, mais c’est un fait bien connu que les auteurs ne disent jamais exactement la vérité sur leurs œuvres, souvent parce qu’ils l’ignorent. Ce que je veux dire, au sujet de mon désaccord avec l’Allemand, c’est que : d’accord Beckett ne construit pas ses œuvres en fonction de quelque signification ou message ou idéologie que ce soit, et c’est ainsi que doit être l’Art ; parfait. Mais mon désaccord réside dans le fait que ça ne revient pas au même qu’un personnage s’appelle Godot ou s’appelle autrement. Ce Godot a une signification, de toute évidence renvoyant à Dieu. Cela, je suis d’accord, n’explique pas l’œuvre ni ne lui donne sa force, ne justifie pas son existence ; mais ne nions pas le fait qu’il y a aussi des significations dans l’œuvre. L’important de la littérature ne réside pas dans ses significations, mais ça ne veut pas dire que les significations n’existent pas ou qu’elles n’ont pas leur importance. J’ai souvent dit et écrit : « Si je voulais transmettre un message idéologique, j’écrirais un pamphlet. », avec ces mêmes mots ou d’autres. Mais ça ne veut pas dire que dans ma littérature, il n’y ait pas d’idées exposées, et que ça ne mérite pas la peine d’exposer ces idées. » Mario Levrero, Le Roman lumineux
Le parallèle entre L’ultime Auberge de Kertész et Le Roman lumineux se poursuit, non pas que ces livres soient identiques, mais les écrivains cités, Kafka et Beckett, le sont par l’un et par l’autre. Normal, me direz-vous, tous deux sont géniaux… C’est bien ce que je pense, moi aussi, tout comme la citation de Mario Levrero ci-dessus sur Beckett me convient parfaitement, à tel point que j’aurais pu l’écrire moi aussi. Mot pour mot.
« J’ai acheté encore une fois L’Amérique, de Kafka ; trente-cinq pesos. L’édition Emecé, assez bien conservée. Possible que j’aie bientôt envie de relire ce roman. Je ne l’ai pas relu depuis cette première fois, en 1966, lorsqu’il a fait naître en moi le désir de devenir écrivain. Chaque fois que j’installe ma bibliothèque, je le rachète, et je finis toujours par le prêter et le perdre ; mais ce livre ne doit pas manquer à ma bibliothèque et, hier, justement, j’avais remarqué que je ne l’avais pas. La semaine dernière, Chl avait acheté un exemplaire exactement pareil. Aujourd’hui, elle a déniché La Muraille de Chine. » Mario Levrero, Le Roman lumineux
Comme Imre Kertész, Levrero écrit un roman dans lequel le journal tient une place considérable (ici, les 400 premières pages d’un roman qui en compte 600). Comme Imre Kertész, Levrero a une relation privilégiée avec l’œuvre de Kafka. Les livres de ma bibliothèque semblent parfois s’attirer les uns les autres et leurs auteurs avoir ensemble une certaine communauté d’esprit, avec moi aussi d’ailleurs !
Le white building est un immeuble historique de la ville de Phnom Penh (Cambodge) où l’Etat a logé d’anciens artistes, d’anciens fonctionnaires, un « immeuble unique qui était devenu emblématique d’une époque qui disparaît » comme le dit Kavich Neang ; « On y vivait en communauté, des peintres, des musiciens, des couturières, la porte ouverte sur le couloir. Il y régnait une atmosphère particulière qui m’a fait grandir en tant qu’artiste. »
Le film est divisé en chapitre, « Bénédictions » ouvre sur l’histoire de trois jeunes gens sympathiques, qui dansent un smurf un peu nouveau, se préparent pour une compétition, un concours plutôt, évoquent les filles, se baladent en scooter (à trois sur le même engin, dans la circulation folle de la ville), tentent un peu de draguer un autre scooter avec trois jeunes filles, moqueuses, vont faire trois sous en dansant pour manger dans un bar, jusqu’à la fin du chapitre où l’un d’entre eux annonce qu’il ne sera pas là la jour J, qu’il déménage, part vivre en France avec sa famille. Fin d’une période heureuse, qui nous laissait envisager un film léger.
