« Hier, l’éternel joyeux et cinglé lecteur qui est en moi a baissé les yeux vers la table, vers le petit rectangle de bois situé dans un recoin du bureau et a commencé.
J’ai commencé mes exercices de diariste sans plan préalable, mais non sans savoir qu’en littérature, on ne commence pas par avoir une chose à écrire sur laquelle on écrit ensuite, mais que c’est le processus de l’écriture proprement dit qui permet à l’auteur de découvrir ce qu’il veut dire. C’est ainsi que j’ai commencé hier, dans l’idée de me sentir toujours disposé à apprendre sans nulle hâte et d’accéder peut-être un jour à un état de connaissance me permettant de relever de plus grands défis. C’est ainsi que j’ai commencé hier, que je vais continuer, me laissant porter pour découvrir où me mènent les mots. »
Typiquement me démarche en matière d’écriture. Une fois encore Enrique écrit ce que je sens et ressens. Que dire de plus ? J’aime cet écrivain, il me parle.
« Les livres posthumes, genre si en vogue ces derniers temps, me fascinent et j’envisage d’en falsifier un qui pourrait passer pour posthumeet inachevé alors qu’il serait en fait terminé. Si je meurs pendant que je l’écris, il deviendra à coup sûr un livre réellement ultime et interrompu, réduisant à néant, entre autres, mes espoirs de falsifier. Mais un débutant doit être prêt à tout accepter et moi, je n’en suis à vrai dire qu’un. Mon nom est Mac. Peut-être parce que je débute, le mieux sera d’être prudent, d’attendre un temps avant de relever tout défi aux dimensions d’un faux livre posthume. Etant donné ma condition de débutant dans l’écriture, ma priorité ne sera pas de construire tout de suite ce livre ultime ou bien d’ourdir n’importe quelle autre sorte de falsification, mais simplement d’écrire tous les jours pour voir ce qui se passe. » Enrique Vila-Matas, Mac et son contretemps (2017)
Encore l’imposture littéraire comme thème principal d’un roman de Matas, et pourtant rien ne me ferait me lasser des textes de cet écrivain catalan, qu’à l’instar de Paul Auster je considère comme un maître !
Présenté comme le résultat d’une enquête menée auprès d’auteurs, mais aussi dans des musées et autres lieux culturels consacrés à la mémoire de l’écriture et de ceux qui l’ont animée, cet essai de Sally Bonn est un beau texte sensible, qui s’attache comme son titre l’indique à l’écriture, depuis les premiers gestes de l’enfance jusqu’aux pratiques des écrivains et à leur souvenir (Walser, Mallarmé, Proust, Benjamin, Ponge, principalement) en passant par son histoire, depuis l’antiquité et même la préhistoire, par les objets qu’elle engage, par le corps qu’elle mobilise, par la main, par la géographie, par des voyages…
Ça commence par un clin d’œil à Beckett, peut-être, avec le titre du premier chapitre, comme ça commence, et surtout les souvenirs d’enfance de cette petite Sally qui apprend les mystères de l’écriture, former ces lettres, sans réaliser qu’entre écrire et dessiner il y a plus qu’un lieu commun, des souvenirs d’une autre école, avec ses méthodes d’apprentissage. Ça commence aussi avec le rappel des origines méditerranéennes de l’écriture, avec les scribes du Nil.
Ça se poursuit avec les lieux de l’écriture : « Je n’ai cessé de chercher des endroits ou écrire. », avec une écriture qui peut rappeler le Perec des Espèces d’espaces, le Perec des listes et des inventaires. Sur le pavé du couloir d’une maison, dans des trains, des cafés (dont le Flore, évidemment avec « tous les fantômes, Jean-Paul et Simone le plus souvent »), des bureaux, bien sûr, des tables, etc… Puis viennent les outils, ordinateurs, machines à écrire, carnets, stylo, à l’encre, avec des plumes, au stylo à plume ; les manifestations publiques de l’écriture, dans la rue sous forme de slogans ou d’attentes annoncées… Puis on revient à la table (d’écriture), celle de Ponge en particulier et, de là, à la position du scribe que Ponge s’invite à étudier sans y revenir. C’est « une invite, voire une injonction » selon l’auteure qui file au Louvres pour s’intéresser au scribe accroupi, auquel elle consacre un chapitre, une description, à la place du poète. Puis nous voilà partis pour le Moyen Age avec Beatus, puis encore dans l’imprimerie d’un vrai éditeur, qui travaille encore aux lettres de plomb. Enjambons quelques dix pages pour retrouver Walser et ses microgrammes, un Walser qu’on trouve mort sur la grande page blanche de la neige, dont il s’est fait un dernier manteau, et Mallarmé, etc…
Sally Bonn écrit. Depuis toujours. Elle enseigne l’esthétique à l’université d’Amiens, est critique d’art et commissaire d’expositions. Elle a convoqué toutes ses composantes de sa personnalité professionnelle pour écrire ce très beau livre sur le fait d’écrire, sans oublier de le faire avec une sensibilité qui fait toute la substantifique moelle de son ouvrage, dans lequel pas une ligne ni une phrase ne semble inutile ou gratuite, un défi qui sur un tel sujet n’était sans doute pas facile à relever. C’est sans doute que Sally Bonn aime écrire et qu’elle accordait une grande valeur à ce projet. Mission accomplie.
