The Lounge Lizards

Harlem Nocturne, by The Lounge Lizards

Vous ne connaissez pas The Lounge Lizards ? C’est bien possible, mais alors c’est dommage. Vous connaissez forcément John Lurie ! Non ? Un petit effort de mémoire, celui qui a joué dans le quatrième film de Jim Jarmush, vous savez, Down by law, avec ce bon Tom Waits et Roberto Begnini. Lui, le Lurie, c’est le leader, si on peut s’exprimer ainsi, du groupe The Lounge Lizards. Je vous parle de leur premier disque, sans titre. John au sax, son frère Evan aux claviers, etc… (sans le moindre mépris pour les autres). Producteur : Teo Macero, ceux qui s’intéressent à Miles Davis, au jazz en général connaissent.

Tout ça ne nous rajeunit pas. Le disque a été enregistré en 1980. On y retrouve l’influence, bénéfique, du grand Thelonious Monk, le pianiste qui ne savait pas nouer ses lacets mais qui a laissé une trace pas possible dans la musique de jazz. Thelonious Sphere Monk, à écouter d’urgence si ce n’est déjà fait. Deux titres de lui, deux reprises donc : Well you needn’t et Epistrophy. Mais Au contraire Arto, qui vient juste avant le premier des deux thèmes du Monk, et Demented, sont déjà pleins de son sens de la rupture et de l’étrangeté de certains de ses thèmes. De plus, plage onze, le thème Fatty walks, du point de vue du son du saxophone, n’est pas sans rappeler le magnifique Steve Lacy, saxophoniste soprano qui a tant rendu hommage à Monk. Il y a le jazz, donc, une partie de son histoire, mais aussi sa fâcheuse (on blague) tendance à innover, à chercher à faire du nouveau. Lurie, au saxophone, prouve, les musiciens du groupe se haussent sans difficulté à son niveau, ça groove. N’attendez pas de longues plages de chorus (solos), ça ne fonctionne pas ainsi, ou alors dans de courts moments d’acmé collective ou pour un petit billet de sortie de l’un ou l’autre des musiciens (très court, très rare). Ah, j’allais oublier, si vous écoutez le disque, le deuxième morceau est une reprise de Earle Hagen, un thème que vous reconnaîtrez de suite, Harlem Nocturne, un standard écrit en 1939 pour le Ray noble Orchestra. Les Lounge Lizards respectent la tradition, vous l’aurez compris, mais savent aussi la bousculer, en tout cas aller de l’avant. Allez, je ne vais pas vous faire faire le tour du disque, mais sachez que ça envoie, que ça groove, que ça innove, que ça fait bouger le corps, que ça s’hystérise un peu, parfois, mais avec une telle intelligence, une telle sensibilité, une telle maîtrise et une telle bonne énergie qu’il ne faut pas manquer ça si on a eu la chance jusqu’alors de l’ignorer : c’est l’occasion de découvrir un bon vieux « oldie but goodie » et ça, ça ne se refuse pas.

Faillir être flingué, Céline Minard

C’est un western. C’est vraiment très bien écrit. C’est plein de personnages (pas question de vous raconter l’histoire et de les citer tous, tapez le titre du texte et le nom de l’auteur sur internet, vous trouverez un tas de journalistes qui écrivent tous la même chose sur ce bouquin et qui parlent de l’histoire et des personnages, tous de la même façon, incroyable comme les critiques se pastichent et s’auto-pastichent !). C’est un roman qui a reçu plusieurs prix. C’est d’une femme écrivain qui aime la littérature de genre, et qui la magnifie. Ce n’est pas un pastiche ou un détournement. C’est un roman-western pendant une grande partie duquel je me suis pris à penser que le sang ne coulerait pas, qu’il n’y aurait ni duel ni règlement de compte final. C’est un pur western. C’est un texte où il est question de la beauté de la nature sauvage américaine et de la profondeur du peuple amérindien. C’est un western où les bons ne sont pas incapables de se défendre et où les mauvais utilisent leurs armes habituelles, mais se laissent parfois aller à des faiblesses. C’est un western dans lequel on retrouve ce qu’on aime dans le western, mais pas que. C’est un texte dans lequel on assiste, parfois en se marrant, parfois avec plus de sérieux, à la naissance d’une ville dans le grand far-west. C’est un livre dont la structure semble irréprochable. C’est un titre qui concerne sans doute (à vérifier) tous les personnages, sauf peut-être ceux qui se font buter. C’est un livre qui, dans la glose qu’il a pu générer, attire l’adjectif « mouvant(e) ». C’est un bouquin qui se lit vite et bien.

