Toute une moitié du monde, Alice Zeniter

Après avoir chroniqué le livre d’entretiens de Richard Gaitet avec Alice Zeniter, nous nous rappelons nous être dit que nous ne lirions sans doute pas le moindre livre de cette autrice. Comme se contredire ou se démentir est un sport qui nous agrée, Toute une moitié du monde nous est tombé entre les paluches et le voilà lu et chroniqué ici. Il s’agit d’un essai littéraire et féministe, peut-on dire pour le présenter en peu de mots. D’un essai féministe sur la littérature ? Peut-être mieux… Les trois citations de journalistes présentées non pas en quatrième de couverture, mais en première, se gardent bien d’évoquer le féminisme du texte et de l’autrice, comme c’est étrange. Le titre est pourtant assez clair. Mais la maison d’édition responsable de cette édition en poche doit considérer qu’il vaut mieux se montrer discret sur le sujet…

Bref, Alice Zeniter s’appuie sur son expérience de lectrice et d’autrice pour traquer, jusque chez elle, la tendance des écrivains à ne pas prendre en considération, dans la liste des personnages de leurs romans, les femmes ou alors d’en faire des personnages limités, comme les hommes ont toujours considéré qu’il était de bon temps de parler des femmes en les réduisant à ce qu’ils pensent qu’elles doivent être. A tel point qu’elle avoue s’être elle-même surprise à n’avoir écrit que des personnages de femmes physiquement belles. Ce à quoi elle a remédié par la suite. Dans le chapitre La Parade virile, elle aborde le thème des écrivains hommes qui écrivent avant tout des « histoires-de-héros-virils-qui font-des-trucs » (Hemingway, mais pas que lui, dans le collimateur…). Bien vu, et assez drôle. Zeniter fait appel au test de Bechdel, à Toni Morrison (amplement, en citant des passages entiers de certains de ses entretiens), à de nombreuses écrivaines (Joan Didion, Virginie Despentes, Anne-Marie Garat, etc…), mais aussi à des écrivains, à des hommes (comment faire autrement ?), elle se livre à une comparaison de Madame Bovary et de L’Amant de lady Chatterley, pour conclure que si elle trouve ces deux livres magnifiques, elle ne considère pas que l’adultère auquel toutes deux se livrent après un « mariage quasiment forcé constitue un horizon désirable », elle voit par ailleurs en Bovary une gourde (et non une féministe ou une femme moderne avant l’heure), elle traque, et il y a de quoi faire, les marques du sexisme dans les livres, mais aussi dans le milieu éditorial (l’expérience du jour ou un éditeur lui reproche sa façon se se fringuer lorsqu’elle assure la promotion de ses bouquins, par exemple). Mais Zeniter s’intéresse aussi à l’écriture, à sa propre démarche, à ses envies de sortir de ce que Sophie Divry appelle le roman as usual, qu’elle ne semble pas capable pour autant de suivre jusqu’au bout, se demande comment raconter autrement… Tout cela est assez stimulant comme le dit un magazine d’actualité de gauche… Concernant la forme de l’essai, elle a décidé de la pervertir, de ne pas en suivre les règles, et ça donne donc un livre plus agréable que la plupart des essais sur la littérature un rien universitaires (une autre façon de dire que beaucoup sont chiants), plus intellectuellement surprenant, mais pas non plus un grand essai sur la littérature, un très bon livre et c’est déjà bien. Un très bon livre qui nous rappelle que la littérature a été longtemps écrite par des hommes et pour les hommes et qu’il est sans doute temps que cela change un peu.

