La plus secrète Mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr

Les quelques lecteurs et lectrices des chroniques littéraires de ce blog connaissent l’avis de leur auteur sur la plupart des prix Goncourt qu’il a pu lire (et ils ne sont guère plus nombreux que les lectrices et lecteurs de ce blog). Et bien pour une fois, un roman récompensé par ce prix trouve grâce à mes yeux ! Il est vrai que Mbougar Sarr a placé en exergue de son texte une belle citation de Roberto Bolaño, tirée de 2666 comme il se doit. Une citation qui se finit par « la plus secrète mémoire des hommes », qui donne donc son titre au roman. Quelle plus belle façon de rendre hommage à un grand écrivain et de s’abriter sous son aile pour écrire un livre ambitieux et puissant ?

L’histoire est inspirée de la vie littéraire d’une météorite nommée « Yambo Ouologuem », auteur en 1968 d’un livre honoré par le prix Renaudot (si j’ai bonne mémoire), Le Devoir de violence, et aussitôt lynché par la critique qui a vu, après quelque temps, dans ce livre visiblement puissant un plagiat. Fin de la carrière littéraire de cet écrivain prometteur, qui a ensuite continué à écrire mais sous deux pseudonymes différents quelques romans de plus. Ou comment tuer un artiste au nom de la sacro-sainte propriété intellectuelle, comme si l’intertextualité n’était pas revendiquée par les plus grands écrivains et comme si le « plagiat » empêchait toute création (une petite pensée au passage pour l’inoubliable auteur d’un roman fabuleux, Le Bavard, chroniqué ici il y a quelque temps, et qui confessait qu’à ses débuts, il pensait qu’écrire consistait à piller les auteurs passés avant lui). Mais passons… Diégane Latyr Faye est un jeune homme qui vit à Paris et écrit un premier roman. Une femme de rencontre, écrivaine confirmée, lui parle d’un roman mythique, publié en 1938, et introuvable, Le Labyrinthe de l’inhumain, et de son auteur génial, comparé à Rimbaud, mais tombé dans les oubliettes de l’histoire littéraire sur lequel il va se livrer à une véritable enquête pour tenter de percer le secret de sa vie. Tiens, tiens, une enquête sur un écrivain mystérieux, disparu, que personne ou presque n’a vu et dont nul ne sait ce que fut sa vie ? Vous avez dit Roberto Bolaño… Mais Mbougar Sarr ne serait-il pas un vil plagieur ? Trêve de plaisanterie, pour un prix Goncourt, La plus secrète Mémoire des hommes est un roman qui embarque son lecteur dans un texte sur la littérature (vous avez dit méta-littérature ?), un texte de passionné de l’écriture, mais aussi un roman qui vous fait faire le tour du monde ou presque, un roman avec une intrigue qui tient debout (une histoire), bref le roman d’un écrivain qui aime raconter des histoires pour des lecteurs qui aiment lire des histoires (ce serait peut-être la seule critique que je pourrais lui faire, mais bref…). C’est très bien écrit, parfois trop bien écrit, Mbougar Sarr ne se lasse pas d’employer des mots rares qui réclament d’aller en chercher la définition dans un très bon dictionnaire, c’est parfois agaçant, mais Beckett, à ses débuts, y allait lui aussi de sa confiture de mots inusités, de gros mots bien rares, comme pour montrer qu’on a beau être jeune, on n’en a pas moins des lettres. Pas grave… Mbougar se laisse aussi aller à des bons mots faciles, quand il se moque d’un jeune écrivain qui « à force d’être dans l’air du temps, finira enrhumé », on se dit que l’art de la punchline a envahi la littérature et qu’on s’en passerait volontiers.

Mais ne soyons pas trop critique, La plus secrète Mémoire des hommes est pleine de défauts de notre temps, son auteur en l’écrivant a sans doute joui de ses facilités d’écriture, quitte à en abuser parfois, mais son roman n’en mérite pas moins d’être défendu. Son écrivain génial et déchu, T.C. Elimane est un fantôme de la littérature, victime du racisme d’une critique d’une autre époque, mais il existe dans le roman au point de nous passionner pour son existence si mystérieuse qu’on suit sans hésiter une seconde celui qui cherche à en percer l’énigme, jusqu’au bout d’un livre qui se lit sans perdre haleine. Bref, un excellent prix Goncourt, pour une fois décerné à deux maisons d’éditions : Philippe Rey, pour la France, et Jimsaan pour le Sénégal, sans doute peu habituées à ce type de récompenses. Pour une fois, le jury du Goncourt sera sorti de ses (mauvaises) habitudes.