Publié de son vivant (évidemment), ce recueil de textes brefs de Robert Musil, dont il a présenté les intentions en avant-propos (un avant-propos d’une lucidité sans faille), forme un ensemble inégal. Il s’ouvre sur une première partie, Images, qui touche parfois au sublime, un ensemble de textes à la poésie merveilleusement rendue par la traduction de Philippe Jacottet, dont la lecture évoque parfois Franz Kafka et ses nouvelles dont les personnages principaux sont des animaux : L’Ile aux singes ; Un Cheval peut-il rire ? ; Moutons, vus sous divers angles ; Catastrophes au pays des lièvres ; La Souris. Celui qui ouvre le recueil, Le Papier tue-mouches, fait lui penser à la poésie en prose d’un Francis Ponge et son écriture annonce avec quelques années d’avance (ces textes publiés tardivement ont été écrits dans les années vingt) le travail d’écrivains qui apporteront à la littérature du XXe siècle une modernité qui tardait sans doute à venir. On se dit que la réputation de Robert Musil, fondée essentiellement sur son grand chef-d’œuvre inachevé, L’Homme sans qualités, est loin d’être usurpée et qu’on est bien en train de lire un grand de la littérature d’Europe centrale. Les quelques textes qui complètent cette première partie sont à la hauteur et font de l’ensemble un recueil homogène, qui peut aussi rappeler le Baudelaire des Petits Poèmes en prose.
Hélas, la partie suivante, Considérations désobligeantes, présentée par Musil comme un ensemble de textes datés, et on ne peut qu’acquiescer à cette critique lucide, et à partir de Monuments, la lecture devient décevante, quand certains titres donnent à espérer qu’on va lire des propos intéressants sur l’art, l’écriture ou la culture allemande. Mais, parlant de ces « considérations », Musil avoue que « leurs flèches visent quelquefois des cibles qui n’existent plus » et il est dès lors difficile de s’intéresser à ces essais satiriques dont le contexte semble bien lointain et oublié. Même Œdipe menacé, qui évoque évidemment la pensée freudienne, laisse indifférent. Par bonheur, Les Lunettes d’approche rapprochent le lecteur des délicatesses littéraires de la première partie. Et la dernière partie, Des Histoires qui n’en sont pas (au titre prometteur), s’ouvre sur Le Géant Agao, qui peut encore faire songer à Kafka, et UnHomme sans caractère qui divertit avantageusement. Les trois autres Histoires trouveraient sans doute des défenseurs, aussi ne les attaquerons-nous pas, mais l’ensemble du recueil donne à voir de quel talent Musil était capable et envie de relire Les Désarrois de l’élève Törless avant de s’attaquer au monumental L’Homme sans qualités, quand on aura bien sûr réussi à surmonter la peur que peut provoquer pareil objet.
Cannes 1967, le film de Petrovic, J’ai même rencontré des Tziganes heureux crève l’écran avec son cinéma sans afféterie, sans romantisme fumeux, à mi-chemin de la fiction et du documentaire sur le peuple tzigane de la Voïvodine (Serbie). Privé d’une palme d’or qui aurait pu (dû ?) lui être remise, malgré la concurrence du Blow Up d’Antonioni, il est toutefois primé (Prix Spécial du Jury) et reconnu par la critique et le public pour ce qu’il est, un grand film. Près de soixante ans plus tard, il n’a rien perdu de son charme brutal, et dans sa version restaurée n’a pas pris une ride.
