Trois mille ans à t’attendre, deux acteurs à gages, des effets spéciaux, des histoires façons contes des Mille et une nuits, une histoire d’amour (sans cul, pour ne pas se priver d’un public tous âges, donc familial) et le tour est joué. Le tour est joué ? Non, justement, car ce film qui se laisse voir sans provoquer une crise d’angoisse avec sortie immédiate de la salle s’il n’est pas un gros navet n’en est pas pour autant une réussite. Tilda Swinton est certes une narratologue, vieille fille sans désirs et heureuse dans sa solitude, très crédible. Idriss Elba, du haut de ses deux mètres, avec ses oreilles pointues et sa barbe bicolore est un djinn on ne peut plus crédible. Les effets spéciaux, utilisés à bon escient plus que pour faire des scènes choc, marchent bien et se concentrent essentiellement sur le corps du djinn : sa désincarcération du flacon et son incarnation (version taille XXL) dans la chambre d’hôtel de celle à qui il va proposer trois vœux fonctionne à merveille. Les histoires dans l’histoire, histoire de multiplier les occasions d’échapper à un scénario indigent, sont parfois acceptables. Les décorateurs de George Miller sont au top et les scènes qui se passent dans des royaumes merveilleux jettent de la poudre aux yeux du spectateur avec efficacité : l’instrument de musique du roi Solomon, la cour et le château de Saba, etc… Le casting des personnages secondaires est aussi irréprochable que celui des deux stars du film (un harem de femmes obèses à ravir, deux voisines anglaises méchantes à souhait très crédibles…). Non, le tour n’est pas joué, même si le dernier film de George Miller fera sans doute le nombre d’entrée nécessaire pour lui permettre de continuer à réaliser des films hollywoodiens sans intérêt, Trois mille ans à t’attendre, que je me suis laissé entraîner à aller voir de bon cœur par mon adorable fille, est un film sans intérêt que vous pouvez tout à fait vous dispenser de cautionner par une place de cinéma payante, même pour faire plaisir à votre progéniture, et George Miller est un faiseur. Next !
Que retenir de cette édition 2022 des Rencontres de la photographie d’Arles ? Hélas, trois fois hélas, pas grand-chose. Beaucoup plus de déceptions que de découvertes enthousiasmantes, de vrais manques par rapport à une période, de plus en plus lointaine dans le temps, où Arles était synonyme de découverte heureuse de photographes d’art géniaux, d’engouements variés et de révélations. Mais aussi de rétrospectives de grands noms toujours pleines de belles émotions esthétiques. L’appel à la collection Verbund, pour une exposition colossale consacrée aux photographes femmes, plus qu’intéressante, parfois pleine d’humour, mais aussi trop exhaustive pour être d’un niveau égal, certes… La découverte de quelques pièces (trop peu), plus proches des démarches de l’art contemporain que de la photographie pure, de Noémie Goudal (excellente artiste aux idées vraiment novatrices), certes…
Et rien de plus, ou presque, sinon sans doute une rétrospective bienvenue consacrée à un petit maître méconnu, mais dont certains clichés plein d’humour sont parfois passés dans le domaine commun, sans qu’on sache leur associer le nom du photographe en question. On y découvre que Romain Urhausen s’est essayé avec réussite, outre à une photographie de rue ou de portrait classique de grande qualité, à la photographie graphique, au nu et à une photographie expérimentale, pour résumer en une seule catégorie ses différents essais, avec un bonheur certain. C’était là, sans doute, l’exposition la plus satisfaisante de cette édition des Rencontres d’Arles, c’est maigre, c’est bien maigre, mais tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, car dans AMA, la revue gratuite de la LUMA d’Arles, le directeur des Rencontres, Christoph Wiesner peut soigner son égo en décrivant par le menu son travail de programmation à longueur de pages, et en évoquant, entre autres programmes de partenariat, les programmes BMW et Pernod Ricard (un petit jaune, Christoph ?). Il est vrai que la journaliste qui l’interviewe lui sert gentiment la soupe en posant des questions anodines et sans la moindre chausse-trappe, lui permettant d’étaler son auto-satisfaction. On attendra encore un an pour retrouver l’enthousiasme des années passées, quand les Rencontres d’Arles étaient un vrai motif de satisfaction et de plaisir esthétique, inch’allah !
