Monsieur Songe, Robert Pinget

Avec en mémoire les fulgurances de L’Inquisitoire, grand roman de Pinget édité en 1962, l’heureuse découverte en librairie (cherchez les livres de Pinget chez les libraires, vous m’en donnerez des nouvelles…) m’a comblé de joie. Je n’ai donc pas tardé à me lancer dans sa lecture, qui m’a pourtant résisté. N’allez pas en déduire que Monsieur Songe est un texte aussi ennuyeux qu’un jeune homme pourrait le penser. Le prétexte du roman est simple : un retraité, qui écrit ses mémoires, note dans un carnet certaines de ses pensées, raconte sa vie avec sa vieille bonne, entrecoupée de rares moments de bonheur, comme ceux où sa nièce lui rend visite, par exemple. La quatrième de couverture du livre présente le personnage comme un vieil original ; on pourrait aussi le voir comme un vieux banal. Car sa vie est une succession de non-événements, c’est la vie d’un provincial, solitaire et modeste, une « existence falote », comme l’annonce le troisième chapitre du texte. Non, il ne se passe rien de bien intéressant dans le petit monde de Monsieur Songe, des disputes avec sa servante, sa façon de servir le repas, à « cette idiote de bonne », et sa façon de sortir en claquant la porte à la fin d’une dispute avec Monsieur… Ici ou là, pourtant, quelque chose arrive. C’est une fête qu’organise Monsieur Songe, histoire de renouer avec ses vieux amis perdus de vue. La bonne, bien sûr, trouve l’idée on ne peut plus saugrenue : des dépenses inutiles, alors que Monsieur se plaint de ses finances… Mais rien n’est simple dans cette vie sans relief. Il reste trois amis à inviter, alors pour bien faire, Monsieur Songe pense à inviter leurs neveux (« la nouvelle génération » / « Des hippies dit la bonne, des propres à rien ») et même, pourquoi pas, les petits-neveux. Mais quand il faut compter tous ces gens, Monsieur Songe perd le fil, ne s’y retrouve plus. Combien seraient-ils ? Tout se complique et quand la fête a lieu, bien vite Monsieur Songe l’oublie et ne saurait en faire le récit dans ses mémoires… Et celui à qui il demande de lui rappeler ce qui s’est passé n’en a pas gardé un souvenir plus précis que Songe.

Robert Pinget est un auteur Minuit de la période du Nouveau roman. C’est Beckett qui l’a fait entrer dans la maison d’Edition dont Jérome Lindon était le directeur. Les deux hommes deviennent rapidement des proches, Beckett voit en Pinget une inspiration proche de la sienne. Robbe-Grillet est élogieux à son égard. L’écrivain est adopté et il va publier chez Minuit une œuvre pleine de titres (roman et pièces de théâtre). En 1982, sort ce Monsieur Songe, suivi de Le Harnais, et Charrue. Dans un court avant-propos, Pinget annonce qu’il a écrit ces textes durant vingt ans, pour se délasser de son travail. Il est vrai qu’il s’est harassé à la tâche avec L’Inquisitoire (cinq cents pages, tout de même, écrites en six mois). Un peu de délassement n’était sans doute pas de trop dans une œuvre exigeante, qu’il a construite avec des mots, rien que des mots. Car chez lui, et c’est ce qu’approuve Robbe-Grillet, pas de psychologie. Mais des mots. Il n’en reste pas moins, délassement ou pas délassement, que Le Harnais s’ouvre sur une phrase à la Beckett (« Ça casse les couilles », disait celui-là à propos de l’écriture) : «Reprendre joyeusement l’affreux harnais écrit Monsieur Songe. Et puis il biffe affreux. Et puis il biffe harnais. Reste à reprendre joyeusement.» Et voilà le lecteur plongé dans les carnets de note de Monsieur Songe. Il y est question tout d’abord de Littérature, envisagée avec humour, en de courtes notations, mais qui donnent comme un aperçu de la poétique de Pinget.

« Il dit que réduire ses écrits au vraisemblable, c’est refuser les exigences de l’art. une touche d’impossible et voilà que l’œuvre prend forme. »

Dans la dernière partie du livre, la dimension réflexive de la pensée littéraire de Monsieur Songe se meut en véritable mine de pistes pour l’écrivain soucieux de nourrir sa propre poétique. L’air de ne pas y toucher. Des petites perles de théorie cachée sous la coquille rugueuse de l’huitre des petites histoires de Monsieur Songe, de ses aphorismes parfois scabreux, de ses entretiens et de sa collaboration avec l’ami Mortin qui lit et critique ses carnets, de ses notes pour d’hypothétiques romans. Ici, on pense à une mise en abyme de l’écrivain dans son personnage :

« Ça y est, ça y est il la tient cette petite fable où exercer son imagination.