2666, Roberto Bolaño

Livre-monde, livre-monstre, 2666 de Roberto Bolaño est roman de quelques 1350 pages dans lequel on pénètre sans bien savoir quand on en sortira. Commencée en juillet dernier, cette lecture m’a donc mené (par le bout du nez, parfois) jusqu’au mois de décembre, sans qu’à aucun moment la lassitude pointe son nez. Il est vrai que promener pareil pavé dans son sac à main n’est pas chose aisée. Aussi la lecture se faisait-elle uniquement à la maison, le soir avant de dormir. Et j’en suis sorti plus impressionné que jamais par cet auteur chilien malheureusement décédé en 2003 ou 2004, je ne sais plus très bien, je déplore cette disparition car, pour retrouver son univers, il ne me reste plus qu’à relire les romans ou recueils de nouvelles et de poésie de ce très grand écrivain. C’est ainsi.

La première partie du texte, intitulée La Partie des critiques, n’est pas la plus forte. Elle est plutôt légère, il y est question, mais peut-on dire ce qui se passe dans un roman ?, des relations libertines (et amicales-amoureuses ?) d’une jeune universitaire anglaise avec trois de ses collègues, espagnol, français et italien. Tous sont spécialiste d’un auteur dont nul ne sait où il se cache, Benno von Archimboldi. Et nous voilà partis à sa recherche, car comme dans Les Détectives sauvages où de jeunes poètes se lancent à la recherche d’une poétesse mythique dont nul ne sait ce qu’elle est devenue il y a ici enquête sur Archimboldi, avec nos quatre chercheurs, au gré de nombreux déplacements en Europe, de colloque en colloque, jusqu’à se rendre au Mexique avec eux, où Archimboldi aurait peut-être été vu. Un Mexique qui va s’avérer ensuite, plus loin dans le roman, s’avérer être l’espace géographique central du livre, celui où le mal a élu son nouveau lieu de prédilection. Car bien sûr, comme toujours chez Bolaño, le thème central du livre est bien celui du mal et du crime sous toutes leurs formes. Ecrire pour exorciser ? (tout en sachant que pour lui, « rien de vivant ne peut être sauvé »).

La deuxième partie, celle d’Amalfitano, nous fait retrouver ce personnage déjà croisé dans un roman inachevé et publié tout récemment en France, Les Déboires du vrai policier, dont on peut penser qu’il s’agissait d’une sorte de brouillon de La Partie d’Amalfitano, sans en être sûr toutefois car l’écrivain avait peut-être un premier projet autonome sur ce professeur d’université, lui aussi, qui se fait virer d’une fac espagnole et ne retrouve du travail qu’à Santa Teresa, au Mexique. Où bien sûr nos quatre universitaires européens vont être accueillis par lui.

La troisième partie, celle de Fate, surprend d’emblée, car elle nous emmène cette fois aux Etats-Unis, aux côtés d’un journaliste afro-américain, qui écrit sur la communauté noire, mais souhaite enquêter sur une histoire de féminicides au Mexique, dans la ville de Santa Teresa où il finit par débarquer pour couvrir un match de boxe dont il se désintéresse rapidement. Santa Teresa est l’équivalent littéraire de la vraie ville de Ciudad de Juarez où dans notre triste monde plus de 400 femmes ont été assassinées sans que les coupables ne soient découverts par la police. Tout converge dans le roman vers Santa Teresa. Fate va y rencontrer la fille d’Amalfitano, belle étudiante qui fréquente de drôles de types qui tournent à la cocaïne. Puis le journaliste américain va sortir du roman, non sans y avoir joué son rôle.