Nous voilà donc plongés dans la vie d’un village tzigane (rues boueuses en terre, cafés où l’on boit sec en écoutant des musiciens virtuoses et une chanteuse au charme sulfureux – omniprésence de la musique, évidemment -, tribunal où l’accusé est bien seul face à son juge, jusqu’aux logements plus ou moins insalubres des uns et des autres) et dans la vie de Bora, vendeur de plumes d’oies qui tombe amoureux de Tissa (scène d’ouverture du film à des années lumière des valeurs contemporaines de l’égalité des droits hommes-femmes), jeune femme qu’il envisage d’épouser pour de bon alors qu’il est déjà marié avec une bien plus âgée que lui. Le beau-père de la belle Tissa ne le voit pas du même œil, lui qui tente d’abuser d’elle dans un moment d’ébriété qu’on imagine quotidien. Tous les personnages du film sont joués par des habitants du village, non professionnels et saisissants de justesse dans le jeu d’acteur, enfants compris. Le regard porté par le cinéaste se veut quasi documentaire, sans idéalisme stérile : le rapport à la loi, interprétée et réinterprétée par les uns et les autres, au point qu’on en vient à faire des pronostics et des paris sur ce que l’un ou l’autre va prendre en passant devant le juge ; les relations entre hommes et femmes ou entre rivaux d’affaires ou en amour, âpres, violentes et qui se finissent parfois au couteau (Mirta pourchassant Bora dans une foire au chevaux après qu’il ait constaté la disparition de Tissa ; Bora poignardant à mort son rival, dans le tas de plume que celui-ci triait avant sa revente, violence suggérée puisque le combat et son issue se déroulent sous les plumes, sans qu’on n’en voie grand-chose)… Le regard porté sur les splendeurs et la décadence de ce peuple est celui de la caméra, sans jugement, sans concession, un regard anthropologique en quelque sorte qui est celui du réalisateur : il n’idéalise rien, ne condamne rien, sauf peut-être dans une scène onirique et belle, dans laquelle Bora assis dans le cul du camion qui rapporte chez lui un stock de couettes bourrées de plumes d’oie en ouvre une et, pour la beauté du geste, laisse s’échapper dans son sillage son contenu (ce qui lui vaudra de passer devant le juge pour trouble causé sur la voie publique !). Justification du personnage principal du film : il était saoul et trouvait ça beau. Oui, c’était beau, à l’image d’un film beau de bout en bout, comme les visages, beaux ou laids, des gens de la Voïvodine que la caméra de Petrovic ne se lasse de filmer. Envoutant et magique. A voir et revoir.
Après un premier long métrage (Les Garçons sauvages) qui avait été une demi réussite, Bertrand Mandico nous revient avec un « space-western » kitsch et au scénario indigent. Le cadre : une exo-planète répondant au nom d’After Blue, au décor minéral et végétal (dégoulinant et gluant, toute référence à des humeurs humaines seraient sans doute exclue !), qui évoque par sa beauté plastique une bonne installation du Palais de Tokyo (à croire que Mandico a raté une vocation d’artiste et qu’il s’est trompé en devenant réalisateur de cinéma…), et aux animaux (ou habitants natifs) mi-arbres mi êtres vivants un rien monstrueux ; sur cette nouvelle planète, préférée à la terre devenue insalubre, les hommes ont fait long feu : ils avaient les poils qui poussaient à l’intérieur, ils en sont morts étouffés, et ils ne restent plus que les femmes, dont le cou et les épaules se couvrent de toisons en forme de guirlandes qu’il faut raser (régulièrement) au rasoir laser (la coiffeuse du village s’en occupe très bien, donnant au réalisateur l’occasion d’exposer ses fantasmes érotiques de pacotille) ; le film commence par un dialogue entre une voix et Roxy, qui fait un peu « psychanalytique », et qu’on va traîner en voix off jusqu’au bout ; un androïde masculin aveugle, de marque Louis Vuitton, est la possession d’une artiste prétentieuse et pédante qui vit dans la forêt sur une montagne : il a un drôle de pénis, façon tentacules d’octopode ; les personnages sont des femmes, pas complexées par leur nudité, lesbiennes par nécessité, et les scènes de masturbations solitaires ou de moments de sensualité à deux se multiplient jusqu’à la lassitude du spectateur, même le plus indulgent (la fascination de Mandico pour l’homosexualité, mais aussi ce regard très masculin, et pas au meilleur sens du terme, qu’il porte sur l’homosexualité féminine finissent par fatiguer…) ; comme c’est un western, il y a des chevaux, et des armes : de marques de grands couturiers, Chanel, Gucci, etc… (c’est drôle) ; comme c’est un western, il y a une mauvaise : une fille au nom slave, dont