MEP Paris, Love Songs, l’une des plus belles expositions vues dans ce lieu magique de la photographie d’art, à égalité sans doute avec celle consacrée il y a une dizaine d’années à Sebastiao Salgado et à son magnifique reportage planétaire, Genesis, c’est dire l’intérêt de ce tour du monde de l’amour en une douzaine de photographes différents. Et ça commence avec René Groebli, qui photographia sa femme, Rita Dürmüller, l’année de leur mariage (1952), pendant leur lune de miel dans un petit hôtel parisien.
Première déclaration d’amour sensible et romantique de cette exposition collective, dont les quelques clichés qui suivent sont extraits…
Et ça se poursuit, salle suivante, avec Emmet Gowin, un photographe que je ne connaissais pas, qui va photographier sa compagne Edith tout au long de leur vie. « Un moyen de retenir, intensément, un moment de communication entre un être et un autre. », selon l’auteur de ces beaux clichés dont les moins émouvants ne sont sans doute pas ceux de la période de la maturité de sa femme et modèle. Très beau, très sensuel hommage à la femme. « Si vous vous mettez à faire des images sur l’amour, c’est impossible. Mais vous pouvez faire des photos, et vous pouvez être amoureux. De cette façon, les gens sentent l’authenticité de ce que vous faites. » dit encore Gowin, ce que les belles photos suivantes démontrent clairement.
L’exposition se poursuite avec l’un de mes photographes japonais préférés (avec Fukase et bien d’autres), le justement célèbre, pour ses excès et son talent, Nobuyoshi Akari. Sentimental Journey, daté de 1971, et Winter Journey (1989-1990) nous présentent le voyage de noces de Yoko et son jeune mari et les derniers mois de Yoko, avant un décès survenu alors qu’elle n’avait que quarante-deux ans. Akari connaîtra ensuite une carrière fulgurante, dans lequel le cors des femmes restera pour lui un éternel objet d’inspiration et de création artistique.
« Voyage sentimental est le fruit de mon amour, et de ma détermination en tant que photographe. J’ai choisi l’amour pour débuter comme photographe et le hasard a voulu que ce commencement soit un roman personnel. J’ai l’impression que c’est le roman personnel qui se rapproche le plus de la photographie. » commente l’auteur.
Hervé Guibert est connu autant comme romancier que comme photographe. En 1976, il rencontre Thierry et en fait le personnage central de ses livres et de son œuvre photographique durant quinze ans. Une fois encore authenticité et beauté se sont donné rendez-vous, et l’amour transparaît dans ces clichés d’une subtile tendresse. Ce que confirme l’auteur dans cette déclaration d’intention pleine de délicatesse : « Dans l’écriture, je n’ai pas de frein, pas de scrupules, parce qu’il n’y a que moi, pratiquement, qui suis en jeu, tandis que dans la photo, il y a le corps des autres, des parents, des amis, et j’ai toujours une petite appréhension : ne suis-je pas en train de les trahir ? Je ne fais qu’une chose : témoigner de mon amour. »
Il y a encore Nan Goldin, dont l’art photographique surprend toujours, entre vulgarité sans concession de la pornographie et regard artistique d’une grande pureté, dans un univers punk à souhait qui n’est pas sans faire penser à celui, en littérature, d’une Virginie Despentes…
Evoquons encore une découverte réjouissante, RongRong&inri, photographe à deux têtes, des deux côtés de l’appareil, opérateur et modèle, lui chinois, elle japonaise, amoureux et qui ne partagent qu’une langue, celle de leur art (il s’écrivent malgré tout grâce aux idéogrammes chinois, communs à leurs deux langues). Travail magnifique…
Mentionnons encore Lin Zhipeng, qui vit à Pékin, et photographie une jeunesse chinoise qui vit sans interdit et dans la plus grande légèreté de l’être, avec une approche digne de l’art contemporain et plutôt innovante. Jugez-en par ces quelques clichés…
