Le Club des tueurs de lettres, Sigismund Krzyzanowski

Publié en France par les éditions Verdier, Sigismund Krzyzanowski est donc cet auteur russe né en 1887 et mort en 1950, non publié de son vivant que l’éditeur russe Vadim Perelmouter a « découvert » aux archives pendant la période soviétique (regarder et écouter son témoignage sur notre blog ces trois derniers jours). J’ai trouvé dans une librairie montpelliéraine la version de poche de ce roman bizarre (écrit entre 1922 et 1924) et en ai fait l’acquisition sans penser que l’auteur, dont je ne connaissais pas le nom (et pour cause), était une espèce de « génie de la littérature » méconnu. Je me suis tout d’abord méfié, à cause du titre qui renvoie à cette mode récente des romans dont les titres font référence à des « clubs » ou des « cercles » divers et variés et qui me semble-t-il ne pèchent pas par excès d’originalité. Mais passons, à la lecture de la quatrième de couverture, il m’a semblé que ce bouquin abordait des thèmes spécifiques à la littérature et qu’il pourrait éventuellement m’intéresser. Ce fut en effet le cas. A la lecture du Club des tueurs de lettres, je m’aperçus que Krzyzanowski avait eu une idée intéressante, celle d’écrivains désireux de ne plus publier une ligne de leur vivant (comme si l’auteur avait la certitude qu’il ne publierait pas de son vivant, comme s’il avait la préscience de la maladie qui l’emporterait, lui faisant perdre avant cela l’alphabet…) et se réunissant chaque samedi pour, malgré leur décision de ne rien publier, continuer à s’adonner à la littérature en disant un texte de leur cru, qui ne sortirait évidemment jamais de leur petit comité. C’est ainsi que le roman s’apparente à un recueil de nouvelles, ou de textes littéraires de genres divers, puisque le premier de ces textes une courte pièce de théâtre, et que par la suite il y aura également quelques contes. Ces textes font voyager le lecteur dans le temps, de l’Antiquité et du Moyen Age au début du XXe siècle. Le plus difficile de ces récits est sans doute celui du chapitre IV, basé sur un « délire » scientifique qui, d’inventions en inventions toutes plus loufoques les unes que les autres, va permettre à une société d’introduire dans le corps de ses citoyens, sous le prétexte sécuritaire, au départ, d’en finir avec la folie, une sorte de vie préfabriquée de robots obéissants et incapables de rébellion (une société qui n’est pas sans faire penser à la dictature du prolétariat, mais qui est aussi la métaphore du club des tueurs de lettres dans lequel les sept participants renoncent à leur personnalité d’écrivain) et ce grâce à des machines, les « ex », qui se substituent à toute forme de volonté individuelle, les citoyens sous emprise d’une « ex » conservant leur pensée propre, mais s’avérant incapables d’agir en fonction. Evidemment, les quelques hommes de pouvoir qui tentent ainsi de conditionner leur peuple s’apercevront à leurs dépends que leur projet était irréaliste… Tout comme l’initiateur du club des tueurs de lettres s’apercevra peut-être que son idée est elle aussi utopique.

Les auteurs des textes portent tous un nom d’emprunt, qui se limite à une syllabe non porteuse de sens (Zes, Tev Daj, etc…) et les indifférencie suffisamment pour que tous soient presque confondus, pour la bonne raison qu’ils ont fait le même vœu, celui de ne plus écrire. Ils se réunissent chez le maître des lieux et « président » du club, dans une salle où trônent sept fauteuils, devant une cheminée et une bibliothèque aux rayonnages vides. Leur texte dit, et aussitôt mort, n’aura de vie qu’éphémère, sinon peut-être dans l’esprit des auditeurs où ils pourront continuer d’exister – et dans le livre qui s’écrit en racontant cette histoire d’écrivain renonçant à leur passion. Mais les choses ne vont pas se dérouler comme ces étranges candidats à l’oubli semblent en avoir décider, vous vous en doutez bien et nous nous en tiendrons là de cette chronique qui ne souhaite pas vous en dévoiler plus sur ce livre fantasque et étrange, qui mérite sans nul doute d’être lu.

Deus Irae, Philip K. Dick et Roger Zelasny

Monde post-apocalyptique dans lequel les survivants ont muté au point de ne plus avoir grand-chose d’humain, lutte entre deux Eglises, la spécialité de Zelasny, personnages à la K. Dick de camés, tous les ingrédients d’un bon livre de SF sont réunis dans ce bouquin écrit à quatre mains (et quelles mains !). Pour l’Eglise des Serviteurs de la Colère, adorateurs du Deus Irae, dieu de la colère est le seul vrai Dieu. C’est bien sûr Lui qui a déchaîné la foudre atomique sur le monde en guerre, mettant ainsi fin à la troisième guerre mondiale. Quant à l’Eglise chrétienne, elle est devenue minoritaire. Au milieu de tous ces êtres mutants, une personne handicapée, ni bras ni jambes, Tibor McMasters, peintre en quête de son génie, qui se déplace grâce à un étrange engin porteur d’un système extenseur I.C.B.M. et tiré par une vache blanche et noire, une Hollstein figurez-vous, part à la recherche du Deus Irae pour en faire le portrait que l’Eglise lui a commandé. Bien évidemment, les chemins ne sont pas très confortables, pas vraiment carrossables et la voiture à deux roues de Tibor mériterait un peu d’entretien. Plus on s’éloigne de la ville, et plus les mauvaises rencontres risquent de se multiplier : le Grand C. ou l’extension féminine de son extension péripatétique, ce qui ne vaut pas mieux, des mutants de l’espèce des lézards, des rolliers, des coureurs, des mutants taupes, ou encore les insectes, un chasseur, jolie faune des temps d’après. C’est ainsi que de rencontre en rencontre, parfois dangereuses, Tibor mène son odyssée, obligé de se faire dépanner par un autofac détraqué pas commode. Puis il est rejoint par Pete Sands, de l’Eglise chrétienne, et par Jack Schuld, un chasseur, aussi inquiétant que dangereux. L’homme que cherche Tibor, Lufteufel, incarnation du Deus Irae, est aussi celui que cherche Schuld. Les voilà donc qui voyagent ensemble. L’un aura son modèle, l’autre sa proie. S’ils le trouvent, évidemment.

Deus irae se savoure comme un bon livre de SF à l’univers imaginaire riche de surprises toutes plus délirantes les unes que les autres, qui se lit sans souci de quête d’un sens caché, même si le propos sur la religion, le bien et le mal, la nature d’un Dieu humain de la colère peut sans doute laisser supposer que l’effort d’écriture des deux écrivains est allé plus loin que de créer un monde fantastique réussi. Ce dont je me suis grandement satisfait.