Anniversaire, Cesar Aira

Cesar Aira est un auteur qui a choisi son standard, en matière d’objet-livre. Ses romans, autant que je puisse en juger, puisque le hasard des traductions ne fait pas disposer aux lecteurs français de l’intégralité de son œuvre, loin de là, elle s’élève déjà à une centaine d’opus (les spécialistes me corrigeront), et donc je n’ai pas lu tout Aira, loin de là, n’excèdent pas les 110 pages. Anniversaire, paru en 2001, et qui apparaît soudainement sur les tables de nos librairies, j’allais dire des bonnes épiceries arabes de mon quartier, enfin de quelques-unes de nos librairies, soyons précis, ne fait pas 100 pages. C’est donc avec cet ouvrage que commenceront mes chroniques de lectures intégrales, que je publierai ici, en me faisant le lecteur-commentateur de livres d’une centaines de pages, pas plus, de façon linéaire, c’est-à-dire quasiment phrase après phrase, page après page.

Aira écrit ce livre alors qu’il vient d’avoir cinquante piges. Les premières lignes sont consacrées à cela, à ses attentes liées à une date symbolique, pour lui comme pour tant d’êtres humains. Je me souviens de mes cinquante ans, l’âge avait jusqu’alors coulé sur mon dos comme l’eau douce d’une cascade de jouvence. D’un coup, comme si l’on avait ouvert un barrage sur la rivière, je me suis fait secoué par le temps qui passe comme jamais. Cinquante ans ! « Il n’y a pas si longtemps, j’ai eu cinquante ans. » L’incipit du livre laisse penser que l’événement est mineur, banal, sans gravité. Aira n’est pas traumatisé. Non, il n’a pas l’intention de se retourner de façon rétrospective sur ce temps écoulé, il attend de cette date importante « un certain renouveau, un recommencement, un changement d’habitudes ». Le type est tourné vers l’avenir. Il a bien raison. Ni bilan, ni nostalgie, ni rétrospection. En avant ! Positif et optimiste, il veut même profiter de ce moment particulier pour se défaire de défauts, comme une fâcheuse tendance à la procrastination en matière d’évolution (« l’ajournement, le fait de surseoir de façon répétée à mes constantes résolutions de changement »). OK, Cesar ! Avanti ! Et il y croit, notre Aira, puisqu’il y a pensé, qu’il a commandé ce changement pour son anniversaire, et pas n’importe lequel, le cinquantième ! Mais bernique, ça ne marche pas. On est à la deuxième page du livre, et le constat est sans appel : »Et cependant, il ne s’est rien passé. »

Qui n’a pas connu ça, cette tendance à anticiper des changements importants qui, pourtant, n’arrivent pas ? Eh bien, rassurez-vous, vous n’êtes pas seuls – moi non plus, pour le coup. Et Aira de constater que le jour de son anniversaire se déroule comme n’importe quel autre jour, dans la répétition routinière des mêmes occupations qui sont autant de dérivatifs à des enjeux cruciaux. A cet âge, dit-il avec lucidité, « la puissance de la routine (…) devient prédominante. Le lecteur de cette chronique est en train de se dire que le bouquin ne vaut pas le détour, que c’est sans doute le livre d’un auteur qui s’ennuie et qui va transmettre sa maladie humaine au lecteur. Que nenni point du tout, détrompez-vous, si vous en êtes là de votre réflexion, c’est ma seule faute et il vous revient alors de sauter quelques lignes pour aller voir plus loin si mon compte rendu fidèle, mais peut-être un brin ennuyeux, ne va pas évoluer pour vous donner envie de lire Anniversaire, ce que je vous recommande tout particulièrement, même si je n’en suis qu’au tout début de la deuxième page. Je connais le bonhomme, il a sans doute ses défauts, mais jamais celui d’être chiant. Je vais essayer de me mettre à son niveau.