On est dans les années 2010. La rumeur de la démolition de l’immeuble, avec proposition de rachat des appartements à un prix au mètre carré insuffisant pour espérer se reloger en ville, se fait insistante. Samnang, le personnage principal, est le fils du chef des copropriétaires. Dans la deuxième partie, « La Maison aux esprits » qui s’ouvre sur une réunion à la fin de laquelle les habitants se divisent : il y a ceux qui acceptent le nouveau prix proposé, jugé insuffisant par celui qui l’a négocié, et ceux qui le refusent. Le père de Samnang n’est pas très bien, son gros orteil est infecté à cause de son diabète. Le fils le voit en cauchemar, habillé en costume, immobile – mauvais signe. Gros plans sur l’état de délabrement du building (les infiltrations d’eau, les plafonds cloqués et noircis… aussi noir que l’orteil qui commence à gangréner !). Le père et la mère s’en tiennent, contre l’avis du « bon médecin », consulté trop tard, aux soins traditionnels : gingembre et miel. Il y a des tensions entre la mère et la fille, partie dans un appartement un peu plus loin ; les anciens relax et contemplatifs, attachés aux traditions et les jeunes, plus dynamiques, passionnés ne se comprennent pas toujours.
La dernière partie, « Saison de la mousson » nous montre la famille après les expulsions réalisées. Retour aux terres originelles, en campagne, « lieu paisible, proche de la nature, mais c’est peut-être le lieu d’une réunion impossible pour la famille de Samnang » conclut le réalisateur.
White Building est un très beau film, un peu mélancolique, un peu nostalgique, qui donne envie de découvrir l’œuvre à venir de Kavich Neang, puisque nous venons de voir son premier long métrage. Un nouveau nom à suivre…
Six ans après l’inoubliable Aferim ! Radu June nous offre avec Bad Luck banging or loony porn un nouveau film (récompensé par un Ours d’Or au festival de Berlin) de haute tenue. L’intrigue en est simple : une professeure enseignant dans un lycée de Bucarest à la réputation sans faille doit défendre son poste devant une assemblée générale des parents d’élèves scandalisés par le scandale d’une sex-tape circulant sur Internet, qui montre l’enseignante dans une posture scabreuse au lit avec son mari. La mise en forme narrative de l’intrigue est un peu plus complexe… Le tout début du film nous montre le contenu de la fameuse sex-tape, cru et pour le moins porno, avant qu’une première partie nous montre le personnage principal du film traversant Bucarest à pied (on se dit tout d’abord qu’après une ouverture en fanfare, le réalisateur se permet des longueurs…), prétexte à mettre en évidence dans le décor urbain d’une grande ville roumaine tout ce qui peut être de l’ordre de la vulgarité, de l’indécence du monde contemporain, de la référence discrète, et même du clin d’œil appuyé, à la pornographie, mais aussi de la violence décomplexée de sa population… La deuxième partie du film rompt catégoriquement avec cette narration qui prend son temps et nous montre Emi faire quelques démarches pour éviter de perdre son poste, dans un Bucarest en folie, masqué et hyper-tendu. Des extraits de documentaires, de publications Internet, sorte de petit musée des horreurs roumaines sous-titré par des légendes explicites qui font faire au spectateur un second voyage historique, sociologique, politique et sociétal dans une Roumanie qui a eu maintes fois à faire avec l’obscénité et l’immoralité. On se dit que l’affaire d’Emi est bien peu de chose au regard de ce que le pays a vécu par le passé et vit encore aujourd’hui. On se dit aussi que Radu June a choisi d’emprunter des chemins de traverse pour traiter du thème de son film, qu’il a choisi la légèreté d’une comédie de mœurs pour parler de thèmes finalement pas tous aussi léger qu’une histoire de sex tape. La troisième et dernière partie nous fait alors entrer de plain-pied dans la comédie en dénouant l’intrigue, dans la cour d’honneur du lycée qui accueille la réunion avec les parents remontés comme des coucous et qui veulent visiblement la peau de la prof, qui se défend à coups d’arguments intellectuels, tout cela dans la caricature (un haut-gradé de l’armée qui ne cache pas son antisémitisme et son amour du nazisme, une mère d’élève puritaine et drapée dans ses valeurs morales réactionnaires, un pilote d’avion violent et machiste…), l’humour débridé (prises de paroles de parents plus ou moins grotesques, plus ou moins crédibles aussi, mais qui renvoient sans doute à des postures politiques, nationalisme exacerbé, fascisme et nostalgie de l’époque communiste autoritaire, encore en cours en Roumanie et qui sont autrement plus obscènes que le petit film de la « prof porno »), avec proposition de trois fins différentes, dont une totalement délirante qui permet de sortir de cette comédie grinçante sur un hénaurme éclat de rire, histoire de rappeler que tout cela est une fiction, même si cette fiction est l’occasion de revisiter le réel à travers un filtre qui ne force pas l’optimisme.