Et nous finirons par la troublante Hideka Tonomura, avec son Mama Love de 2007 centré sur l’intimité amoureuse de sa mère (!) qu’elle nous montre avec son amant dont elle a « cramé » l’image afin qu’il apparaisse au lit comme un Fantomas noir…
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Il aurait été impossible d’être exhaustif avec cette exposition collective, dont l’essentiel de mon point de vue est rappelé ici afin de faire regretter cruellement aux quelques lectrices et lecteurs de ce blog qui n’auraient pas fait la démarche de se rendre à la MEP pour cet événement d’une qualité remarquable, dont le commissaire d’exposition n’a vraiment pas raté son coup, d’avoir laissé passer la date du 21 août 2022, date fatidique de fin de Love Songs…
Classique de la littérature russe, Oblomov offre à son lecteur l’étude d’un caractère (Oblomov est un paresseux que rien n’arrive à sortir de son lit durablement, pas même l’amour, un homme qui procrastine, un homme qui renonce à tout sauf à sa paix) et une étude de l’ancien régime russe et de la petite noblesse qui ne travaille pas (Oblomov va même jusqu’à abandonner l’exploitation de sa propriété terrienne, se faisant voler par ses paysans et son staroste, l’homme qui dirige les travaux de son exploitation, au point de sombrer dans l’indigence jusqu’à ce que son seul ami prenne les choses en main pour lui éviter la ruine). Bien sûr les révolutionnaires russes se sont emparer du livre en y voyant une critique, voire un pamphlet contre le régime, mais Gontcharov ne se préoccupe pas, quand il écrit cet grand roman, de critique sociale, il ne juge à aucun moment son personnage ni ne le défend (de ce point de vue, Adamov était le traducteur tout désigné pour nous offrir le texte en français). Tout juste Stolz, l’ami allemand d’Oblomov, lui fait-il quelque critique en le traitant en homme impossible et en essayant de le faire sortir de son apathie et de sa léthargie. Mais le narrateur se garde bien d’évaluer le personnage.
L’Oblomovtchina (terme qu’emploie Stolz pour parler de la maladie de l’âme de son ami) est le sujet principal du livre. Après une première partie qui consiste en une longue description d’Oblomov, de sa langueur maladive, de son valet (au moins aussi paresseux que lui), et des quelques personnages qui lui rendent visite (parfois pour lui soutirer à manger et quelques kopecks) ; il s’agit donc d’une partie consacrée à des portraits qui se succèdent sans que le lecteur s’ennuie pour autant. La deuxième partie est centrée sur Stolz, un jeune homme d’une trentaine d’années avec qui Oblomov a grandi et fait ses études. Actif, curieux du monde, Stolz est l’anti-Oblomov, un homme qui bouge et veut réussir dans la vie. Pour Oblomov, sortir de sa chambre est impossible ou presque, voyager une idée ancienne bien oubliée. Constatant, en le retrouvant après un assez long temps de voyage, que son ami est devenu un irréductible sédentaire, il le secoue, l’oblige à manger en ville chaque soir, à sortir, et lui impose de l’accompagner en voyage à travers l’Europe. Comme Oblomov trouve une feinte pour ne pas partir au même moment que l’Allemand, il est décidé qu’il le rejoindra à Paris. Ce qui n’aura jamais lieu, bien évidemment. Avant son départ, Stolz présente à son ami une jeune femme de vingt ans, Olga, à qui il donne pour mission de faire bouger Oblomov. Ces deux-là vont tomber amoureux dans la troisième partie du roman, mais bien sûr, face au dynamisme et à la soif de vivre d’Olga, la force d’inertie d’Oblomov, motivée par des problèmes financiers qu’il utilise pour justifier son renoncement, va l’emporter et faire échouer l’aventure amoureuse et les objectifs de mariage et de vie commune.
