L’écrivain qui n’a qu’une main, Mario Bellatin, nous propose avec Leçons pour un lièvre mort un roman discontinu, en 243 courts paragraphes-chapitres, fragments peut-être, un roman halluciné où il est vaguement question de l’art littéraire de Sergio Pitol, autre auteur mexicain à qui Bellatin voue visiblement une admiration certaine, où il est question de Josef Beuys (ce qui explique le titre du bouquin), et où il est question d’un écrivain manchot dont la main artificielle branchée sur son cerveau se met à dysfonctionner. L’état mental de l’écrivain ne va guère mieux et le texte s’en ressent (c’est peut-être celui que nous avons sous les yeux). La structure du roman, morcelée à souhait, demande à qui veut le lire et en faire l’analyse un cerveau agile et une détermination à toute épreuve. Le modeste auteur de ces humbles lignes, tout ouvert qu’il est à l’innovation littéraire, s’est laissé porter par ce texte sans chercher à en prendre le dessus en le comprenant, et a fait le constat que l’auteur avait gagné la partie et que le lecteur, mis échec et mat, n’avait pas pris grand plaisir à la partie. Ce cerveau débile s’avoue donc défait et s’en tient à ces quelques lignes pour reconnaître sa défaite sans chercher à prouver quoi que ce soit en faisant mine d’avoir compris le bouquin. Fin des jeux.
Terre de feu, Chili, 1901. José Menendez, riche propriétaire terrien, engage trois de ses employés pour traverser la Terre de feu et se rendre à cheval jusqu’au bord de l’Atlantique, avec plusieurs objectifs en tête : faire un repérage dans le but d’ouvrir une route qui relierait les deux océans, en traversant Chili et Argentine, et déposséder les populations autochtones de leurs terres, entre autres. Son « activité » : le mouton. Activité rentable qui nécessite cette route. Ses hommes : le lieutenant MacLennan (un soldat britannique impitoyble), un mercenaire américain trouvé au Mexique, et le jeune métis chilien, Segundo, que MacLennan a choisi pour son habileté au tir à la carabine. Les trois hommes partent donc pour un long voyage, semé potentiellement d’embuches, au cours duquel chacun va se révéler, mais au cours duquel, surtout, Segundo va voir à l’oeuvre la façon dont les blancs traitent les indigènes et construisent leur nation, dans la violence la plus assumée et la détestation de qui n’a pas la peau blanche.
La première partie du film fait penser à un western, mais là n’est pas l’essentiel, puisqu’il s’agit bien pour le réalisateur de se pencher sur l’histoire de son pays et en explorer les fondations. Civiliser la Terre de feu consiste pour MacLennan et le mercenaire, mais aussi pour Menendez, à tuer sans scrupules les Indiens qui ne représentent pas une menace pour les Blancs et se contentent de vivre pacifiquement sur leur terre. Mais, comme le dit Menendez à un envoyé du nouveau gouvernement (désireux de traiter moins inhumainement les natifs) : « Avec ces Indiens, on ne négocie pas. » Mais la fin du film, en nous montrant un émissaire qui souhaite dialoguer avec le peuple indien, pour recueillir des témoignages édifiants sur la sauvagerie des propriétaires terriens et de leurs sbires, nous montre que cette nouvelle posture n’échappe pas à l’autoritarisme et à une forme de dogmatisme qui impose aux indigènes de se soumettre et d’adhérer à l’idéal de la construction de la nation. Que ce soit avec Menendez et MacLennan ou avec ces nouveaux dirigeants aux velléités humanistes, Segundo n’aura pas eu le choix ni la force de s’opposer. Sa femme, elle, incarne la figure de la rebelle qui finit par dire non aux injonctions du Blanc venu de la capitale. Le spectateur se dit en visionnant ce film que le Chili s’est construit sur la violence et la haine de l’autre et qu’il y avait peut-être dans ces fondations vénéneuses comme l’annonce d’un futur politique tout aussi venimeux. En souhaitant que le peuple se débarrasse à tout jamais d’une classe politique détestable et fasciste, inféodée au capitalisme dont elle est le José Menendez ou/et le MacLennan.