Il sort de son lit, il met sa robe de chambre, s’installe à sa table, prend une plume, une feuille de papier et écrit… qu’il sort de son lit, met sa robe de chambre, s’installe…

C’était donc ça le salut ? Il doit se tromper, il doit confondre. Voyons, qu’est-ce que c’était cette chose, ce déclic miracle ?

Force lui est de conclure que la fable, morte dans l’œuf, n’était que l’écho imaginaire et déguisé d’un constat d’impuissance. »

Et on pense à Beckett. Là, on pense à Walser, avec ses microgrammes écrits d’une écriture minuscule au crayon noir :

« Prendre la plume c’est déjà se guinder dans une attitude. Remède, le crayon. Ensuite la craie sur l’ardoise. Et finalement l’index dans la poussière.Un grand exemple de ce geste-là. Bien difficile à suivre. »

Voilà, Monsieur Songe est un livre qui ne se lit pas comme un best-seller ou un page-turner, mais c’est sans doute mieux.

« merci », Béatrice Cussol

Béatrice Cussol, écrivaine sans doute méconnue du grand-public (me semble-t-il…), peintre à l’inspiration féministe certaine (me semble-t-il…), passée dans ses jeunes années par l’école de la Villa Arson de Nice, dont il va être question ici pour son premier roman, paru en 2000 aux Editions Balland, « merci », est la délicieuse surprise romanesque de ma fin d’année de lecteur avide de nouvelles découvertes littéraires – accessoirement, en des temps où je mène une « enquête » sur l’écriture féminine, l’écrivaine la plus jubilatoire qu’il m’ait été donné de lire. L’illustration de couverture est signée par elle (un petit bijou). Le texte, somptueux, est un régal pour l’amateur de littérature contemporaine qui s’écrit depuis Samuel Beckett. Univers semblable à celui de l’écrivain irlandais, une maison bourgeoise où la narratrice exerce le métier de femme de chambre ; écriture ciselée qui perd parfois le lecteur et l’entraîne, quand il se reprend et fait l’effort de suivre une narratrice dont le récit glisse soudain parfois souvent vers un univers fantasmatique dans lequel la sexualité homosexuelle masculine a sa part, dans le rêve éveillé d’une vie qui se passe en compagnie de Monsieur, son compagnon de jeux sensuels, le Général, et Mademoiselle, la sœur de Monsieur à qui on ne connaît pas de compagne ou de compagnon ; texte bref, sans chapitres, qui n’est pas sans faire penser à un roman de Beckett tel que Watt, le fantasme en plus et une omniprésence de la sexualité. La mort est également présente, à la fin du texte, avec une tendance à traiter le sujet digne de l’humour noir beckettien.

« Quand il se mit à vomir du sang et que je courus lui chercher une cuvette pour ne pas qu’il souille le tapis, j’entendis ses mains dans ses poches qui palpaient de vieux papiers raides, froissaient de vieux écrits, les déchiraient. Il s’abandonnait à des occupations stériles comme si vivre ne lui avait jamais servi à rien, irritant la partie encore vive de lui-même, cherchant à l’étouffer discrètement. »

« Sans doute me suis-je souvenue d’autre chose encore quand je décidai de poser la tête de Monsieur sur un guéridon, dans ma chambre, entre le balcon et le bureau de Mademoiselle que je m’étais approprié en le tirant jusque-là. Et chaque jour, cependant, quand je croisais ses yeux qui s’ouvraient comme de grosses lucarnes larmoyantes, je tenais à le remercier de ma bonne étoile. »

La narratrice arrive donc, avant le début du roman, dans un village dont elle ne sait rien et devient la femme de chambre de Monsieur et Mademoiselle, une femme de chambre un peu particulière puisque Monsieur lui demande des services inhabituels, comme de l’observer pendant qu’il se livre à des débats intimes avec le Général, ou pendant qu’il se touche le sexe, tandis que Mademoiselle fait ses tristes et faibles gammes au piano (elle est piètre musicienne, mais ne laisse pas passer un jour sans travailler son instrument, tout comme Monsieur, semble-t-il…). Car en bonne bonne, la narratrice sait que son métier consiste tout d’abord à dire oui, quoi qu’on lui demande, ce qu’elle fait avec le plaisir du devoir accompli. Le réalisme n’est pas de mise dans ce texte loufoque et, parfois d’une doucereuse obscénité.

