« Proust, c’est assez lourd, mal écrit parfois ennuyeux à hurler, ou dérisoire (les aubépines, à 1ère vue) mais la beauté, l’importance, viennent de la recherche, du projet de connaissance, qui de ce fait a transformé l’histoire de la littérature. »
J’adore la première partie de ce jugement, et n’adhère pas à la fin, tellement respectueuse de l’histoire littéraire et de ce qu’elle a décidé comme définitivement vrai. De ce point de vue, lire des auteurs contemporains que l’histoire littéraire n’a pas encore complètement définitivement étiquetés, dont on ne nous dit pas ce qu’il faut penser, ou des anciens que l’édition a un peu oubliés est sans doute la meilleure solution. Ou alors, faire fi des jugements de l’histoire littéraire…
« Comment je suis devenue écrivain » – Souvenir de cette journée à Duclair, avec Mlle Haquet : dire le monde, et pourquoi. Ce que c’était en tant qu’adolescente : un pouvoir, une situation, qui culminera en 62 quand je me « verrai » à la fac avec un manteau de daim (après avoir publié un premier roman), une autre vie. L’affirmation d’un moi. Or, quand j’écris vraiment, je m’aperçois que je n’ai pas de moi, que je suis semblable aux autres et que ma vie ne changera pas pour autant. (Je peux attribuer ces propos à un personnage.)
De toute façon, « ruiner l’idée de littérature » (comme Rousseau, Céline, Proust beaucoup moins) est l’objectif premier.
« Marthe Robert dit de Flaubert, à propos de L’Education sentimentale : « Le texte de Flaubert est aussi exempt de discordances et d’à-coups que la vie fictive de ses héros en est remplie. » Les romanciers modernes prennent le parti contraire : discordances de la fiction/texte discontinu. Chez Flaubert, plus la fiction est discontinue, plus son texte est soumis aux règles de l’ordre et de l’unité : « C’est en cela que réside sa vraie modernité. »
Proust a changé les noms de lieux, des peintres, etc… Pourquoi ? Absolument insupportable. »
Au bas de l’écran, à gauche, dès le générique d’ouverture du film, un redoutable « avertissement » qui ne me dit rien qui vaille : « inspiré de faits réels ». Dans les zones syriennes contrôlées par l’Etat Islamique, la musique est interdite. Karim, pianiste qui a l’opportunité de passer une audition en Autriche, a pourtant un piano droit (dont la vente pourrait lui permettre de payer le passeur pour quitter la Syrie), mal caché dans l’espace en sous-sol (une grande cave) qu’il partage avec des voisins qui vivent là, dans la peur des descentes des hommes en noir qui tiennent la population du village sous la menace d’une terreur impitoyable. Une descente tourne justement mal et le chef des barbus vide son arme automatique sur l’instrument. Dès lors Karim quitte le village pour se rendre en zone de combat, dans la ville de Ramsa où il sait qu’un homme possède le même piano que le sien et espère pouvoir récupérer les pièces dont il a besoin. Ce jeune homme qui a cessé de combattre quand il n’a plus cru la victoire possible rêve de quitter l’enfer syrien, mais il a des attaches dans son village : le jeune Ziad, fils d’un voisin emmené par les terroristes, et qu’il prend plus ou moins en charge, et Abou Moussa, un commerçant qui l’emploie, vieil homme lumineux et toujours plein d’espoir, quelle que soit la situation.