Mais comme cette chronique s’écrit au fil de la lecture et de la vie quotidienne, elle sera conçue comme un work in progress et, l’heure étant venue de manger, je vous laisse avant que mes courgettes ne crament et de revenir à vous et à Aira le plus vite possible… Bon, c’est raté, les courgettes étaient on ne peut plus cuites, mangeables malgré tout. On ne change pas si facilement, j’ai toujours cuisiné en faisant autre chose et j’ai dû m’habituer aux aliments carbonisés. Aira, lui aussi, constate que le désir de changement ne suffit pas, qu’il faut encore le vouloir, « mais en réalité je m’en suis remis à la magie de l’événement ». Too bad ! Sauf que le changement, qu’on l’attende ou pas, finit toujours par arriver, mais rarement, sinon jamais, où on l’attend. C’est exactement ce qui arrive à notre auteur, et comme il est intelligent et positif, il en conclut que « c’est d’ailleurs cela qui leur confère une authenticité ». Bien joué, prendre la vie comme elle vient, avec ce détachement, c’est ainsi qu’il convient de vivre, c’est en tout cas ma philosophie, et je vous souhaite de la partager, ça évite bien des déceptions et des moments d’angoisse. Moment d’humilité, ce ne sera pas le seul, je le prévois, du narrateur : « Les attentes de changement se construisent toujours autour d’un sujet, alors que le changement est précisément un changement de sujet. J’aurais dû m’en douter, grâce à mon expérience de romancier. Mais il m’a fallu être mis devant le fait accompli pour le comprendre. » Avouez que ça commence à envoyer ! Et ce n’est pas fini. Aira, quand il parle d’expérience de romancier, fait sans doute référence à sa théorie, mise en pratique dans tous ses romans, de la fuite en avant, sorte de changement de sujet permanent, qui ne tourne pas toujours autour du sujet. Pour en savoir plus sur cette fuite en avant, je ne peux que vous recommander le numéro consacré à l’écrivain argentin par l’excellente revue Le Matricule des Anges.

Saut en avant dans la chronologie : promenade avec sa femme, c’est le soir, on voit un quartier de lune, le gars est « un peu euphorique – état qui n’est jamais exceptionnel chez moi (disons que c’est mon état naturel)… ». Puis, blague (il en est coutumier selon ses dires et je le crois bien volontiers). Théorie foireuse sur les quartiers de lune, sur l’ombre projetée de la terre sur la face de la lune, que sa femme dément bien vite, le plus sérieusement du monde. Lui s’acharne, par jeu. Elle lui explique ce qu’il en est vraiment, on est en pleine physique. Le plus drôle, c’est qu’Aira pense être le seul à croire que c’est l’ombre de la terre que nous percevons sur la face de la lune quand elle n’est pas pleine ! Je partageais, jusqu’à ce jour la même croyance. Et on n’est sûrement pas deux. De cette anecdote, Aira fait une épiphanie (voire James Joyce et, à tout seigneur tout honneur, rendons à César ce qui est à César, Edouard Dujardin, Les Lauriers sont coupés). Il est question alors de « monstruosité de mon ignorance » (je reprends à mon compte l’expression pour moi-même). Rappelez-vous la chanson : « J’regarde la terre où j’ai quand même fait les cent pas / Et je n’sais toujours pas comment elle tourne. ». Bref le bonhomme Aira constate que, intelligent ou pas, curieux ou pas, il s’est longtemps trompé sur quelque chose qu’il considère soudain comme évident. Il en conclut que c’est par distraction qu’il n’est jamais revenu sur cette croyance naïve. Réfléchir à un sujet, quel qu’il soit, une seule fois dans sa vie, c’est une erreur. Je la partage avec lui et j’en suis heureux ! Comme à lui, on m’a dit souvent que « j’étais dans la lune ». Ça peut expliquer qu’on puisse se tromper sur sa partie sombre, on ne voit pas ça de visu, depuis la terre… Suit une phrase qui me pose un sacré problème : « Et même si je l’avais été vraiment, ça n’aurait pas changé grand-chose, car de là-bas les phases de la terre sont certainement semblables, et la raison doit en être identique. » A vérifier… Sur ce point de cosmologie basique, mon ignorance est aussi crasse que celle d’Aira. Les spécialistes nous éclairciront sur la partie obscure de la terre vue depuis la lune, mais le soleil est bien derrière la terre, vue depuis la lune, non ? Qu’importe…