le diminutif donne le patronyme Kate Bush (sur la crosse de la carabine de Zora, la coiffeuse, est inscrit : Tu tueras Kate Bush, slogan repris à longueur de dialogue et adapté : Il faut tuer Kate Bush ! c’est lassant) ; comme c’est un western, les deux « héroïnes », Zora et sa fille, se lancent à la poursuite de Kate Bush ; Roxy, la fille de Zora, est appelée par les filles de sa communauté « Toxique » (on saura pas pourquoi) ; comme c’est un space western érotique (enfin blindé de fantasmes de pacotille), Roxy, jouée par une actrice blonde jolie, est tout le temps un peu dénudée, elle se touche sans arrêt, elle gémit à n’en plus finir, elle se cache dans des terriers très étroits : c’est vraiment une chaudasse ; Roxy n’a pas résisté au charisme cradingue de Kate Bush quand elle l’a aidée à sortir du sable où la milice l’avait enterrée vive, ne laissant que sa tête hors du sable (elle l’a échappée belle, la marée approchait) et elle pense un peu trop à elle ; Kate Bush va exaucer trois vœux de Roxy, pour lui avoir sauver la mise : le problème, c’est qu’elle semble avoir des dons de télépathe, du coup elle exauce le premier vœu de Roxy en flinguant ses trois copines qui se baignent à poil dans la mer en se galochant – Roxy voulait juste qu’elles la laissent tranquille ! ; Kate Bush est une sensuelle, elle aussi : elle a le troisième œil : vous savez où ! ; Zora et Sternberg (l’artiste insupportable) prennent un bain de jouvence « sensualo-érotique » (Ron-zzzzzzz !) pendant que Roxy s’amuse avec l’androïde aveugle (faut bien meubler dans un film de plus de deux heures sans intrigue…) ; Kiefer et Climax, deux artistes décriées par la snob Sternberg, tueuses à gage à leurs moments perdus, flinguent Kate Bush alors que Zora la cherche dans la forêt, quand elle était cachée sous le lit de Roxy (dans une caverne insalubre appartenant à la sorcière tueuse au doigts griffus) et lui caressait le téton, et que tout le monde se retrouve là sans qu’un coup de feu ne soit échangé (sauf quand Kiefer et Climax débarquent) ; Paula Luna, l’actrice qui joue Roxy, a de jolis tétons et Mandico adore les filmer ; l’esthétique des décors est parfois chiadée (scène de camping, tente géométrique et transparente, boules métalliques de feu pour se réchauffer, paysage de montagne avec végétation genre sifi des années soixante), parfois horriblement kitsch ; les personnages d’After Blue sont caricaturaux : Zora est peureuse et nerveuse, voire hystérique (scène d’acmée où en rentrant au village avec le corps de Kate Bush dans un sac sur le bourrin elle pète un plomb, menace sa fille – qui s’est même pas touchée – avec son arme, hurle et finit par se rouler dans la boue avant de faire un malaise), Sternberg est une caricature d’artiste qui se la pète (Mandico aurait-il des comptes à régler avec le monde de l’art ?) et on se demande par moment (il faut bien tuer le temps) si Mandico n’a pas une relation torturée aux femmes ; je ne me souviens pas quel était le second vœu de la donzelle Roxy ; de retour au village, toute la communauté a été butée (y a des cadavres plein la plage, on a échappé au massacre) : troisième vœu de Roxy ? ; la musique est par moments insupportable (nappes d’instruments électroniques omniprésentes dans certaines scènes), par moments indigente ; les trois copines butées par Kate Bush apparaissent à Roxy et la tracassent (rien de nouveau) : elles sont fringuées comme si elles revenaient du carnaval de Rio (on leur voit un peu les seins) ; chez Sternberg, on boit de drôles de liqueurs naturelles qui ont l’air de saouler grave et dans le film, du début à la fin, on fume d’étranges cigarettes qui ont l’air de faire leur effet – Mandico aurait tourné son film sous acide qu’on serait pas plus que ça étonné…
J’ai pas tout dit, il faut bien laisser un peu d’inconnu pour le potentiel spectateur de ce film taré, pendant lequel l’ennui est au rendez-vous un peu trop souvent, mais qui constitue, à la façon de certaines œuvres d’art contemporain, une « expérience » (sensorielle ? sensuelle ? ou pas, à chacun d’apprécier…), dans une esthétique de sortie de boîte de nuit, qui fait penser que Mandico ferait mieux de réaliser des clips – ou de se consacrer à l’art (en trois dimension), pourquoi pas. Ça a le mérite d’exister, mais on pourrait attendre d’un pareil potentiel qu’il s’exprime dans des films dont toutes les dimensions seraient prise en compte par un réalisateur un peu trop foutraque pour être génial. After Blue est un demi échec, disons-le tout net. On ira quand même voir le film suivant dans l’espoir d’être agréablement surpris.
