Eo, Jerzy Skolimovski

L’âne Eo (prononcer Eyo, ou quelque chose comme ça…) est le personnage principal de ce film, dans lequel Jerzy Skolimovski filme merveilleusement les animaux (chevaux, vaches, ânes, hibou, araignée…) par amour, nous dit le générique final, des animaux et de la nature. Ce petit animal sympathique a une maîtresse délicieuse, dans le cirque où tous deux travaillent, mais ce sera de courte durée. Pour que le film advienne, il faut bien que l’animal sorte de cet univers où il est protégé par l’amour de celle avec qui il se produit chaque soir en public. Eo passe alors par un haras où l’on dresse les chevaux (très belles scènes), mais un événement sans importance met un terme à sa présence au milieu des nerveux équidés, et il se retrouve dans une ferme où les ânes sont nombreux et où les propriétaires des lieux reçoivent des enfants handicapés qui fréquentent dans la douceur et la bienveillance animaux et humains. Mais là encore, il faut pour les besoins de l’intrigue qu’Eo s’émancipe. Eo s’évade donc…

Scènes nocturnes oniriques et expérimentales dans une forêt fréquentée par les loups, point de vue de l’âne sur le monde et photo magnifique, sur fond de musique contemporaine exécutée à l’orgue (par moment, surtout quand la peur s’en mêle, à la limite du supportable). Les véritables aventures d’Eo commencent. Il trace sa route, arrive au petit jour dans un village où les pompiers parviennent à le capturer, est libéré, assiste activement à un match de football, croise des hommes sur lequel le regard de Skolimovski est sans doute moins bienveillant qu’avec les animaux (il est vrai que les connards sont légion chez les hommes) et le film se poursuit ainsi, d’aventures en mésaventures, de rencontres plus ou moins heureuses avec les hommes en rencontres dangereuses, les hommes ne s’en sortent pas à leur avantage, et on sent que l’histoire va mal se finir. Skolimovski s’offre une scène gore et drôle, avec un petit meurtre à la va-vite et on se dirige comme ça vers la fin du film, entre moments de poésie et scènes genre cinéma d’art et essai. L’animal au doux regard, que rien ne retient plus auprès des hommes marche vers son destin, le spectateur s’est attaché à lui. Et l’image de fin tombe, telle un couperet. Jerzy Skolimovski a fait œuvre utile avec ce beau film. Les hommes vont sans doute devoir revoir leur relation à l’animal, tôt ou tard, le plus tôt sera sans doute le mieux.

La Sorcière, Marie Ndiaye

Le titre de ce roman peut sans doute donner envie de le lire à des lecteurs qui ne sont pas passionnés de réalisme. Lucie, la narratrice de ce roman, est la sorcière en question, une sorcière de bas niveau, alors que sa mère est capable de tous les exploits. le livre commence quand ses deux filles ont douze ans et sont prêtes à être initiées. Tout le monde le sait, l’héritage génétique saute une génération. Maud et Lise vont très vite s’avérer particulièrement douées. Ok, jusque-là tout va bien. Hélas, comme tout un tas de romans qui respectent les conventions classiques du roman ………. (chercher un adjectif qui rime), La Sorcière nous offre donc une famille au grand complet, avec un mari qui manque d’enthousiasme et pue l’envie de fuir le foyer conjugal à plein nez, un type qui ne s’intéresse pas aux dons de sa femme et ne s’occupe pas de ses filles, qui ne s’en préoccupent pas plus que ça, une voisine aux goûts vulgaires, qui a un certain charisme mais est surtout une fâcheuse, une cité pavillonnaire un peu miteuse, nous voilà avec des personnages contextualisés, un père et une mère séparés, que Lucie voudrait réconcilier, on se demande bien pourquoi (quel conformisme !), un père qui est en pleine réussite professionnel (il bosse dans le privé, dans les assurances, je crois… et alors qu’il vient d’avoir une belle promotion se fourre dans une sale histoire de fraude professionnelle qui lui vaudra sa place). Pfffff ! On va y arriver. En fait, cette histoires de sorcières, si on oublie qu’elles ont des pouvoirs, c’est une triste histoire de gens de la france profonde, sans passions, sinon le fric et un pseudo-pouvoir pour la voisine Isabelle, sinon le fric et le plaisir egotique de se faire une femme plus jeune que lui pour le père, avec au milieu de tout ça une sorcière paumée, la Lucie, qui subit la vie, son mari qui se taille en lui volant les douze mille francs que son père lui a donnés, à la légère, puisque c’est du fric volé qu’il lui redemande finalement, mais trop tard, un mari veule et sans consistance qui fuit la famille pour en adopter une nouvelle qui lui pèsera aussi vite que la première, une sorcière, Lucie, qui subit la métamorphose et la surprise que lui font ses filles, qui ne contrôle rien, qui retombe entre les pattes de sa voisine Isabelle quand elle devrait se féliciter de la voir quitter la cité, bref, c’est une histoire abracadabrante, aux rebonds foireux, qu’on peut trouver fantaisiste, mais qui en fait ne décolle pas du ras des pâquerettes et multiplie les hasards tellement énormes (chaque fois que Lucie se déplace quelque part en France, elle croise et retrouve Isabelle) qu’on n’y croit pas et les facilités d’une intrigue si alambiquée qu’il faut bien que son auteure se laisse aller à des tours de passe-passe à la noix pour la dénouer. C’est franchement poussif.