Arthur, un Anglais échoué dans une petite ville italienne, retrouve à sa sortie de prison sa bande de pilleurs de tombes étrusques. Il y vit dans une cabane digne d’un bidonville, voit de temps en temps une vieille dame qui l’accueille à bras ouverts et le nourrit un peu. Puis on le voit exercer son don de sourcier pour trouver une tombe, car il sent le vide sous ses pieds, il a ce pouvoir-là. La plupart du temps, les découvertes, qu’ils revendent à un spécialiste de l’art antique, ne leur rapportent que peu d’argent, de quoi survivre sans travailler. Le choix du 16/9e pour filmer ces scènes poétiques qui structurent le film à la façon d’un patchwork est on ne peut plus judicieux. On a l’impression d’être devant un « vieux » film, et c’est très bien. Progressivement, la présence-absence d’une jeune femme (Beniamina) qui a été vraisemblablement la compagne d’Arthur et a disparu on ne sait comment ni pourquoi installe une dimension onirique dans l’intrigue (on peut se demander s’il y a intrigue au sens classique du terme…). Sa robe en laine se détricote, un fil rouge qui revient dans toutes les scènes où elle apparaît (fruit des rêves et rêveries d’Arthur), joue un rôle essentiel puisqu’on la (le) retrouve dans la dernière scène du film, dans laquelle l’histoire du couple trouve plus que son dénouement, un véritable lien qui fait de ce film une version contemporaine du mythe d’Orphée et Eurydice.
Il y a aussi Italia, une jeune femme chanteuse (et quelle mauvaise chanteuse !) qui reçoit des cours de chant de la vieille dame contre son travail de domestique, et réussit à plaire à Arthur, un temps. Mais Italia est trop terrestre et le poète que rien ne peut plus attacher à la vie, même une jeune femme aussi solaire (et terrestre), reprend son chemin vers ce qui est, de toute évidence, son seul destin. Un film différent, avec des personnages humains et attachants, un film dont la forme et le fond semblent merveilleusement en cohérence et qui rend un hommage magnifique, en liant étroitement profane et sacré, aux trésors de la grande Antiquité.
Un très court livre consacré à la petite enfance du fils de l’auteur, à ses premières expériences dans la vie, avec la même prose poétique que celle du roman Fraudeur, chroniqué en fin d’année dernière sur ce blog. Après l’enthousiasme de la découverte, ce texte (présenté par les Editions de Minuit comme un de ses livres emblématiques – on se demande un peu le pourquoi d’un pareil emballement…) n’a pas eu le même effet sur le modeste auteur de ces humbles lignes. Par rapport au « roman » Fraudeur, c’est qu’il manque sans doute à Marin etc… l’imaginaire et l’ampleur d’un univers riche et propice à l’écriture poétique de l’écrivain. Ici, on sent un peu trop la présence de l’auteur (deuxième personnage principal du livre, après le bébé) et l’univers, tout comme celui d’un nouveau né, est quelque peu restreint. Très courts paragraphes consacrés à la découverte du monde très proche (la chambre, la maison, le jardin, l’extérieur du jardin… mais pas trop loin), à la découverte de son propre corps, des géants (les parents), d’un monde fantasmatique aussi, peuplé d’animaux, entre autres. Bref, bien que très désireux de faire un pas de plus dans la rencontre de ce bel auteur à la plume littéraire aiguisée, nous n’avons pas eu le bonheur de nous extasier de cette prose parfois enfantine (même si toujours très adulte) et délibérément poétique (il semble bien que ce soit la marque de fabrique de Savitzkaya), mais dont le propos ne nous aura pas touché plus que cela. Quelques beaux passages, certes, mais aussi quelques trop nombreux paragraphes qui ne touchent pas leur but, comme ce baiser de l’enfant qui tend la joue et embrasse l’air, célébré à la page 42. Roman en mille chapitres dont les neuf dixièmes sont perdus, comme le sous-titre Savitzkaya, on peut se demander pourquoi ce dixième serait si important pour le lecteur qu’on le lui ferait lire en le vantant comme un chef-d’oeuvre. Qu’il fut important pour le père d’écrire un très court recueil de très courts textes (fragments) sur les premières années de sa progéniture, soit, qu’il fut aussi essentiel de le publier ne nous semble pas une évidence. Qu’à cela ne tienne, nous trouverons bien un récit de Savitzkaya dont l’existence nous semblera plus justifiée. Cette chronique quelque peu désabusée n’est en rien une condamnation au bannissement.
