C’est vous l’écrivain, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 4

« Au début, quand j’écrivains mes premiers textes, j’étais très impressionné par la langue française. J’étais intimidé. J’essayais d’écrire des phrases irréprochables d’un point de vue grammatical. Si les phrases étaient courtes, c’était d’autant plus facile, sujet, verbe, complément, je ne prenais pas trop de risques. Dans La Salle de bain, je ne m’aventurais rarement dans des phrases avec plus d’une relative. J’avais ce besoin de bétonner chaque phrase, chaque paragraphe. Comme je me relisais déjà beaucoup, j’y parvenais facilement. Aujourd’hui que j’ai acquis davantage de savoir-faire et de technique, je peux me permettre des figures plus complexes, un double saut périlleux, un triple salto, même si je garde toujours présent à l’esprit que si je tente une figure complexe, elle doit absolument paraître naturelle à l’arrivée. » Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain

Institut Benjamenta, Les frères Quay

Premier film des frères Quay, Institut Benjamenta (dont le prétexte de départ est le roman de Robert Walser) est un film étrange, onirique, dérangeant, d’une beauté formelle inépuisable et toujours actuelle, une ouvre d’art bien plus qu’un film, en fait. Tourné en 1995, on pourrait croire qu’il est bien plus ancien ; pellicule noir et blanc, personnages et atmosphère qui peuvent évoquer l’époque où le livre de Walser a été écrit. Mais le parallèle entre film et livre s’arrête là : le personnage principal, Jakob Von Gunten, arrive devant la porte de l’Institut Benjamenta, où l’on forme les domestiques. Jusque-là, on retrouve bien le cadre de l’intrigue de Walser, dans laquelle Gunten va se perdre comme être humain et non se réaliser, tout comme le personnage du roman Le Commis. Chez les frères Quay, la destinée de Gunten n’est pas la même, et ça importe peu, l’intrigue du livre est oubliée, et ça importe peu. Car on va assister en s’asseyant dans le fauteuil moelleux de son cinéma préféré pour voir ce film splendide à autre chose qu’un film. Beauté formelle des images et des scènes, onirisme échevelé, intrigue minimaliste… Gunten sonne à la porte d’entrée, un judas de forme carrée s’ouvre et… le visage d’un petit singe apparaît, qui le regarde, puis la porte s’ouvre. Gunten est immédiatement accepté dans l’école, un homme qui est le directeur lui attribue une tenue d’élève (scène surréaliste dans laquelle le directeur n’apparaît tout d’abord pas, caché qu’il est dans une sorte d’alcôve en bois, puis quand il apparaît, il semble qu’il ait des sabots, mais non finalement, il est chaussé), puis il est présenté à ses compagnons d’études qui répète l’unique leçon qui constitue leur enseignement théorique. Après quoi, on suit les personnages sans qu’une histoire se raconte. Gunten, mal à l’aise dans le dortoir, demande une chambre individuelle qui lui est attribuée, à l’étage de ce qui semble être les appartements du frère et de la sœur qui dirigent l’Institut. Et les scènes oniriques se suivent et ne se ressemblent pas, dans lesquelles la photographie noir et blanc du film s’élève jusqu’à des sommets, puits de lumière dans la chambre obscure de Gunten, extérieur-nuit sous la neige, espace mystérieux à l’intérieur des locaux de l’Institut qui évoque un musée dédié au cerf ou le centre d’un rêve, l’esthétique du film, renforcée par des décors surréalistes, des atmosphères brumeuses, des nocturnes où règnent le flou, les jeux de lumière, les reflets et l’ombre, tout porte à se laisser au plaisir visuel d’un ovni cinématographique sans se préoccuper de rien d’autre que de ce plaisir visuel. On se souvient d’Elephant man, de David Lynch, ou d’Eraserhead… Un imaginaire aussi puissant que celui de Lynch, porté par des effets et une esthétique proches, imaginaire qui tient du merveilleux des contes, et de l’absurde des rêves, mais d’un absurde qui n’est pas sans signification. Le personnage de Gunten n’est pas celui de Walser et il a un destin, qui ne sera pas révélé ici. Sa présence dans l’institut va modifier bien des choses. Fraulein Benjamin, la directrice, qui donne les cours aux apprentis domestiques, à la libido et la sexualité bridées va rencontrer elle aussi son destin (scène grandiose en toute fin de film, dont il n’est pas question de révéler la teneur sous peine de dévoiler un essentiel du déroulé d’un scénario impeccable). Le directeur lui-même va découvrir grâce à Gunten des aspects de sa personnalité qu’il ignorait de toute évidence. Quant à l’Institut, le passage de Jakob va également modifier définitivement son destin. Ces trois éléments de l’intrigue sont une entrée majeure pour la compréhension du film. L’analyse psychanalytique de l’intrigue, comme toujours avec les contes, en dirait un peu plus long sur le sens profond de ce conte cinématographique génial (les niveaux de lecture sont multiples et cette chronique n’en suggère que quelques-unes) et pour ceux qui ne verraient dans Institut Benjamenta rien de plus qu’un superbe rêve sans interprétation, on pourrait leur rappeler qu’à l’Institut Benjamenta, comme l’écrivait Walser, « on apprend très peu de choses » et qu’il en va de même sans doute du spectateur qui refuserait de se poser quelques questions élémentaires. De ce point de vue, même si les frères Quay ont pris des libertés avec le livre qu’ils ont adapté, relire le roman de Walser peut sans doute constituer une aide importante, car ils n’en n’ont pas trahi l’esprit.