Journal d’une partie d’échecs contre la mort, dont l’issue est courue d’avance, L’ultime Auberge est une fois de plus un livre superbe d’Imre Kertész qui mêle dans un même texte les genres du roman (L’ultime Auberge) et du journal (Secrets dévoilés et Le Jardin des trivialités) en alternance, sans qu’on sache très bien si le projet de roman, dont on peut dire qu’il n’est pas abouti, ne serait pas un prétexte pour se persuader qu’on est encore écrivain, ou un moyen de repousser la mort (tant qu’il a un projet d’écriture, Kertész ne peut pas mourir) ou encore un prétexte à écrire un journal, dont on ne sait pas très bien s’il ne serait pas le dernier moyen littéraire de l’écrivain hongrois d’écrire encore, ou le projet principal d’un livre qui joue à cache-cache avec lui-même… Car le journal l’emporte, et de loin sur les quelques pages romanesques, tant par le volume que par la qualité littéraire, comme témoignage autobiographique des derniers efforts de l’homme et de l’écrivain pour : 1. quitter son pays, la Hongrie, contre lequel il récrimine, à la façon d’un Thomas Bernhardt (même si Kertész n’écrit sous l’influence de personne) 2. témoigner par avance de sa fin de vie 3. dire sa lutte contre la maladie, la déchéance physique et la mort 4. dire sa lutte, malgré ou à cause de la déchéance, pour rester un écrivain, tout en ne cessant de regretter la perte du grand style, en constatant encore et encore son insatisfaction littéraire, à la façon d’un Flaubert dans ses correspondances. Bref, L’ultime Auberge n’est en rien un livre joyeux, d’autant que son auteur ne se prive pas d’aborder des thèmes qui n’engendrent pas l’optimisme : enfer de la maladie (il est diagnostiqué Parkinson), déchéance de l’Europe, conséquences sur l’activité littéraire des obligations liées à la réception du Prix Nobel de littérature (Kertész n’est pas le premier à se plaindre de ne plus pouvoir écrire à cause des sollicitations trop nombreuses que lui valent ce qu’il appelle « le gros lot »), détestation de son propre pays, sans parler de ses obsessions liées au fait d’être juif, à une forme de « paranoïa » juive face à un monde qui à l’en croire s’apprête sans cesse à terminer le travail commencé par Hitler pour en finir avec les Juifs, à une forme d’obligation à défendre la plupart du temps l’Etat d’Israël, contre vents et marées quasiment, même quand il a conscience de certaines dérives israéliennes, considérations politiques sur la démocratie en Europe, sur ses défaillances et ses défaites, dans lesquelles on retrouve l’idée du fascisme mou développée par Pasolini, déclinée en fascisme discret chez Kertész, etc… Ce n’en est pas pour autant un livre « plombant », mais un livre ou la grande culture de l’écrivain s’exprime généreusement, un livre où sa pensée n’apparaît pas diminuée, où il est question de sa passion pour la musique classique, pour Gustav Malher entre autres, d’une admiration certaine pour l’écrivain Franz Kafka, d’un hommage en passant à Samuel Beckett, où on a plaisir à le suivre dans le cheminement qui accompagne la construction d’une oeuvre, un livre ou la grande humanité de Kertész est bien présente, un livre qui, même s’il le dénigre, se construit en s’écrivant, signe s’il en est qu’il s’élève bien au-dessus d’un projet conçu contre et avec la maladie et qu’on peut le ranger avec les grandes réussites de son signataire. En explorant le Jardin des trivialités, Kertész reste malgré tout au-dessus de la ligne de flottaison, reste un grand écrivain qui jamais n’ennuie ou ne paraît fade, garde la dignité qui a toujours été la sienne.
