Réinventer le Roman, Alain Robbe-Grillet et Benoît Peeters

Entretiens inédits filmés en 2001, puis transposés pour l’édition de ce livre, le dialogue entre l’écrivain et l’essayiste et biographe est d’un intérêt incontestable pour l’amateur du nouveau roman qui connaît encore mal l’oeuvre de Robbe-Grillet, et en particulier ses films, mais aussi sa vie. Car les dialogues commencent par l’enfance et la jeunesse du maître du nouveau roman, ses parents d’extrême-droite (eh oui !). Peeters est un admirateur de l’écrivain, il lui a consacré une biographie, connaît son oeuvre parfaitement et a su s’effacer habilement pour permettre à son interlocuteur de s’exprimer librement. Il est vrai que les deux hommes se connaissent depuis longtemps. Peeters, tout jeune homme, a envoyé ses premiers textes à Robbe-Grillet, celui-ci l’a rencontré et même, à l’occasion, recherché. Il résulte de cette relation de sympathie que le « vieil » écrivain accepte en 2001 de se confier à son « jeune admirateur ». Il semble, à en croire Peeters, qu’interviewer Robbe-Grillet n’est pas chose simple : « Il était clair qu’il voulait être le maître du jeu, comme il l’avait toujours été. Le problème qui se posait à moi était donc de le déstabiliser de temps en temps sans trop l’agacer… »

Le livre s’ouvre sur le fameux « J’aime, je n’aime pas » de Robbe-Grillet. « Je n’aime pas penser à ce que je n’aime pas », écrit-il sans pourtant s’y refuser totalement, mais en finissant son texte par bien plus de choses qu’il aime pour conclure par « J’aime bien agacer les gens, mais j’aime pas qu’on m’emmerde ». Les choses sont dites, et elles sont claires. A bon entendeur salut ! Le texte n’est pas écrit à la demande de Peeters, il l’a été en 1980, à la demande de France Culture. On ne sait pas pourquoi il figure ici, mais c’est bien de pouvoir le relire.

Après quoi, une cinquantaine de pages sont consacrées aux jeunes années de l’écrivain. Puis, c’est son oeuvre littéraire qui est revue par les deux hommes, en faisant un détour par la figure de l’éditeur Jérôme Lindon, puis un autre par les deux écrivains du XIXe siècle Balzac et Stendhal (la théorie du nouveau roman de Robbe-Grillet s’est appuyée sur une analyse critique (très critique) du roman balzacien) : « C’est Eugénie Grandet et Le Père Goriot ! Bon. Ils sont d’époque, très bien. Qu’ils restent à leur époque. Mais Eugénie Grandet, je n’étais pas le premier, quand même, à le condamner. » et, plus loin, « Cette condamnation de ce Balzac-là, elle avait eu lieu sous la plume de Sartre lui-même, qui est un littéraire, sorti de l’Ecole normale supérieure, etc. » et enfin : « Je n’ai donc pas une passion considérable pour Stendhal, pas du tout comparable à celle que j’ai pour Flaubert, mais il y a dans son oeuvre de très longs passages de ce type-là, beaucoup plus modernes que chez Balzac, alors qu’ils sont à peu près contemporains… »

Les entretiens se terminent sur l’étude des films de Robbe-Grillet, dont Peeters parle comme d’un nouveau cinéma, qui donnent incontestablement envie au Béotien en matière de cinéma Grilletien de les découvrir. Un petit livre d’entretien indispensable pour les curieux d’un auteur trop souvent décrié par méconnaissance et conformisme tout autant que pour les passionnés de l’auteur du nouveau roman et cinéaste qui n’auraient pas vu les deux DVD tournés en 2001. Soyez curieux !

La Romancière, le film et le heureux hasard, Hong Sang-Soo

Dans une banlieue de Séoul, la vitrine d’une librairie et une femme qui pousse la porte, entre pour ressortir aussitôt et s’installer à une table devant la boutique. La femme qui vient lui demander ce qu’elle souhaite boire la reconnaît aussitôt. Les deux femmes se connaissent en effet, et Junhee, celle qui est venue de la grande ville pour revoir son amie perdue de vue, est une écrivaine reconnue. Un peu plus tard, dans un musée, elle rencontre un réalisateur de cinéma qui a failli adapter un de ses livres, puis y a renoncé. Ils décident d’aller marcher le long de la rivière Han où ils rencontrent Kilsoo, une jeune actrice qui vit là avec un homme et s’est retirée du cinéma. Le cinéaste, un homme d’une cinquantaine d’années, parle de gâchis et lui explique, avec une certaine lourdeur, qu’elle est regrettée dans le milieu. Il n’y a dans ce nouvel opus de Hong Sang-Soo guère plus d’intrigue que cela. Les personnages se parlent, mais ne se comprennent guère. Junhee réagit vivement à la façon dont le cinéaste s’adresse à l’actrice, le tance comme il le mérite, provoquant son départ. Cela lui permet de rencontrer plus simplement Kilsoo et, la complicité entre les deux femmes s’installant rapidement, de lui proposer de tourner un film, un court-métrage, qui ne serait pas un documentaire, mais sans lui donner plus de précisions sur la teneur de cette fiction. Mais l’écrivaine n’est pas au bout des rencontres de hasard, puisque Kilsoo lui propose de l’accompagner pour accueillir un vieux poète, dans la librairie de leur amie commune.

Comme les films précédents de ce réalisateur touche-à-tout qui tourne beaucoup, et fait quasiment tout dans son travail (jusqu’à la musique), ne laissant à un autre technicien que la prise de son, La Romancière, le film et le heureux hasard est un petit bijou dans lequel ce qui compte, ce n’est pas le récit, mais le discours. Parmi les thèmes abordés par les dialogues de ce film, qui peut faire penser dans la forme à ceux du Français Eric Rohmer, l’admiration : à deux reprises, l’écrivaine s’entend dire qu’elle est charismatique, ce qui semble l’étonner. Le cinéaste, qui est très content de lui-même, en attendrait peut-être autant. Autre thématique du film les petites rancoeurs du passé permet au dialoguiste de mettre dans la bouche de ses acteurs quelques répliques piquantes. Mais les rencontres entre femmes sont touchantes et elles s’en sortent toujours mieux que les hommes, engoncés dans leur autosatisfaction ou leurs petites « tares », qui les rendent souvent pitoyables. Ainsi en va-t-il du vieux poète, grand alcoolique devant l’éternel, qui semble fasciné par son amie écrivaine, mais incapable de mieux faire que boire en sa compagnie ou avoir avec elle autre chose qu’une relation sans lendemain. Quant à la romancière, personnage principal du film, tournée vers l’avenir tout en vivant le présent avec une certaine intensité, malgré ses failles, elle semble avoir les faveurs du réalisateur, par son insatiable curiosité, sa belle modestie, son ouverture aux autres et sa sincérité. Encore un beau film de Hong Sang-Soo, dans un noir et blanc qu’il affectionne (peut-être aussi pour des raisons économiques) et qu’il maîtrise à la perfection, tout en se permettant une courte incursion dans la couleur lorsque les deux nouvelles amies tournent le court-métrage qu’elles visionnent l’une après l’autre à la toute fin du film sans que rien ne se dise sur le sujet.