Jusque-là, le film est un petit bijou d’humanisme, qui nous rappelle que l’art ne devrait jamais être censuré, parce qu’il fait oublier la douleur. La musique comme « balise d’espoir », ainsi que le dit le réalisateur. C’est alors que la fiction devient absolument irréaliste. Karim, tout en mettant en danger ses proches par son art et certaines de ses décisions (faire sortir Ziad de la madrasa, école coranique tenue par les hommes de l’E.I., où il a volé une cartouche d’explosif pour venger son père, et l’obliger ainsi à vivre en se cachant), en se mettant en danger lui-même, va soudain être accompagné par une chance en laquelle il est difficile de croire. Il rentre d’abord dans Ramsa, ville en guerre, grâce à un homme qui l’accueille dans son pick-up, et contre monnaie trébuchante, lui permet de passer le barrage de contrôle en le déclarant son employé. A Ramsa, il tombe sur une femme combattante, belle comme un mannequin, qui est pourchassée par des hommes en noir et accepte de le guider dans les ruines de la ville pour lui permettre de trouver l’adresse où il trouvera les pièces de piano qu’il recherche. Il est à deux doigts de prendre une balle dans la tête, mais la belle Samar lui sauve la mise en descendant de deux balles bien senties les patibulaires qui le tenaient en joue. Au retour, Samar, dissimulée sous une burka est dans la voiture (à l’arrière) et présentée au contrôle comme la femme de Karim. Puis, revenu au village, il réussit à faire partir vers l’Europe le jeune Ziad avant d’échapper, comme par miracle, à la violence des Islamistes qui le recherchent et de leur jouer un dernier mauvais tour dans une scène finale digne d’un bon vieux western et, il faut le reconnaître, d’une merveilleuse efficacité. Bon, Le dernier Piano ne brille pas par son réalisme, ses rebondissements ne sont pas crédibles, mais il a les vertus d’un film tourné dans des conditions confortables, le message dont il est porteur mérite d’être entendu et puis on peut aussi se laisser aller au plaisir d’un happy-end qui nous évite de sortir plombé d’un film qui, sans la magie de la fiction, n’aurait pas donné aux bons une victoire (victoire sans doute provisoire, d’ailleurs) qu’ils n’ont hélas jamais dans le monde réel, surtout dans un enfer comme celui décrit ici.
« Je trouve belles, lumineuses, les métaphores de Proust et pourtant je m’interroge sur leur nécessité pour moi : elles ne me paraissent pas indispensables pour rendre un sentiment, un paysage. Ce qu’il y a seulement, c’est qu’une odeur, un paysage renvoient à quelque chose de déjà vécu, même différemment, mais les deux membres d’une comparaison sont rarement évidents à la conscience quand on vit. Ce n’est qu’ensuite qu’on établit parfois des rapports. La comparaison, bref, c’est le mode de pensée exceptionnel sauf si on s’y applique. » Annie Ernaux, L’Atelier noir
Bla-bla-bla… On peut encore s’interroger sur la nécessité des métaphores (qu’elles soient celles de Proust ou d’un-e autre)… ou considérer une bonne fois pour toutes que la métaphore est à fuir, parce qu’elle est la marque d’une écriture du passé dont on peut tout aussi bien faire l’économie dans une pratique nouvelle. Annie Ernaux, qui parle de Handke comme d’un écrivain moderne (on est encore au XXe siècle), a pour modèle Proust et ses lumineuses métaphores… Il est (était) peut-être (déjà) temps d’imaginer autre chose. Ce qui commencerait par se passer, autant que faire se peut, de la métaphore ou de la comparaison, même si nombre d’écrivains d’aujourd’hui sont encore imprégnés d’une culture littéraire vieille de plus de cents ans et ne cherchent surtout pas à se défaire de cette triste emprise.