Cette distraction est le nécessaire trait de caractère de qui se consacre à d’autres problèmes, se console Aira, en avouant que l’alibi n’est pas terrible. Suit un paragraphe sur l’absence de génie du narrateur, ses œuvres, qui lui servent à cacher des lacunes et une certaine inaptitude à vivre, passage auquel, à vrai dire, je ne comprends rien ou presque – ne pas en déduire qu’Aira y échoue à écrire ou que son propos est abscons. Les phases de la lune, il y revient, à quelle époque situer son erreur, penser au sujet, dont il aurait inventé la théorie de l’ombre de la terre projetée – il se trompe, on la lui a enseignée, sans l’ombre d’une terre projetée sur un doute ? Je passe le souvenir d’enfance où César, en compagnie d’Omar, un copain avec lequel il est en rivalité sur le plan de l’intelligence l’interpelle sur la lune, qu’il trouve gentille, et lui en fait la démonstration en pratique. Ce souvenir sert surtout de tremplin qui permet à Aira de se remémorer un moment encore plus ancien de son enfance, où il accompagne ses parents dans un magasin. La femme du commerçant leur présente la boutique et, en particulier, une reproduction de tableau, non nommé, mais on pense à La Joconde, devant laquelle elle s’émerveille car, quel que soit l’endroit où l’on se place face au portrait le regard de la femme nous suit et nous fixe droit dans les yeux. « Lorsque nous étions sortis, ma mère s’était moquée de l’ignorance de la dame, qui prenait pour quelque chose d’unique et merveilleux ce qui est caractéristique de tous les tableaux ou de toutes les photos sur lesquels le modèle regarde le peintre ou l’appareil photographique. » Retour aux phases de la lune.

Ignorer un mécanisme du monde, peut-être pas le plus important de l’histoire pour l’auteur. Il finit ce premier chapitre par quelques considérations sur le souvenir, puis en concluant que son inaptitude à vivre est sans doute née du moment où il a créé sa théorie des phases de la lune et que mettre le doigt dessus lui permettrait de résoudre « du même coup le mystère qui me poursuit ». Aira à la veille d’entamer une psychanalyse ? J’en doute. Il termine sur un processus, entamé dans sa prime enfance, qui consiste à perdre du temps, sans regretter, pirouette, que la lune, « poétique souvenance du temps perdu », en fut la victime. Mais où ce diable d’homme veut-il en venir, ou plus exactement nous amener ?