La quatrième partie, La Partie des crimes, est celle dont parlent tous les lecteurs de 2666 comme d’une lecture éprouvante. Elle relate de façon clinique, comme dans un rapport d’autopsie, la découverte des cadavres de femmes tuées à Santa Teresa. Et ils sont nombreux ; il faudrait d’ailleurs compter les descriptions macabres de ces corps dans le roman (combien y en a-t-il, au juste ?). Les comtes rendus sont entrecoupés d’histoires de nombreux personnages qui tous sont liés à l’enquête : flics, journalistes, présumés coupables… et surtout peut-être du récit déjanté et drôle d’un profanateur d’églises que croisent les flics chargés de l’enquête sur les féminicides. Car le talent de Bolaño consiste aussi à réussir l’exploit d’alléger une partie très longue et pesante par un humour dont on se demande comment il parvient à le faire fonctionner dans une intrigue comme celle-là.

La cinquième partie, celle d’Archimboldi, est un pur chef d’œuvre : elle retrace la vie de l’écrivain depuis l’enfance et ramène le lecteur dans une période où le mal règne en maître, celle de la seconde guerre mondiale. Puis, se termine sur le départ de l’écrivain pour le Mexique et clôture le livre sur cette fin ouverte.

2666 (ce chiffre n’est pas là par hasard, mais le titre du livre mériterait une étude approfondie pour en donner le sens littéral et tous les sens…) est à mes yeux le plus grand livre qu’il m’ait été donné de lire, et ce n’est pas rien après tant d’années de lecture. L’écriture en est maîtrisée quel que soit le genre romanesque auquel se livre l’auteur, et dans ces cinq romans il ne se prive pas d’explorer des types de littératures très éloignés les uns des autres. Pour le reste, on peut aussi lire ce roman génial comme un défi lancé au lecteur (n’est-ce pas le cas de tous les chefs-d’œuvre ?) : impossible en effet de faire une synthèse complète et cohérente de 2666, les critiques en seront pour leur temps et leur peine, car comment lire un livre qui montre le chaos du monde et dont la structure originale et d’une certaine façon chaotique n’est pas faite pour donner un sens à quoi que ce soit. Lecteur, construit donc le sens de ta lecture, est peut-être le message envoyé par un écrivain dont la culture littéraire était impressionnante… Et puis, conscient d’écrire la pièce maîtresse de sa bibliographie (il est question dans la première partie des pharmaciens instruits qui ne lisent que des œuvres mineures et se tiennent à distance des « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu » (ne donne-t-il pas là une description exacte du livre qu’il écrit ?) des écrivains, comme le Moby Dick de Melville (que cite Bolaño), par exemple. 2666 couronne une œuvre que Bolaño savait sur sa fin, et que l’on pourrait considérer comme une espèce de tentative vouée à l’échec de grand exorcisme du Mal fasciste, dont les féminicides mexicains seraient peut-être une version « apolitique », celle d’un monde devenu musée de l’horreur. Pour lui, écrire consistait pour l’écrivain, à la façon d’un samouraï, à se battre contre un monstre en sachant par avance que l’échec serait l’inévitable issue de son combat. C’est peut-être ce que veut nous rappeler, entre autre, ce livre-puzzle (un puzzle inachevé, inachevable), le rôle de l’écrivain selon Roberto Bolaño, un écrivain admirable, qui portait haut la littérature et retournait sans cesse au combat, un écrivain mort trop tôt et que pour ma part, je n’ai pas fini de pleurer.