« Sans doute, il y a derrière cette ténacité à défricher – ou cet excès de scrupules – la croyance que, selon la phrase de Flaubert, « chaque œuvre porte en elle sa forme qu’il faut trouver », qu’il existe pour mon sujet une seule forme qui – je note une fois – permette de penser l’impensé. Ou encore – une autre fois – un seul point de vue correspondant à la vérité du projet. Même, ainsi qu’en témoignent mes multiples incipit, une seule porte d’entrée pour ce sujet, comme celle de la Loi dans Le Procès de Kafka. » Annie Ernaux, L’Atelier noir (2022)
« De plus en plus, j’ai l’impression de ne pouvoir dévier du chemin d’écriture dans lequel je suis entrée, sans bien savoir, d’ailleurs, ce qu’il est et où il va. D’où, « faire un pas de côté », cette proposition des éditrices Marie-Claude Char et Michèle Gazier, m’a consternée : je m’en sentais tout bonnement incapable. Puis j’ai pensé à ce qui constitue en somme « l’à côté », voire « l’autre côté » de mes textes publiés, ce que j’appelle, depuis que j’ai commencé de m’y adonner, il y a presque trente ans, mon Journal d’écriture. Mais allais-je oser exposer les doutes, les hésitations, les recherches vaines, les pistes abandonnées, tout ce travail de taupe creusant d’interminables galeries, qui prélude à l’écriture de mes livres ? J’ai hésité. J’ai accepté le risque. » Annie Ernaux, L’Atelier noir (2022)
Contes du hasard et autres fantaisies est un film à sketches (trois au total) qui évoque bien plus le cinéma français que le cinéma japonais. Dès le premier conte, intitulé Magie ?, on se croit projeté dans le film d’un Rohmer japonais. Il s’agit d’un triangle amoureux un peu prévisible, mais qui fonctionne plutôt bien. Deux jeunes femmes, au sortir d’un shooting de mode, se confient dans le taxi qui les remmènent chacune chez elle. La conversation s’éternise un peu : l’une des deux a rencontré un homme dont elle semble être tombée amoureuse. Ils n’ont pas encore couché ensemble, sans doute parce qu’il a quelque mal à se défaire d’une histoire douloureuse. On comprend alors très rapidement que c’est l’ex de son amie Meiko qu’elle a rencontré, même si, elle, ne le comprend pas… La suite du conte se regarde gentiment, avec une fin démultipliée qui propose au spectateur deux dénouements possibles.
Le dernier conte nous propose la rencontre improbable d’une femme d’une quarantaine d’années avec son seul amour, un amour de jeunesse, en pleine rue. Elles se rendent toutes deux au domicile de celle-ci, qui est mariée, a des enfants, vit dans une jolie maison de banlieue un bonheur tranquille, peut-être ennuyeux. Quand la discussion finit par leur apprendre qu’elles se trompent toutes les deux sur l’autre, qu’elles ne sont pas allées dans le même lycée et ont donc cru se reconnaître, mais se sont trompées, elles jouent chacune le rôle de celle que l’autre a pensé retrouver et, avec une grande douceur, acceptent ainsi d’apporter à une inconnue l’aide qui lui permettra de se défaire des douleurs du passé, avant une accolade d’adieu.
Le second conte, de loin le meilleur à mes yeux, est celui qui met en scène Nao, une jeune femme mère d’un enfant qui reprend des études, multiplie les amants et se retrouve poussée par la désir de vengeance de son jeune amant du moment dans le bureau d’un professeur qui vient d’être primé pour son dernier roman. La scène la plus forte du conte est celle où elle lit à son auteur une scène érotique de son livre, dans le bureau dont il tient à tout prix à garder la porte ouverte (sans nul doute pour se protéger), et où elle met en application le plan machiavélique de son compagnon pour faire tomber l’enseignant qui l’a exclu de la faculté. Troublant, ce moment se termine sur le refus du professeur de céder à l’acte de séduction qu’a mis en œuvre Nao. Mais, fascinée qu’elle est par le vieux professeur figé dans son statut social, elle obtient de lui ce qu’elle ne lui a pas proposé et par le biais d’une erreur d’adresse mail le fait tomber de sa chaire en l’éclaboussant d’un « scandale » plus littéraire que de mœurs !
Ryusuke Hamaguchi est un réalisateur visiblement très prisé du public de cinéma d’auteur (sans doute grâce au succès de Drive my car), mais ce film de hasards et d’histoires autour de l’amour, même s’il est subtil et fort bien réalisé, même s’il se laisse voir avec plaisir, ne laisse pas le spectateur sur la sensation d’avoir vu un chef-d’œuvre.