Aira est un homme et un écrivain facétieux. Il aime se contredire lui-même, quand la rétrospection n’est pas au programme, il se lance dans une revue de souvenirs d’enfance, et il a un mode d’écriture auquel il déroge peu, la fuite en avant et le changement de cap brutal, quand il parle du changement comme d’un changement de sujet, il nous rappelle dans ce début d’essai qu’il est maître en la matière et je ne serais pas surpris que le deuxième chapitre nous emmène sur d’autres terres. Ludique, ludique…

Les Dépossédés, Ursula K. Le Guin

Deux planètes : Anarres, la lune anarchiste, et Urras, proche de celle-ci, un enfer où règne la tyrannie et où deux systèmes s’opposent, un peu comme au temps de notre guerre froide. Un homme : Shevek, physicien surdoué, que son génie isole des siens, qui va se retrouvé comme exclu d’Anarres et, conscient de l’isolement de sa planète et de son peuple, qui craignent Urras comme le diable, va la quitter pour travailler en A-Io, où on attend ses découvertes théoriques pour s’en emparer et produire un nouveau mode de déplacement instantané qu’elle pourra utiliser comme arme de pouvoir. Le décor est planté. La description du système anarchiste, ou plutôt communiste libertaire, de ses réussites comme de ses difficultés, fonctionne parfaitement. Ursula K. Le Guin sait de quoi elle parle. Son utopie est réaliste et ne fait pas la part belle au rêve, au contraire, elle affirme le fait qu’une société libertaire risquerait fort de s’enliser dans des dérives administratives et bureaucratiques, sauf à constamment se remettre en cause sans s’en référer à un « dogme » supposé. La liberté individuelle n’est pas forcément assurée, car le poids social de règles et de lois intégrées sans qu’elles existent formellement y est tenu par les habitants d’Anarres qui, au cours de réunions décisionnaires, s’opposent aux désirs de Shevek, qu’on soupçonne « d’égotiser », de se la jouer perso en somme. Pourtant, son départ sur Urras se fera, et même son retour, considéré un moment comme impossible, sous peine de provoquer des violences.

Ce roman est sans nul doute une réussite, les personnages d’Anarres (Takver, une femme éthique et libertaire, Bedap, un anarchiste au sens critique aigu, Shevek, bien sûr, et d’autres encore) sont très justement campés ; le machiavélisme des hommes de pouvoir urrassiens du pays capitaliste de l’A-Io et le cynisme de ce système économique et politique (que nous connaissons si bien) sont parfaitement décrits. L’intrigue fonctionne très bien, mais pour aller au bout de son propos et organiser, structurer son texte en fonction de la pensée de sa planète utopique, où le collectif l’emporte sur l’individu, il aurait sans doute été judicieux de ne pas construire cette aventure autour d’un personnage principal et de personnages secondaires, mais autour de nombreux personnages principaux, tous égaux. C’aurait été, inévitablement, un autre livre.

Traversées, Constantinople & Ablaye Cissoko

Musique métisse (croisement des traditions des griots mandingues et des cours persanes), avec dialogue des instruments (Kora, setar, viole de gambe et percussions), que celle de ce second opus du groupe Constantinople en compagnie de Cissoko (cinq ans après Jardins migrateurs, premier essai tout aussi réussi que celui-là). Les voix, de Cissoko et de Kya Tabassian, leurs cordes, la percussion de Patrick Graham et la viole de gambe de Pierre-Yves Martel rendent hommage aux traditions du Sénégal et de l’Iran, mais aussi à celles de l’Espagne et de l’Amérique du sud (Pérou et Mexique). Musique douce, d’une beauté apaisante, musique virtuose sans ostentation, musique harmonieuse, musique réconciliatrice. Musique d’hier, on entend même le Moyen-âge dans Recercada Quinta, musique d’aujourd’hui, avec les compositions des deux leaders. Grande musique classique du monde. Grande musique tout court. Une rencontre musicale qui ne cache pas une rencontre humaine véritable.