C’est vous l’écrivain, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 3

La ponctuation

« J’ai fait des expériences, j’ai tâté du point-virgule. Puis, au début des années 2000, il a fini par disparaître complètement de mes romans. Ce n’est d’ailleurs pas tant pour marquer ce que le point-virgule pouvait avoir de daté ou de maniéré que j’y ai renoncé, c’est plutôt, curieusement, pour des raisons essentiellement visuelles. Comment expliquer ça ? Cela date de la lecture de Compagnie de Beckett. je ne sais plus exactement à quelle date j’ai lu pour la première fois Compagnie, mais j’avais été ébloui par le continuum verbal sous lequel se présentait le livre, uniquement séparé par des points. Aucune virgule, aucun point-virgule. C’était extrêmement radical. C’était vraiment très beau et très convaincant, et je crois que cela a joué un rôle déterminant dans ma décision de renoncer au point-virgule. »

C’est vous l’écrivain, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 2

« Je me relis plus que je n’écris. C’est d’ailleurs ça, écrire, c’est le fondement même de l’écriture, se relire, se reprendre, raturer. Il ne peut y avoir d’écriture littéraire sans relecture. (…)

J’imprime en permanence ce que j’écris, j’imprime chaque état du travail, et je me corrige à la main, crayon noir ou Uni-ball eye à pointe fine de chez Mitsubishi. Il y a des choses invisibles au profane que mon regard exercé re^ère au premier coup d’œil. Je modifie un détail ici, j’excise une excroissance là. Je ne me relis jamais sur l’écran de l’ordinateur. (…)

Ce qui importe, au demeurant, ce n’est pas tant de multiplier les relectures, c’est qu’il y ait un temps de latence entre chaque relecture. Le temps du travail littéraire est donc autant celui, effectif, de l’écriture que le temps abstrait qui s’écoule entre deux relectures. (…)

Telle est la règle que je m’applique toujours quand j’écris : Tout se permettre quand on écrit, ne rien laisser passer quand on se relit. »

C’est vous l’écrivain, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 1

Les sept yeux de l’écrivain

« Pour écrire, il faut sept yeux, un œil sur le mot, un œil sur la phrase, un œil sur le paragraphe, un œil sur la partie, un œil sur la construction, un œil sur l’intrigue – et un œil derrière la tête, pour surveiller que personne n’entre dans le bureau où on est en train d’écrire. Chacun des domaines que contrôlent ces sept yeux a ses propres règles et obéit à ses propres lois. Une seule imprécision dans un seul de ces domaines et c’est le faux pas assuré. » Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain

Bon, le septième œil n’est pas le plus important, on se contentera donc de s’en faire greffer quatre !

Une Blonde émoustillante, Jiri Menzel

Une Blonde émoustillante (quel mauvais titre quand le livre de Bohumil Hrabal dont le film est l’adaptation propose La Chevelure sacrifiée !), sorti en 1974, est présenté comme une œuvre majeure de Jiri Menzel. Le roman de Hrabal (chroniqué ici le mois dernier) est une pure merveille et le film tente de lui être fidèle, avec une certaine réussite. On y retrouve les grands moments de La Chevelure sacrifiée et c’est un régal de voir en images les idées géniales de Hrabal, de retrouver sa verve comique. Maryska, l’héroïne, jouée par l’actrice (émoustillante) Magda Vášáryová, est d’une beauté renversante et semble sortie de la machine à écrire de Hrabal. Le frère de Francin (un mari délicieusement raide et drôlatique), Pepin, ne sait pas parler autrement qu’en hurlant, sans que ce soit fatiguant pour le spectateur, et apporte lui aussi sa touche comique. Les acteurs sont donc impeccables.

