L’observatoire du jazz : 4 albums sortis et aimés en 2020

Dark Matter // Moses Boyd

Premier album du batteur londonnien Moses Boyd chez Exodus Record, Dark Matter élargit son champ d’action en fusionnant jazz, musiques électroniques et Hip-hop. Un détournement des genres particulièrement présent dans les titres ‘Only You’, ‘2 far gone’ et ‘Dancing in the dark’, et une exploration de la porosité des musiques actuelles.

Who sent you ? // Irreversible Entanglements

Irreversible Entanglements s’associe à la voix âpre de Moor Mother dans un disque NRV et revanchard. Les textes politiques de la chanteuse collent au free jazz des new-yorkais. « The pope must be drunk, going mad ! »

True Opera // Moor Jewelry

Moor Mother de nouveau ! Elle a la côte et ça n’a pas l’air de se calmer. Elle travaille ici avec Mental Jewelry, pour un album beaucoup beaucoup plus punk et tendu que tout ce à quoi prétendent les boys band actuels se réclamant du genre. Punk + Jazz = <3. Look alive, c’est le cas de le dire.

Yene Mircha // Hailu Mergia

Un peu plus de douceur pour finir : Hailu Mergia est un claviériste éthiopien qui sort ici un disque apaisé, parfait pour profiter du mois de juin et se détendre un peu après toute cette fusion énergique.

Deux essais littéraires : Après la littérature, Johan Faerber et Mythologies d’un style Les Editions de Minuit, Mathilde Bonazzi

Pourquoi regrouper ces deux essais pour en rendre compte ? Peut-être parce que, sans qu’il y paraisse, ils traitent, chacun à sa façon, d’un sujet commun : la littérature contemporaine en France, en se référant tous deux à des corpus de textes et d’auteurs assez limités, dont on pourrait douter, en particulier pour le livre de Faerber, qu’on puisse en tirer des conclusions valant pour toute la littérature française du moment. Ce qui n’est sans doute pas le cas pour la réflexion de Bonazzi, qui s’en tient à une maison d’édition, dont elle souhaite donner une image moins caricaturale que celles qu’ont forgée les critiques littéraires, en particulier ceux de la presse française. Mais passons sur cet avant-propos qui n’a que trop duré ! Nous sommes devant ces deux essais, aux titres alléchants… La lecture a commencé par Bonazzi, qui s’est interrompue aux environs de la mi-livre, pour être reprise ensuite sans discontinuer et dans le plus grand enthousiasme jusqu’à sa fin. La chercheuse, une universitaire qui nous livre ici la version digeste d’une thèse écrite sur le même sujet en 2012 (selon ses propos que nous reprenons sans en changer le sens), dans une introduction qui ressemble à une déclaration d’amour aux Editions de Minuit et à une note d’intention consistant à proposer un essai lisible à ses étudiants et à un public plus large sans doute (mais qui achète ça, sinon quelques fadas au nombre desquels je suis ? la question peut se poser, et pourquoi achète-t-on ça ?), annonce le plan de son livre (on peut s’inquiéter légitimement quand un essai commence de façon aussi universitaire) et la gageure semble être de rendre le sujet intéressant. Pas si simple, mais il faut bien en convenir, le pari est tenu. L’ouvrage, plus qu’intéressant, en effet très accessible par une écriture dont la « simplicité » ne nuit en rien aux idées défendues, se clôt sur une tentative de discours critique croisé entre l’universitaire et quelques écrivains de chez Minuit (Eric Chevillard, Laurent Mauvignier, et Eric Laurrent), avec plus ou moins de bonheur en fonction de l’interlocuteur. Chemin faisant, Mathilde Bonazzi a tordu le cou aux idées préconçues, aux clichés et autres stéréotypes dont une certaine critique littéraire se plait à se faire l’écho quand il s’agit de Minuit, positionnement critique qui consiste peut-être à ne pas trop se remettre en question quand on veut éreinter à peu de frais un roman publié dans la Maison d’Edition fondée par Jérôme Lindon (Patrick Besson, l’écrivain qui fait le journaliste littéraire pour Le Figaro, se montrant sur le sujet provocateur et caricatural à l’excès, allant jusqu’à parler des auteurs Minuit comme de bobos sans originalité). Les écrivains avec qui elle débat en conviennent facilement : ils n’appartiennent pas à une école littéraire ou à un mouvement et ils portent sur leur œuvre un regard qui est celui d’auteurs sinon isolés (ce qui semble être toutefois le cas de Chevillard), du moins d’écrivains n’obéissant pas à une ligne éditoriale les obligeant à adopter un « style maison ».

