Fuir, Jean-Philippe Toussaint

Deuxième volet de la tétralogie de Marie, Fuir est un roman de Jean-Philippe Toussaint que ses essais sur sa pratique d’écriture m’a donné envie de lire. Ecrire, dit Toussaint, c’est fuir… S’éloigner du monde réel pour tenter d’en livrer la substantifique moelle, comme il le dit à peu de chose près. Si tel est le cas pour cet écrivain contemporain dont la pensée est éminemment sympathique, intelligente, attrayante, alors, sans doute, ce texte doit-il donner au lecteur un aperçu « au plus près » de sa poétique. Autant donc recommencer la découverte de cet auteur (après une lecture de son seul premier roman, La Salle de bain, choisi à l’époque pour son titre, et un peu pour son résumé qui m’avait sans doute fait penser à L’Homme qui dort, de Perec…) en lisant Fuir. Le discours de Toussaint sur le style m’a fait également penser que l’homme avait revu sa façon d’écrire, en cherchant à sortir d’un style qui m’avait paru minimaliste dans son premier livre.

En effet, Fuir est un roman dans lequel le style est travaillé, loin de la « ligne claire » des un-e-s et des autres, et la phrase longue n’y est pas rare, l’écrivain cherche clairement une voi-e-x différente, comme ses essais le laissent penser. Quand l’urgence est au rendez-vous, l’urgence littéraire dont il développe de façon intéressante le concept dans L’Urgence et la patience, quand le thème de la fuite est présent et emporte tout, sans pour autant laisser de côté l’intrigue (car la fuite y est centrale), le texte se met à vivre intensément et l’écriture est là, le souffle, le style, bref la littérature. Marie, la compagne du narrateur, personnage central de cette série de quatre romans, est absente pendant le deux premiers tiers du texte, qui se passe en Chine. Une femme, Li Qi, pourrait, sinon la remplacer, du moins en être une sorte d’alternative. Mais il n’en sera rien. Un homme, inquiétant, pour le moins, accompagne le narrateur même quand il pense en être débarrassé, au point de croire qu’il n’existe que pour ne lui laisser aucune autonomie. Il en va peut-être autrement. Mais il s’agit de la tétralogie de Marie, et la dernière partie du livre ramène l’intrigue et le lecteur vers elle, sur l’île d’Elbe, contraste saisissant entre les villes de Shangaï et Pékin, grise et polluée, et la luminosité d’azur de la Méditerranée. Pourquoi le narrateur doit-il retrouver si soudainement cette femme qu’il aime et interrompre brusquement son voyage, entamé sous de bons auspices, malgré quelques rebondissements douteux, qui l’entraînent vers un monde d’illusion dont il est sans doute préférable de se tenir à distance, pourquoi le retour en Europe s’impose-t-il si impérativement ? La réponse à cette question est à vrai dire sans importance. L’essentiel est de suivre ce narrateur dans cette errance qui mène vers Marie, une femme qu’il fuit sans pouvoir la quitter, une femme qui le quitte sans pouvoir le fuir, en se laissant porter par une écriture des sensations qui vaut qu’on se détourne du tout-venant des romans sans profondeur. Retrouvailles réussies avec la littérature de Jean-Philippe Toussaint, cet admirateur sincère de Beckett qui a trouvé sa voie et mérite plus qu’une simple considération. Si écrire, c’est fuir, alors Jean-Philippe Toussaint fuit très bien…