L’histoire se déroule dans un petit village fier de la chevelure blonde et bouclée de Maryska (un peu plus courte que dans la livre où elle lui descend jusqu’aux pieds !), Francin est le gérant de la brasserie qu’il essaie de faire prospérer sous le contrôle d’un conseil d’administration omniprésent. Libre comme l’air et gourmande de la vie, sa femme et lui s’aiment d’un amour véritable. Elle boit la bière de la brasserie comme une goulue, mange du cochon dès le petit déjeuner (sans prendre un gramme) et se laisse libéralement admiré par tous les hommes du village, qui le vénèrent chacun à sa façon : le coiffeur ne se lasse pas de s’occuper de sa toison d’or et le docteur, un jour où elle est alitée malade, écoutant ses poumons, s’endort comme un enfant contre sa magnifique poitrine dénudée ! Les morceaux de bravoure de Hrabal sont comme de juste magnifiquement cinématographiques : le jour du cochon et la ripaille qui s’ensuit, rabelaisienne à souhait, qui vient détendre un conseil d’administration que Francin subit en tentant de démontrer qu’il a une gestion saine de la brasserie ; le moment d’anthologie ou Pepin et Maryska montent au sommet de la cheminée de l’usine et contemplent la campagne alentour en blaguant, sans se soucier du vertige ou de la peur des ouvriers de la brasserie, des membres du CA, de Francin et des pompiers, qu’on voit arriver, comme dans le texte, depuis le point de vue de la blonde et de son beau-frère, avec fin heureuse il va de soi ; scène magnifique du bain de Maryska, qui se lave dans une des salles de la brasserie ; passages pendant lesquels la blonde (tellement émoustillante !) se rend au village à vélo, cheveux aux vents, et attire le regard de tous les hommes, jeunes ou vieux, du village ; scènes délirantes où Francin se rend en tournée dans les bars des villages où l’on sert sa bière sur une pétoire dont il n’est pas peu fière et qui fume comme une cheminée, tombe en panne à tous les coups, avec retour à la brasserie tracté par les chevaux d’un paysan du coin, avec point d’orgue sur le moment où le manteau du motard se prend dans la chaîne de l’engin et où il se voit obligé de tourner en rond à n’en plus finir dans un champ en attendant, le corps penché en arrière, que l’essence vienne à manquer… Ces moments d’anthologie sont nombreux, ceux qui mettent en scène Pepin et sa belle-sœur en feraient partie, car les deux s’entendent comme larrons en foire pour multiplier les plaisanteries volontaires ou non. Bref, ce film est une petite splendeur de joie de vivre mise en scène, de drôlerie, une ode à la vie et aux plaisirs. Il prend fin sur un moment doucement libertin qui nous montre Francin administrer en pleine rue une fessée, toute jupe relevée, à sa belle penchée sur son vélo, sous les yeux de ces messieurs du conseil d’administration (pas des fessées), pour la punir de s’être fait couper à la garçonne sa belle chevelure impossible. Sa main s’arrête avant de retomber une énième fois sur la croupe de la blonde, dont le visage semble montrer qu’elle commence à prendre plaisir à la punition. Et pourtant, Une Blonde émoustillante, qui n’est pas un film très long, m’a semblé multiplier les longueurs et souffrir de la comparaison avec Alouettes, le fil à la patte, vu la veille. Fin de la rétrospective Jiri Menzel, dont on aurait pu souhaiter qu’elle fût plus complète.

Mac et son contretemps, Enrique Vila-Matas

Après un début en fanfare, dans lequel je retrouvais Mon Enrique Vila-Matas, celui que j’aime tant, avec son personnage principal favori, Madame la Littérature, me disant que je lisais peut-être son meilleur livre, l’avant-dernier qu’il ait publié, le dernier pour les éditions Bourgois (pourquoi diable l’animal a-t-il changé de boutique ? la question me tarabuste…), j’ai finalement déchanté et je m’apprête donc à chroniquer Mac et son Contretemps pour, une fois n’est pas coutume, le descendre en flèche !