A part ça, Marie Ndiaye a une syntaxe de très haut niveau (elle a d’ailleurs obtenu le Prix Goncourt pour Trois Femmes puissantes, c’est vous dire si c’est une bonne écrivaine… hin ! hin ! hin !), son bouquin est publié chez Minuit (ils ont dû penser qu’il avait un potentiel commercial certain), et des journalistes de la presse parisienne l’encensent : Lepape (Le Monde) trouve ça brillant : « … la plume ensorceleuse de Marie Ndiaye confectionne un roman paré de toutes les séductions » (sic). Pour le reste de sa critique, publiée à la fin du roman, elle est vraiment géniale, car elle réussit à voir du génie là où il n’y en a pas. Quant à Michèle Grazier (Télérama), elle fait dans la métaphore pour trouver des qualités indiscutables au bouquin et à son écrivain, ou alors elle accumule les clichés critiques : « Marie Ndiaye la virtuose ne veut pas jouer le jeu de l’émotion ordinaire, elle casse les pentes trop douces de la compassion, elle brouille les pistes, elle substitue le rire aux larmes. Et comme les plus grands écrivains, elle nous envoûte. » (N’hésitez pas à acheter tous les livres de Marie Ndiaye !). A noter que ces deux citations pourraient être utilisées pour parler de n’importe quel autre livre ou écrivain, même si les deux journalistes ont pris le soin d’utiliser des mots du champ lexical de la sorcellerie. Bref, lisez ce livre si ça vous chante, mais ne vous attendez pas à tomber sur un chef-d’œuvre. La sorcière ferait une très bonne série télé…

L’Amant, Marguerite Duras

Relecture, évidemment, de ce Prix Goncourt 1984 (ça ne nous rajeunit pas, ma bonne dame…), histoire de revenir sur une non-lecture, faite il y a presque quarante ans, en pensant sans doute à autre chose, par ennui, avec le sentiment final de n’avoir rien compris rien retenu. Cette fois, j’étais donc mûr pour apprécier un roman de haute littérature primé par le jury Goncourt, pour une fois que ce prix allait à un vrai livre. Mais bon, si la sagesse populaire dit que jamais deux sans trois, il n’y aura pas de troisième lecture de L’Amant de Marguerite Duras, faut pas non plus pousser grand-père dans les orties.