La Fièvre de Petrov, Kirill Serebrennikov

Sans conteste possible, La Fièvre de Petrov est la révélation cinématographique de l’année pour quelqu’un (en l’occurrence, moi) qui a raté Leto, son précédent film « sur » le rock russe (manqué parce que, bon, le rock russe… sauf que… c’était tout autre chose, visiblement…). Mais peu importe, car Kirill Serebrenikov est entré avec La Fièvre de Petrov dans la courte liste des rares réalisateurs dont je ne raterai plus, sous aucun prétexte, le moindre film. Petrov, le personnage principal de ce film, rentre chez lui, dans un tramway (pas franchement nomme Désir) qui évoque un monde ancien (peut-être celui de l’Union Soviétique), secoué par une toux incroyable, visiblement fiévreux et malade comme un chien. Dans ce tramway, on est serré comme des sardines, chacun parle à voix haute et dit ce qui lui passe par la tête (les propos les plus politiquement infâmes s’expriment librement), des scènes hallucinantes, cauchemardesques vont y avoir lieu. Dont celle qui nous montre le tramway arrêté par une bande d’hommes en armes, Petrov sorti de force par un gueux qui lui tend un fusil, l’aligne dans un peloton d’exécution qui fait feu sur des « bourgeois » qui n’ont guère eu le temps de se défendre (seule une femme en tenue plutôt chic a réclamé un procès en bonne et due forme, mais maintenant les voilà tous et toutes allongés dans la neige avec une ou plusieurs bastos dans le corps – exit). Petrov est rapidement remercié pour le service rendu. La scène évoque Goya, on ne sait pas qui sont ces gens bien habillés qu’on vient d’exécuter (Serebrennikov règlerait-il ses comptes via la caméra avec le pouvoir de Poutine ? Quand il réalise le film, depuis son appartement, il y est assigné à résidence par le pouvoir de Poutine, et pour trois ans…). Nous voila de retour dans le tramway, estomaqué, alors que Petrov a repris calmement sa place, pas plus agité que cela, sinon par sa toux. Derrière le tram, apparaît un fourgon, dans lequel deux énergumènes lui font signe de descendre. Il s’agit d’amis de Petrov qui vont l’entraîner dans une folle nuit de beuverie. Le fourgon est un corbillard, et le cercueil set de table pour poser les verres et la bouteille de vodka. Les scènes à l’intérieur du fourgon sont tournées avec un filtre vert. Serebrenikov n’a peur de rien…

Pendant ce temps, dans une bibliothèque, des poètes russes, hommes et femmes, ouvrent une soirée de lectures qui se déroule sous la surveillance lointaine d’une bibliothécaire (la femme de Petrov) qui, quand la soirée dégénère, se métamorphose en « superwoman » russe, et plutôt méchante. Ses yeux virent au noir uni et elle massacre joyeusement à coups de poing un poète un peu trop violent à son goût. Le colosse à la gueule en sang, elle lui remet sa chapka sur la tête avant qu’il ne s’effondre, terrassé. Je pourrais m’essayer à raconter ainsi tout le film, c’est pas triste, mais il me faudrait sans doute cinquante mille caractères pour mener cette mission impossible à bien.

La Fièvre de Petrov est un film inracontable. On remonte ensuite dans les souvenirs d’enfance de Petrov, on passe de la couleur (aux traitements incroyables) au noir et blanc, au film super 8, au sépia me semble-t-il me rappeler. Il souffle dans cette histoire un vent de folie bien russe, une extravagance qui vire le plus souvent à tous les excès imaginables : Madame Petrov joue aussi du couteau de cuisine, y compris avec son fils qui s’est un peu ouvert le doigt et la vue du sang lui fait tourner l’œil au noir uni, et là elle l’égorge proprement au-dessus de l’évier – plus loin elle poursuit un type dans une banlieue sordide et le poignarde à qui mieux mieux dans un parc de jeux d’enfants, devant une barre d’immeuble incroyablement grande, longue et grise, tout ça dans la neige) ; dans le passé d’une Russie encore soviétique, une jeune femme blonde qui est peut-être la collègue de Petrova, ne peut s’empêcher de regarder chaque jeune homme qu’elle croise dans sa nudité (pas une femme nue dans ce film, que des hommes !) ; Petrov, qui croise à un moment de sa nuit d’errance un ami, écrivain raté, l’aide à réussir son suicide en appuyant pour lui sur son doigt placé sur la détente du revolver dont il a placé le canon dans sa bouche, puis quitte son appartement en y mettant calmement le feu…

Il y a malgré tout quelques moments où la folie hallucinée des Petrov, de tous ces personnages de roman (le film est l’adaptation d’un roman d’Alexei Salnikov que je ne saurais tarder à lire, Les Petrov, la grippe, etc…) se calme un peu. Quand on est dans la tête de Petrov, dans ses souvenirs, dans ses fantasmes, l’hystérie russe, sa grande violence sociale et politique se font un peu oublier pour permettre aux personnages de revenir à un peu plus de douceur, voire de tendresse (Petrov et son fils). Mais le film est une sorte de brûlot, dont la dimension politique n’est sans doute pas absente, un (bad) trip qui nous montre une Russie en proie à sa folie nationaliste, à sa folie tout court, à une violence exacerbée, une Russie qui n’a rien d’un pays apaisé et où la grippe qui touche les personnages n’est que l’allégorie du mal qui touche tout un pays. On sort de ce film (assez long, mais qui passe a la vitesse d’un météore) subjugué, en suivant le cadavre bien vivant du macchabée du fourgon d’Igor qui a quitté son cercueil pour rentrer chez lui, encore tout étonné d’être vivant (métaphore d’une Russie increvable, toujours ressuscitée ?). On quitte donc ce film subjugué, tout en se disant qu’on n’a pas tout compris tant la narration est explosée, mais que rien de tout cela n’est bien grave puisqu’on peut revoir les chefs-d’œuvre sans peur de s’ennuyer ou de se dire qu’on a déjà tout vu (quelqu’un a-t-il tout compris à 2001, Odyssée de l’espace ?…). Et La Fièvre de Petrov est justement un chef-d’œuvre, avec tous les excès d’un chef-d’œuvre russe, y compris dans ses quelques faiblesses. Quant à Serebrennikov, c’est visiblement un sacré cinéaste.

Corps, Fabienne Jacob

Ce très court roman de Fabienne Jacob, une auteure que je ne connaissais pas jusqu’à la découverte de son existence dans la librairie d’un lieu d’exposition montpelliérain où les œuvres réunies et présentées au public portent toutes sur le corps, ce très court roman de Fabienne Jacob, donc, une auteure qui répond, quand on lui demande quel grand livre elle aurait aimé écrire, « Voyage au bout de la nuit », ce très court roman de Fabienne Jacob, disions-nous, commence d’ailleurs par une phrase, « Quand tout aura disparu, il restera cela. », qui m’a fait penser à l’incipit du Voyage, une auteure, Fabienne Jacob, qui écrit essentiellement sur le thème du corps – elle n’en est pas à son premier livre quand elle publie Corps –, mais il semble que le thème du temps l’intéresse aussi, ce très court roman de Fabienne jacob, ne nous égarons pas, s’appelle Corps. La narratrice du roman Corps travaille dans un institut de beauté, elle est donc bien placée pour parler du corps des femmes, c’est ce qu’on pense et c’est ce qu’elle dit assez vite. Cela dit, elle ne parle pas que du corps des femmes. Elle évoque aussi ce que vivent les femmes, ce qu’elles ressentent, mais la plupart du temps, quand même, au sujet, à propos de leur corps, et puis elle parle d’elle aussi, et tout particulièrement de son enfance, de sa grande soeur et de sa mère, aussi, entre autres femmes. Elle, la narratrice toujours, ne se prive pas de porter des jugements sur certains types de femmes (c’est d’ailleurs assez réjouissant) qu’elle peut au passage égratigner joyeusement. Par exemple, les femmes qui suivent certains diktats de la mode ou de l’air du temps, dont elle dit ne pas savoir qui les dicte, mais qu’elle dit détester ; celles qui ont des « seins morts », métaphore bien vue qui signale les faux seins ; celles qui ont « la peau hâlée », considérées comme « suspectes » ; celles qui veulent être remarquées, montrent tout, font du bruit, rient fort, parlent fort : « On veut pas les connaître pour la bonne raison qu’on les connaît déjà. » ; celles qui sont victimes de la mode, se cachent sous les marques : « On sait d’avance, elles ont rien à cacher. » ; celles qui se font des mèches, qui mettent du gloss, ou des caleçons. Bref, la narratrice n’aime pas le blig-bling féminin, le faux : « Les femmes, c’est mon métier, elles sont belles quand elles sont dans leur vérité. Exactement dans la coïncidence de leur corps et des années, cela s’appelle la vérité. »