La dernière partie ramène notre personnage (un mythe, sans nul doute) à sa passivité de départ. Seule la situation a changé. Olga et Stolz ne sont pas oubliés, Tarantiev, un fieffé coquin qui se dit l’ami d’Oblomov mais ne pense qu’à le ruiner en sa faveur, réapparaît, une veuve, propriétaire de l’appartement où Oblomov s’installe définitivement, et son frère, tout aussi bien inspiré que Tarantiev avec lequel il fait équipe, font désormais partie du paysage. L’intrigue va trouver un dénouement dont on ne donnera pas la teneur. Oblomov est bien un très grand livre, un mythe moderne est né avec ce personnage dont la propension au renoncement n’est peut-être pas seulement une maladie, mais bien plutôt un mode de vie que seule l’âme russe pouvait développer à un tel point d’achèvement. Oblomov est un anti-héros avant l’heure (rappelons que le livre sort en 1859), mais un personnage qui trouve dans le renoncement non la souffrance, mais une certaine forme de paix et de sagesse. La pureté de son âme ne fait aucun doute (Stolz et Olga ne s’y trompent pas), et si, selon que le lecteur aime les belles histoires d’amour ou l’action, il trouvera notre paresseux que rien ne peut faire bouger ou changer insupportable, il n’en reste pas moins que sa névrose est remarquable et digne d’intérêt et qu’on ne peut en rien finir le livre « fâché » avec lui. Un livre à lire sans faute si ce n’est déjà fait.
Les commentateurs de la photographie de mode nous servent toujours un argument fort, comme pour s’excuser d’admirer un photographe qui a travaillé en grande partie avec des modèles (devenues pour certaines des stars grâce à la puissance du milieu de la haute couture), pour des magazines qui reconduisent sans vergogne les stéréotypes sur la femme, et de nous en assurer, donc, le photographe de mode dont vous allez voir les clichés n’est pas un photographe de mode comme les autres, c’est un véritable artiste, un vrai photographe. Avec Peter Lindbergh, comme avec les autres, quelle que soit leur approche, l’argument fonctionne encore. Mais pour Lindbergh, c’est le respect de la femme qui l’emporte, une forme d’anti-sexisme presque avant l’heure, et puis bien sûr, l’art photographique (la photo de mode élevée au rang d’art, comme s’il était le premier à s’y être collé… La photographie qui suit ne me semble pas l’exemple même d’une photo qui ne chosifie pas les femmes, mais peu importe, elle est vraiment très belle…
C’est donc à une rétrospective que le Pavillon Populaire invite les amateurs de photo (qu’elle soit de mode ou non) et, comme chaque fois avec ce genre d’exercice on a le droit aux premiers pas du maître, qui a commencé par un « pèlerinage » à Arles (un grand tournesol en noir et blanc est sans doute une sorte d’hommage à Van Gogh…), puis aux différentes étapes de sa carrière jusqu’à la consécration, bla-bla-bla… et aux interactions photographiques avec la littérature et le cinéma (hommage à Nabokov, avec une Lolita, qui n’est pas sans évoquer le Wim Wenders de Paris Texas. Quand on vous disait que Lindbergh est un artiste ! Quelques citations du maître, ici et là, en début de salle nous en livrent l’essence de la pensée artistique : « Avec le noir et blanc on n’essaie pas de faire plus joli, de faire chic ou de faire agréable, non, c’est authentique… La couleur s’arrête en surface. Le noir et blanc pénètre la peau : pour moi, il ne s’agit pas de beau ou pas beau, mais de vrai ou pas vrai. » Bien joué Peter, et nous voilà confronté aux portraits (grands tirages) de quinze beautés on ne peut plus vraies. Puis, à des photos, toujours en noir et blanc, de danse (quand on vous disait que Peter Lindbergh est un artiste), quand Peter photographiait Pina Bausch et sa troupe. Bref, Peter Lindbergh est un photographe qui aimait photographier les femmes, le faisait très bien et avait parfois des idées de fou. La photographie qui suit peut sans doute être vue comme une espèce de stéréotype à la noix du cinéma hollywoodien, mais elle me semble vraiment marrante…
Pour en revenir au thème du féminisme de Lindbergh, une ou deux petites citations plutôt sympathiques du gars : « Mon idéal a toujours été les femmes que j’ai rencontrées en école d’art, très indépendantes et qui n’avaient besoin de personne pour dire ce qu’elles avaient à dire. » et « La beauté, c’est le courage d’être soi-même, contre la terreur de la jeunesse et de la perfection. » Voilà, pas grand-chose de plus à dire sur cette rétrospective, sinon que Peter Lindbergh était un grand photographe, et qu’il avait le droit de travailler pour la mode (sans qu’il y ait besoin de l’en excuser), comme d’autres avant lui, ah ! Helmut Newton…