Fin du XVIe siècle : le christianisme est proscrit au Japon. Mademoiselle Ogin, fille du grand maître de thé Sen no Rikyu, tombe amoureuse d’un samourai chrétien, déjà marié, et qui refuse ses avances, conseillant à la jeune femme de se consacrer à l’amour divin. Quand ils se retrouvent quelques années plus tard, Takayama est libre (son épouse est morte) et il avoue son amour à la belle Ogin. Hélas, c’est maintenant elle qui est mariée (à un commerçant qu’elle n’aime pas). Nouvelle et dernière héroïne tragique de Kinuyo Tanaka, Mademoiselle Ogin est un beau personnage de femme japonaise qui se bat contre un monde d’hommes dans lequel les femmes n’ont pas voix au chapitre.
Film en costume (jidai geki), Mademoiselle Ogin est adapté d’un roman de Toko Kon, moine boudhiste et ami de l’écrivain Yasunari Kawabata. Tanaka lit le roman trente fois et annonce qu’elle veut le porter à l’écran, forte de son expérience d’actrice de jidai geki pour le réalisateur Mizoguchi. Ce genre de tournages, du fait de leur grande difficulté, est réservé aux plus grands réalisateurs. Le film est d’une grande beauté, d’une certaine lenteur et Tanaka le tourne en 1962. Ce sera sa dernière réalisation, une réussite de plus, et Mademoiselle Ogin bénéficie d’une sortie aux Etats-Unis.
Mais revenons au scénario… Quand les deux amants se retrouvent, le seigneur qui règne sur le Japon, Toyotomi Hideyoshi, persécute les chrétiens. Mademoiselle Ogin, qui veut vivre sa vie selon ce que lui dicte son cœur, en faisant fi de la société patriarcale et rigide de son pays. Mais elle va se trouver confrontée à la violence de Toyotomi Hideyoshi, qui veut la mettre dans son lit avec l’assentiment de son mari. Elle doit renoncer à son samouraï et n’a que quelques jours pour se présenter chez celui qui la convoite, au risque de voir son père qui a déplu au seigneur en lui parlant trop librement condamné à mort.
Tourné en scope couleur, le film est magnifiquement réalisé. Les scènes de cérémonie du thé sont de grandes réussites, les personnages (les trois premiers rôles sont joués par des acteurs de premier plan) sont admirablement construits, les costumes somptueux. Les six films réalisés par Kinuyo Tanaka (alors que son époque considérait comme impossible qu’une femme puisse passer derrière la caméra) sont désormais visibles après avoir longtemps été oubliés. N’en ayant vu que deux, c’est à Maternité éternelle que va notre préférence. Mais vous avez l’embarras du choix si vous décidez de découvrir cette réalisatrice. A vous de jouer !
Roman de jeunesse, peut-être son premier (il faudrait vérifier, mais c’est quasiment sûr… flemme !), Bande et sarabande est paru en 1934 sous son titre anglais de More Pricks than kicks et a longuement attendu d’être traduit en français pour être publié sur nos terres après la disparition du grand auteur des Editions de Minuit. Tous les Beckettiens s’en sont réjouis et on peut en déduire que l’auteur de ces lignes ne fait pas partie de cette catégorie. En fermant le livre, c’est un ouf de soulagement qu’il pousse ! Il est bien triste, après la déception d’une lecture de Vila Matas (son avant-dernier bouquin, Mac et son contretemps), de lire un texte de Samuel Beckett et de se dire à nouveau que voilà une lecture bien ennuyeuse. Les puristes vous diront que l’on découvre l’auteur à venir, que le texte est espiègle (une critique enthousiaste de Libération…). La traductrice de l’œuvre, Edith Fournier, rappelle dans une préface intéressante, que le jeune Samuel Beckett fait des études de langues romanes, qu’il adore plus que tout les mots. Le roman le clame en effet à toutes les pages. Lexique qui réclamerait un recours régulier au dictionnaire, citations latines et en langues étrangères (allemand, entre autres), Beckett en appelle aux fins lettrés, aux polyglottes. Il est encore loin de la période où il va choisir le français pour appauvrir la langue de ses textes (roman ou théâtre) et il envoie du bois culturel. Le texte est volontiers incompréhensible ou pour le moins difficile à suivre (Rincée nocturne, dont la lecture m’a paru insoutenable), évoquant une référence à Joyce qui semble assez évidente : on se croirait par moments dans les 125 premières pages d’Ulysse ! Le héros, Belacqua, vient tout droit de La divine Comédie de Dante (son livre de chevet toute sa vie), il s’agit de ce jeune homme qui purge une longue peine de purgatoire pour « l’extrême indolence d’ont il a fait preuve tout au long de sa vie » (Edith Fournier, toujours). Sans doute Beckett y voit-il une sorte d’alter ego littéraire et il écrit donc les mésaventures de ce drôle de personnage, dans un texte dont la structure est autant celle d’un recueil de nouvelles que celle d’un roman. Va pour les mésaventures de Belacqua, va pour ses amours et même sa mort et son enterrement, va pour un Beckett encore inconnu, le livre se referme, le lecteur pousse un ouf de soulagement. Mes auteurs favoris auraient-ils choisi de me décevoir cette année ? On croirait bien. Cap au pire, comme dit l’autre…
Faire entrer les lecteurs dans les arcanes du travail d’écrivain d’auteurs variés, plus ou moins célèbres, plus ou moins talentueux peut-être, tel est l’objectif de la collection Secrets d’écriture dont j’ai étrenné la lecture par le délicieux et passionnant C’est vous l’Ecrivain d’un auteur que je connais très peu (pour avoir lu son premier roman, La Salle de bain, et m’en être tenu là…), Jean-Philippe Toussaint. On pourrait s’attendre avec ce type d’ouvrage à lire une série de « recettes » d’écriture pour devenir soi-même un Ecrivain de talent en reproduisant ce que fait déjà un auteur satisfait de son travail et de ses méthodes qui vous en réserve la primeur : « Faites comme moi, vous réussirez ! » en somme. En écrivant ceci, je repense aux essais sur l’écriture de Murakami, un auteur que j’apprécie, mais dont les écrits sur ses méthodes de travail m’ont laissé sur ma faim, même si j’ai pris plaisir à y poser les yeux. Ou encore à Column Mc Cann, dont l’essai n’est rien de plus qu’une série d’injonctions (douces, mais quand même…). Ici, avec Toussaint, rien de tout ça, mais le privilège de partager avec un écrivain conscient l’analyse qu’il fait de son œuvre, de ses façons de faire, dans un va-et-vient intéressant entre ses livres et sa poétique. L’écriture y est envisagée également (comme dans Ecrire, Ecrire, Ecrire, de Sally Bonn) selon des aspects purement matériels : les bureaux, les relations avec l’éditeur (et ici, quel éditeur !… Jérôme Lindon), le temps de l’écriture, les ordinateurs et autres machines à écrire, les dictionnaires… Elle est aussi envisagée dans sa dimension spirituelle : la promenade comme moment de méditation littéraire, ou comme bureau ambulant, les rituels, comme mode de vie en période d’écriture… et technique : la documentation, les rituels, comme cadre de vie… Il y a aussi l’aspect formel de l’écriture : la ponctuation, la mise en pages du texte, le travail de relecture, puis des items obligés (le style, avec un aveu délicieux autant que modeste : « Le style ? Me voici en terrain inconnu. Je prends tout d’un coup conscience d’une sorte de limite aux explications que je peux donner. » ou Lire, sachant que Toussaint ne s’est mis à la lecture que par l’écriture), d’autres inattendus (le souffle littéraire, un passage à lire absolument, pour une notion littéraire oubliée depuis la mort de Victor Hugo, peut-être), liste non exhaustive. Le livre se termine sur les dix commandements de Toussaint en matière d’écriture, sans cesse démentis et en particulier quand il affirme qu’il n’y a pas de règles, sinon celles qu’on se donne à soi-même.
Avec, ce qui n’est pas fait pour me déplaire, en filigrane, la référence qui revient tout au long du livre de la figure tutélaire de Samuel Beckett, qui semble bien être l’écrivain que Toussaint a adopté pour modèle et qu’il admire sans retenue, C’est vous l’Ecrivain est un essai sur l’écriture littéraire qui ouvre l’appétit et peut donner envie de lire les romans de Toussaint ou l’autre essai qu’il a consacré à l’écriture, L’Urgence et la patience.