L’Ange noir, Antonio Tabucchi

Antonio Tabucchi, le romancier italien et portugais dont aucun livre ne semble devoir rebuter l’auteur de ces modestes lignes, est une fois de plus l’objet d’une de ces chroniques. La faute au titre de ce recueil de récits (c’est ainsi qu’en parle Tabucchi), trouvé dans une librairie marseillaise le même jour que le moins enthousiasmant La Sorcière, de Marie Ndiaye. Question de thématiques fantastiques, peut-être, sans doute. Mais avec L’Ange noir, pas de déception au tournant, pas de moue réprobatrice du lecteur. On n’est jamais déçu avec Antonio Tabucchi, c’est un écrivain remarquable, qui donne encore toute la mesure de son talent dans ces textes courts. La thématique de l’ange noir est présente dans quasiment tous les contes (pour reprendre le mot qu’utilisait Borges en parlant de ses nouvelles) du livre. Tabucchi, dans un court texte de préambule, nous confie que ces histoires l’ont accompagné une bonne partie de sa vie ; l’une d’elles, Premier de l’an, convoque le personnage de Jules Verne, le fameux Capitaine Némo. Il s’agit de la reprise d’un texte écrit bien longtemps avant cette version, prévue à l’origine dans un roman (de jeunesse, sans doute) jeté par la suite. Il ne faut sans doute jamais désespéré en littérature et en écriture : les textes qu’on écrit pour ensuite les oublier au fond d’un tiroir, d’un ordinateur ou des oubliettes de ses propres annales peuvent toujours ressurgir un jour et vivre une seconde vie, plus féconde. Merci Antonio Tabucchi pour cette « leçon » d’humilité et d’espoir ! « Les deux premières pages de ce roman ont resurgi à l’improviste d’un tiroir sous la forme d’une revue qui appartenait à ma jeunesse et dont j’ai la nostalgie. Ces pages ont agi. Et elles ont réclamé une suite à l’histoire, non pas comme je l’avais écrite mais comme je l’imagine à présent. » Cette histoire, la plus complexe par sa structure du livre, dont toute la saveur se dévoile sur sa fin, n’est peut-être pas celle que j’ai préférée, mais qu’importe. Sa genèse est plus qu’intéressante et Tabucchi faisait bien sans doute de la livrer à ses lecteurs. Le texte inaugural du livre se termine sur un hommage à Eugenio Montale, dont Tabucchi se souvient qu’il est le propriétaire intellectuel du titre du livre.

Il est donc question, dans ce recueil de récits, d’histoires d’anges noirs, d’apparitions soudaines de l’invisible dans la vie de personnages en prise avec des situations toutes inspirées par le réel, qu’il s’agisse d’une bande d’amis qui, en se séparant après une soirée passée chez l’un d’entre eux, tombent sur un infâme collaborateur d’une police politique (Nuit, mer ou distance), ou d’une écrivaine qui prend le train pour aller donner une conférence dans une ville italienne (Bateau sur l’eau), mais les retards de l’équivalent italien de la SNCF en Italie vont lui valoir une expérience et une rencontre troublantes avec un vieux monsieur qui se terminent par une rencontre sans doute encore plus perturbante. Tabucchi, bien sûr, profite de son personnage (une écrivaine), pour glisser l’air de ne pas y toucher quelques considérations sur l’écriture, et en particulier sur les débuts d’histoire : « Le problème était de savoir par où commencer. Où commence une histoire ? Elle pensa que les histoires ne commencent pas, les histoires arrivent et elles n’ont pas de début. » A la façon d’un Vila Matas, Tabucchi fait donc un peu de fiction méta-littéraire (ce qui n’est pas fait pour déplaire à l’auteur de ces notes de lecture), tout comme dans la première nouvelle du recueil, Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi, où il est encore question des débuts d’histoires, qui sont portés par des voix entendus au bar ou dans la rue, des propos dont le narrateur retient une phrase qu’il note aussitôt en ce disant que ça lui fera un bon incipit pour une histoire qu’il écrira le soir-même : « Parfois cela peut démarrer par un jeu, un petit jeu secret et presque enfantin que tu es le seul à connaître et que par pudeur tu ne confierais à personne, des choses de ce genre ça ne se fait pas, mais c’est un jeu, disons plutôt une plaisanterie avec soi-même, ou avec les autres, les passants occasionnels, les clients occasionnels, car ce sont eux les compagnons de ton jeu, même s’ils ne le savent pas. Parce qu’ils parlent. » Et la nouvelle se développe ensuite, convoquant un premier ange noir, prénommé Tadeus, un ange noir qui aime les plaisanteries, et peut-être surtout les mauvaises plaisanteries, qui communique avec le narrateur par la bouche des gens qu’il investit comme un coucou pour transmettre ses messages… Et comme Tabucchi est joueur lui aussi, on retrouve un personnage appelé Tadeus dans la seconde nouvelle, mais dont on ne sait s’il y a entre lui et l’ange noir du texte précédent le moindre lien.

Il resterait trois récits à chroniquer pour couvrir ce recueil, mais l’auteur de ces lignes étant pris d’une crise de flemmingite aiguë, il se contentera d’en recommander la lecture car dans le cochon tout est bon.

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