Très beau titre, emprunté à la fable de La Fontaine, L’Ours et l’amateur des jardins, pour ce petit roman un rien ennuyeux de Toshiyuki Horie (auteur inconnu au bataillon jusqu’alors, mais visiblement considéré au Japon comme le successeur de Mishima) qui nous narre les retrouvailles de deux anciens amis d’université, l’un français, Yann, et le narrateur, un Japonais qui traduit je ne sais plus quel livre sur Littré. Ça tombe on ne peut mieux, ils se retrouvent à Avranches (Normandie), ville d’origine de Littré, et dans la campagne environnante. Il n’y a guère plus d’intrigue dans ce livre que ce qui vient d’être écrit, les deux ne vont pas passer plus d’une soirée ensemble et le roman nous fait suivre leur dialogue qui va des tournois de lancer de camembert à la vie de Littré, en passant par la fable de La Fontaine, ou encore Primo Levi ou Jorge Semprun (Yann a des origines juives, et sa famille n’a pas coupé aux exactions nazies), mais aussi le fils de la voisine né aveugle. J’allais oublié : Yann est photographe. Les deux amis passent un moment à regarder ses photos, il va en offrir une au Japonais, c’est l’occasion de quelques paragraphes descriptifs et explicatifs d’un ennui certain. La quatrième de couverture des éditions Gallimard, collection Du monde entier, nous vend un « livre inclassable » qui « nous offre un moment de grâce littéraire absolue ». Je n’aurais pas acheté ce livre s’il ne m’était tombé dessus dans une bibliothèque partagée, où je le redéposerai au plus vite, pas convaincu (le moins du monde) par son intérêt. Il est vrai qu’un Japonais qui écrit sur la campagne normande me fait autant d’effet qu’un Français qui fait camper ses personnages au Japon, à l’exception notable de Jean-Philippe Toussaint.
Adepte des trilogies (Les promesses d’Hasan est le deuxième volet de sa deuxième trilogie), Semih Kaplanoglu est un cinéaste turc plutôt rare dans les salles de cinéma françaises puisque le premier volet, Les Promesses d’Asli, n’est pas sorti dans l’hexagone (on peut se demander pourquoi…). Passons. La première image du film (le reflet du ciel dans l’eau d’un puits presque plein, bientôt troublé par la chute d’un seau qui modifie l’image et la rend plus simple) nous prévient d’emblée, le réalisateur aime les cadrages qui mettent la tête à l’envers, d’une esthétique irréprochable (et le film n’en manquera pas), il aime poser sa caméra juste au bon endroit pour faire de ses films des objets plastiques d’une beauté certaine. L’homme qu’il nous présente, ce Hasan dont il est question durant tout ce film, n’est pas aussi beau que les plans qu’il se plaît à produire, même s’il ne s’agit pas d’un salopard fini. Son visage, tourmenté (celui d’un homme qui a passé la cinquantaine), son regard, ses silences, pendant toute une assez longue partie du film n’en disent que peu sur son caractère. Hasan est un agriculteur qui a les soucis d’un homme de la terre prenant soudain conscience que les engrais chimiques et les pesticides qu’il répand sur ses champs ou dans son verger sont dangereux pour la santé (la mort du chat de la maison), il a les soucis d’un homme de la terre à qui un ingénieur électricien apprend un beau jour qu’on va installer dans son champ de tomates un pylône électrique, des soucis de terrien. Il évite de s’en ouvrir à sa femme, Emine : le chat, il reviendra bientôt ; le pylône, il ne lui en dit rien, ni de sa visite au juge qui s’est occupé de la succession familiale et lui a attribué la ferme et la plus belle terre (depuis, il y a déjà plus de vingt ans, son frère ne lui parle plus). Pour régler les problèmes auxquels il doit faire face, Hasan est capable de mobiliser des gens plus puissants que lui… Le pylône finira dans le champ voisin, non cultivé, de son frère, où un arbre magnifique trône encore, tant que la compagnie d’électricité n’intervient pas… C’est quand Emine et Hasan sont tirés au sort pour le Hadj (le vœu le plus cher de son épouse) que les mauvaises actions d’Hasan remontent peu à peu à la surface. Pour partir faire le pèlerinage à la Mecque, il faut s’être purifié en demandant leur pardon à ceux qu’on a offensés… Petit à petit, Hasan va voir les uns et les autres (il en oublie peut-être) et on en découvre un peu plus sur sa façon de faire avec les autres, jusqu’à sa visite, un rien tardive, à son frère.