Quatrième texte de Levrero traduit et disponible (même s’il n’est plus édité aujourd’hui), Fauna est un court roman de 90 pages environ, totalement loufoque et surprenant, à l’image sans doute de son créateur… Il s’ouvre sur une citation de Freud, dont il conviendrait toutefois de vérifier la véracité (mais j’avoue en avoir la flemme), « Si je recommençais ma vie, je me consacrerais à la recherche parapsychologique et non à la psychanalyse. » Sous le nom de Jorge Varlotta, notre écrivain uruguayen a en effet publié quelques ouvrages de parapsychologie, et le narrateur de Fauna, son personnage principal en l’occurrence, écrit, lui, des articles pour une revue de parapsychologie. C’est ce qui va conduire une jeune femme blonde explosive à venir sonner à sa porte pour lui proposer de venir en aide à sa sœur, Flora, jeune femme sous l’influence d’un certain M. Victor, « un escroc qui l’exploite et la détruit », jeune femme « hystérique, extrêmement impressionnable », persuadée qu’elle est après l’avoir lu qu’il est l’homme de la situation pour tirer sa sœur d’une dépendance certaine à un être toxique. Bien qu’il ait écrit sur le sujet, il refuse. Mais la blonde explosive lui a tapé dans l’œil, et la liasse de billets qu’elle sort de son sac pour avance finit de le convaincre.
Dès lors commence une sorte d’enquête, car le narrateur ne sait qu’une chose de Flora : elle hante un café avec sa bande d’amis. Il n’a vu aucune photo d’elle, mais il la trouve assez vite et la rencontre un soir, au milieu d’hommes parmi les quels il a une connaissance. Le roman prend la tournure d’un pastiche de roman policier, mais sur fond de parapsychologie, avec sa tentative d’assassinat, déjouée par une prouesse physique d’un être qu’on imagine peu sportif, son ou ses enquêtes, menées de loin, avec une certaine forme de détachement, et son dénouement heureux et assez surprenant en ce qu’il a tout d’une « séance de spiritisme » de pacotille ou d’opérette, mais qu’il fonctionne malgré tout efficacement. Mario Levrero est un écrivain fantasque, dont la notoriété va croissant depuis que les Espagnols se sont pris de passion pour son œuvre et que les Edition Notabila, en France, ont publié Le Discours vide et Le Roman lumineux, ce qui laisse augurer d’autres traductions, Journal d’une canaille sans doute (ce serait cohérent car il forme une espèce de trilogie avec les deux titres cités ci-dessus). Il est de ces écrivains qui, sans doute, avait pour théorie que peu importe le thème, on peut écrire sur tout et captiver le lecteur, ce qu’il parvient à faire avec une décontraction insolente, au plus grand plaisir du lectorat. Il y a dans ses livres toujours quelques morceaux de bravoure bienvenus, qui semblent parfois totalement détachés de l’intrigue ou du thème principal, ce qui est encore le cas dans Fauna avec deux passages d’anthologie sur le jeu de flipper, auquel s’essaie le narrateur qui n’y connait rien et décrit la machine. C’est jubilatoire, foi de fan absolu de la littérature sud-américaine ! Il n’y a plus qu’à attendre avec patience la prochaine traduction d’un des livres de cet écrivain talentueux et tellement atypique.