Pendant le temps où l’essai de Bonazzi attendait d’être repris, je me jetai goulument sur Après la Littérature, sous-titré justement Ecrire le contemporain. Johan Faerber est lui aussi un universitaire, mais contrairement à Bonazzi, son propos n’est pas d’être lisible. Au contraire peut-être, son ouvrage est écrit dans une langue qui se veut délibérément philosophique, au sens le plus brutal du terme, et sans doute contemporaine (comme son sujet), c’est en tout cas l’impression que peut donner ce style boursoufflé et pédant. Souvent, cette langue cauchemardesque est simplement insoutenable. En voici un exemple, qui en dit assez long : « Depuis les espoirs éperdument romantiques et avec sans doute davantage de violence, l’histoire de la Littérature doit désormais être saisie en opérant un cinglant et immanquable renversement paradigmatique. A la mimésis qui, à l’heure de l’Ancien Régime, régnait sans partage sur les Belles Lettres pour les emporter dans une représentativité de la parole en fonction du sujet, succède le sacre intransigeant de l’Aufhebung qui instaure la Fin, la Clôture et la mort comme substrats herméneutique et fictionnel de la Littérature. » Nous pourrions poursuivre ainsi ce passage qui s’étend longuement sur la page voisine pour illustrer notre propos : de deux choses l’une, ou Faerber se plaît à perdre son lecteur en le renvoyant à son insuffisance intellectuelle (pourquoi ne pas consacrer une note de bas de page à une définition précise et complète du concept allemand et philosophique d’Aufhebung, alors que le terme est utilisé plus de vingt fois dans le chapitre ? Et on ne parle que de ce mot-là, il en est d’autres que l’auteur se plaît à utiliser sans prendre la peine de les expliciter, d’autant que nombre d’entre eux sont empruntés à des langues étrangères ou/et viennent d’un jargon spécialisé…), ou il est très bêtement snob. Ou les deux. Après quelques soupirs et haussements d’épaules, on s’aperçoit que cette langue faite d’emprunts à plusieurs langues étrangères, de néologismes inutiles ou d’un jargon volontairement abscons cache mal une grande simplicité des idées, pour ne pas être plus violemment critique. L’écriture contemporaine serait ainsi, selon Faerber, une écriture du oui à la vie, en opposition à l’écriture moderne qui serait une écriture de la mort. Admettons. Les 70 premières pages de l’essai, de ce point de vue, ne parlent que peu de ce qui s’écrit aujourd’hui. Puis, dès la page 92, un long chapitre (intéressant, mais long de cinquante pages) nous parle de la littérature d’avant : Proust, Faulkner, Camus, Beckett, Michon et Echenoz. Bon, on va y arriver… à cette écriture contemporaine. Question de patience.

Il reste quatre chapitres pour traiter le sujet, ce qui suffit puisque la force des idées ne nous semble pas au rendez-vous une fois encore et que lire Faerber ressemble par moments (pas toujours) à une épreuve. De ce point de vue, il semble que l’auteur n’ait pas conscience que l’usage de la langue peut être fasciste, qu’écrire peut aussi devenir une façon brutale de prendre le pouvoir sur celui à qui on s’adresse. L’opposition qu’il fait d’ailleurs entre littérature moderne et littérature contemporaine, en optant ouvertement pour la deuxième, et en les opposant presque de manière morale (l’euphémisme ne serait peut-être pas de mise ici, mais mettons des gants…), nous semble quelque peu excessive. Bref, une certaine violence du propos et de la langue ne rend pas l’essai sympathique au lecteur désireux de découvrir ce qui ferait la spécificité de l’écriture du XXIe siècle. On en est donc pour son argent, et surtout pour son temps, même si le livre n’est pas à jeter. Par ailleurs, le sujet, passionnant, de la littérature contemporaine aurait, répétons-le, sans doute mérité d’accueillir dans le corpus des textes et des auteurs retenus des écrivains plus nombreux (Tarkos est sans doute mort, mais il a aussi sans doute laissé une trace déterminante dans l’écriture poétique contemporaine, Charles Pennequin est bien vivant, mais absent du livre – trop peuple ? – et bien d’autres sans doute). Nathalie Quintane (qui revient énormément), Stéphane Bouquet, Olivier Cadiot, Camille de Toledo, Célia Houdart, Tanguy Viel, David Bosc, Laurent Mauvignier, Antoine Wauters, Joris Lacoste et Laurent Jenny sont plus ou moins abondamment cités et analysés. Sont-ils à eux seuls l’écriture contemporaine ? N’a-t-on oublié personne ? On est en droit de se le demander…

