The Lighthouse, Robert Eggers

Le film dont il va être question ici ne plaira pas à tout le monde. On peut sans doute lui faire des reproches, rien de plus facile. Mais il n’est pas question de ça aujourd’hui, puisque The Lighthouse est un film si plein de qualités qu’on se passera de lui chercher des défauts. Allons-y, donc. Vous voilà bien calé dans votre fauteuil, attendant que commence la séance. Vous avez eu raison d’arriver à l’heure, car le premier plan du film est une pure splendeur. Commençons par le début, rien de mieux : format carré, technique du passé, noir et blanc de circonstance, oui, vous avez bel et bien l’impression de voir un bon vieux film des années du début du cinéma. L’écran est gris-blanc, uniformément. Pas de bande-son pour le moment. Puis, peu à peu, l’image se ride, en même temps que vous entendez le bruit du moteur d’un bateau, et le décor apparaît, lentement, une mer plane et un horizon vide qui se remplit doucement d’une île sur laquelle on peut voir, enfin, un phare. Tout est là. Deux hommes débarquent. Ils sont la relève des deux gardiens du phare qu’ils croisent sans échanger ne serait-ce qu’un bonjour. Ce sont Thomas Wake, le gardien chef, et Ephraïm Winslow, son assistant qui se chargera des tâches les plus ingrates pendant que son supérieur se réserve la lumière, qu’il considère comme sa propriété et garde soigneusement sous clé. C’est à leur long tête-à-tête, qui doit durer quatre semaines, que vous allez assister.

Les amateurs de cinéma ne vont pas être déçus : film tourné en 35 mm, en noir et blanc, dans l’esprit du cinéma muet, photographie splendide, tout est fait pour plaire aux cinéphiles. Mais ce n’est pas tout, car le scénario est plein de références littéraires qui vont vous faire revisiter Lovecraft, dans une horreur organique discrète, mais omniprésente, Shakespeare, avec les envolées lyriques et théâtrales de Wake (magnifique évocation du Dieu grec de la mer quand il maudit son assistant et le voue aux pires châtiments de l’océan et des ses créatures les plus effrayantes), Melville, dont Wake semble être un personnage, et qui sera d’ailleurs explicitement comparé au capitaine Achab de Moby-Dick, et la mythologie grecque (sirènes, Poséidon et mythe de Prométhée). La narration, enfin, est romanesque à souhait et fait passer le scénario pour une adaptation d’un grand texte de la littérature.

Vous êtes bien assis dans votre fauteuil, le noir se fait dans la salle, et vous n’allez pas regretter d’avoir choisi The Lighthouse. Bon film !

Le Brigand, Robert Walser

Ecrit en 1925, sans volonté de publication de son auteur, Le Brigand le fut au crayon noir et dans une écriture microscopique sur des microgrammes, ces petits feuillets sur lesquels Walser finira sa vie d’écrivain en « walsérisant », comme il le disait avec un sens de l’autodérision tout walsérien, des proses ultra-courtes. C’est un texte qui me fait penser à celui de Louis-René Des Forêts, Le Bavard, en partie à tort sans doute. Les titres, peut-être, qui se ressemblent. Et puis, la forme, des romans qui n’en sont pas vraiment, de drôles d’objets littéraires, qui se moquent un peu des conventions de la fiction. Des blocs de matière verbales, du texte, du texte. Le Brigand, pour en revenir à notre sujet du jour, est en fait le portrait, tous azimuts, qui sans cesse échappe à lui-même pour sans cesse revenir à son sujet afin de mieux s’en éloigner et y revenir, n’a pour structure narrative qu’une espèce d’errance, semblable à la promenade à pied sans but précis qu’affectionnait l’auteur né à Berne, et qui mourra d’épuisement, semblerait-il, le 25 décembre 1956, au cours d’une promenade dans la neige après avoir écrit, bien des années plutôt un petit livre intitulé La Promenade, mais revenons à notre Brigand qui est donc le portrait d’un personnage ressemblant à l’auteur par bien des points de vue et avec lequel le narrateur se confond au point parfois de dire « je » quand il parle de lui et de confier à son lecteur que l’écriture du texte se fait avec l’aide du personnage lui-même. Il est question des relations de cet homme qui ne sera jamais autrement nommé que par son surnom avec deux jeunes femmes, Wanda et Edith, auxquelles on peut sans doute ajouter Selma, sa logeuse, de ses rapports distants, c’est le moins qu’on puisse dire, à la sexualité et à l’amour. Mais, Walser se fichant éperdument d’écrire un roman réaliste, son sujet se dérobe bien souvent à lui, et nous voilà partis à sa suite dans des digressions qui font penser à celle d’un Diderot dans son Jacques le Fataliste, où il peut aussi être question d’écriture, puisque bien sûr, Le Brigand, à la façon de Walser, est écrivain, enfin, de loin, mais tout de même un peu. Et tout comme le fait Diderot, le narrateur joue avec son lecteur en multipliant les annonces qu’il ne tient pas forcément et qu’il abandonne par des fuites du genre « Nous y reviendrons sans doute… ». Ce petit jeu devient assez vite amusant, et on est tenté de reprendre la lecture du texte pour noter les annonces non tenues et celles, plus rares, qui le seront. Le brigand, comme son surnom l’indique, est un anti-conformiste, un monsieur « pas-comme-tout-le-monde » et, comme son surnom ne l’indique sans doute pas, un type plutôt bien, qui ressemble par bien des traits donc à Walser. C’est un texte, tout comme L’Institut Benjamenta, ou Les Enfants Tanner, et d’autres encore de Walser, qu’il ne faut pas se priver de lire et auquel on prendra plaisir dès lors qu’on accepte d’être baladé par l’auteur et qu’on n’attend pas d’un roman qu’il soit nécessairement fidèle à son intrigue, d’autant que là il n’y en a que bien peu, d’intrigue. C’est de la littérature, de la matière-texte. C’est du bon Walser, publié bien longtemps après sa mort, et il faut, avant d’en finir avec cette courte et incomplète évocation, remercier les deux fous de littérature qui ont permis son édition en transcrivant, sacré exploit, les microgrammes retrouvés dans les papiers de l’écrivain après son décès, Jochen Greven et Martin Jurgens, un travail qui leur prit des années. Pour finir vraiment, cette fois, Walser faisait l’admiration de Kafka, fait penser à Pessoa par certains aspects de sa carrière posthume, est célébré dans nombre de ses livres dont la littérature est l’héroïne par le grand Enrico Vila-Matas. Voilà qui vous situera le bonhomme !