L’Homme assis dans le couloir, Marguerite Duras

Une petite plaquette d’une trentaine de pages à peine que L’Homme assis dans le couloir, de Marguerite Duras. Un homme, assis dans un couloir, avec vue sur un chemin de pierres sur lequel une femme, nue sous sa robe, est couchée et se donne à voir. Ah oui, et un Je, narrateur ou narratrice, qui observe, mais aussi qui participe (« Je vois l’enclave du sexe…. » ; « Je vois le corps. » ; « Je lui parle et je lui dis ce que l’homme fait. Je lui dis aussi ce qu’il advient d’elle. Qu’elle voie, c’est ce que je désire. »), et se fait de plus en plus présente, par son regard, à la fin du texte. Des actes d’amour, de la violence consentie, une fin énigmatique (ou pas). De l’écriture surtout, expérimentale, avec jeu sur les temps et les modes : conditionnel (« L’homme aurait été assis dans l’ombre du couloir face à la porte ouverte sur le dehors. »), mode de la fiction auquel Duras se disait attachée (« Le conditionnel rend mieux que tout autre mode l’idée de l’artifice qui sous-tend la littérature.(…) Tout événement apparaît comme la conséquence potentielle, hypothétique, de quelque chose d’autre. En jouant, conscients jusqu’au bout de la fiction et en même temps de la légèreté du jeu, les enfants conjuguent constamment les verbes au conditionnel. » ), puis présent de l’indicatif et ainsi de suite, va-et-vient régulier. Ecriture blanche, prosaïsme et distanciation dans les scènes de sexe. Je ne vois rien de plus à dire sur ce texte, sur lequel je n’ai pas envie de porter un jugement esthétique. A d’autres lecteurs de s’en charger !

Le Bavard, Louis-René des Forêts

Que les lecteurs qui ont tant aimé La Chute d’Albert Camus se précipitent sur Le Bavard, de Louis-René des Forêts, ils y trouveront peut-être là un texte à leur goût. Enonciation semblable, le monologue d’un homme qui se lance dans une confidence, même ton, ironique, provocateur, la recherche des points communs entre ces deux textes pourrait se poursuivre assez longtemps. Le narrateur, un je anonyme, n’a pas grand-chose à dire (« bref, j’avais envie de parler et je n’avais absolument rien à dire. » ; « la machine tourne sans nécessité »), là est son propos, puisqu’il narre deux de ses crises de bavardage, dont il veut entretenir ses « auditeurs » (mais parle-t-il à quelqu’un ou ne s’adresse-t-il pas plutôt à de potentiels lecteurs, qu’il apostrophe sans cesse ?). Après une entrée en matière qui dévoile chez lui une certaine tendance au narcissisme (« Je me regarde souvent dans la glace. ») et un besoin de se sentir singulier, différent, en particulier dans le regard des femmes, il se lance dans le récit d’une soirée, assez arrosée, pendant laquelle il s’abandonne à suivre des amis, passablement ivres, dans un dancing, voire un endroit plus malfamé encore (c’est du moins ce qu’i laisse entendre), contre son gré. Là, il tente de séduire, au nez et à la barbe d’un petit homme assez laid qui ne veut pas la partager, une très belle femme qui lui a accordé une danse et à qui il offre un verre pour se laisser aller à une crise de bavardage, ponctuée à sa fin par un rire vulgaire de son interlocutrice. Humilié, il quitte le dancing et se jette dans la rue où il se sent vite poursuivi pour échouer dans un parc où son rival d’un soir le rejoint avant de lui administrer une correction. L’intrigue, vous l’aurez compris, n’est pas le souci de Des Forêts, mais le discours et sans doute plus encore le méta-discours, dans lequel on peut voir tour à tour un propos sur la vanité de la langue, mais aussi sur l’impossibilité d’écrire et de raconter une histoire, et encore un roman sur le roman, les rapports de l’écrivain avec ses lecteurs, liste non exhaustive. Le narrateur se contredit sans cesse, et l’avoue bien volontiers (« Vous avez déjà éprouvé vous-mêmes que dès que vous tentez de vous expliquer avec franchise, vous vous trouvez contraints de faire suivre chacune de vos phrases affirmatives d’une dubitative, ce qui équivaut le plus souvent à nier ce que vous venez d’affirmer »), joue au jeu de la vérité et du mensonge, se montrant sincère autant qu’artificiel, lance nombre de fausses pistes qu’il s’amuse ensuite à nier, s’auto-accuse et se justifie, déstabilise son lecteur en lui reprochant les maux dont il s’accuse lui-même, déborde du cadre qu’il a fixé à son propos, dans une fiction qui prend soudain le dessus sur son discours, et, dans un troisième et dernier chapitre où il joue à casser tous ses effets, laisse le lecteur (naïf) sur sa faim en cessant de jouer le jeu de la fiction pour démonter sa mystification.