L’Homme apprivoisé, Horacio Castellanos Moya

Dernière traduction d’un roman de Moya, L’Homme apprivoisé permet au lecteur fidèle du maestro de retrouver le dernier personnage principal de Moronga qui, après sa période nord-américaine dont le climax malheureux le laisse pantelant et en pleine crise de paranoïa aiguë à la suite d’une sordide accusation, fausse qui plus est, d’abus sexuel sur mineure, dans un pays d’Europe où on ne s’attendrait sans doute pas à le croiser, la Suède. Il y a suivi une infirmière qui l’a soigné, connaît donc sa pathologie, mais l’a invité à le suivre dans son pays où elle repartait. A Stockholm, il vit donc chez elle, en vivotant : il ne parle pas la langue et semble dans l’incapacité morale de l’apprendre. Erasmo Aragon, car c’est évidemment de lui qu’il s’agit, est un personnage central dans l’oeuvre de Moya, il apparaît dans au moins quatre de ces romans et, bon an mal an, le lecteur s’habitue à lui. Il est parano depuis le tout début – on le serait à moins -, il a sa petite obsession qui le rend, sinon sympathique du moins amusant : le cul bien rond des belles jeunes femmes, leur fin duvet doré quand elles sont blondes et bien d’autres choses encore, dont leur petites chattes bien étroites qui n’est rien d’autre que l’une des façons dont le narrateur évoque le mont de Vénus des dames, et qui rend exactement la façon dont l’antihéros du roman envisage ses maîtresses, quelle que soit la relation qui les lie, car Erasmo déteste plus que tout le politiquement correct (pas de chance, l’infirmière suédoise a été élevée dans le ploitiquement correct) et est en matière de libido un gentil obsédé du cul. Le lecteur fidèle de Castellanos Moya se dit alors que le narrateur du roman nous montre dans ce qu’elles ont de plus cru les pensées intimes d’un personnage d’homme sud-américain et sacrément macho, il ne se demande pas si l’auteur écrit ainsi par habitude ou parce qu’il est lui-même machiste. De toute façon, le lecteur fidèle de Moya est habitué à la démesure du maître et n’est pas assez crétin pour lui coller sur le dos toutes les folies de ses personnages. Ce que font en revanche les tarés des pays d’Amérique du Sud qui n’aiment pas qu’il écrive sur les violences des militaires du Salvador pendant la guérilla et lui adressent donc pour cela des menaces de mort.

Revenons à Erasmo Aragon, sa bluette (ironie) avec la Suédoise Josefin sera finalement de courte durée, et se termine en apothéose sur un événement délirant que nous ne dévoilerons pas. Il va devoir quitter l’Europe et envisager de rejoindre l’Amérique du Sud où il imagine qu’évidemment il n’est pas le bienvenu. Exil de celui qui a connu la dictature sous ses traits les plus violents (les morts violentes dans la famille Aragon sont trop nombreuses pour qu’on puisse les compter sur les doigts d’une seule main), pour qui il n’y a plus nulle part où aller, folie maîtrisée chimiquement mais toujours là, obsessions diverses et variées, omniprésence du passé, alcoolisme consolateur (sauf pendant un traitement aux antidépresseurs) tous les ingrédients qui font d’Erasmo un personnage emblématique de La Comédie inhumaine sont une fois encore au rendez-vous. Et même quand il trouve momentanément refuge dans un havre de paix où il pourrait fuir ce passé, tout remonte à la surface et le pauvre peut se demander une nouvelle fois, car c’est peut-être sa phrase fétiche, comment il a pu en arriver là ou encore comment il s’y est pris pour se foutre dans un tel merdier (ce qui revient, il est vrai, au même). Quant à l’avenir, il est forcément sombre car comme le lui dit un ami latino à l’idée qu’Erasmo évoque de rentrer au pays, ou tout au moins de se rendre au Guatemala : « Tu es fou. Tu vas te faire pourrir l’existence par les maras. » Les maras, ces gangs criminels, qui dès lors qu’ont les paye pour le faire se livrent sans état d’âme aux plus sales besognes. Erasmo, tu es fou ?…

N’hésitez pas à lire un bouquin d’Horacio Castellanos Moya, vous n’avez sans doute jamais eu pareille prose sous les yeux (l’air de rien, c’est foutrement bien écrit, de mieux en mieux nous semble-t-il, dans un style qui va volontiers vers une phrase longue mais aussi rythmée que celle des premiers romans plus tournée vers la brièveté, le dynamisme et l’efficacité, bref une forme qui ne fait qu’un avec le fond, depuis le début jusqu’à aujourd’hui) et l’originalité est chez lui une seconde nature qui nous offre un grand bol d’oxygène dans une littérature mondiale qu’on pourrait croire parfois atteinte d’un mal lié au système éditorial capitaliste le plus trivial : la banalité et l’absence de génie créatif. Les exceptions sont trop rares pour les laisser passer.