N’allez pas croire que Monika, la narratrice, n’aime pas les femmes. Non, sinon elle ne serait pas esthéticienne. Son métier, dont il n’est pas question sur le plan de la pratique, pas de descriptions de soins du corps, de massages, d’épilation, juste quelques allusions en passant, il lui permet d’en savoir un rayon sur les femmes. Car elles se livrent toutes. Une fois à poil, elles parlent, se confient. Monika en sait plus sur leur corps et sur leur vie que tous les psys du pays… Il y a la bouchère, pour commencer, mais la bouchère, on n’en sait guère sur ce qu’elle vit, la bouchère elle vaut surtout pour sa peau blanche – ça, Monika, elle aime. La bouchère, c’est une secrète. Il y a aussi Alix, qui est passée à côté d’un homme vrai (pas un vrai homme), à côté de la passion. Il y a Adèle, une vieille dame que plus personne ne touche depuis la mort de son mari, sauf Monika bien sûr. Adèle, qui a un passé, une histoire de guerre. Il y a Grâce, dont la vie est comme un film. Il y a Ludmilla, aussi, celle qui ne veut pas assumer son âge, continue à s’habiller, à se comporter en petite fille…

Et puis, il y a Monika, sa sœur Else, leur mère. Et Monika raconte, elle aussi : ses peurs d’enfant, ses rapports avec sa sœur, leurs jeux, leurs interrogations, leur goût de fouiller, son cousin, qui lui vaut des émois, sa mère, la mort de sa mère. La femme dans sa vérité, c’est la femme qui coïncide avec les années, Monika n’élude rien, des années qui passent sur le corps des femmes, on explore avec elle l’enquête des deux petites filles qui veulent savoir pourquoi, comment elles ont pu naître, et n’y comprennent rien, de leur enquête sur ce quI se passe dans la chambre des parents, la nuit, la mort de la mère, bien des années plus tard…

Tout cela est écrit de façon sensuelle, « avec le corps, avec la peau » dit Fabienne Jacob, qui se « décapite » pour écrire, débranche le cerveau… Un style plutôt oral, avec quelques marques discrètes (pas de respect des règles de la négation, un usage de la virgule, ou plutôt un non usage, original) de l’oralité, mais un style très adapté au sujet, un beau sujet, le corps des femmes, qui n’exclut pas pour autant les hommes (les deux bouchers, l’Allemand, le cousin Jan…), même s’ils n’ont pas le premier rôle dans le livre. Un beau livre, un beau regard porté sur les femmes, sur la vérité du corps. Le corps, ce qui reste quand tout a disparu.

L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, Peter Handke

Commençons par ce qui n’est pas forcément essentiel dans la réception d’une œuvre d’art, car un roman est aussi une œuvre d’art : la lecture de L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty n’est pas d’un grand plaisir de lecture. En un premier temps, le style est froid, la phrase minimale, qui s’en tient à un factuel qui ne nous intéresse guère, celui d’un type qui vient de perdre son travail, croit-il et qui semble largué. Aussi les faits narrés ne sont-ils que platement quotidiens, répétitifs et rapportés dans un style qui est en adéquation avec ce à quoi il renvoie. Voilà qui est dit et qui, rappelons-le, n’est pas nécessairement essentiel. Quand le style change, aux environs de la centième page de cette édition, le livre n’en devient ni plus palpitant ni plus attrayant. On court vers la fin, avec le sentiment qu’on n’y arrivera pas, qu’on lâchera avant le point final. Tout en lisant, on se dit qu’on a une impression de déjà-vu : ça nous rappelle La Nausée de JP Sartre, par exemple quand Bloch, le personnage principal du texte, voit au fond d’une théière, plutôt que des brins de thé, des fourmis ; ou comme quand il voit les choses en ce qu’elles ont de limité, ce qui déclenche aussitôt chez lui une envie de vomir – un peu plus loin, le mot « nausée » est lâché. Mais l’histoire de ce monteur, ancien gardien de but, qui se croit licencié de son travail sans qu’on lui ait rien dit, puis qui étrangle une caissière après avoir passé la nuit chez elle, sans vraiment savoir pourquoi il le fait, ça nous rappelle également L’Etranger d’A. Camus, d’autant que Bloch se sent étranger au monde qui l’entoure, agit comme quelqu’un qui n’a plus de repères. Il n’est pas impossible après tout que Handke ait lu aussi Un Homme qui dort, de G. Perec. Bref, on se dit qu’il y a du palimpseste là-dessous, de l’intertextualité, et on ne s’en émeut pas plus, puisqu’on est soi-même un fervent adepte du pillage textuel, de la citation cachée et autres joies de ce qui pour certains chatouilleux de la propriété (intellectuelle) est assimilable à du plagiat. On n’en veut donc pas à Handke, d’autant que L’Angoisse est un de ses premiers romans (sauf que Handke sait très bien ce qu’il fait si l’on en croit ses écrits sur les méthodes littéraires qu’il entend utiliser et qu’il a beaucoup lu), et on lui en serait même presque reconnaissant, puisque réfléchir à tout ça fait passer la pilule amère d’une lecture pour le moins ennuyeuse (sur la littérature comme art de distraction, Handke a aussi son idée). Et puis Barthes a dit que « tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. » Alors, si Barthes l’a dit !… Bref, on s’ennuie en essayant de comprendre deux ou trois bricoles, en « essayant d’y voir plus clair », selon une expression de Handke lui-même. « Longtemps la littérature a été pour moi le moyen si ce n’est d’y voir plus clair en moi, du moins d’y voir tout de même plus clair. »

Quand l’auteur sort du factuel, ce qui finit par arriver, c’est la plupart du temps, peut-être toujours, pour expliquer ce que ressent Bloch, cette façon étrange qu’il a de se dissocier du réel qui l’entoure, ou de voir un réel qui se dissocie, allez savoir… On n’a pas le sentiment pour autant de verser dans la psychologie (il n’aurait manqué que cela…) et c’est là où il faut commencer à reconnaître une certaine force à ce bouquin et à son auteur. C’est de la description minutieuse. « Il lui sembla qu’un burin l’avait retranché de tout ce qu’il voyait ou plus exactement que c’étaient les objets qui avaient été coupés de lui. L’armoire, le lavabo, le sac, la porte : il réalisa enfin qu’il ajoutait par la pensée le mot pour chaque objet, comme sous une contrainte. » Et plus loin, « En réalité, sa nausée était semblable à celle que lui inspiraient parfois certains slogans publicitaires, refrains actuels ou hymnes nationaux qu’il ne pouvait s’empêcher, ensuite, de réciter ou de fredonner jusque dans son sommeil. Il retint sa respiration comme s’il avait le hoquet. Lorsqu’il inspira, ça recommença. De nouveau, il retint sa respiration. Au bout de quelque temps, ce fut efficace, il s’endormit. » Efficace. D’autres passages de ce tonneau suivent, qui font soudain penser que notre Bloch est en fait schizophrène et que, loin de plagier Sartre ou un autre, Handke se livre à une « étude de cas », qu’il décrit ce que vit et ressent un psychotique. Auquel cas, son livre est, commençons à nous l’avouer, sacrément réussi. Car la vie quotidienne de Bloch, dans tout ce qu’elle peut avoir d’inintéressant, est le prélude à ces crises qui surviennent régulièrement et dont il prend conscience sans prendre conscience, dont il prend conscience sans prendre conscience qu’il prend conscience… Et cela passe toujours par les sens, la vue et l’ouïe, principalement – comme c’était le cas pour le Roquentin de Sartre. « Tout ce qu’il voyait était frappant, littéralement. » ou « Il s’immobilisa parce que le téléphone sonnait. Comme chaque fois que le téléphone sonnait, il crut l’avoir su avec un instant d’avance. » Et cela passe aussi par un usage du conditionnel, qui contribue à mettre à distance la réalité, à la déformer : « On aurait dit que les détails encombrants salissaient et déformaient totalement les personnages et le décor où était leur place. (…) Le patron derrière le comptoir, on pouvait le traiter de cendrier, et on pouvait dire à la serveuse qu’elle était un trou dans le lobe de l’oreille. » Et puis passe des idées, des phrases, le mot « maladie » rejeté avec la phrase qui irait avec comme ridicule. Et puis, en approchant de la fin du roman, c’est le discours, le langage qui se désagrègent, dans un passage où les mots sont remplacés par des idéogrammes, puis dans un passage où la méfiance vis-à-vis du langage se fait plus forte encore, les phrases se succédant sans être achevées : « Il s’éloigna parce que – Devait-il motiver le fait qu’il s’éloignait afin que – Quel était son but lorsque – (…) En était-il déjà au point de – » Enfin vient la fin du texte, annoncée par un passage où il est question dans la tête de Bloch, sans qu’il sache bien qu’il y est question de lui : « Il est resté inactif trop longtemps. », et qu’elle dément. Comme quoi, comme une œuvre d’art peut être ennuyeuse, pas belle et sacrément intéressante, un roman peut être ennuyeux et redoutablement bien construit.