Mac tient son prénom de l’amour de ses parents pour un film de John Ford, My Darling Clementine, dans lequel un des personnages s’appelle ainsi. Ancien entrepreneur qui a fait faillite, il ne travaille plus et en profite, lecteur insatiable pour remettre le nez dans ses auteurs favoris (il a une connaissance assez pointue, quoique parfois douteuse, de la littérature qui en fait une sorte d’alter ego fictif de l’auteur catalan, mais il ne faut pas s’y tromper…) et se mettre à l’écriture, en tant que débutant. Projet : écrire un faux roman posthume et inachevé par la cause de la mort de son auteur, petit rappel si besoin en était que l’imposture est au cœur des thématiques favorites de Matas. Mac est le voisin d’un écrivain qu’il entend un jour pérorer devant une belle libraire du quartier sur l’un de ses premiers livres, un recueil de nouvelles truffé de passages lourdauds et ennuyeux de son propre dire, que Mac a bien sûr lu sans aller jusqu’à son excipit et qu’il entreprend de relire dans le but de le réécrire en répétant, mais surtout en l’améliorant, en le modifiant. Mac se veut modificateur. Il y a de la mise en abime dans l’air : Vila-Matas, qui écrit inlassablement le même livre en le modifiant, fait avec lui-même et ses propres livres le travail auquel Mac se prépare avec le bouquin de son voisin… Mais ce coup-ci, il me semble qu’Enrique Vila-Matas en se répétant finit par se caricaturer !

Le texte qu’on lit est censé être le journal de Mac. Et au début, tout va bien : Mac évoque ses auteurs favoris, expose ses intentions, raconte aussi sa vie conjugale et ses promenades dans le quartier el Coyote de Barcelone, ses rencontres avec le neveu de Walter, le voisin écrivain. Un faux neveu, Walter n’ayant pas de neveux… Et puis, progressivement, le journal de Mac accumule les passages lourdauds et ennuyeux, comme le recueil de jeunesse de Walter, et il commence à faire le récit des nouvelles du livre qu’il veut reprendre, et insensiblement, le bouquin s’enlise dans un fatras de plus en plus imbuvable. La dernière moitié du roman de 400 pages est assez insoutenable et le côté très intellectuel des réflexions du narrateur, mais aussi sa folie banale, ou sa névrose finissent par lasser, tout autant que le récit des nouvelles, les unes après les autres, et le doublement, la répétition, nouvelle après nouvelle, de ce recueil avec les intentions de révision du texte par Mac. La composition du livre devient par moment assez confuse, le discours peu excitant, la répétition dans la répétition assommante. Dublinesca, lu l’an dernier lors de sa parution en poche, ne m’avait pas paru être du meilleur Vila-Matas, rétrospectivement sa valeur s’en trouve rehaussée par la lecture de Mac et son contretemps, que je n’ai pas trouvée stimulante, comme c’est généralement le cas avec les romans-essais de cet écrivain. Ce verdict, lancé sans chercher à le justifier en détail par absence d’envie de m’éterniser sur une cogitation vaine à propos d’un livre que j’ai mis beaucoup de temps à lire dès lors qu’il m’est apparu très ennuyeux, n’engage évidemment que moi, et des lecteurs que la réflexion sur l’acte d’écrire proposée par ce roman intéressera auront un avis autre que le mien et crieront peut-être au chef-d’œuvre. C’est tout le bien que je leur souhaite et que je souhaite à mon écrivain espagnol favori, ainsi qu’à son roman.

Alouettes, le Fil à la patte, Jiri Menzel

Adapté très librement de l’excellent livre de Bohumil Hrabal, chroniqué ici il y a peu de temps, Vends Maison où je ne veux plus vivre, Alouettes est un film de 1969 (qui remporte l’Ours d’or à Berlin) au scénario duquel l’écrivain a évidemment contribué. Menzel, pour les besoins de son film, a choisi les nouvelles qui se déroulent dans un dépôt de ferraille où des prisonnières, qui sont là pour avoir osé essayer de quitter le pays nouvellement communiste (on est dans les années 50), mais aussi des hommes dont l’adhésion au régime semble plus que douteuse et qui passent pour des bourgeois (un philosophe, un musicien de jazz, un médecin, un homme de loi, et autres « étranges » travailleurs, dont un volontaire totalement acquis à la cause de Staline). Bien sûr, les rencontres entre ces hommes en marge et les prisonnières sont prohibées, mais le jeune gardien qui veille sur les deux groupes n’est pas un autoritaire et permet sans se départir de son flegme quelques moments de mixité. Il est vrai qu’à moins d’aboyer en montrant les muscles et une arme, il semble pour le moins difficile d’empêcher un jeune ferrailleur d’approcher une jolie prisonnière dont il tombe amoureux et qu’il va épouser par procuration (scène invraisemblable où, en l’absence de son amoureuse, le jeune homme dit « oui » à sa mère qui « joue » la jeune épouse).