Tous les hommes sont menteurs, Alberto Manguel

Alberto Manguel, qui fut en ses jeunes années lecteur de Borges (voir son court récit Chez Borges). Alberto Manguel, l’essayiste (voir son Journal d’un lecteur ou La Cité des mots). Enfin, Alberto Manguel, le romancier. Tous les Hommes sont menteurs est donc un roman, qui expérimente une narration tournante : cinq parties, cinq narrateurs différents, et le premier narrateur n’est autre qu’Alberto Manguel lui-même. Ce n’est d’ailleurs pas la partie la mieux réussie. Tout tourne autour autour d’un personnage, Alejandro Bevilacqua, qu’on sait mort dès le début du livre. Terradillo, un journaliste français d’origine espagnole, mène l’enquête sur la mort inexpliquée de ce réfugié argentin. Chaque narrateur du livre donne sa vision du personnage, vision divergente des quatre autres, bien sûr. On ne se demande évidemment pas qui ment, sans doute aucun. En revanche, les personnages secondaires mentent sans doute, dans l’intrigue. Bevilacqua, qui ne se lasse pas de raconter sa vie à ceux qui veulent bien l’écouter, même si comme Manguel ils en sont las, ment sans doute sans même en être conscient. Qui est donc ce Bevilacqua ? Pauvre bougre sans relief, élevé par une grand-mère rigide et castratrice, selon Manguel ; génie littéraire auteur d’un seul livre, mais un chef-d’œuvre, selon sa dernière maîtresse, édité à Madrid sans que Bevilacqua ne soit prévenu, livre qui est le déclencheur de la mort de son présumé auteur ; imposteur, salaud littéraire, selon Manuel Olivares, qui prétend être le véritable auteur d’Eloge du mensonge, ce chef-d’œuvre édité sous le nom de Bevilacqua ; salopard qui a séduit la femme d’un autre, du nom de Gorostiza, sauf que ce Gorostiza, fils de colonel, le vendra, lui et celle qu’ils aiment tous les deux, aux militaires argentins, ce qui lui vaudra de connaître les geôles et la torture de la dictature ? Difficile de faire un portrait objectif du personnage, ce à quoi renonce finalement le dernier narrateur du roman, Terradillos, ce journaliste qui ne se sent pas l’âme d’un conteur ou d’un romancier et renonce à écrire la vie de cet écrivain si particulier. Un seul livre, et aussitôt publié, la mort ! Comment écrire un texte objectif à partir de témoignages si contradictoires ?

Manguel s’est sans doute bien amusé en écrivant ce roman, malgré des débuts un peu laborieux (psychologie un brin ennuyeuse, étalage d’une culture littéraire énorme, mais parfois encombrante, même quand Manguel convoque Enrique Vila Matas, qui connaît bien sûr Bevilacqua, à l’aune de son Bartleby et cie, roman sur les écrivains qui préfèreraient ne pas… écrire, et abandonnent la littérature après un ou deux bouquins, quelques lourdeurs dans l’intrigue qui rendent la lecture un rien redondante…), et réussit à embarquer son lecteur dans ce kaléidoscope qu’est le roman, dans lequel se reflète, toujours changeant, toujours changé le visage multi-facettes d’Alfredo Bevilacqua, homme falot ou homme génial, véritable Bartleby de l’écriture ou auteur de mauvais romans-photos, terrible séducteur ou homme qui ne choisit pas en amour, salaud ou héros. Bevilacqua, Bevilacqua, Bevilacqua. Amour et littérature, création et imposture. Pas étonnant que Manguel ait convoqué dans son bouquin le grand Vila Matas. Vila Matas aurait pu écrire ce roman. Je pense même que c’est lui qui l’a écrit et l’a offert à Manguel, comme il se plaît à le faire avec le critique français d’art, Jean-Yves Jouannais, qui le lui rend bien, d’ailleurs, en lui offrant certains de ses bouquins que Vila Matas publie alors à son nom sans barguigner.

Les Petrov, la grippe, etc. Alexei Salnikov

Les Petrov, la grippe, etc, du poète russe Alexei Salnikov, est bien sûr le roman qui a été adapté par le trublion génial du cinéma Serebrenikov (titre : La Grippe de Petrov, chroniqué sur ce blog il y a déjà quelques mois). L’image de couverture du roman dans sa traduction française est d’ailleurs issue du film… Il est rare de lire un livre après en avoir vu l’adaptation cinématographique, c’est le plus souvent dans l’autre sens que les choses se font… Il est assez rare, il me semble, de préférer le film au livre. C’est pourtant le cas pour ces deux objets si proches et si différents que sont La Grippe de Petrov et Les Petrov, la grippe, etc., que je n’ai pu m’empêcher, pendant ma lecture, de comparer. Il est vrai que le film est d’une force étonnante. Serebrenikov, sans être infidèle au texte, en a magnifié les passages les plus importants, a su tirer parti des particularités des personnages pour filmer quelques scènes d’anthologie… Par exemple, Petrova, la femme de Petrov, durant ses crises de folie, quand elle se transforme en tueuse sans pitié, devient un personnage fantastique, dont les pupilles se dilatent au point que l’iris en devient entièrement noire, et que même le blanc de l’œil disparaît. C’est le signal du début de sa folie meurtrière, qu’elle assouvit joyeusement, du poing ou au couteau, sur des hommes dont le comportement a le malheur de lui déplaire. Dans le livre, ou plus exactement dans le chapitre sobrement intitulé Petrova devient folle, ces excès de folie sont annoncés par une « spirale froide qui palpitait en elle, dans la zone de son plexus solaire », ce qui est moins impressionnant que le regard modifié du personnage dans le film. D’autant que ce qui est dans le livre présenté comme une forme de folie, n’est pas commenté dans le film, mais donne lieu à deux scènes d’une violence magnifiée par la mise en scène et son aspect fantastique et fantasmé.