Les beaux plans (sur l’eau, l’arbre, la campagne omniprésente, y compris dans la bande-son avec le bruit du vent), les scènes surprenantes (dans le verger de pommiers, les rêves d’Hasan, tourmentés…) se succèdent. Kaplanoglu, ici et là, nous gratifie de sa vision sur la vie d’un couple d’agriculteurs turcs et sur une société malade (le rôle ambigu et hypocrite de l’Europe par rapport aux pesticides, le Hadj comme affaire commerciale juteuse…). Deux heures trente de très beau cinéma, à ne pas manquer en ces temps de canicule (il fait frais dans les salles obscures).
Le cinéma est un art de l’illusion et Bogdan George Aperti en joue avec un certain brio dans ce polar qui traite, une fois encore, d’un thème douloureux, celui des violences faites aux femmes (viol et féminicide). Cristina, une jeune novice, quitte son couvent pour se rendre à l’hôpital pour une raison qu’on ignore un certain temps. A l’aller, elle fait le voyage dans le taxi du frère d’une nonne avec qui elle entretient d’excellentes relations, un type pas très sympa qu’on imagine bien lui faire vivre le pire, à la façon dont il la regarde un peu à la dérobée, et à sa façon de parler. Mais il ne faut pas se fier aux apparences avec Aperti… Un deuxième voyageur les rejoint dans un bled, un peu plus loin, médecin pro-science et très anti-religieux, qui s’adresse de façon peu amène à la jeune novice et la mettant sans la connaître dans le même sac que tous ceux qui prient pour guérir plutôt que d’aller voir le toubib, au point de faire intervenir le chauffeur en faveur de la jeune femme. Il ne faut pas se fier aux apparences… A l’hôpital, le médecin emmène Cristina chez son collègue neurologue et lui sert de coupe-file. La jeune femme n’a pas vraiment besoin d’un neurologue, elle a rendez-vous avec une autre spécialiste dans la salle d’attente de laquelle elle se rend ensuite.
Au retour, elle trouve un autre taxi. Le chauffeur a l’air plutôt sympathique. Il ne faut pas se fier aux apparences, il va profiter du moment où la novice s’isole dans un bois pour se changer et reprendre l’aspect d’une novice pour se jeter sur elle, et dans une scène hallucinante de viol en hors-champ, la mettre hors d’état de témoigner en finissant son travail avec une pierre (objet contendant redoutable pour tuer une personne, même jeune, en la frappant au visage et sur le crâne). C’est la scène centrale du film, pendant que le sale mec commet son sale acte, la caméra fait un 360° et nous montre deux vergers à cheval regrouper leur troupeau, sur fond de cris de peu et de souffrance (le bruit des sabots couvre la voix de la novice…).