N’en étant encore qu’à la découverte de cet auteur admirable, après le sublime Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, dialogue fleuve entre deux hommes, maelström stylistique de très haut niveau, et Roman policier, un texte sur et radicalement contre le fascisme d’une très grande qualité littéraire lui aussi, j’ai plaisir à constater qu’à chacun de ces opus, je lis non pas chaque fois le même livre, comme c’est souvent le cas avec la grande majorité des écrivains – y compris les très bons écrivains -, mais chaque fois un livre différent, ce qui me semble être la signature des très grands. Voilà pourquoi je me prépare à lire avec ferveur toute l’œuvre d’Imre Kertész, qui disait que ses livres ne lui survivraient pas.
« Hier soir, Godot, dans la mise en scène de Täbori – ce qui est à peine croyable, sachant qu’il a déjà quatre-vingt-douze ans. Spectacle instructif, d’autant plus que c’était la première fois que je voyais sur scène une pièce de Beckett. La représentation était, à mon avis, nulle ; elle n’a pas plu non plus à M. et nous avons longuement analysé la raison – nous en sommes presque arrivés à suspecter la pièce ; je me suis rappelé la grimace de Reich-Ranicki à Baden-Baden, qui n’a jamais considéré Beckett, dont on célébrait le centième anniversaire de la naissance comme « le plus grand écrivain du XXe siècle ». Par ailleurs, ces classements sont très énervants ; peu importe, j’ai trouvé la représentation « joviale » et la jovialité est ce qu’il y a de plus étranger à Beckett. Les dialogues étaient fades, insignifiants pourrait-on dire, ce qui est quand même absurde en ce qui concerne Godot. En ce moment – il est six heures du matin – je lis l’excellente biographie de Beckett par Knowlson. Beckett est un grand auteur, et il le restera. » L’ultime Auberge, Imre Kertész
« J’ai rêvé de Kafka. Je lui parlais au téléphone. Nous avons pris rendez-vous et il est venu. Son visage ne ressemblait pas à celui qu’on voit sur les photos. Il était plutôt terreux, avec une barbe drue. Quand j’ai raconté mon rêve à M., elle m’a demandé si ce n’était pas plutôt mon père. Question intéressante, je ne sais que répondre… Peut-être la barbe, le visage levantin… Mais la question demeure : était-ce Kafka dans le rôle de mon père, ou mon père dans celui de Kafka . Il était aimable avec moi, une sympathie est née. Je ne me rappelle plus de quoi nous avons parlé. C’était un grand rêve réconfortant, un pâle reflet de mes grands rêves d’antan. » Imre Kertész, L’ultime Auberge
« Kafka, suite. Etait-ce un martyr ou était-il simplement maladroit ? C’était un écrivain génial, mais il ne se fie pas à ce qu’il écrit. Conscient de sa valeur, il reste d’une modestie dévastatrice. Les femmes l’adorent, mais il s’empêtre dans des amours malheureuses où, au lieu de satisfaction, il ne trouve qu’humiliation. Il apprécie la vie, on peut dire que c’est un hédoniste et pourtant il mène une existence d’ascète. De nature solitaire, il veut constamment se marier. Il fait de la gymnastique, s’adonne au jardinage pour entretenir sa santé, dort la fenêtre ouverte en hiver, pratique la marche à pied, la natation, mais contracte une maladie mortelle et meurt avant l’âge. – Destin émouvant, et on pense à Goethe pour se consoler. Il a lui aussi eu sa part de malheur, mais il a « mieux exploité » sa souffrance. Peu importe. Le personnage de Kafka, peut-être même plus que son œuvre, nous tourmentera toujours, et je me demande si ce n’est pas là son véritable héritage. » Imre Kertész, L’ultime Auberge