On peut voir dans ce roman une métaphore de l’écriture et de l’impossibilité d’écrire au XXe siècle comme on l’a toujours fait, une remise en cause de la fiction et de ses vieux ressorts («J’ai le sentiment de m’obstiner à poursuivre un ridicule et futile monologue sur une place d’où le public déçu s’est retiré en haussant les épaules, mais telle est ma puérilité que je me réjouis à l’idée que ma revanche consistera à le laisser toujours ignorer si je mentais encore quand je prétendais mentir.») tout autant qu’une défense, par l’exemple, de la littérature, la « parole vaine » du Bavard, comme Blanchot a qualifié la tentative de Des Forêts, donnant lieu à un magistral flot de paroles, dans lequel un style flamboyant, celui de la logorrhée, tout autant que la crise d’une certaine littérature, est convoqué et mis en œuvre par un auteur au sommet de son art qui réussit un beau tour de force en faisant coïncider parfaitement la forme et le fond de son texte – la meilleure définition du style à mon sens. Le Bavard est un chef d’œuvre, à n’en pas douter, une ode à la littérature et sans doute pas une tentative de tuer le roman comme ont pourrait trop facilement en conclure. Bref, un livre qu’il faut lire et relire, qu’on n’épuise sans doute pas si vite, comme tous les chefs d’œuvre.

Les Rencontres de la photographie, un festival à réinventer ?…

Obscuro Barroco, Evangelia Kranioti

Je ne sais pas au juste depuis combien d’années je fréquente le festival des Rencontres de la photographie d’Arles. Toujours est-il que j’y vais chaque été, que pendant longtemps, j’ai attendu avec impatience ce moment où j’allais voir de la photographie, m’en mettre plein les yeux, découvrir de nouveaux artistes, retrouver les grands classiques. Et puis, en 2015, la direction artistique du festival a changé (Sam Stourdzé remplace François Hébel), la fondation privée Luma s’est installée dans le site des ateliers SNCF d’Arles, anciennement lieu central des Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles. Et depuis, sans vouloir faire la fine bouche, le niveau global des expositions a baissé et mon enthousiasme avec. Aux ateliers, là où l’on passait une après-midi héroïque, dans la canicule sans air climatisé, à arpenter les trois ateliers en découvrant, expo après expo, des talents nouveaux de la photographie de reportage d’aujourd’hui, tout en admirant l’architecture des lieux, dans leur jus, et ce n’était pas pour rien dans l’enthousiasme qu’il y avait à supporter ces conditions dantesques, on passe cette année sans s’attarder sur les expositions de la Mécanique Générale : Valérie Belin, Painted ladies, et de Marina Gadonneix, Phénomènes, qui nous laissent hélas indifférents – nous étions quatre visiteurs aux sensibilités variées mais unanimes sur notre ennui – puis, au pas de charge, sur la photo brute (épuisante série de mini-expositions de photographes amateurs : 45 auteurs, 300 photographies, annonce le programme…), puis, sans passion, aux Forges, sur la photographie est-allemande, Corps impatients (les nôtres l’étaient autant !) et dans la plus grande indifférence face à la scénographie « art contemporain » de l’expo Sur Terre. Ouf ! on peut quitter les lieux en jetant un regard critique sur la tour infernale de la Luma.