Ce n’est évidemment pas tout, là où le film semble à plus d’une occasion complètement délirant, le roman reste sage, tant dans son intrigue que dans sa forme narrative. On y retrouve avec plaisir les personnages de Petrov, Petrova et Petrov junior, le personnage insupportable d’Igor, une vague connaissance de Petrov qui obtient à peu près toujours ce qu’il veut des autres, à savoir qu’ils sortent avec lui le soir pour s’enivrer de vodka dans des errances sans fin à travers la ville et le froid. Mais là où le film fait de la virée de Petrov et Igor, dans un corbillard garni (d’un cercueil et son macchabée, et du chauffeur !), le centre de sa narration (en le magnifiant par une folie de bon aloi et quelques effets simples, mais d’une efficacité et d’une esthétique incroyable), le roman ne lui consacre qu’une courte partie de son premier chapitre, pour ensuite se concentrer sur la vie des Petrov, ce qui se passe dans la tête de Petrov, ce qui se passe en Petrova quand elle pète un plomb…

De ce point de vue, la lecture du roman m’a sans doute paru un peu longuette, même si j’avais plaisir à retrouver l’univers de cette famille, « entre délire et réalité » comme le dit la quatrième de couverture, mais quand il s’agit de narrer entre délire et réalité, Serebrenikov est indépassable. Les trois cent pages du roman m’ont donc paru un peu trop nombreuses, on aurait pu sans doute se contenter de deux cents, mais il s’agit malgré tout d’un bon premier roman et je serais curieux d’entendre un lecteur qui n’aurait pas vu le film me parler du texte d’Alexei Salnikov. Pour finir, en pensant que l’image peut sans doute rendre un univers délirant avec plus d’efficacité que la phrase, il me revient à la mémoire que Salnikov est un poète (visiblement reconnu dans son pays comme l’un des plus importants du moment) et qu’il ne devrait donc pas manquer d’images fortes et de capacité à aller du côté de la folie en mettant le feu à son texte et ses phrases. Ce n’est hélas pas le cas dans ce roman qui ne manquait pourtant pas d’occasions de mettre en branle une machine poétique forte et turbulente, en particulier dans les quelques scènes qui s’y prêtaient et il s’en trouve quelques-unes. Mais le texte reste sage, trop sage. Hélas, mille fois hélas.

Je tremble ô Matador, Rodrigo Sepulveda

Sublimée par l’excellent acteur chilien Alfredo Castro (vu récemment dans Karnawal dans le rôle d’un voyou sorti de prison, où il était déjà incroyable), celle qui n’a pas de nom, un travesti sur le retour (« Je suis vieille », dit-elle à son jeune ami Carlos, dont elle est évidemment tombée amoureuse), a accepté de cacher à son domicile des « cartons de livres d’art », dans lesquels elle s’aperçoit vite que le jeune homme qui lui a sauvé la mise après une descente de la violente police de Pinochet dans un cabaret de travestis cache en réalité un véritable arsenal. L’adaptation cinématographique est plutôt très fidèle au roman, même s’il a bien fallu couper les chapitres où le lecteur est entraîné par Pedro Lemebel dans la vie de Pinochet et de sa femme. On retrouve les mêmes scènes que dans le roman, l’anniversaire de Carlos avec des enfants du quartier, la scène durant laquelle une bourgeoise qui reçoit « le général » à sa table lui commande une nappe brodée, un travail pour lequel elle tient à ne pas être déçue, les scènes avec les copines travesties du personnage principal. Le regard porté sur ce petit monde des « tafioles » comme les appellent les flics du dictateur est aussi tendre que celui de l’écrivain. Le jeune architecte est lisse, bien moins charismatique que le vieux travesti, mais il prévoit avec ses camarades de combat un attentat contre le tyran. C’est ce qui va soutenir l’intrigue, puisque « la Loca », revenue sans doute de tous les combats amoureux, a encore un cœur capable de s’émerveiller et succombe, fermant les yeux sur ce qui se passe chez elle, cela lui permettant après tout de revoir celui qu’elle aime. Elle se tient pourtant à distance du politique, pour une raison qu’elle explique à son architecte et qu’on ne trouvait pas dans le roman (Lemebel était communiste) : « Il n’y a pas de folles chez les communistes, pas plus que que chez fascistes. Le jour où la Révolution nous fera une place, tu me trouveras au premier rang. »