Il ne s’agit pas d’un essai littéraire, même si Bolaño avait sans doute une connaissance de la SciFi qui lui aurait permis d’en parler intelligemment, à en croire les neuf lettres envoyées par Jan Schrella (le colocataire du narrateur) à huit auteurs nord-américains : Alice Sheldon, James Hauer, Forrest J. Ackerman, Robert Silverberg, Fritz Leiber, Ursula K. Le Guin (deux lettres pour elle), James Tiptree Jr et Philip José Farmer, lettres toutes plus délirantes les unes que les autres, envoyées à des adresses pas toujours très sûres, et qui viennent s’intercaler entre les chapitres du livre, ajoutant à la structure discontinue du roman. Il s’agit donc bel et bien d’un autre roman inachevé, dans lequel les chapitres plutôt brefs se succèdent sans toujours chercher à narrer de façon linéaire une intrigue suivie. On retrouve l’esprit de jeunesse d’un Bolaño surprenant et, comme dans Les Détectives sauvages, des jeunes gens qui fréquentent les poètes mexicains, les ateliers d’écriture poétique et font la fête en cherchant, et en trouvant parfois, l’aventure amoureuse. Difficile d’imaginer vers quelle œuvre se dirigeait ce texte arrêté bien tôt (190 pages à peine), mais on y retrouve en effet l’esprit des Détectives, tout comme on retrouve dans Les Déboires du vrai policier un quelque chose de 2666. Ce n’est pas grave, le plaisir est au rendez-vous, même si Les Déboires semblait en meilleure voie que celui-là. Plaisir de retrouver la veine mexicaine de Bolaño, qui peut faire penser par moments à la Beat Generation et à Kerouac, de retrouver également, dans ses personnages et à travers des références qui surgissent souvent dans les dialogues, l’attachement qui était le sien à la littérature mondiale et aux grands écrivains (sans ségrégation de genres ou sous-genres), de retrouver les quêtes (enquêtes littéraires) de ces jeunes poètes, qui semblent parfois gratuites, ce qui fait leur drôlerie : ici, Remo et un de ses amis, motard et parfois auteur de quelques vers, se lancent dans une recherche absurde des revues littéraires de Mexico, dont le nombre est évalué à plus de six cents.
« – Dans Mi Pensil il affirme, ajoutai-je, que d’ici la fin de l’année il y en aura peut-être plus de mille, un nombre propre à figurer dans le Guiness Book des records.
– C’est possible (le docteur Carvajal haussa les épaules), mais même dans ce cas je ne vois toujours pas quel intérêt vous trouvez à cette histoire… Vous voulez enregistrer un record ? Vous voulez faire une anthologie des textes rares ? détrompez-vous, il n’y a pas de textes rares ; misérables et lumineux, pour certains, mais pas rares… »
On ne saura donc pas ce qu’avait en tête l’auteur chilien avec cette enquête farfelue, on ne saura pas comment elle était censée aboutir, on ne saura pas quel roman L’Esprit de la Science Fiction aurait pu donner, on ne saura pas plus si Jan avec ses lettres aux auteurs nord-américains de SciFi devait lui-même aboutir à quelque résultat, et c’est fort dommage, ce qui fait de ce texte une rareté qui pose trop de questions sur lui-même pour être passionnant. A recommander, donc, aux fétichistes de Roberto Bolaño…
Le cinéma français n’est pas ma tasse de thé, celles et ceux qui suivent les chroniques ciné de ce blog, l’auront remarqué. Mais faute de film venus des « petits pays » du monde en ce moment dans la bonne ville de Nîmes, je me suis autorisé un pas de côté en allant voir La Place d’une autre, film d’une réalisatrice que je ne connais pas. Le thème de l’imposture en littérature (cf Enrique Vila-Matas), et pourquoi pas en cinéma, n’étant pas pour me déplaire, l’histoire, durant la Première Guerre Mondiale, d’une jeune femme du peuple, bonniche chez des bourgeois (évidemment, Monsieur se laisse aller à un geste leste, du pied – tout son mépris de classe est dans ce pied -, sous la robe longue de la soubrette, qui marque le coup en commettant un impair dans le service et se fait aussitôt jeter à la rue…), qui se trouve contrainte à vivre et dormir dehors, et rencontre des dames de la croix rouge qui l’embarquent vers le front où elle devient brancardière. Arrive une jeune bourgeoise suisse, Rose Juillet, orpheline depuis peu et qui se rend chez une veuve de la bonne classe, Eléonore (jouée avec sobriété et talent par Sabine Azéma) où elle doit jouer le rôle de lectrice. Un obus allemand tombe sur la baraque, Rose Juillet semble bien morte, Nellie (interprétée avec retenue par Lyna Khoudri, que tout le monde connait sauf moi !) lui vole sa lettre de recommandation et ses vêtements pour la remplacer. L’usurpation d’identité fonctionne à merveille. La jeune femme reste une domestique (on la vêt très dignement, mais elle n’a pas toute sa liberté), elle vit dans une belle maison, mange à la table de la patronne et sert donc de lectrice à Madame. Mais un peu plus encore : la relation entre les deux femmes prend une tournure inattendue, Madame s’attachant sentimentalement à Nellie, sur laquelle elle ne tarit pas d’éloge. Son neveu, pasteur du village, semble lui aussi sous le charme. Jusqu’à l’arrivée de la vraie Rose Juillet, pas si morte qu’il y paraissait.