Pendant ce temps, Bonazzi dans son ouvrage sur les Editions de Minuit, qu’elle veut défendre, tout comme Faerber veut défendre la littérature contemporaine, s’y prend nous semble-t-il beaucoup mieux, sans jamais sombrer dans les oppositions caricaturales ou violentes, en usant d’une langue accessible et démocratique (et sans pour autant céder sur l’exigence intellectuelle) et en choisissant un sujet d’étude sans doute plus limité, mais en le traitant de manière plus complète. Faerber, quant à lui, choisit un vaste sujet, qu’il nous semble traiter par le petit bout d’une lorgnette grossissante dont la résolution laisse à désirer. Après avoir lu un essai concluant sur Minuit, nous avons envie d’en lire un autre sur POL, autre maison d’édition d’importance, et après avoir lu un essai sur la littérature contemporaine, dont la raison d’être n’est pas à mettre en cause, nous attendons d’en lire un nouveau, dont l’ambition serait plus grande et le propos plus convaincant. Finissons sur un point de convergence entre les deux textes, pour sourire un peu de tout cela : la figure de style de l’hypotypose (figure qui regroupe l’ensemble des procédés permettant d’animer, de rendre vivante une description au point que le lecteur « voit » le tableau se dessiner sous ses yeux. Il s’agit donc d’une figure de suggestion visuelle.) semblerait être, selon les deux auteurs, une des marques de l’écriture contemporaine. Ce qui pourrait nous permettre de conclure, toujours pour sourire, sur l’idée qu’on n’invente décidément plus rien depuis déjà longtemps, mais ce serait sans doute caricatural, car heureusement la littérature continue sa marche en avant (en tout cas dans les romans ou la poésie de quelques écrivains qu’il pourrait s’avérer intéressant de soutenir en les lisant).

Retour dans la neige, Robert Walser

Les courts récits qui composent ce recueil ont tous été publiés du vivant de Robert Walser, en feuilleton dans la presse allemande. Ils ont tous pour thèmes les petites choses simples de la vie, une promenade, un dimanche à la campagne, un voyage en train ou en tramway, des rues, etc… et on y retrouve le regard amusé, décalé de Walser, un regard parfois (faussement ?) innocent. De ce point de vue, Retour dans la neige rappelle Vie de poète, même si les textes présentés ici le sont dans un ordre qui peut paraître aléatoire comparé à ceux de Vie de poète, qui donnaient l’impression d’un recueil construit comme un texte unique, avec une progression. On y retrouve aussi un ton unique, une bienveillance et une curiosité de tous les instants pour les autres, comme dans La petite Berlinoise, où il adopte le point de vue d’une petite fille de douze ans, ou dans Madame Scheer, dans lequel il narre la vie d’une vieille dame dont il a fait la connaissance (elle le logeait) et avec laquelle il passe de longs moments à discuter : « Dans le voisinage, chez les commerçants, chez l’épicier, chez le coiffeur, dans les rues et dans les cages d’escaliers, on parlait de la vieille sorcière avare, de la « Scheer », et des paroles par trop grossières et superficielles l’envoyaient au diable. Cela donnait d’elle une image qui ne correspondait en rien à la réalité et à la vérité. » Tel était Robert Walser, un homme plutôt bon, qui ne jugeait guère ses semblables et avait la plume douce, autant que son regard. *

Mais le recueil Retour dans la neige, avouons-le tout de même, m’a semblé moins abouti, moins intéressant que les autres titres de l’auteur lus jusqu’alors, un peu comme les Eaux fortes de Buenos Aires de Roberto Arlt, elles aussi écrite pour un journal. Non pas que les auteurs considèrent qu’un texte qui paraîtra dans la presse n’ait pas à être soigné (les deux écrivains ne bâclaient pas), mais peut-être parce que le propos a moins d’ambition que quand il participe d’un projet éditorial plus personnel. Allez savoir… Il n’en reste pas moins que Retour dans la neige est un petit livre qui se lit bien et qu’il pourrait tout à fait faire office d’introduction à la littérature walserienne pour un lecteur qui ne connaîtrait pas encore cet écrivain dont vous entendrez, à n’en pas douter, encore parler ici.

* Ajout de dernière minute, après avoir publié le texte ci-dessus : on retrouve évidemment dans les textes de Retour dans la neige les qualités de plume de Walser, en particulier des premières phrases le plus souvent très réussies, dont voici quelques exemples : « Il y a probablement peu de gens qui apprécient la ruelle du Bas, que j’aime, moi, pour son air d’antiquité. » (La ruelle du Bas) ; « Un soir, après le repas, j’allai encore en hâte au bord du lac drapé dans je ne sais plus très bien quelle mélancolie pluvieuse et sombre. » (Au bord du lac) ; « A l’instant même précédant le réveil, je fis un rêve d’une étrange beauté dont une demi-heure plus tard, je ne savais rien de plus. » (A l’aube), etc…