Bref, L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est un roman que je vous recommande, car il drôlement bien fichu. Bref, L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est un roman que je ne vous recommande pas, parce qu’il est ennuyeux. Bref. Car pour en faire le tour avec un minimum d’intelligence, il faudrait étudier longuement L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, en l’analysant à l’aune de tout ce qu’a pu écrire Peter Handke par ailleurs, et là n’est pas notre projet, même si d’autres lectures de cet auteur intéressant et redoutablement conscient de ce qu’il cherche suivront.

Les Palabreurs, Bohumil Hrabal

Selon Linda Lê, les personnages des Palabreurs de Bohumil Hrabal ont l’air de « pensionnaires d’asiles qui ont obtenu un permis de sortie provisoire » ou « d’occupants éphémères de cette vie qui préparent en grande pompe leur sortie définitive ». « Ces palabreurs sont habités par une obsession joyeuse de la mort. Ils s’adonnent avec délice au macabre euphorique ». Bien vu, qu’il s’agisse du notaire de la première nouvelle, qui prépare son testament et demande à une jeune femme de lui dessiner des belles phrases pour sa tombe ; qu’il s’agisse de Bamba, un tout petit homme (le directeur des pompes funèbres locales, comme de juste) qui accepte pour voir Prague dorée, qu’un de ses amis poètes, un colosse de 2m de haut, le soulève du sol par la tête, quand il sait très bien (Voulez-vous voir Prague dorée ?) ; qu’il s’agisse des personnages de Bambini di Praga, qui sont tous plus fous les uns que les autres (la nouvelle, la plus longue du recueil, se termine une nuit, dans un asile, où les protagonistes viennent pique-niquer !) ; qu’il s’agisse des motards de la nouvelle La Mort de Monsieur Baltisberger, qui roulent à tombeau ouvert pour gagner une course, conduisent « avec une telle colère » que ça ne peut se terminer autrement que par la mort de l’un d’entre eux ; qu’il s’agisse de M. Burgan (nouvelle Les Palabreurs) qui se blesse sans cesse, et ça commence par une faucille qu’il agite en tous sens au-dessus de sa tête pour chasser les abeilles, au point de se la planter dans le crâne, et bien sûr sa femme et lui rient de bon cœur à l’évocation des nombreuses blessures qu’il s’est infligées, c’est un vieux Monsieur Trompe-la-mort qui est même tombé du toit… ; qu’il s’agisse du père de Hrabal lui-même, dont les folies à moto lui ont valu tant de chutes, dont il rit sans doute encore, qu’on s’étonne qu’il ne se soit pas tué sur la route, tous les principaux personnages de ces nouvelles sont bien des grands fous, poursuivis, obsédés par la camarde.

Pour Claudio Magris, au contraire, « Le monde Hrabal est dominé par la solidarité fraternelle entre amis, par une bonté allègre qui le relient à la vie comme un cordon ombilical qu’aucune déception ou amertume ne sauraient couper… » C’est ma foi tout aussi vrai et nous ne départagerons pas les deux écrivains dont nous venons d’emprunter les analyses qui pourraient paraître divergentes, car Hrabal, c’est sans doute tout cela à la fois, et tant d’autres choses encore, comme lorsque Magris, toujours ,signale : « Hrabal offre le meilleur de lui-même dans la finesse et la précision de certains moments fugitifs : un manège qui tourne dans l’ombre bleutée du soir » (très belle scène où un homme et une femme assis dans leurs nacelles respectives, accrochés tous deux par des chaînes qui les relient au toit du manège, tournent et s’éloignent l’un de l’autre, puis se rapprochent et se rejoignent, s’attrapant par la main avant que l’homme ne repousse la femme au loin…), « le profil des toits dans le coucher du soleil, la conversation d’une fille aveugle dans un train face à l’indifférence de la contrôleuse et du paysage qui défile à l’envers » (très belle nouvelle dans laquelle chacun des passagers du compartiment évoque à tour de rôle, à l’exemple de la jeune fille aveugle, les qualités et la folie de leur père), « un dialogue à l’hospice ou à l’asile ». C’est aussi, dans Le Notaire, la vie au bord de la rivière, qui se reflète à l’envers et fait qu’un cheval marche sur les sabots d’un autre cheval, son double de miroir, ou quand un homme, tout de noir vêtu, et qui marche vers une femme à jupe rouge, la saluant en se décoiffant et en tombant son melon si bas que dans son reflet il puise de l’eau dans son chapeau. Ou encore, les deux buralistes dont un est aveugle, qui vont à leur kiosque à tabac et à journaux en tandem… Hrabal, c’est aussi des images très belles, une littérature qui donne à voir le monde et plus que tout Prague dans toute sa beauté. Hrabal, c’est tout cela et une extravagance que Magris lui reprocherait presque, mais dont pour ma part je ne me lasse pas, car elle lui fait atteindre des sommets de bonne narration. Oui, Hrabal est décidément un grand conteur, un narrateur de première qu’il faut lire sans hésiter pour le plaisir sans cesse renouvelé du texte. Allez-y, les amis, mais allez-y !

Un Héros, Asghar Farhadi

Si Franz Kafka était notre contemporain, il adorerait Un Héros ! Car son personnage principal, ce fameux « héros » que nous invite à suivre le titre du film d’Asghar Faradhi connaît un destin qui n’est pas sans faire penser à celui du K du Procès : plus il cherche à se défendre dans son « affaire », plus il cherche à comprendre ce qui lui arrive, plus il veut prouver son innocence, plus il veut restaurer son honneur et sa réputation, et plus il déchoit, plus il échoue, plus il apparaît au contraire comme coupable, jusqu’à une fin qui peut faire penser elle aussi à celle du roman de Kafka, toute proportion gardée, car si le héros de Faradhi n’est pas condamné à mort selon la loi de son pays, c’est tout de même à une mort symbolique qu’il doit se résoudre. Reprenons, pour faire vite, le synopsis qui nous est proposé du film ici et là : « Rahim est en prison à cause d’une dette qu’il n’a pas pu rembourser. Lors d’une permission de deux jours, il tente de convaincre son créancier de retirer sa plainte contre le versement d’une partie de la somme. Mais les choses ne se passent pas comme prévu… »