La Version, premier roman de Debora Levyh (écrivaine belge, à ne pas confondre avec une autre, anglaise celle-là dont le prénom est Deborah…) porte bien son titre. Incipit : « Très franchement, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un monde dans la langue d’un autre monde. Je ne veux pas dire que ce ne serait pas souhaitable, simplement que ce n’est peut-être pas possible. A moins de recourir à des artifices. » Or, la narratrice (ou le narrateur, allez savoir…) le dit et le répète : « »Entendons-nous bien, rien de ce que je raconte n’est métaphorique. » Pas de symbolisme non plus. Il faut donc prendre tout au pied de la lettre et se contenter d’un vocabulaire nécessairement insuffisant (même si la langue utilisée pour cette description irréalisable invente quelques néologismes bien sentis pour parler de coutumes fantastiques) pour décrire un monde qui n’est régi par aucune de nos lois physiques (ou presque). Il s’agit donc d’une traduction (version) impossible d’un autre monde, d’un autre peuple dont les us et coutumes, dont les règles diffèrent fondamentalement de celles des humains de ce monde (le nôtre). Un autre monde ? Serions-nous face à un texte de science fiction, ça se pourrait bien après tout ? Que nenni. Le monde en question serait-il celui d’une tribu humaine vivant dans un coin caché, très reculé de notre bonne vieille terre ? Il semble que non. Nous, lecteurs, ne répondrons pas à cette question autrement que par l’interprétation, car le texte n’y apporte pas de réponse définitive, et c’est aussi bien. Il se trouve que ce monde-là n’a pas le même temps que le nôtre : pas de saisons, températures oscillant entre 28 et 32°, un temps insaisissable. Il se trouve que le peuple qui nous est décrit a une conception de l’espace bien étrange, il ne connaît ni les points cardinaux ni haut ni bas, etc… Il se trouve que ce peuple est étrange et très différent. Pas de conception de l’identité, par exemple, chez ces êtres qui, s’il ressemblent à des humains (a priori), sont tout aussi éloignés des humains que le sont généralement les extraterrestres. Le texte prend rapidement la tournure d’un mélange des genres qui convoque récit, anthropologie ou sociologie et poésie. Le texte narre des habitudes de vie, dans des descriptions concrètes qui pourraient faire penser à des jeux d’enfants adultes (oui, mais la notion de jeu n’est pas de mise chez ce peuple-là, un des nombreux paradoxes de ce monde-là, qui n’en est pas à ça près) et dans des descriptions concrètes qui bien vite nous font découvrir un monde où l’abstraction prédomine. Les êtres étranges qui le peuplent sont de grands silencieux, par peur que l’attention consacrée à la parole les détourne de ce qui peut advenir pendant qu’ils parlent… Ouh ! ça ne va pas être simple, cette histoire. Le texte s’en tient la plupart du temps à des choses qu’on pourrait dire prosaïques, mais le fait avec un sens poétique exacerbé… Paradoxes, disions-nous…
Les êtres qui composent ce peuple (pas nommé pendant toute une très grande partie du roman, puis, quand approche la fin, enfin nommé – mais ça ne change rien, puisqu’il s’agit en réalité d’un peuple entre les autres peuples) se métamorphosent parfois, changeant d’apparence physique et même de nom (rappelez-vous, ils n’ont pas d’identité). Leur vie est consacrée, la plupart du temps, au corps, aux sensations, ils créent des objets nouveaux (des agencements de matière, plutôt, dans la langue de la narratrice) ou recréent à la perfection des objets déjà existants… ils lisent et écrivent des textes, dont ils font des livres, qui évoluent au gré de la volonté des lecteurs écrivains, qui font évoluer l’objet texte. Ils créent des agencements de matière qui évoluent, eux aussi, produisent un résultat en se transformant. Comment dire ces pratiques sans utiliser leur langue (que la narratrice ne parle pas, même si elle a fini par la comprendre, et pour cause puisqu’ils n’ont pas de dictionnaire et que le sens des mots chez eux est mouvant, comme tant de choses encore dans leur monde) ? La question revient comme un leitmotiv, de lojn en loin. Et la narratrice reconnaît que la langue est insuffisante pour décrire l’inconnu, le nouveau, le différent, ce que nombre d’écrivains ont pu dire eux-mêmes de leur outil de travail. Mais Debora Levyh en fait sans doute le thème premier de ce roman, avec une belle inventivité, une belle créativité poétique, une exigeance littéraire certaine (qui peut toutefois, dans certains passages de ce court, mais très dense, roman épuiser le lecteur par excès d’abstraction). Un texte qui rappelle très clairement le très court et intense roman de François Bizet, Dans le Mirador, chroniqué sur ce blog il y a un ou deux ans et publié, nous semble-t-il, chez le même éditeur que La Version.