Aujourd’hui, à la télé, dans les médias, on ne nous parle plus guère de Duras, la star du moment s’appelle Ernaux, il faut faire vendre ses livres (qui s’étalent sans pudeur sur les tables de toutes les bonnes librairies de France, omniprésents, c’est Gallimard qui va être content !) et l’animateur historique de la Grande Librairie, qui se contente maintenant de la Petite Librairie, nous parle, enthousiaste, de je ne sais plus quel roman, oui, Les Années, et de nous chanter les louanges de cette auteure qui écrit merveilleusement et fait de sa vie, de la vie le matériau de sa littérature. Comme si elle avait inventé une nouvelle manière. Revenons à L’Amant. Que fait Marguerite Duras dans ce bouquin ? Exactement ce qu’Ernaux fait, de la littérature avec un moment de sa vie, choisi dans sa toute jeunesse (la narratrice a quinze ans). Bon, le bouquin s’appelle L’Amant. Il pourrait tout aussi bien s’appeler La Mère (dont il est abondamment question dans ces 140 pages, une drôle de mère, dépressive un peu, beaucoup, pas très sympathique avec ces deux enfants les plus jeunes, et qui n’a pas réglé, c’est le moins qu’on puisse dire, son Œdipe avec son fils aîné), Le grand Frère (une espèce de pervers narcissique, un beau numéro de PN comme on dit parfois aujourd’hui, que la narratrice considère comme le responsable de la mort du petit frère, mais après une lecture attentive cette fois, je ne saurais pas dire pourquoi ni comment, mais bref, un bon à rien qui joue au casino tous les biens de sa mère et de sa famille, incapable qu’il est de gagner sa vie, un parasite en somme !) ou La Mort du petit frère (un petit frère plus âgé de quelques années que sa sœur, la narratrice, qui l’aime bien, un petit gars qui n’apprend pas grand chose à l’école, et qui se destine à devenir comptable, il n’y a pas de sots métiers !). Bref, il est question des relations familiales de la narratrice avec sa mère et ses frères (le paternel est aux abonnés absents), d’une drôle de famille dont le goût du dialogue n’est pas l’atout numéro 1. Mais bon, L’Amant, ça t’a une autre gueule, et quand on veut choper un prix important, c’est sans doute plus porteur. Car de l’amant, s’il en est bien question dans ce roman (qui a obtenu le Prix Goncourt en 1984, il est important de le rappeler), c’est quand même un peu comme en marge. Annie Ernaux, elle, quand elle écrit un bouquin sur sa vie amoureuse et sexuelle, il n’est question que de ça (Passion simple, Se perdre… Pensez à acheter tous les romans d’Annie Ernaux, soyez braves !). Bon, revenons à L’Amant, je ne vais pas vous raconter l’histoire, vous la connaissez par cœur, même si vous n’avez pas lu le bouquin, vous avez au moins vu le film qui en a été tiré. C’est vous dire si c’est un bon livre ! Il y a donc bien quelques pages consacrées à cet amant chinois, celui par qui tout le malheur de la mère arrive, puisque la passion de sa fille, qui a quinze ans et va au lycée, en internat, d’où elle sort comme d’un moulin, avec l’aval pour finir de sa mère, pour aller passer la nuit dans la garçonnière de son amant chinois, cette passion scandaleuse va faire la réputation de sa fille, qu’il sera impossible de marier, la catin, maintenant qu’on sait ce qu’on sait ! Il y a aussi quelques (très belles) pages sur Hélène Lagonelle, une petite garce avec qui la narratrice est mon cul ma chemise à l’internat, et qui est belle comme un hélicoptère, une fille simple, pas une intellectuelle, qui ne comprend pas grand chose à sa vie, qui voudrait bien mieux retourner auprès de sa mère (ah, les filles et leur mère, chez Duras !) que d’aller dans ce lycée où elle n’apprend rien, qui ne comprend rien à ce qui lui arrive et ce qui va lui arriver quand on va la marier, qui promène son corps scandaleux et beau dans l’internat où elle se balade à poil (« Elle est impudique, Hélène Lagonelle, elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs. » Je crois que la bave me monte aux lèvres, là…) : « Je suis exténuée par la beauté du corps d’Hélène Lagonelle allongée contre le mien. Ce corps est sublime, libre sous la robe, à portée de la main. Les seins sont comme je n’en ai jamais vus. Je ne les ai jamais touchés. » Et en plus, la narratrice elle mettrait bien la Hélène Lagonelle dans le lit de son amant chinois pour qu’il fasse sur elle, Hélène Lagonelle, ce qu’il fait sur elle, la narratrice, et sous ses yeux encore ! Bref, c’est L’Amant, de Marguerite Duras, un roman qui a eu le Prix Goncourt en 1984, une sorte « d’autofiction » (on appelait pas ça encore comme ça, à l’époque), un roman en partie autobiographique, qui raconte la rencontre d’une jeune femme de quinze ans avec un Chinois un peu plus âgé (il a quand même une trentaine d’années le bougre !) qu’elle, un type à femmes, qui tombe éperdument amoureux d’elle, mais c’est un amour impossible, elle, elle fait son éducation amoureuse et elle s’en fout des sentiments, lui, de toute façon, son père a d’autres intentions pour lui, il le mariera avec une femme qu’il a choisie pour lui, une Chinoise, ça va de soi, un mariage de raison en quelque sorte, sacrément arrangé le mariage. Mais le truc, c’est qu’il (l’Amant) lui avouera un jour, à la narratrice, au téléphone, qu’il l’aime encore et qu’il l’aimera jusqu’à la fin de ses jours, là, c’est la fin du roman, j’ai dévoilé le dénouement, c’est pas bien ! Et n’oubliez surtout pas d’acheter tous les livres d’Annie Ernaux !