En effet, rien ne se passe comme prévu : Rahim va tout d’abord se résoudre à rendre l’argent que sa compagne a trouvé dans un sac abandonné dans la rue, par souci d’honnêteté, alors qu’il lui permettrait de négocier avec son créancier un retrait de la plainte qui le condamne à une peine de prison. Puis, il passe pour un héros, mis en avant qu’il est par la direction de sa prison, une association caritative qui s’occupe de prisonniers méritants, les télés, les réseau sociaux, bref par tout une société désireuse de mettre à l’honneur des citoyens qui se comportent de façon exemplaire, et ce d’autant plus qu’ils ont pu « fauter » auparavant. Jusque-là, tout va bien, puisque le comportement de Rahim va sans doute lui permettre de sortir de prison, d’obtenir un travail à la préfecture, et ainsi de rembourser à tempérament sa dette. Mais il y a un hic : son créancier ne croit pas du tout à l’histoire de Rahim, ne se prive pas de le dire, au point que l’on commence à se méfier de lui, qu’à la préfecture on veut vérifier son histoire, que les réseaux sociaux se retournent contre lui, et que dès lors il paraît suspect aux yeux de tous, y compris à ceux de l’association qui a organisé pour lui un appel à la générosité publique et de la direction de la prison qui change d’attitude à son égard. Dès lors, tout ce que va tenter le modeste héros, ce type éminemment sympathique mais pas le moins du monde héroïque, pour se justifier, démontrer qu’il n’a monté aucun coup pour passer pour ce qu’il n’est pas, défendre son honneur, restaurer sa réputation, va se retourner contre lui et sa cause, va l’enfoncer, le discréditer un peu plus, le compromettre malgré lui, malgré sa volonté de se comporter humainement, selon des principes moraux qui lui correspondent et qu’il ne retrouve pas forcément chez ceux qui lui font la morale ou l’enjoignent à suivre leur morale. Dès lors, ses actes vont parfois dépasser sa volonté de bien faire, il va perdre tout crédit, le film devient véritablement oppressant, jusqu’à la fin qui tombe comme un couperet et à laquelle on se dit que, comme K, il pourrait échapper. Oui, ça ne fait aucun doute, Franz Kafka aurait adoré ce film et il aurait même peut-être ri, là où le spectateur d’aujourd’hui est glacé d’effroi.

Vends Maison où je ne veux plus vivre, Bohumil Hrabal

Bohumil Hrabal est grand ! J’en étais déjà convaincu avant d’avoir lu ce livre, mais Vends Maison où je ne veux plus vivre est venu le confirmer avec éclat. Comment présenter ce livre ? Roman ? Oui et non… Recueil de nouvelles ? Oui ou non… Texte poétique ? Oui mais non… Ce livre assez inclassable est donc un texte littéraire, dont le genre nous importe finalement assez peu, qui s’ouvre sur un texte titré Kafkaesques (hommage évident à l’auteur pragois de La Métamorphose), dont l’incipit est le suivant : « Tous les matins, le logeur entre dans ma chambre sur la pointe des pieds, j’entends ses pas. La chambre est longue, si longue qu’un vélo ne serait pas de trop pour parcourir l’espace qui sépare la porte de mon lit. Le logeur se penche sur moi, puis il se retourne pour adresser un signe à quelqu’un qui se tient à la porte :

– M. Kafka est présent, dit-il. »

La référence à l’univers de Franz Kafka, au Procès entre autres, est évidente, mais Bohumil Hrabal ne s’est pas effacé devant l’écrivain à qui il envoie un petit signe malicieux. Car si le texte commence comme un livre de Kafka, il va se poursuivre comme un livre de Hrabal, et sans doute pas le moindre. Véritable chef-d’œuvre, dont l’auteur était semble-t-il très satisfait, Vends maison est le plus poétique de ses textes. Il faut donc parfois accepter de suivre un narrateur dont le propos n’est pas nécessairement de nous conter une ou des histoires, comme c’est généralement le cas des narrateurs de Hrabal, mais d’écrire un texte qui s’égare dans les méandres de collages ou de montages, qui confèrent à la narration un aspect surréaliste, comme le font certains dialogues délibérément décalés :

– J’ai le plaisir de vous proposer des brosses à dents.

– Non, non, ce n’est pas possible.

– Elles viennent de loin, oui, importées de France, en nylon, deux cent soixante-huit couronnes la douzaine.

– Non, non et non, ce n’est pas possible.

– Trop cher ? Comme vous voudrez, mais nos clients dansent à merveille sur les parquets cirés avec notre produit, monsieur le commis.

– C’est pour cela qu’elle gémissait si fort.

– Et comme nouveauté, sachez – c’est confidentiel – que nous avons en stock des brosses à cheveux pour enfants. Puis-je prendre votre commande ?

– Oui, mais jamais je ne pourrai la quitter. »

La narration, elle aussi, suit ce cours étrange, proposant dans certains textes-chapitres-nouvelles (?) deux histoires enchevêtrées, comme dans La Trahison des miroirs par exemple, où l’on suit la désopilante aventure de Valerian, devenu un beau matin sculpteur et peintre, qui participe à un concours artistique (L’action Jirasek), et celle d’un maçon qui va assister à la destruction d’un monument dédié à Staline (en 1964). Les personnages du livre sont aussi bien des intellectuels (le philosophe) que des gens du peuple, ils travaillent comme « volontaires » dans une fonderie où ils côtoient des détenues qui travaillent près d’eux (toutes relations sont interdites, même si le gardien est plutôt libéral). Poldi, la belle, dont le narrateur est amoureux est sans doute l’une d’elles, peut-être bien celle qui a sauvagement assassiné sa mère, car dans Vends Maison où je ne veux plus vivre, la cruauté, la violence sont omniprésentes, mais dans une optique où le monstrueux confine au merveilleux, comme le signale dans son intéressante postface Petr Kral. Et le mot « merveilleux » est à la fin le qualificatif qui convient le mieux à ce texte de Hrabal où Prague est magnifiée, élevée au stade de cité surnaturelle, merveilleuse. C’est là toute l’alchimie de la poésie de Hrabal mise en œuvre dans ce livre formidable que je ne peux que vous recommander vivement si vous souhaitez découvrir un écrivain tchèque du XXe siècle qui surpasse, et de loin, certains de ses contemporains plus célèbres que lui.

Le Traducteur cleptomane et autres histoires, Dezsö Kosztolanyi

Pour qui ne connaît pas Deszö Kosztolanyi, nous irons à l’essentiel. Grand écrivain hongrois parmi les grands écrivains hongrois, il est sans nul doute l’équivalent pour son pays de Jaroslav Hasek, Milan Kundera ou Bohumil Hrabal pour la Tchécoslovaquie. C’est dire qu’on a à faire à un des maîtres de la littérature de la Mittel Europa. Allons un peu plus loin, Kosztolanyi est un auteur du début du XXe siècle (il est mort en 1936) qui s’est particulièrement illustré dans l’art de la nouvelle, et ce petit livre est justement un recueil de nouvelles. On retrouve dans chacun des textes du Traducteur cleptomane, l’alter-ego de papier de Kosztolanyi, Kornél Esti, à tour de rôle narrateur, personnage principal, mais changeant, de toutes ces histoires, dans lesquelles on retrouve le ton inimitable de l’auteur, son pessimisme teinté d’humour et de fatalisme – de ce point de vue, Kosztolanyi est très proche de Hasek, dont nous ne pouvons nous empêcher de recommander au passage Les Aventures du brave soldat Chveik, son chef-d’œuvre. On ouvre le recueil et nous voilà plongés dans la Budapest des années 1920, avec des personnages hauts en couleur comme ce traducteur de qualité qui, sortant de prison pour vols répétés, ne peut s’empêcher de se livrer à son vice jusque dans sa façon de traduire un roman policier anglais – un petit bijou de nouvelle ; Kornél Esti, en poète sans le sou, qui avoue à un ami qu’il a hérité en son jeune temps d’une fortune considérable, qu’il n’a de cesse de dilapider petit à petit en en faisant le don à des inconnus, à raison de 150 couronnes par jour – des mille et une façons de donner son argent sans que le donateur ne soit connu de son obligé ; Kornél Esti, dans le train qui traverse la Bulgarie, en grande conversation avec un contrôleur bulgare, quand il ne sait pas un mot de sa langue ; Kalman Kernel, le chef d’entreprise prospère dont l’affaire coule soudain, qui en crée d’autres sans plus de succès, puis qui disparaît pour ensuite réapparaître (le texte se termine sur une comparaison entre son sort et celui des écrivains, car bien sûr c’est comme si toute sa famille lui en voulait de ne pas être disparu…) ; un pharmacien au bord du suicide, qu’une simple vente remet en (en)vie ; Sarkany, le poète le plus miséreux du monde ; l’écrivaine dont le manuscrit de 1308 pages, de la plus mauvaise graisse, encombre le bureau de K. Esti ; le Président insomniaque d’une association culturelle qui dort pendant les conférences qu’il a l’honneur et l’avantage de présenter, dans sa bonne ville de Darmstadt – pure merveille, une vingtaine de pages consacrées au sommeil du Président pendant les conférences, analysé par Kornél Esti, de la grande écriture. Esti est bien sûr le personnage le plus important du recueil, et toutes les histoires auxquelles il prend part sont ou drôles ou surprenantes et captivantes. Le style de Kosztolanyi est d’une grande élégance, fluide et il sait narrer. Le lecteur, subjugué, passe de l’une à l’autre des nouvelles sans à aucun moment ressentir le besoin de faire une pause, et c’est ainsi qu’on lit un livre en une après-midi, ravi d’un si beau voyage dans l’espace et le temps. N’hésitez pas, vous aussi, à le faire, ce sera un grand plaisir de lecture.