Le film s’ouvre sur la satire politique, montrant les hommes jouer à perturber les vaines tentatives des autorités du camp et du parti pour montrer le chantier comme un modèle de réussite digne de la victoire du communisme : une équipe vient filmer le chantier des hommes, on enjolive le lieu en y installant des plantes maladives dans des pots, les banderoles à la gloire du socialisme sont accrochées derrière le groupe de travailleurs, le philosophe ne peut rejoindre ses camarades, il est perché sur un mur de ferraille dont il ne peut redescendre, dit-il avec l’ironie douce dont il se départit que rarement, parce que les autres lui ont enlevé l’échelle. Les phrases-slogans apprises par cœur par les travailleurs sonnent faux quand ils les prononcent, le tournage tourne au simulacre, et les cinéastes officiels repartent vite, dépités, quand la pluie vient tout régler. Il en va de même quand un ancien prolétaire, devenu chef du chantier, tente en vain de stimuler l’enthousiasme des travailleurs et de casser leur grève (les cadences de travail ont été augmentées sans concertation avec eux, contre tous les principes marxistes) et, pour montrer qu’il n’a pas oublié d’où il vient, il met de temps à autre la main à la pâte en jetant sur un tas de ferraille deux ou trois morceaux de fer avant de s’en retourner vers ses occupations de responsable politique et ses réunions de cellule. Un autre chef du parti, lors d’une de ses visites, descend d’une berline confortable en ôtant sa cravate et son chapeau pour mettre une casquette plus ouvrière. L’ironie comique à la Chaplin des Temps modernes de Jiri Menzel fonctionne merveilleusement, mais aux dépends du système communiste, on y retrouve l’esprit de Hrabal et on se dit que ces deux-là sont vraiment comme deux frères, y compris quand la satire politique laisse la place à une intrigue plus intime, quand on suit la vie de couple du gardien qui se marie à une gitane aux us et coutumes étranges, l’histoire d’amour des deux plus jeunes gens du chantier, ou la vie personnelle des uns et des autres. Là encore, Menzel et Hrabal ont la même approche tendre et drôle. Et parfois gentiment graveleuse, comme dans la scène où, derrière la palissade en bois qui sépare les dortoirs des femmes de la maison des hommes, les ferrailleurs observent à travers les planches les femmes se déshabiller avant de se coucher. Tout Hrabal et Menzel est encore dans ce film où, comme dans Trains étroitement surveillés, il serait vain de chercher dans cette description d’un contexte politique très dur et de vies individuelles détruites par un régime autoritaire la moindre trace de pathétique, de tragique ou de tristesse. Tout passe par le rire, la comédie (utilisée comme arme), et les vicissitudes de la vie en Tchécoslovaquie de ces êtres épris de liberté sont décrites avec un humour qui a sans doute défrisé plus d’un censeur. C’est ce qui fait que les films de Jiri Menzel passent les années sans prendre une ride, sans sembler datés ou ennuyeux.