« Monsieur peut-être trimballait avec lui toute cette vieille poésie d’antan, modèle de beauté, qui favorisait la description des choses qu’il cherchait à réécrire ; celle où le triste vers blafard fait rimer imberbe avec ténèbres, petite bonne avec bonbonne, décrit Mademoiselle comme une poupée éclairée de l’intérieur et, goutte après goutte, déclenche l’insulte.

Interrogée sur ce que j’entends par réel, je serais tentée de citer chaque chose en utilisant leurs noms, celles qui existent comme celles qui n’existent pas, mais surtout celles que je connais, celles que je reconnais, celles que je sais nommer, au total, tout. Donc tout ce qui est réel n’existe pas forcément. »

On peut sans doute voir dans ce passage, une déclaration d’intention littéraire, à laquelle l’écrivaine se tient durant tout ce roman surprenant et fantasmagorique, avec un brio qui donne envie de lire le reste de son œuvre. C’est ainsi que le texte se lit sans que les personnages semblent vieillir (une étude du temps du récit vaudrait sans doute son pesant de cacahouètes !) avant qu’une fuite en avant soudaine nous apprenne que notre petite et jeune femme de chambre a désormais soixante-dix ans, puis qu’elle vieillisse encore rapidement pour assister à la mort de ses deux patrons, puis du Général lui-même, dans un final proprement fantastique qu’il ne saurait être judicieux de révéler, jusqu’à un excipit brillant comme un diamant noir : « Elle s’est mise à table, et encore finale, traduit et prolifère, fatidique ». Brillant et admirable, tout comme ce roman surprenant, dans lequel l’omniprésence des rails autour de la maison aurait mérité que j’en parle plus haut dans cette chronique, ce train qui a mené la narratrice dans cette maison, et qui semble sans cesse l’appeler sans que jamais elle le prenne. Un livre à lire et relire, dont je ne sais s’il est toujours édité, un livre à chercher chez les bouquinistes avec un rayon écrivaines digne(s) de ce nom.

Une année de lectures : 2020

Le moment d’un bilan rapide est venu. Lecture ou relecture, peu importe, l’essentiel étant de conserver le souvenir du meilleur, parfois du sublime. Les cinq romans qui m’ont procuré les plus vifs plaisirs de lecture sont en tête de cette liste (sans souci de classement) : trois d’entre eux sont l’œuvre d’écrivaines. Les liens indiqués renvoient aux chroniques écrites pour ces livres marquants.

Manifeste incertain 9, Frédéric Pajak

Le Manifeste incertain, c’est tout d’abord un très bel objet-livre, réalisé par les Editions Noir sur Blanc. Un format différent (23X17), une couverture somptueuse, qui répond au critère énoncé par le nom de la maison d’édition, un texte largement illustré de dessins à l’encre signés par l’auteur lui-même. Enfin, c’est un texte que les admirateurs du poète lisboète Fernando Pessoa ne rateront sous aucun prétexte. C’est également un recueil de textes de mémoires de Pajak, tout ça pour un prix modique (23 euros), qui permet de s’offrir un vraiment très beau livre au prix habituel d’un objet parfois souvent trop souvent banal.