Un Célibataire, Emmanuel Bove

Etrange petit roman que cette « étude de caractère » d’Emmanuel Bove, auteur inoubliable de Mes Amis, qui aurait pu être titré, aussi bien qu’Un Célibataire, Un Ridicule. Car Albert Guittard, s’il est bien célibataire, est surtout un grand névrosé qui ne se comprend pas et ne comprend à peu près rien à ce qui lui arrive dans ce livre dont, avouons-le, nous ne savons que penser. Albert Guittard est un ancien chef d’entreprise retiré des affaires, il approche la soixantaine et est toujours célibataire. Il vit à Nice, où il fréquente un couple, les Penner, tout en détestant le mari, sans doute parce qu’il est attiré par sa femme. Une autre femme, belle et jeune, Brigitte Tierbach, mariée à un vieux docteur lui plaît sans doute beaucoup. Guittard, un grand naïf qui se fait parfois l’effet d’être encore un collégien quand il se trouve face à une femme qu’il désire, ne sait pas se montrer discret, tout le monde voit clair dans son jeu, il a parfois des velléités de se comporter en monsieur, mais ses actes sont la plupart du temps motivés par des arrière-pensées et des stratégies qui s’avèrent toutes inefficaces et motivées par l’amour propre. Il est donc la plupart du temps assez ridicule, ne se rend compte que trop tard qu’il est transparent et que la petite société qu’il fréquente finit par le trouver non seulement étrange, mais assez insupportable, bref pas fréquentable. On parle en son absence de son comportement avec les dames, on ne se prive pas de lui faire savoir. Il se sent chaque fois victime d’on ne sait quelle malveillance. Guittard n’est pas un mauvais bougre, mais il ne connaît rien à la vie et se compromet malgré lui.

On a l’impression, en lisant ce livre, de lire une pièce de théâtre – les situations sont toutes théâtrales, on pourrait tout aussi bien faire une adaptation du roman pour le théâtre de boulevard – ou de voir un film. C’est que tout tourne autour du personnage principal, qui n’est pas sans faire penser, l’excès de la caricature en moins, à certains personnages de Molière, comme le Misanthrope, dans ses relations avec les femmes, des autres personnages – les femmes jouent un rôle essentiel dans le roman – et c’est à une étude de caractère, dans laquelle la psychologie a son importance, que se livre Bove. C’est ainsi que la lecture peut alterner entre agacement – la psychologie, le personnage, c’est un peu vieillot, reconnaissons-le – et le bon plaisir de lire une écriture juste, de se laisser aller au seul plaisir du texte sans se montrer plus exigeant que cela, tout comme on avait admiré dans Mes Amis le savoir-faire d’un écrivain du début du XXe siècle qui mérite sans nul doute d’être redécouvert, d’être encore lu pour lui éviter une seconde disgrâce – il était un écrivain pauvre et, à sa mort, on s’empressa de l’oublier. Et pourtant, Emmanuel Bove fait partie de ces auteurs « mineurs » que Colette, Beckett , Rilke et plus près de nous Vila Matas n’ont pas manqué d’encenser. A découvrir, donc, pour les curieux de livres et d’écrivains délaissés par l’histoire littéraire.

Octaèdre, Julio Cortazar

Dans le même esprit que celui d’un recueil écrit en 1958, Les Armes secrètes, mais sans forcément aller chercher le fantastique sous la surface du réel, Octaèdre propose au lecteur huit nouvelles de très bonne graisse, comme l’aurait dit Rabelais. Car force est de reconnaître que Julio Cortazar est un maître de la nouvelle et que dans cet opus publié en 1974, il est tout bonnement au sommet de son art. Voilà qui est dit, vous pouvez donc sans peur d’être déçu lire ce court livre, qui comme souvent avec la collection L’Imaginaire de Gallimard offre au lecteur du meilleur. Le procédé littéraire de Cortazar est assez génial : partir de situations réelles, d’un quotidien parfois banal pour donner de la réalité une vision moins simplette par un simple glissement qui modifie singulièrement les choses, relations humaines en particulier, conception de la vie et des lois du monde qui entoure les personnages, etc… La dernière nouvelle du recueil, Cou de petit chat noir, en est une démonstration. Dans le métro, un homme ganté s’amuse, en tenant la barre pour garder son équilibre, à répondre du doigt au doigt d’une jeune femme, gantée elle aussi, qui s’est aventurée à chercher le contact avec la main de Lucho. Rien de plus banal et plat que cette situation. Mais quand ils finissent par se parler, Lucho apprend, sans y croire tout d’abord, que les mains de la jeune femme ne lui obéissent pas et n’en font qu’à leur tête, cherchant ainsi régulièrement le contact avec d’autres mains, d’hommes, de femmes tout aussi bien, lui rendant visiblement la vie impossible. Une autre des huit nouvelles, Manuscrit trouvé dans une poche, se déroule dans le métro, il s’agit encore de séduction, organisée comme un jeu aux règles précises avec lesquels le narrateur ne peut pas tricher : il repère une jeune femme qui lui plaît dans le compartiment, la regarde dans le reflet de la glace, lui donne deux prénoms, un pour elle, un autre pour son reflet, sourit à ce dernier. Si le sourire est rendu, l’homme descend à la même station qu’elle et n’a le droit de l’accoster que si elle prend la direction qu’il a au préalable pronostiquée… Avec Marie-Claude, il triche. Le jeu et ses règles se compliquent alors un peu plus.

La mort est aussi l’un des thèmes de ce recueil de nouvelles. La première, Liliana pleurant, est le récit que se fait un grand malade, qui se sait condamner et imagine le jour de ses obsèques, les actions et réactions de ses amis, de sa femme, de son médecin qui est aussi un ami, de celui qui le remplacera auprès d’elle, Liliana. Jusqu’au moment où l’impossible semble se produire. L’autre nouvelle, Lieu nomme Kindberg, ne pourrait être racontée sans en gâcher la découverte. Le style qui explore Cortazar pour dire les discussions des deux personnages est éblouissant. Difficile parfois de savoir qui dit quoi, mais est-ce bien l’essentiel ? Enfin, Là, mais où, comment ? semble être une nouvelle autobiographique sur la mort d’un ami, le deuil impossible, une mort sans cesse revécue.

La deuxième nouvelle, Les Pas dans les traces, a pour thème l’écriture, l’ambition littéraire et sociale d’un critique littéraire qui va jusqu’à l’imposture pour être reconnu puis revient sur son erreur et s’apprête à disparaître du monde littéraire. Une nouvelle qui a sans doute dû plaire à Enrique Vila Matas, dont on reconnaît bien là les thèmes de prédilection. Eté est l’une des très fortes nouvelles du recueil, par le fait d’une image d’une force inouïe, celle d’un cheval blanc qui terrorise un couple désuni dans sa maison, en courant dans le jardin pour apparaître soudain devant la baie vitrée du salon et s’y frotter pour disparaître aussitôt, comme s’il allait essayer d’entrer dans la maison. Puissant.