Tengo miedo, Torero, le titre du film en espagnol, est aussi celui d’une chanson sud américaine traditionnelle. La loca l’écoute en boucle, ce sera le mot de passe qu’elle utilisera avec son « chéri » activiste, en cas de besoin. Aussi le film fait-il une place importante à la musique (en particulier quand le loca rejoue ses anciens numéros de cabaret) et la bande-son mérite qu’on l’écoute hors contexte, avec entre autres un passage du merveilleux traditionnel La Llorona. Quant à la photographie, plutôt léchée, du film, elle participe du plaisir qu’on a à suivre les aventures des deux marginaux. Enfin, les dialogues et la mise en scène laissent une belle place à l’humour. Autant de qualités qui font de Je tremble ô Matador, sinon un grand film, du moins un film auquel on assiste avec plaisir.

Clara Sola, Nathallie Alvarez Mesén

Costa-Rica, dans une maison isolée près d’une forêt, vivent trois femmes : la mère, sa fille Clara (40 ans) et Maria sa petite-fille orpheline (15 ans). Clara a un don de guérison (elle a d’ailleurs vu la Vierge), mais aussi un handicap (une colonne vertébrale sérieusement déformée), dont on se demande s’il n’est pas doublé d’un handicap mental (léger). Clara communie avec la nature, elle sent venir les tremblements de terre et annonce la pluie, entretient une relation quasi fantastique avec sa jument blanche Yuka, ressuscite un scarabée qu’elle garde dans sa chambre. Les cérémonies religieuses de guérison qu’organise sa mère pour le habitants du village malades, où Clara doit se conformer à un rite pesant, les frontières autour de la maison, symbolisées par des chiffons bleus attachés à des poteaux par la grand-mère, semblent infranchissables. Il semble que Clara ne choisisse pas grand-chose dans sa vie. Le plaisir lui est interdit, parce qu’elle a vu la Vierge, certes, mais aussi comme il est souvent interdit aux personnes handicapées. Sa mère lui fait tremper les doigts dans une purée de piment fort pour éviter toute dérive… « Elle recommence ses cochonneries », commente-t-elle, alors qu’une novella diffuse à la télévision une scène de baiser et que Clara laisse errer sa main où il ne faudrait pas. Clara vit une vie dans laquelle son hyper-sensorialité est contrôlée. Le carcan religieux, la frustration sexuelle, la privation de liberté, jusque dans le choix des robes qu’elle doit porter, sévissent et on peut se demander si le destin de Clara ne symboliserait pas celui des femmes en Amérique du Sud… Pourtant cette jeune femme, si soumise en apparence, va progressivement s’émanciper, tout en douceur, de cet emprisonnement familial, mais aussi de façon violente, de la chape de plomb qui lui est imposée par le conditionnement maternel. L’arrivée d’un jeune saisonnier qui travaille au village y est sans doute pour quelque chose, en réveillant le désir pour un homme chez Clara. Ce film pourrait être banal, mais la réalisatrice, Nathalie Alvarez Mesén, en choisissant pour sa mise en scène la poésie, le réalisme magique, la sensorialité et une sensualité à fleur de nature, une bande-son en parfaite adéquation avec la forme du film, transcende son sujet (comme son héroïne, le film n’est pas bavard et ce sont les images, les symboles et la musique qui importent), jusqu’à un final assez formidable, spectaculaire sans excès et à double-sens qui permet au spectateur de prendre congé, de cette héroïne magnifiquement incarnée par la danseuse Wendy Chinchilla Araya, en fonction de sa propre sensibilité. Morte ou vivante, Clara s’est libérée de son emprisonnement, dans un film sensible, subtil et délicat à ne manquer sous aucun prétexte.