« Quelle histoire faut-il raconter ? L’histoire, c’est le malentendu majeur auquel nous sommes confrontés, et qui n’est pas près de se dissiper. Naturellement, je ne suis pas a priori, contre le fait qu’un livre raconte une histoire, mais je crois qu’il faut souligner que l’intérêt majeur de la littérature ne tient pas dans les histoires que les livres racontent. Ça peut être un élément sur lequel on peut s’appuyer. Mais la beauté d’un livre tient à bien d’autres choses qu’à l’histoire, elle tient au rythme, à la couleur, à la manière, à la construction. Alors quelle est l’histoire qu’un livre doit raconter ? Mais cela n’a aucune importance, racontez ce que vous voulez. Pourquoi vous me demandez ça ? C’est vous l’écrivain. »
Les amateurs du cinéma d’Ozu et de Mizoguchi connaissent sans doute l’actrice Kinuyo Tanaka. La réalisatrice est peut-être moins connue, et la rétrospective que la restauration de ses six longs-métrages nous offre permet de découvrir une œuvre remarquable qui mérite de ne pas disparaître. Maternité éternelle est son premier film vraiment personnel, une pure réussite, dont le personnage principal est une femme divorcée d’un mari antipathique et mère de deux enfants. Le club de poésie dans lequel elle trouve un exutoire à sa tristesse va lui permettre de se découvrir une âme de poétesse. L’appel à poèmes d’un journal va lui ouvrir les chemins d’une première édition, au moment où on lui trouve un cancer du sein. Hospitalisée, elle va vivre une passion amoureuse avec un journaliste, qui lui rend visite pour écrire un article sur elle. Fumiko Nakajo connaîtra une célébrité posthume. C’est l’histoire tragique de cette jeune femme morte trop tôt que retrace le film, avec une sensibilité extraordinaire, un regard de femme sur son époque et sur une héroïne qui assume son désir de liberté, son désir amoureux et se bat avec une force étonnante pour survivre. Le scénario est adapté du livre Les Seins éternels d’Akira Wakatsuki, le journaliste de l’histoire, mais aussi des tanka écrits par Fumiko Nakajo. Sorti en 1955, le film est d’un féminisme affirmé et les déclarations de sa réalisatrice : « Je veux décrire une femme du point de vue d’une femme. » ou « Maintenant qu’il y a également des femmes élues au parlement japonais, j’ai pensé que ce serait une bonne chose qu’il y ait aussi au moins une femme réalisatrice » montrent qu’il y a quelque chose de Virginia Woolf chez Kinuyo Tanaka.
Maternité éternelle est donc un film audacieux, porté par une scénario impeccable, une actrice au sommet de son art, Yumeji Tsukioka, et qui magnifie son personnage grâce à un jeu tout en finesse et une capacité à faire passer toutes les émotions par l’expressivité d’un visage changeant et extraordinairement mobile. Les scènes les plus fortes du film (le bain chez son amie Kinuko, à qui elle avoue avec une cruauté surprenante qu’elle était amoureuse de son mari Takashi Hori et qu’elle voulait utiliser au moins une fois sa baignoire – la lecture de l’article de Wakatsuki qui annonce qu’elle va mourir au moment où paraît son premier recueil de poèmes !) doivent autant à la qualité de jeu de l’actrice qu’au scénario. Le personnage de Fumiko passe ainsi de la plus grande fragilité à une force incroyable, de l’hypersensibilité à la violence la plus crue et Yumeji Tsukioka est à l’aise dans tous les registres, en femme trompée comme en amoureuse passionnée, en femme humiliée comme en femme capable de la franchise la plus cruelle, et son personnage de femme aux antipodes de l’image stéréotypée de la femme japonaise lui doit beaucoup. Ryoji Hayama, pour sa première apparition au cinéma interprète le rôle du jeune journaliste, et est lui aussi très juste dans son jeu. C’est ainsi que ce film à l’intrigue tragique ne sombre jamais dans le pathos, grâce à une réalisation et à une direction d’acteur sans faille de Kinuyo Tanaka. Un film à voir et revoir.