C’est donc le neuvième, et a priori dernier volume d’une suite que l’auteur et dessinateur a prévu de ne pas poursuivre après ce numéro consacré en grande partie à Pessoa, mais aussi à des textes autobiographiques de souvenirs de voyages de Pajak à travers le monde, en Afrique, en Chine, aux Etats-Unis, en Europe, en France… Les tomes précédents ont été consacrés à Walter Benjamin, à des poètes (Ezra Pound, Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva…) et à Vincent Van Gogh. Le neuvième opus nous raconte Pessoa, avec ses multiples hétéronymes (Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Alberto Caiero, Bernardo Soares, pour les plus connus), sa vie depuis sa prime jeunesse, jusqu’à sa mort, sa vie de poète et de petit employé de bureau, sa vie intellectuelle et artistique, sa vie de misère aussi (de petites chambre en petite chambre, de bar en bar, l’alcool, omniprésent). Il est question aussi, bien sûr, de la malle dans laquelle on a retrouvé toute l’œuvre de Pessoa et de ses hétéronymes, une malle à laquelle Antonio Tabucchi a consacré un très bel essai littéraire à lire également, Une Malle pleine de gens. Le tout est illustré somptueusement de dessins (plus de deux cents) en noir et blanc, qui font corps avec le texte. C’est donc à une biographie (celle d’un grand poète portugais, parmi d’autres), mais surtout à l’autobiographie intellectuelle d’un penseur qui ne choisit pas par hasard les artistes auxquels il rend hommage et qui établit, sans le dire, un parallèle entre le travail journalistique et critique de Pessoa (qui aimait à fonder des mouvements littéraires) et les expériences de jeunesse de Pajak, qui lui aussi s’essaiera à une forme de journalisme alternatif (artistique et politique, mais surtout politique au grand dam du jeune Pajak, même s’il ne cache rien aujourd’hui de ses orientations révolutionnaires). Et puis il y a le voyage, les voyages, qui font le portrait d’un citoyen du monde curieux de tout, insatiable découvreur tenté par toutes les expériences de la vie, un auteur à découvrir et à suivre de près. Lisez Pajak, Lisez son Manifeste incertain, une œuvre colossale, et très belle !

Mes Fous, Jean-Pierre Martin

Le titre, évidemment ! Comment résister à pareille invitation ?… Sandor, père d’une jeune femme schizophrène, s’étonne de ce qu’il attire les fous. Où qu’il aille, dans les rues de Lyon ou ailleurs, des gens un peu étranges viennent à lui et lui parlent. Des fous, la plupart du temps. Qui lui tiennent des discours aberrants. Il y a Laetitia, la première qu’on entend, dès l’incipit : « Depuis que j’ai arrêté les antidépresseurs, me dit Laetitia, j’aime bien mon disque dur. Je vois des femmes enceintes au ventre transparent d’où sortent par le nombril des milliers de cerfs-volants. Ça se passe à Pompéi durant l’éruption du Vésuve. Toutes ces femmes s’envolent dans la baie de Naples, elles échappent au désastre et j’ai encore bien d’autres visions. » Il y a aussi Dédé, le fou météo, qui ne parle que du temps qu’il fait. Sandor se demande pourquoi il attire les fous, évidemment. Il est vrai que son père avait des angoisses, que la famille a plongées dans le non-dit. Il est vrai que Sandor n’est guère joyeux – quand on a une fille malade… Sandor a quatre enfants, dont Alexandre semble être le seul équilibré, trop équilibré peut-être. Sandor est séparé d’Ysé, la mère de ses enfants. Sandor se pose des questions. Quand il trouve un appartement, c’est celui d’un psychiatre, le docteur Maginot (le bien nommé ?). Certains de ses anciens malades l’appellent et lui donnent du « docteur ». Il en reçoit même un, Maurice, qui appartient à la catégorie des « simulateurs de troubles obsessionnels authentiques, avec dédoublement de soi et identification hallucinatoire, forme aggravée ». Rien que ça. Bref, Sandor attire les fous… Il en vient à se demander s’il n’est pas fou lui-même.

Cherche-t-il leur compagnie ? Il semble que les fous l’intéressent depuis toujours. Jusqu’à Abdil, le copain d’école d’Ambroise, un de ses fils, qui l’appelle depuis l’hôpital psychiatrique où il séjourne. Sandor accompagne les fous depuis toujours. Il y a aussi Volodia, le fou littéraire, Lancelot, et d’autres encore. Sandor picole pas mal. Sandor retrouve Rachel, une ancienne camarade de Sciences Po – Sandor est un HPI (Haut Potentiel Intellectuel), ça n’aide pas. Avec elle, sil se sent moins seul avec ses fous. Elle ne va pas très bien, elle non plus. A force de côtoyer ces corps errants, Sandor ne sait plus où il en est. Pour tenter de s’en sortir, il nage, à la piscine. Son toubib, Sylvain, tente de lui venir en aide : il l’a mis en arrêt maladie. Il lui conseille de prendre de la distance.

Comment Sandor s’en sortira-t-il ? C’est un peu tout l’enjeu de ce roman, sa seule question. Un roman agréable à lire, qui donne peut-être moins qu’il promet, mais qui se lit avec plaisir. Mes Fous, de Jean-Pierre Martin, dont le titre fait penser à Mes Amis, d’Emmanuel Bove. Un roman dont je ne saurai quoi dire de plus, sinon que rien ne vous empêche de le lire à votre tour. Alors, allez-y, les amis, mes fous…