La Semaine perpétuelle, Laura Vazquez

Laura Vazquez est une jeune poétesse marseillaise dont l’œuvre de poésie sonore peut sans doute, si l’on veut y apposer une étiquette, être située dans la filiation d’un Christophe Tarkos. Ici, avec La Semaine perpétuelle, on a affaire à un premier roman, dont la poétique est proche de ce que Vazquez écrit habituellement, et qui peut faire penser à ce qu’écrit Charles Pennequin (même si la jeune auteure ne le citerait sans doute pas parmi ses influences, ce dont à vrai dire je ne sais rien). Autant dire que ce livre n’est pas à classer sur le même rayon que les romans plan-plan qui inondent les tables des librairies, ces bouquins sans âme, ces bouquins qui ne cherchent surtout pas à expérimenter, ces bouquins à l’intrigue linéaire, ces livres assez impersonnels qu’on oublie aussitôt qu’on les a lus, soulagé d’en finir avec eux. Bref, La Semaine perpétuelle narre, si on peut dire, si on veut en résumer « l’intrigue », l’histoire d’une drôle de famille : le père a des éponges pour tout, plafond, sol, murs, couverts, grand-mère, enfants, même pour effacer le passé, enfin il aimerait en avoir une de ce genre, et il nettoie tout, sans cesse ; Sara, la fille aînée, ne supporte pas trop la réalité trop proche ; Salim, le fils, ne sort plus de la maison, ne va plus à l’école, et publie sur Internet des vidéos, mais aussi des poèmes ; la grand-mère est malade et même plus, elle va mourir si sa fille ne lui fait pas don de je ne sais plus quel organe, peut-être du sang. La mère s’est barrée, elle a abandonné toute la maisonnée, le père ne veut plus parler d’elle, ça le met en colère, il veut l’oublier. Voilà le fil rouge de ce texte, qui part vers d’autres cieux, poétiques, à la moindre occasion. Les jeunes protagonistes du livre ont toujours le portable à la main et le texte parle beaucoup des publications délirantes de Salim, mais aussi de ce qu’il trouve sur Internet, des commentaires sur ses vidéos ou ses textes.

L’écriture est étrange, simple, obsessionnelle, répétitive (cf Pennequin) et n’est pas celle de la majorité des romans, il s’agit d’une écriture poétique, on pourrait dire que La Semaine perpétuelle est un roman-poème (cf Pennequin). En voici l’incipit : « Une tête ne tombe pas, elle ne peut pas tomber. Elle est reliée par un fil qui descend jusqu’en bas de la personne, et sil la tête tombe, le reste tombe. Il ne faut pas casser notre tête, mais on peut casser nos membres. Quand on se casse un membre, on se souvient du membre. Quand une dent s’infecte, elle vibre à l’intérieur, on dirait qu’elle nous parle. » etc… Il y a quelques trouvailles dans l’histoire, un espace noir dans la chambre de Sara, par exemple, dans lequel il ne faut pas entrer, qu’il ne faut pas approcher de trop près. Un jour, Sara dit à son père qu’elle est entrée dans le trou noir de sa chambre. Il ne lui ai rien arrivé de grave, mais le père n’aime pas ça, il lui reproche, il reproche à ses enfants, de toujours faire des histoires. Il a l’assistante sociale, un homme, sur le dos depuis que Salim n’est plus scolarisé. Le père est inquiet, il ne voudrait pas perdre le logement social qu’on lui a accordé. « Je peux vous enlever votre maison, ce qui compliquerait une situation déjà complexe, et ça personne ne le souhaite, monsieur, surtout pas moi, surtout pas vous, vice-versa. (…) Tous les documents relatifs aux personnes à charge ont été remplis par ma supérieure dans un bureau blanc sur un ordinateur énorme. Un bureau neuf, non personnalisé, sur un ordinateur immense. J’ai assisté en personne à la procédure d’unification des éléments. La situation est alarmante, monsieur, façon de parler bien sûr, car alarmante ne signifie pas qu’une alarme va sonner dans votre maison, ne vous y trompez pas. » Voilà comment parle l’assistante sociale, qui est un homme.

Le roman est long (320 pages), il aurait sans doute pu être plus court, sans que l’ensemble en souffre. Laura Vazquez a écrit une œuvre originale, depuis sa voix de poète sonore, un texte qui mérite de trouver ses lecteurs et ses lectrices, car tous les écrivains qui cherchent autre chose, ce qui est son cas, le méritent. Lisez sans peur Laura Vazquez !