« Je procède souvent par scènes quand j’écris. L’idée est de m’attarder sur une scène en particulier et de la dilater dans le temps. Je choisis de mettre une scène en valeur, et, dans cette scène, je dis tout, je sature la scène, quitte à laisser les scènes voisines dans la pénombre ou dans les blancs du livre, à ne pas dire pourquoi ceci ou comment cela. Dans ces blancs, le lecteur imaginera ce qu’il voudra, cela ne me regarde plus. »
« Lorsque j’écris, je situe toujours les personnages que je décris. On sait toujours où ils sont dans l’espace. On pourrait presque dire qu’on voit les gestes qu’ils font. Parce que j’aimerais en effet que cela apparaisse dans l’esprit du lecteur, que le lecteur, en me lisant, vive une expérience visuelle. J’ai l’impression que cette succession d’images que l’on trouve dans mes livres q’apparente à une sorte de monologue intérieur visuel. A bien y réfléchir, c’est très proche de ce qui se passe dans le rêve. » Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain
« Comme lecteur, je distinguerais les livres que je lis au hasard des circonstances, le tout-venant de la lecture (romans qu’on m’envoie, conseils d’amis, bouche à oreille, prescription de libraires), des livres qui accompagnent l’écriture, des livres que je lis quand j’écris. Ceux-ci sont très peu nombreux, et triés sur le volet. Je me souviens, dans mon bureau à Erbalunga, pendant que j’écrivais L’Appareil-photo, il y avait dans un coin, posés sur une table basse, un exemplaire de Molloy et un exemplaire de Lolita. J’interrompais parfois mon travail pour aller m’asseoir et lire quelques lignes de l’un ou de l’autre avant de retourner écrire, et c »était comme si Molloy et Lolita, sortant des limbes respectifs de leurs livres éponymes, s’étaient soudain matérialisés dans mon bureau et s’étaient penchés derrière mon épaule comme des fées bienveillantes pour regarder ce que j’étais en train d’écrire. Molloy et Lolita ont été présents avec moi tout le temps pendant que j’écrivais . »
La Femme gauchère de Peter Handke est un très court roman sur les quelques semaines ou mois qui suivent la décision d’une femme de demander à son mari de la laisser seule avec son enfant de huit ans, de la quitter. Sans motif, sans autre raison qu’une « illumination » qu’elle a eu, « l’illumination que tu t’en allais d’auprès de moi ». Lui, sur le moment, prend cette déclaration avec distance, légèreté presque. Il sourit, puis demande seulement le temps de prendre un café à l’hôtel où ils ont passé la nuit. On est tenté de chercher l’explication de cette rupture dans le comportement de l’homme, qui de retour d’un voyage d’affaires en Finlande emmène sa femme au restaurant sans lui demander son avis puis, encore sans la consulter, décide qu’ils vont dormir à l’hôtel. Il a prévenu l’enfant de cela, lui a laissé le numéro de téléphone de l’hôtel et il donne au serveur une explication qui sonne étrangement : « Vous savez, ma femme et moi voudrions coucher ensemble tout de suite. » On est tenté d’expliquer la décision de la femme gauchère ainsi, mais le texte ne dit rien de ses raisons.