Trains étroitement surveillés, Jiri Menzel

Premier film de Jiri Menzel (1966), « oscarisé » (Meilleur film étranger), mais interdit dans son pays, Trains étroitement surveillés marque le début d’une collaboration de qualité entre le cinéaste tchèque et le grand écrivain Bohumil Hrabal (cinq autres films suivront). L’esprit du Printemps de Prague y est déjà présent, avec la référence à la Résistance contre l’occupant allemand pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi avec un vent de liberté qui souffle sur tout le long-métrage. On y retrouve également l’esprit et le ton de Hrabal, son sens de la gaillardise, ce mélange inouï de farce, de tragi-comique et de tragédie qui fait sa signature, la critique plus ou moins voilée du réalisme soviétique et de la pesanteur bureaucratique qui s’incarne dans la figure du chef de gare, personnage gentiment ridicule merveilleusement campé par une sorte de Raimu tchèque. Bref, cette bobine est un petit chef-d’œuvre. Le jeune héros du film vient de réussir un concours qui va lui permettre, comme deux de ses ascendants (aux destins extraordinaires, rapidement évoqués en début de film) de porter l’uniforme de la bureaucratie des chemins de fer tchèques, à la grande fierté de sa maman. Il rencontre tout d’abord le chef de gare, en train de nourrir ses pigeons avec sur le dos un vieil uniforme et un képi maculés de crottes blanchâtres, puis son inférieur hiérarchique, un homme d’une trentaine d’années qui semble ne s’intéresser qu’aux femmes. Dès lors, Milos qui est encore vierge s’intéresse de près à une jeune contrôleuse bien plus libérée et entreprenante que lui. Leur première fois va s’avérer calamiteuse, et le film semble basculer dans la comédie grivoise. Mais ce serait sans compter sur le génie de Hrabal et de Menzel, le sous-chef de gare, sous des airs de coureurs de jupons, n’est rien moins qu’un résistant qui prépare des attentats contre des trains allemands bourrés d’armes et d’obus et le film bascule sur sa toute fin de ce ton léger cher à Hrabal à la grande Histoire s’invite dans le film, accompagnée par l’inévitable tragédie, ce dont Hrabal ne se privait que rarement. Menzel excelle dans l’évocation des parties les plus légères du scénario, et il y a quelques scènes inoubliables (les rendez-vous galants du sous-chef de gare, Milos qui demande à la femme du chef de gare une aide érotique qu’elle ne peut lui offrir, pendant qu’elle gave une oie…), mais il est à la hauteur quand il s’agit de filmer et de mettre en scène la fin tragique de l’intrigue, une fin qu’on n’a pas vu venir et qui tombe comme un couperet. L’écrivain et le cinéaste n’ont pas travaillé si souvent ensemble par hasard, leur génie était compatible et c’est un vrai bonheur de pouvoir « voir les livres » de Hrabal grâce à la réédition des films de Menzel. A ne pas manquer.

La petite télégraphe de la gare tamponnée par ce coquin de sous-chef de gare

Mac et son contretemps, Enrique Vila-Matas – Morceaux choisis 4

« Parmi les histoires que l’écrivain français raconte dans Vies imaginaires (1896), il y a précisément la vie de Pétrone. J’aime beaucoup Schwob, depuis des années, pionnier dans ce genre qui s’est spécialisé dans le mélange d’inventions et de faits historiques réels et qui, au siècle dernier, a influencé des auteurs comme Borges, Bolaño, Sophie Calle et Pierre Michon. »

Ce n’est pas la première fois que je lis sous la plume de Vila-Matas pareil éloge de Schwob, dont il faudra bien qu’un jour je lise enfin son œuvre de référence. Je n’ai jamais été déçu par les conseils de lectures d’Enrique, un fin lettré et un fin connaisseur de la grande littérature mondiale !

Mac et son contretemps, Enrique Vila-Matas – Morceaux choisis 3

« Malamud a toujours eu droit à ma sympathie de lecteur. Il avait grandi parmi des agents d’assurance et c’est peut-être pourquoi il semblait appartenir à cette corporation. Le Malamud, qui rôde obstinément autour de la capacité qu’a, aussi incroyable qu’elle nous paraisse, l’être humain à s’améliorer, m’attire. Et aussi parce qu’il crée toutes sortes d’êtres discrets et gris aux airs d’agents d’assurance qui, à cause de ce quelque chose qui est en eux, essaient de s’engager à fond et, comme le protagoniste russe affligé et sombre de L’Homme de Kiev, mon roman préféré de l’auteur, deviennent de grands obstinés qui luttent toujours pour aller plus loin en tout.

Pour un débutant comme moi, Malamud, si gris et si tenace, peut servir de modèle parfait pour écrire constamment sans intention démesurée de se diriger quelque part, écrire en évitant de faire les efforts du « réparateur », le personnage de L’Homme de Kiev qui lutte en permanence pour évoluer. Malamud est un bon modèle pour moi, parce que ses héros se dépassent, en revanche, l’écrivain demeure au milieu de rochers gris et de chênes verts austères, toujours sans intention démesurée de se diriger quelque part, de s’éloigner de ses « savoirs discrets » sur l’art du récit. »