Pour finir, Les phases de Severo est sans doute la pépite de ce recueil, une nouvelle où le fantastique est bien présent, un fantastique à la Borges, une nouvelle magistrale que je vous laisse le soin de découvrir sans vous en parler au préalable. Car ce livre mérite votre lecture.

La Chevelure sacrifiée, Bohumil Hrabal

Retrouver la phrase d’un Bohumil Hrabal au meilleur de sa forme stylistique, au sommet de sa verve qu’il met au service d’une narratrice haute en couleur, dans des narrations délicieuses de jeunesse (il est vrai qu’il n’a que soixante-deux ans lorsqu’il écrit La Chevelure sacrifiée…), de vie et d’imagination débridée a été un plaisir plus vif encore que je ne l’imaginais après avoir relu, avec moins d’enthousiasme qu’il y a trente ans, Moi qui ai servi le Roi d’Angleterre. La Chevelure sacrifiée ne m’a pas réconcilié avec l’auteur tchèque, nous n’étions pas fâchés, elle m’a juste redonné l’envie de lire encore et encore des textes de cet écrivain lyrique et joyeux que j’ai déjà tant aimé. Le roman commence par un texte d’anthologie sur les lampes d’avant l’électricité, que la narratrice aime à nettoyer chaque soir, quelques minutes avant sept heures, quelques minutes avant d’allumer les mèches. Texte sensuel, texte d’une beauté littéraire certaine dans lequel l’expression « j’aime » revient encore et encore, dans lequel le personnage de Maryska apparaît déjà dans toute sa vérité, puis c’est le travail de Francin, son homme, qui manie la plume à dessin numéro trois (il apparaît de nombreuses fois dans le texte avec une plume numéro trois à la main, il est le gérant d’une brasserie de bière, mais…) pour écrire les initiales des aubergistes qu’il enlumine de frisettes décoratives qui ne sont rien d’autre que la retranscription de la chevelure de sa femme, en trempant la plume dans des encres de couleur s’il vous plaît. Et la plume de Hrabal n’a pas désarmé, le style est toujours bien présent, la phrase ample s’étire et se déploie à merveille, et la vie du petit couple prend forme sans qu’un gramme d’ennui vienne se poser sur les paupières alourdies du lecteur fatigué par une longue journée, mais prêt à lire jusqu’à plus soif, et jusqu’à pas d’heure comme on le dit ici… Ce soir-là, dans la cour, hennit un cheval et le premier chapitre se termine sur une histoire de chevaux, des hongres belges qui ont un moment de folie et cavalent dans la cour jusqu’à ce que Francin les arrête dans leur délire avec le savoir-faire d’un uhlan. On y est, vous y êtes, Hrabal va régaler son lecteur !

Chaque chapitre de ce court roman (un peu plus de 150 pages qu’on quitte au regret de ne pas avoir plus à lire…) pourrait être ainsi décrit par le menu, la verve narratrice de l’auteur ne tombe jamais en panne, son écriture est flamboyante, phrases longues quand tu nous tiens, ses personnages, peu nombreux, hauts en couleur (inoubliable Oncle Jojo, qui gueule plus qu’il ne parle, raconte à n’en plus finir des histoires, épuise son frère, les membres du Conseil d’Administration de la brasserie, au point que le docteur Gruntorad a l’idée de l’embaucher parmi les malteurs pour le fatiguer et le faire ainsi taire…), les événements sont épiques (Jojo et Maryska vont se percher au sommet de la cheminée de la brasserie, faisant déplacer les pompiers qui viennent leur demander de redescendre, par sécurité… les noyades de la petite Maryska, enfant… les crises de nerf de son père, désemparé par cette petite fille qui ne fait rien comme les autres et accumule les énormités, excessive qu’elle est déjà…). Nous sommes au début du siècle, le XXe, peu avant les années vingt ; Maryska a des cheveux roux et long à toucher la terre, tout le village en est fasciné. Francin, un rien conventionnel, aime cette femme dont il voudrait parfois qu’elle se comporte comme il faut… On pourrait s’attendre à un texte un peu ennuyeux, c’est tout le contraire, les morceaux de bravoure s’enchaînent, Hrabal et sa narratrice ont quelques points communs, avec eux on ne s’ennuie jamais. Francin est parfois à la hauteur de sa charmante femme, il ne va jamais à Prague sans lui rapporter un cadeau, et il en trouve d’étonnants qui donnent l’occasion à Hrabal de mettre en scène son petit couple dans une intimité poétique et joyeuse. Mais outre la narration, Hrabal se laisse aller à une écriture des sensations qui fait de ce livre bien plus qu’un drolatique petit roman. La brasserie vit et travaille sous nos yeux, on voit Maryska pédaler sur son vélo, cheveux au vent, on voit le village par les yeux de Maryska, et l’écriture est au rendez-vous. C’est de la littérature, Mesdames et Messieurs, de la grande, de la belle, de la vraie. C’est le facétieux Hrabal, c’est Maryska, c’est sa voix, qui laisse parfois la place à la voix de Jojo, « De la merde ! cria l’oncle Jo, Latal, c’était l’instituteur ! L’an dernier, il est tombé du premier étage lorsqu’il expliquait ce que c’est le temps uniforme, que c’est lorsqu’un train roule, roule, roule, roule, roule… Et Latal, il faisait des moulinets avec ses bras et courait vers la fenêtre ouverte en faisant le train et il est tombé de cette fenêtre et toute la classe en joie s’est précipitée pour voir si l’instituteur s’était cassé les jambes dans les tulipes, mais Latal avait déjà disparu, il a fait le tour par derrière et il est remonté et il est remonté par l’escalier et de nouveau le train qui roule, roule, roule, roule… et comme ça il est rentré dans la classe dans le dos des élèves penchés à la fenêtre. », c’est La Chevelure sacrifiée, le titre ne laisse aucun doute sur une fin que je vous laisse savourer comme l’intégralité de ce beau, ce très beau livre. Allez-y, mais allez-y, vous vous en féliciterez !

Le Diable n’existe pas, Mohammad Rasoulof

Couronné par un Ours d’or au Festival du film de Berlin, Le Diable n’existe pas est un film d’une telle puissance qu’il m’aura fallu plusieurs jours pour me décider à en faire la chronique, tant on sort de la salle de cinéma en se disant qu’il n’y a pas un mot à ajouter à ces images, tant on en sous le choc… Ce nouveau film iranien, peu de temps après Le Pardon, fait de la peine de mort en Iran le thème central, on pourrait dire unique, de quatre chapitres qui sont autant de films différents et on comprend vite pourquoi il a été tourné, comme bien d’autres films d’auteurs de ce grand pays de cinéma, clandestinement. Sorti en salles en 2020, il est maintenant visible en France. Ne passez pas à côté de cet œuvre unique.

Le premier chapitre du film, commence à la façon d’un film noir : dans un parking souterrain, deux hommes portent un sac de toile blanche, qui ressemble à s’y méprendre à un drap dans lequel deux tueurs auraient enveloppé le corps d’un crime, jusqu’à une voiture puis le déposent dans son coffre. Heshmat, le personnage central de ce court-métrage remercie l’homme qui l’a aidé et sort du parking, la caméra remonte avec lui plusieurs étages avant que la voiture sorte et soit arrêtée par un homme en uniforme, armé, qui demande au conducteur d’ouvrir son coffre… Puis des portes métalliques s’ouvrent et la voiture poursuit sa route jusque chez son conducteur. On est chez Heshmat, on découvre qu’il est marié à une femme nerveuse et attachante, qu’ils ont une petite fille. Jusqu’à la fin du film qui tombe comme un couperet, on suit la vie quotidienne d’une famille iranienne. Heshmat est un homme honnête, simple, qui a visiblement des problèmes de sommeil et prend son traitement sans broncher.