« Trois jours à Copenhague. Le grand fiasco européen. Bel ennemi, vilain ami. Les étrangers qu’ils ont accueillis à leur époque libérale sont devenus un fardeau pour eux ; ils se sont donc tournés vers la droite et attendent qu’elle mette de l’ordre, c’est-à-dire qu’elle assigne des limites à la démocratie. Chaos et incertitude ; la terreur fait trembler l’Europe, et l’Europe se couche devant la terreur comme une mauvaise putain devant son maquereau. » Imre Kertész, L’ultime Auberge
Toujours aussi vrai, me semble-t-il, et pas seulement pour le Danemark. Un miroir tendu à la France actuelle ?…
« Il a fallu survivre aux nazis. A l’époque bolchévique, il n’y avait aucun espoir de survie ; le système ne semblait pas devoir disparaître un jour. Pourtant, je n’ai jamais accepté son existence. Je ne me suis pas inséré dans sa pensée, je n’ai pas pratiqué son langage, je ne me suis pas installé dans ce qu’on appelle la vie normale : je n’ai pas fondé de famille, je ne me suis pas constitué de véritable base existentielle, pour ainsi dire. Je vis maintenant pour la première fois dans un monde qu’on peut dire réel. Comment est-il ? Absurde, lui aussi ; mais au moins son absurdité est-elle réelle. » Imre Kertész, L’ultime Auberge
L’absurdité de notre monde est en effet réelle, et de plus en plus difficile à accepter…
« Le sentimentalisme de la survie est fini, de même que le libéralisme sexuel, philosophique et comportemental d’après-guerre : c’est le retour d’une époque virile, d’un conformisme brutal, peut-être de la guerre. En tout cas, celui du fascisme (ou quel que soit le nom qu’on lui donne). Je dirais que l’ère de l’hédonisme est arrivée, si tant est que l’hédonisme est la pratique d’une société composée d’hommes et de femmes véritables. Mais où sont les hommes et les femmes ? Selon un esthète libéral qui se prend pour un essayiste influent, non seulement c’en est fini du sérieux sous toutes ses formes, mais il n’est plus représenté que par des artistes est-européens qui s’agitent dans des costumes mal taillés et ne savent que faire de leur malheur. Si ce n’est assommer le monde avec leur mauvaise humeur. Ainsi, le monde occidental se trouverait-il déjà par-delà le bien et le mal et ne songerait-il plus qu’à s’amuser ? Mais de quoi ? Et dans quel but ? Finalement, il n’y a rien de plus ennuyeux qu’une bonne distraction. » Imre Kertész, L’ultime Auberge
Bonne année, bonne santé, bon fascisme discret à toutes et tous !
« Ce qu’on fait aujourd’hui de la démocratie n’a pas grand-chose à voir avec la res publica ; je parlerais plutôt de démocratie de marché. Avec un peu d’autodiscipline, c’est une forme d’existence très agréable, mais elle prendra vite fin à cause de son évolution insolente vers la centralisation de l’argent et du pouvoir ; alors c’en sera fini de l’autodiscipline et de la douceur de vivre. N’est-ce pas une sorte de fascisme discret qui nous attend, avec emballage biologique, restriction totale des libertés et relatif bien-être matériel. » Imre Kertész, L’ultime Auberge
Ecrit de cela il y a vingt ans, cette note semble lire la situation actuelle avec une acuité qui ne se démentira sans doute pas dans les années qui viennent…