Il y a bien, à l’espace Van Gogh, une intéressante rétrospective Helen Levitt, et une exposition très réussie consacrée à trois livres de femmes photographes sur les femmes, Unretouched women, il y a bien, à l’Eglise des Frères Prêcheurs, une très belle et angoissante exposition, Datazone, de Philippe Chancel qui nous fait faire un peu de tourisme apocalyptique autour de la planète, mais pour un cinquantième anniversaire du festival qui s’auto-proclame foisonnant, on se dit que le programme est encore moins riche que l’an passé, quand on pensait devoir patienter un an pour assister à un grandiose feu d’artifice. Finissons pour la bonne bouche sur l’Exposition du festival, à la Chapelle Saint-Martin-du-Méjean, celle de la photographe grecque Evangelia Kranioti, une vraie découverte (enfin !), au titre tout aussi poétique que ses photos et ses videos, Les Vivants, les morts et ceux qui sont en mer. Des cadrages stupéfiants, des portraits dans lesquels la photographe fait montre d’une belle empathie pour les exclus (marins, transexuels, prostituées, pauvres de tout poil…) et d’un talent exceptionnel pour photographier le corps dans quelques-uns de ses excès ou dans des mises en scène fulgurantes. On en redemande, tant on a l’impression jusqu’ici de s’ennuyer ferme dans ce 50e opus des Rencontres. Quant à la presse, elle continue de chanter les louanges du festival sur l’air bien connu de « Toujours se réinventer… » – y a-t-il seulement une presse qui exerce un vrai rôle critique à l’égard des Rencontres de la photographie ?

Bien, comme je n’ai pas tout vu cette année, je ferai encore semblant une ou deux journées d’y croire avec elle pour finir cet article pour le moins désenchanté. A très bientôt…

La Supplication, Svetlana Alexievitch

Ils ont côtoyé l’horreur, la maladie et la mort. Ils ont subi le mensonge d’Etat, le silence et le déni (Tchernobyl n’existe pas, il ne s’est rien passé là-bas ! Ou presque…). Et l’URSS allait vaincre le diable nucléaire avec des armes qu’elle savait utiliser, celles de la guerre – des armes, des camions militaires et, surtout, des vies humaines dont le prix est toujours dérisoire pour ceux qui en disposent – dans la tradition d’une mythologie qui s’est construite au XXe siècle dans le conflit et l’héroïsme du peuple russe. Les personnes qu’a écoutées Svetlana Alexievitch (Prix Nobel 2015) témoignent de leur vécu après la catastrophe et la beauté de cette parole libérée fait de La Supplication un livre rare, dont on sort comme en apnée (comment l’extraordinaire puissance de ce recueil de témoignages pourrait-elle laisser le lecteur indifférent ?). La Grande Histoire, narrée par le prisme de l’histoire individuelle, prend dans ces chroniques du monde après l’Apocalypse, où il est question d’émotions humaines, de répercussion de l’événements sur la vie individuelle des témoins et de philosophie, plus que de faits historiques, une dimension inattendue. Tout le monde croit savoir ce qu’est Tchernobyl et personne ne le sait, sinon ceux qui y demeurent et y meurent. De ce point de vue, tout le monde devrait lire ce livre. Sans exception.

« Tchernobyl est devenu une métaphore, un symbole. Et même une histoire. (…) De quoi parle ce livre ? Pourquoi l’ai-je écrit ?
– Ce livre ne parle pas de Tchernobyl, mais du monde de Tchernobyl. Justement de ce que nous connaissons peu. De ce dont nous ne connaissons presque rien. Une histoire manquée : voilà comment j’aurais pu l’intituler. L’événement en soi – ce qui s’est passé, qui est coupable, combien de tonnes de sable et de béton a-t-il fallu pour ériger le sarcophage au-dessus du trou du diable – ne m’intéressait pas. Je m’intéressais aux sensations, aux sentiments des individus qui ont touché à l’inconnu. Au mystère. Tchernobyl est un mystère qu’il nous faut encore élucider. C’est peut-être une tâche pour le XXIe siècle. Un défi pour ce nouveau siècle. Ce que l’homme a appris, deviné, découvert sur lui-même et dans son attitude envers le monde. reconstituer les sentiments et non les événements.
 » Svetlana Alexievitch, La Supplication (1997)