Le deuxième film est beaucoup plus nerveux, il agit sur le spectateur à la façon d’une série d’électrochocs. Six hommes, enfermés dans une cellule, discutent et se disputent à propos du comportement de l’un d’entre eux, qui est nerveusement atteint, alternant entre crises de larmes, réponses désespérées aux coups de fil de sa fiancée qui l’appelle sur le portable de son voisin de lit et tentatives de justification quand il est pris à parti par celui qui, dans la cellule, n’aiment pas être réveillé en pleine nuit par ce peureux qui se croit supérieur aux autres. On n’est pas dans une prison, les six hommes sont des conscrits, et celui qui pleure poussera le tabouret pour la première fois au petit matin, quand on viendra le chercher pour jouer le rôle du bourreau dans la pendaison d’un « criminel ». Quand la porte s’ouvre devant lui, on ne s’attend pas à ce qui va suivre, tout s’accélère, le rythme infernal est donné par la musique, on a basculé dans un film d’évasion et on en a le souffle coupé. Le conscrit qui « ne peut pas », comme il l’a tant répété s’avère bougrement déterminé à ne pas participer à la danse macabre que l’Etat iranien impose à ses jeunes hommes durant un service militaire de deux années qui plonge les citoyens dans la culpabilité généralisée. Tous mouillés ! La peine de mort ne concerne pas que le monde judiciaire en Iran.

Le troisième chapitre du film explore l’autre versant du thème approché dans le court précédent. Cette fois, le conscrit ne s’est pas soustrait à l’obligation de pousser le tabouret, on y gagne des permissions… et c’est encore le meilleur moyen d’intégrer la communauté des citoyens qui ont des droits. Celle dont il profite lui permet de rendre visite à sa fiancée qu’il a l’intention de demander en mariage… Le dernier chapitre nous montre un homme d’un certain âge, proche de la mort. Il n’a pas le permis de conduire, il est docteur mais interdit d’exercer. Il a une révélation à faire à une jeune femme d’une vingtaine d’années avant de mourir. Il pourrait être le jeune homme qu’on a vu quitter la conscription en force dans le deuxième chapitre. Ainsi en va-t-il de la vie des citoyens et de leur liberté en Iran, elles ne peuvent se conquérir qu’en se révoltant. Mais le Diable n’existe pas. Rasoulof ne condamne pas ses personnages, chacun fait ce qu’il peut face à la violence étatique. Pas de pathos non plus. Il s’agit d’un très grand film, et Rasoulof n’a pas volé son Ours d’or. A voir impérativement !

Corps du roi, Pierre Michon

Publié en 2002, Corps du roi est un recueil de courts textes (Michon écrit court) consacrés pour la majorité (moins le dernier) à des écrivains-rois : Beckett, Flaubert, Faulkner, dont les noms suffisent à dire à qui on a affaire, et à un auteur que la majorité des lecteurs occidentaux (moi le premier, j’avoue mon inculture…) ne connaissent pas : Muhamad Ibn Manglî, qui signa un traité de chasse, dont je ne résiste pas à copier ici le titre : Commerce des grands de la terre avec les bêtes sauvages du désert sans onde (avouons-le, ça en jette !).

Le premier texte est donc consacré à Samuel Beckett, et en particulier à une photo de lui remarquable réalisée par un photographe turc, Lufti Özkök. Nous sommes en 1961, Beckett pose devant un fond noir, clope (un gros module) au bec. Le cliché ne montre de son corps que la tête qui semble posée dans le vide sur un cou sans corps, puisque l’écrivain irlandais porte un pull noir uni, qui ne contraste pas avec le fonds et ne montre donc rien. Peu importe à Michon, qui se lance dans une analyse rapide, sans doute influencée par la pensée de Kantorowicz exposée dans son essai Les deux Corps du roi : Beckett, en bon roi littéraire, a deux corps, un corps sacré, éternel, et une défroque mortelle, celle que l’on connaît et que nous ne voyons pas sur la photo d’Özkök… Selon Michon, Beckett se fout de la pose, se fout du photographe, se fout de la photographie (ce que je crois volontiers). Le texte est ultra-court. La conclusion est assez géniale, que je ne dévoilerai pas ici…

Corps de bois est consacré à Flaubert, il s’agit d’un texte plus long, bien plus long comparativement aux trois pages écrites pour Beckett (Les deux Corps du roi). Michon prend Flaubert au moment où il a fini la première partie de Madame Bovary, revient pour de vrai et en imagination sur ce que fait l’auteur rouennais sur le moment, puis dans les jours qui suivent. Rapidement. Puis, ça commence pour de vrai : Flaubert s’est inventé une vie entièrement consacrée à l’écriture, une vie uniquement consacrée à la littérature, même si ce n’est pas la vérité. Les grands écrivains construisent parfois leur propre mythe (cf Jean Genet) : « il se bricola un masque qui lui fit la peau et avec lequel il écrivit des livres. » Michon a le sens de la formule, Michon tourne ses phrases comme on polit les diamants… Flaubert « faisait le moine ; et ceci pas seulement pour la galerie, mais pour lui-même et à ses propres yeux.  » Nous voilà partis pour vingt-cinq pages de Flaubert par Michon, un petit régal dans lequel passe le grand Victor. Difficile de ne pas l’évoquer, celui-là, quand on parle d’un écrivain du XIXe siècle, toujours passe son ombre qui faisait tant d’ombre à ses contemporains.

Le quatrième texte du recueil est lui consacré à un autre colosse de la littérature, un Américain celui-là, Faulkner, tiens, encore lui… L’Eléphant, c’est Faulkner, part lui aussi d’une photo (comme pour Beckett), prise en juillet 1931 par un certain James R. Cofield, dont Michon refait la réalisation (« J’incline pour le trépied, et aussi pour l’apparat, le crêpe noir, la hausse d’artillerie, le gros calibre. »). La photo n’a rien d’un chef-d’œuvre, c’est l’ouvrage d’un professionnel, pas plus : on y voit Faulkner en plan américain (ben, oui !), couvert d’un manteau d’hiver en tweed, croisant les bras, une… clope entre l’index et le majeur (les écrivains arborent-ils, je parle des rares fumeurs, encore la clope quand on les immortalise ?). La photo n’est pas très bonne, mais ce serait « le premier portrait mythologique » de Faulkner, si l’on en croit Michon, qui se lance dans ce qu’il nomme lui-même des « affabulations de lecteur » sur le grand homme et cherche ce qui, dans la pose de l’écrivain, fait que le photographe déclenche. Ici, ce sera le regard, le regard d’un qui a vu soudainement quelque chose d’éclairant… et qu’il voit encore. L’Eléphant, il a vu l’éléphant, et je vous laisse aller y voir, pour savoir ce que ce gars-là, selon Michon, a bien pu voir !

Les deux textes dont il me reste a rendre compte ici, sont les textes qui cassent un peu sans rien démolir du recueil l’espèce d’unité qu’aurait l’ouvrage si Michon avait continué avec ses portraits de géants. Le troisième texte, consacré à Manglî, nous sort des colosses de la littérature. Michon a trouvé chez lui une phrase sublime et il part de là pour rendre hommage à son auteur. Michon aime les phrases taillées comme des joyaux. Et puis, il y a ce dernier texte, où Michon parle de lui, de son rapport à Booz endormi, le poème de Victor Hugo, texte qui se termine sur le jour où il s’est défait d’une véritable dépendance à ce poème (« J’avais vaincu ces vers. J’étais un homme libre. »), jour qui se termine dans l’ivresse la plus grande de celui qui se pochtronne pour fêter une victoire et se termine sur un acte peu glorieux et une bonne dégelée. Allez-y voir, Corps du roi mérite mieux qu’un détour.