L’Urgence et la patience, Jean-Philippe Toussaint

Court recueil d’articles sur l’écriture, L’Urgence et la patience confirme que Jean-Philippe Toussaint est un écrivain très à l’aise avec le recul réflexif sur sa pratique et un lecteur dont les goûts littéraires sont aussi avisés que ses analyses. Tout comme dans le récent ouvrage de la collection Secrets d’écriture, Toussaint y revient d’abord sur ses premiers pas d’écrivain, avec une modestie remarquable, puis, dans un très court texte, sur ses bureaux (un lieu de travail comme un autre), avant de nous offrir un texte plus conséquent sur ce qui constitue à ses yeux l’essentiel de l’acte d’écriture, deux façons de faire qui s’opposent et se complètent, s’opposent et se marient, l’urgence et la patience, deux notions qu’il juge « apparemment inconciliables » (mais les apparences sont trompeuses, on le sait). Sans patience, la patience qui permet au livre de se construire peu à peu, sous le crâne de l’écrivain, puis sous sa plume, pas d’urgence en vérité. Sans l’urgence, celle qui permet au texte de venir comme l’eau coule de source, celle qui permet aux phrases de s’agencer à merveille, à quoi servirait la patience ? Il y a chez les écrivains, souligne Toussaint, des patients (Flaubert en serait sans doute le premier représentant) et des urgents (Rimbaud), mais au bout du compte, comme toujours avec ce genre de catégorisations, chaque écrivain est inévitablement les deux à la fois, avec sans doute une tendance dominante. Après ce chapitre qui donne son titre au livre, quelques articles moins forts, dont ceux consacrés à la lecture de Proust, mais qui parle surtout des fauteuils dans lesquels Toussaint a lu la Recherche, et à la lecture de Dostoïevski (plus pertinent), dans lequel l’auteur se penche sur le don du Russe quand il s’agit de manier la prolepse. Avant de finir en beauté avec trois articles consacrés à la seule influence de Toussaint, le grand, le génial Samuel Beckett, influence que l’auteur a du dépasser pour pouvoir écrire lui-même et se faire une personnalité d’écrivain. Dans cette fin de livre, le lecteur que je suis a bu du petit lait, car tout ce qui s’écrit sur l’écrivain irlandais me semble digne d’être lu. Et les textes de Toussaint n’échappent pas à cette croyance. Bref, je vous recommande L’Urgence et la patience à plus d’un titre, si vous vous intéressez aux essais littéraires, cela va sans dire.

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 12

« Comme chez tous les grands auteurs, comme dans tous les grands livres, c’est dans des questions de rythme, de dynamique, d’énergie, dans des critères de forme que le livre se joue. La voie avait été ouverte par Flaubert cent ans plus tôt, quand il rêvait d’un livre sur rien (« un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en l’air »). Mais même de ce « rien » flaubertien, comme ultime matière romanesque exploitable, Beckett paraît se méfier. Beckett se méfie des agréments du « rien », comme il se méfie des outils qui pourraient l’exprimer. Beckett ne vise qu’à l’essentiel, dénudant la langue jusqu’à l’os pour approcher une langue inatteignable. S’il choisit d’écrire en français, c’est parce que le français lui apparaît comme une langue où l’on peut écrire sans style, alors que l’anglais offrirait trop d’occasions de virtuosités. Mais il y a, je crois, quelque chose de plus dans l’œuvre de Beckett, quelque chose qui se situe au-delà même du langage. Au-delà du langage, il reste quoi, alors, dans un livre, quand on fait abstraction des personnages et de l’histoire ? Il reste l’auteur, il reste une solitude, une voix, humaine, abandonnée. L’œuvre de Beckett est foncièrement humaine, elle exprime quelque chose qui est du ressort de la vérité humaine la plus pure. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 11

« D’une certaine façon, l’œuvre de Beckett est inabordable, ou, pour le dire autrement, tous les critères habituels de présentation d’un livre sont ici caducs, inappropriés, débiles, inopérants. En général, pour présenter un livre, on évoque son histoire. Ici, l’histoire est absente, et l’intrigue, l’anecdote, réduite au minimum. L’histoire n’est pas l’enjeu, ce n’est pas là que le livre se joue, ce n’est pas l’essentiel. Il serait vain et téméraire (ou « frivole et vexatoire », pour reprendre de savoureux adjectifs de Beckett dans Murphy) de vouloir essayer de résumer Molloy, Malone meurt et L’Innommable. On échouerait nécessairement à remplacer les mots par les mots, quand il s’agit de Beckett. « J’ai l’amour du mot, les mots ont été mes seuls amours, quelques-uns » (Têtes mortes). Le contexte historique est tout aussi absent de l’œuvre de Beckett, il n’est jamais fait allusion à une situation politique ou à un contexte social, nous sommes dans un temps pur préservé de l’histoire, nous sommes dans un monde atemporel. Mais où sommes-nous, alors ? Nous sommes dans une conscience, me semble-t-il, dans l’esprit de Beckett, et nous y vivons heureux quelques heures, le temps de la lecture. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)