Le film est d’une facture très classique (film d’époque oblige, sans doute), la photographie est léchée, les scènes d’intérieur-nuit du début, éclairées à la bougie, sont d’une beauté retenue, l’ensemble est plutôt de qualité et l’intrigue, servie par des actrices et un acteur de talent, n’ennuie pas. La condition des femmes du peuple (lumpen-prolétariat) est traitée habilement : Nellie, pour s’élever socialement, est prête à se priver de liberté. La morale n’est pas oubliée, et le spectateur un tantinet naïf (dans mon genre) se range du côté de la belle Nellie contre la vraie Rose Juillet (jouée par Maud Wyler, dont la sécheresse fait merveille) et la morale qu’elle incarne quand elle réclame sa place et vengeance, en fille de la bourgeoisie qui supporte mal qu’une roturière lui ait fait pareil affront. Le dénouement de l’intrigue (pas si surprenant de la part d’une réalisatrice), que je ne révèlerais pas ici (Dieu, s’il existe seulement, m’en garde !), m’a étonné (preuve encore une fois de ma naïveté de spectateur bon enfant), et je suis sorti de la salle paisible et satisfait du spectacle auquel j’avais assisté et que je vous recommande, ne serait-ce que parce qu’il a été tourné par une femme, avec trois femmes dans les rôles principaux, casting pas si fréquent. Et même si c’est un film français.
Johnny, que sa compagne a visiblement quitté, n’a pas d’enfant. Il sillonne le pays pour interviewer des adolescents sur leur vision de l’avenir, leurs relations avec leurs parents, leur pays et tout ce qu’ils peuvent vivre au quotidien. Il a une soeur, pas vue depuis le décès de leur mère, depuis un an. Jusqu’à ce qu’elle l’appelle pour lui demander un service un peu délicat : garder son fils de neuf ans, Jesse, pendant qu’elle s’absentera pour voler au secours du père de Jesse, dont elle est séparée, musicien ou chef d’orchestre qui s’installe dans une nouvelle ville et est en crise (paranoïa ou psychose proche). Johnny accepte, même s’il craint, et à juste titre apparemment, de ne pas avoir les clés pour s’occuper d’un jeune garçon qui l’a sans doute oublié depuis un an, et vu son jeune âge. Johnny accepte pourtant.
Le film s’ouvre sur des paroles de jeunes gens qui se confient au micro de Johnny, puis vient l’image. Elégance du noir et blanc : un choix esthétique qui va servir les scènes de rue, à New-York en particulier, à La Nouvelle Orléans, mais qui va surtout servir le propos du film, le ton du film, sa sobriété dans le traitement des sentiments, des émotions… Importance du son durant tout le film : l’intrigue, la rencontre d’un homme qui n’a que peu d’expérience dans l’éducation d’un enfant et d’un enfant justement, dont on peut se demander s’il est précoce ou s’il porte en lui l’héritage psychologique de son père, ou les deux à la fois, l’intrigue donc est entrecoupée de nombreux et fréquents extraits des interviews que réalise Johnny ; Jesse, à qui son oncle prête son matériel d’enregistrement, est filmé dans la ville, prenant des sons urbains avec un plaisir et une sensibilité visibles. Importance des dialogues, la rencontre passant essentiellement par la parole, le débat, la discussion, voire la dispute, moments de communication intense durant lesquels et l’enfant et l’adulte apprennent beaucoup – on peut même penser que c’est sans doute l’adulte qui apprend le plus.