La femme gauchère est toujours appelée « la femme » par le narrateur et son fils « l’enfant ». Ce sont leurs interlocuteurs qui les nomme « Marianne » et « Stéphane ». Le mari est nommé « Bruno » par le narrateur. Etrange procédé littéraire, mais efficace. Cette femme souffre-t-elle d’une crise d’identité ? Le texte ne dit rien de cela. Elle, qui semble suivre son mari, a en tout cas soudain l’initiative : elle l’envoie vivre chez Franziska, l’institutrice de l’enfant, dont le « collègue instituteur » vient de quitter l’appartement. Tout est étrange dans ce début de roman. Le laconisme du style de Peter Handke n’y est sans doute pas pour rien. Il ne résout pas les questions que le lecteur peut être amené à se poser, il laisse tout comme en suspens. Les dialogues n’en disent guère plus. Quand son amie Franziska lui demande ce qu’elle va faire seule, la femme gauchère répond : « Rester assise dans la chambre et ne plus savoir que faire. » Dès lors, on va suivre la femme gauchère dans sa vie quotidienne : elle reprend son travail de traductrice littéraire, revoit son éditeur qui semble un peu épris d’elle, rencontre un acteur paumé qui tente de la séduire, reçoit son père sans l’avoir invité (c’est Franziska qui l’a fait pour elle)… Etrange personnage que cette Franziska : féministe, elle est enthousiasmée par la décision de Marianne, mais semble ensuite comme angoissée de la savoir seule dans la vie. Elle-même semble avoir le plus grand mal à vivre seule et est toujours celle qu’on quitte, jamais celle qui quitte. C’est Marianne qui le lui fait remarquer et elle finit par le reconnaître. Le narrateur, lui, ne fait aucun commentaire. Son œil est identique à celui d’une caméra qui enregistre tout sans jugement, sans commentaire. C’est le procédé qu’emploie Handke durant tout le roman, un procédé difficile à tenir et tenu de bout en bout. Quand lors d’une marche en ville avec son fils, la femme est confrontée à des événements désagréables, à des incivilités, tout les événements sont présentés de la même façon, neutre, mis sur le même plan. Le procédé est une fois encore d’une rigueur et d’une efficacité absolues. Mais les événements violents se multiplient, le monde capitaliste lui-même, tel qu’il se présente dans une ville, est d’une grande violence. Les événements du livre se déroulent sans lien précis, sans corrélation, non comme dans un livre, mais plutôt comme dans la vie. Quant à l’interrogation du début sur cette rupture brutale et immotivée, elle trouve sans doute son explication dans l’une des dernières phrases que la femme prononce, à la fin du livre, pour elle-même, en se regardant dans un miroir : « Tu ne t’es pas trahie. Et plus personne ne t’humiliera jamais. » Peut-être la femme gauchère a-t-elle retrouvée une personnalité et une dignité que seule la solitude pouvait lui apporter. Le narrateur n’en dit rien. Un livre à la belle étrangeté, sur un personnage de femme fragile et très forte à la fois. Un livre dont tous les questionnements n’ont pas été évoqués dans cette courte chronique, un livre riche et fort.
« Le chemin de ma vie est un chemin d’écriture, je n’ai jamais su où il menait, je ne le saurai sans doute jamais, la destination finale ne se révèle peut-être qu’au moment où le chemin prend fin. L’accomplissement, ce n’est pas la destination finale, c’est le chemin parcouru. Comme dans la fable de La Fontaine ‘Le Laboureur et ses enfants », c’est le travail lui-même qui est le trésor à découvrir. J’ai toujours aimé travailler. Et tout bien vérifié, comme dit Baudelaire, travailler est moins ennuyeux que s’amuser. »
« L’effet de souffle littéraire est un souffle de vie – c’est un QI, c’est le QI chinois. Il est très proche de l’énergie romanesque, que j’ai essayé d’atteindre dans certaines scènes de Fuir et de La Vérité sur Marie, de pures scènes de fuite éperdue sorties de tout contexte narratif, la fuite de nuit à trois sur une moto à Pekin, la fuite du cheval Zahir sur le tarmac de l’aéroport de Narita. Dans ces moments exacerbés où le livre s’emballe, il fallait que je ois moi-même dans le mouvement, dans la poursuite, dans le hérissement, dans l’affolement. L’emballement du cheval qui s’échappe dans la nuit sur les pistes de Narita est emblématique à cet égard. La scansion dans le rythme qui s’installe alors, les mots qui s’élancent, qui déferlent, qui se ruent sur les traces du cheval, le rythme heurté, saccadé, de la phrase, calqué sur le galop du cheval, a quelque chose à voir avec le souffle, on est au cœur de la rafale, on est – moi, le lecteur, les poursuivants, la phrase – emporté par ce souffle littéraire qui se lève soudain dans le roman. »