Deuxième partie, un flic acharné et obsédé par l’affaire, enquête, prêt à tout (jusqu’à créer de toute pièce un indice) pour faire avouer le présumé coupable, qui nie en bloc. Autoritaire, à l’excès, au point de faire subir à son adjoint une sanction injuste parce qu’il tient des propos mystico-religieux (encore !), nerveux, violent avec le coupable, on le voit dans une scène importante chercher à faire parler la victime (la pierre n’a pas eu raison de sa vie) pour lui faire identifier le coupable sur photos. En vain. Elle finit par lui chuchoter quelque chose à l’oreille (on ne saura pas quoi…), mais l’inspecteur compte sur le choc provoqué chez le coupable par la confrontation avec le lieu du crime sur lequel il l’emmène, avec trois de ses subordonnés. Il a un putain de pétard sur lui et on craint un dérapage. La fin du film arrive, au bout de deux heures d’une drôle d’enquête, celle du spectateur qui se demande s’il doit croire ce qu’il voit ou entend, et après un switch bien amené, le dénouement tombe, glaçant, froid et coupant comme une lame. tout le monde rentre à la maison. Aperti joue avec les codes du polar pour faire autre chose, on se demande un peu quoi en sortant de ce film dont on se dit qu’on la vu sans déplaisir, mais qu’on n’a sans doute pas vu un film complètement abouti. Il est vrai que son réalisateur a mis la barre très haut. L’a-t-il franchie ? On n’en sait à vrai dire foutre rien.
Depuis le roman de Roberto Bolaño (bientôt chroniqué dans cette page), 2666, le thème des violences faites aux femmes, et plus encore des féminicides, est souvent traité par les cinéastes (il n’y a sans doute aucune conclusion à en tirer, mais il faut bien commencer d’une façon ou d’une autre…). Le réalisateur Ali Abbasi (voir également Border, réalisé en 2018), s’attaque à une histoire qui aurait sans doute pu ressembler par le nombre de victimes (le criminel a l’intention de tuer les deux cents prostituées que compte sa ville) à celle que traite le roman chilien. Saheed, un « bon père de famille » de la ville sainte de Mashhad (où se retrouvent plus de vingt millions de pèlerins chaque année) se mue la nuit en assassin de prostituées, qu’il repère et ramène chez lui sur sa moto pour les étrangler sans plus de façon, histoire, prétend-il, de nettoyer la ville du vice qui y sévit. Parallèlement, on suit la journaliste d’un grand quotidien de Téhéran, venue à Mashhad pour y enquêter sur cette série de crimes. Rahimi subit au quotidien le paternalisme étouffant des hommes, leur sentiment de supériorité, leur violence sexuelle, et ce n’est sans doute pas sans raison qu’elle se prend de passion pour cette affaire. C’est un fait que pas un homme du film ne s’en tire à son avantage, que ce soit le collègue de Rahimi (le gentil de la bande, protecteur et « raisonnable », dont on voit bien qu’il a un faible pour son amie journaliste, mais sans espoir tant son conformisme de « mâle » le dessert…), l’employé préposé à l’accueil d’un hôtel (prêt à refuser la réservation de Rahimi sous prétexte qu’elle n’est pas accompagnée par un homme), le flic (machiste et libidineux, qui se dévoile dans une scène malaisante), les amis anciens combattants de Saheed (prêts à tout, sans hésiter à contourner la loi, pour lui éviter la peine de mort), et Saheed lui-même (« l’assassaint », à l’esprit pour le moins dérangé).
On voit un thriller, qui prend aux tripes, dans une tension qui va crescendo dès lors que les crimes se suivent et se ressemblent, et que Rahimi s’implique individuellement dans l’enquête, au point de jouer les chèvres pour faire tomber le meurtrier, avec son collègue qui la suit, mais trouve le moyen de perdre de vue la moto et de laisser à un triste sort l’héroïne du film. Sans la moindre faiblesse, ce thriller pas comme les autres pousse son propos jusqu’au bout, ne se satisfaisant pas de résoudre son intrigue par un dénouement moral attendu et exact au rendez-vous, mais en montrant la journaliste qui termine son enquête par des entretiens du genre glaçant avec quelques victimes du meurtrier, dont son fils, qui a si bien intégré la violence faite à sa famille par Saheed qu’il s’improvise déjà en continuateur de « l’œuvre » paternelle en prenant sa sœur pour modèle et en montrant à la journaliste comment faisait son père. Glaçant et brillant. La participation des Nuits de Mashhad au festival de Cannes a valu Zar Amir Ebrahimi le Prix d’interprétation féminine.