La mère, qui était censée revenir rapidement, doit prendre en charge son ex-mari jusqu’à lui faire accepter d’entrer pour une durée supposée brève en Hôpital Psychiatrique. Elle ne peut pas revenir immédiatement. On comprend qu’elle ne le laissera pas seul avant qu’il soit « remis sur pieds ». Johnny, qui doit se rendre à New-York pour son travail, arrive à la convaincre que Jesse va l’accompagner, et la rencontre se fait plus intense. L’adulte fait des erreurs, l’enfant n’est pas toujours facile – la situation que lui imposent malgré eux ses parents n’est pas facile. Le chapitre new-yorkais est d’une beauté formelle remarquable (scènes de rue filmées remarquablement), le jeu des deux acteurs principaux (Joaquin Phoenix, impeccable en Américain solitaire et attendrissant, et le petit Woody Norman, extraordinaire) est d’une qualité qui atteint des sommets. Il en va de même pour le chapitre de fin tourné à New-Orleans. Le thème, prisé par le cinéma américain, je pense en particulier au génial Honkytonk Man de Clint Eastwood, est sans nul doute un terrain glissant, mais Mike Mills s’en sort avec maestria, évitant les ornières du genre sentimentalisme, bonnes intentions gnangnan, et clichés de la bien-pensance est traité de façon intelligente : l’adulte et l’enfant traitent d’égal à égal, Johnny ne jouant pas le père par procuration et les scènes les plus fortes ne sombrent jamais dans le sentencieux, les bons sentiments ou l’émotion glaireuse. C’est ainsi que durant plus de deux heures on se passionne pour cette histoire, dans laquelle le réalisateur a eu le bon goût de donner la parole aux adultes de demain, de ce fameux nouveau monde qu’ils imaginent bien mieux que ceux qui dans le monde réel l’évoquent avec démagogie, comme une fausse utopie, et à aucun moment on se dit qu’il y aurait des longueurs dans ce film magistral. On quitte les personnages avec regret, sur les retrouvailles avec une mère enfin de retour. Johnny regarde la voiture s’éloigner. Il s’en retourne vers sa solitude chargé d’une expérience qui l’a sans doute fait grandir. Sublime, splendide, ne vous privez pas de voir ce petit bijou de sensibilité ! Vous pouvez en revanche vous garder de voir Licorice Pizza, autre film américain, mais celui-là sans grand intérêt, cucul-la-praline et sans finesse (bref, tout à fait digne de son titre).
Le crime aurait eu lieu à une heure inconnue, on ne pourrait que supputer, on tuerait, la nuit, et il y aurait une heure qu’on nommerait Heure Noire, avec majuscules de majesté, propice au meurtre, plus que les premières heures de la nuit ou le petit matin, dès cinq heures les véhicules de la voirie se mettraient en branle, avanceraient en faisceaux dans les rues, le meurtrier n’irait pas œuvrer sous le regard inquisiteur de leurs phares, car le geste de poignarder se fait avec emphase, lyrisme, il ne peut s’exercer que dans une nuit absolue,
L’éditeur (surnom Le Gros, on se croirait dans un bon vieux polar…) du narrateur lui refuse son bouquin, et l’avance sur droits qui va avec, mais lui propose pour gagner 2 000 $ de retrouver l’auteur d’un roman génial que la maison a reçu sans adresse précise, sinon un nom (Juan Perez, genre Marcel Dupond) et une ville, Penurias. Il en fait son affaire…
Pendant l’essentiel du livre, l’enquête va d’échec en échec. On comprend que le roman dont l’auteur est recherché n’est pas autre chose qu’un tissu de « stéréotypes progressistes », le narrateur le lit un peu, mais il est très vite en manque de polars… Progressivement, c’est sa psyché qui prend le devant de la scène, et il a une âme délabrée (récits de son errance dans la ville de Penurias, de ses multiples erreurs dans la conduite de l’enquête, d’une histoire d’amour plombée d’avance avec une magnifique prostituée, d’une cuite avant de quitter Penurias…), au moins autant que celle de l’auteur Mario Levrero, mais dont l’âme délabrée est passionnante, puis on comprend, et ce assez vite, qu’il ne réussira pas plus que le Gros a trouver l’auteur du livre, car il est évident qu’il commet trop d’erreurs et que c’est sa quête inconsciente d’une belle jeune femme qui est le vrai sujet du livre.
J’en fais mon affaire est construit comme le recommandait le divin Jorge Luis Borges : « Pour écrire une bonne histoire, il faut avoir deux intrigues, une fausse pour égarer le lecteur au départ, et une vraie qu’il faut garder secrète jusqu’à la fin. » Le non moins divin Mario Levrero a adopté la méthode Borges pour écrire ce délicieux petit roman qui joue avec les codes de l’enquête policière, en un florilège de clichés, et nous mène par le bout du nez dans un excellent livre où il est question au moins autant de lui que de son narrateur, dont on peut se demander pour finir s’il n’est pas son alter ego, question à laquelle je réponds par l’affirmative, connaissant un peu maintenant cet écrivain fantasque et génial, dont je recommande la lecture des quatre livres traduits en français (quelle misère ! mais quelque chose me dit que les autres vont venir).