Tropique du cancer, Henry Miller

L’homme est sympathique. Henry Miller, auteur du Colosse de Maroussi, lu dans un temps lointain où la Grèce me semblait être une sorte de paradis sur terre. Mais pour le reste de son œuvre, qui compte quelques titres visiblement importants, il m’aura fallu bien du temps avant d’y jeter un œil. Le hasard aura donc choisi pour moi ce Tropique du cancer, trouvé dans un vide-grenier pour la modique somme de 0,50 ! L’auteur est ambitieux. Il veut se situer au-dessus de la littérature. Soit, qu’il en soit ainsi. Son narrateur, qui est-il ? Lui, semble-t-il. Le bouquin est écrit en 1934. Avec un peu d’avance, Miller me fait donc penser au Céline des derniers romans, dans la démarche, une narration à la première personne avec des histoires qui viennent tout droit de la vie. J’avoue qu’aujourd’hui, ce type de bouquin ne me mobilise pas en tant que lecteur. Et puis, il y a le style. Lyrique à souhait, loin de la froideur ennuyeuse de l’objectivisme ou autres écritures impersonnelles dans l’air du temps d’aujourd’hui, qui s’envole vers la poésie en prose, par moments, se satisfait du prosaïque ou du vulgaire de la vie quotidienne à d’autres moments. C’est bien foutu, le gars sait y faire, mais les anecdotes rapportées ne sont pas si souvent passionnantes. Des histoires de poules, à fric ou sans le sou, des histoires d’Américains à Paris, sans le sou la plupart du temps. Des histoires de boire, aussi. Avec beaucoup d’avance, Miller fait penser, parfois, en bien moins trash, au divin Bukowski. Mais Bukowski jure ses grands dieux qu’il n’arrive pas à lire Miller, il ne l’aurait donc pas influencé. Miller pourrait faire penser aux Beats, aussi, à Kerouac peut-être. Mais cela importe assez peu. On peut parfois se dire qu’il a lu Rabelais, Lautréamont… Il rend surtout hommage, en parlant de lui à plusieurs reprises, à Walt Whitman. Le livre se lit facilement, entre quotidien et transcendance, entre pensées profondes et allusions à la météo ou aux conditions de vie difficiles des uns et des autres, et surtout du narrateur. Ici et là, une sorte de prémonition du chaos vers lequel va le monde de l’époque, mais sans dimension historique ou politique. Le projet du bonhomme est vite présenté : « Ce n’est pas un livre. C’est un libelle, c’est de la diffamation, de la calomnie. (…) C’est une insulte démesurée, un crachat à la face de l’Art, un coup de pied dans le cul à Dieu, à l’Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à l’Amour !… à ce que vous voudrez. » OK, Henry. Tu t’emballes un peu, non ? Pour honorer pareil contrat, il aurait sans fallu être plus radicalement radical que tu ne le fus à cette occasion. J’ai lu ton livre, dont l’écriture ne m’a pas déplu, je n’y ai pas vu un tel chef-d’œuvre situé au-dessus de la littérature. Peut-être fut-il accueilli en son temps comme un ouvrage scandaleux, qu’en sais-je, peut-être avais-tu envie d’y voir un brûlot ou un libelle, mais le temps a passé, et d’autres ont poussé plus loin que tu ne le fis l’art de la provocation et de l’outrage, et ce livre, Tropique du cancer, m’a paru bien inoffensif. Merci quand même, Henry, pour tes louables efforts…