Sur un Os, Ricardo Elias

Une fois n’est pas coutume, on ne crachera pas ici ce soir sur le plaisir de la narration… Car on s’est laissé aller avec délectation à tous les « pièges » auxquels on ne cède que de plus en plus rarement : intrigue acceptée et suivie avec intérêt et son corollaire, sympathy for the devil : les personnages, et même, gâteau sur la cerise : légère déception de couper à un happy end (là, on abuse carrément). Rien d’étonnant à ce que ce roman nous vienne du Chili (Amérique du Sud), on compte là-bas encore quelques très bons écrivains narrateurs, qui aiment (se) nous raconter des histoires, et des histoires qui vous attrapent le lecteur par le bout du nez et vous le font retomber dans l’enfance de la lecture. Pas de honte à ça, qu’on se le dise. On assume de s’être abandonné à un plaisir de plus en plus rare, car les écrivains français qui veulent nous la jouer narrateurs sont si faibles qu’on peut bien se faire un petit bonheur de lecture comme quand on était jeune.

Pourquoi ce roman chilien fonctionne-t-il aussi bien ? D’abord un lieu : la prison. Une prison crédible, sans que le livre nous plonge dans le marasme pour cela. Ensuite l’humour, la drôlerie. Même si les situations sont pour la plupart conformes à la réalité, Ricardo Elias se plaît à camper des personnages sympathiques (pas que…), des situations cocasses (pas que…) et nous embarque dans sa prison où on aurait presque envie d’entrer tant les règles (d’airain) en sont souvent contournées. Enfin, l’originalité du sujet, L’Idée : Lalo, un taulard qui reste la plupart du temps enfermé dans sa cellule et ne profite que rarement des sorties autorisées dans la cour, a le bourdon, il a « besoin d’air » comme il l’avoue à un copain qui s’étonne de le voir dehors. Et il commence à creuser un tunnel depuis sa cellule, sauf que : quand il attaque la terre, il tombe très rapidement sur un os, des ossements, et s’aperçoit qu’il a mis le doigt sur un squelette de dinosaure ! La messe est dite, on continue de creuser (car Lalo a de l’aide) et on sort donc ce squelette entier qu’on « planque » dans la cellule. La bibliothèque de la taule où personne ne va jamais commence à se remplir de types qui s’intéressent soudain à la paléontologie, et même à d’autres domaines proches, s’aperçoivent que lire est un sacré bon truc et les conversations changent, ainsi que la langue. Bref, plutôt que de faire sortir un taulard de sa prison, le tunnel y fait entrer la culture. Il fallait y penser. On décide de reconstituer le squelette, de l’exposer dans la cellule, de faire payer la visite, etc… C’est assez jubilatoire, ça se dévore plus que ça ne se lit, les rebondissements se multiplient, bref, tous les ingrédients d’une très bonne narration sont dans la marmite dans laquelle mijote une sacrée bonne soupe. On ne dira rien de la fin. Mais on laissera la parole à l’auteur, Ricardo Elias, dont il faut espérer que d’autres textes nous parviendront en français, et qui dit qu’il ne voulait pas écrire « un autre bouquin sur les prisons » et a donc choisi « le sarcasme et la parodie » pour que sa prison soit « la somme de toutes les prisons » mais qu’au bout du compte « elle n’en soit aucune ». Pari gagné, publié en France par L’Arbre Vengeur (une maison à découvrir) et traduit par Guillaume Contré (dont nous avons chroniqué le très beau Palais mental que vous trouverez dans les derniers textes sur les romans qu’on a lu ces dernières semaines). Sur un Os ? Allez-y, les amis, mais allez-y ! Y a pas de mal à se faire du bien.

Cette Brume insensée, Enrique Vila-Matas

Nous y voilà donc ?… Après avoir été un défenseur acharné de Vila-Matas, lisant avec délice tout ce qui de sa plume me tombait sous la main, après m’être délecté de l’innovation de son art romanesque, après y avoir trouvé l’inspiration pour des propositions d’écriture présentées à des participants qui se disaient en souriant, Tiens encore Vila-Matas… après la déception qu’a représenté Mac et son contretemps, voilà qu’il s’en serait fallu de peu que Cette Brume insensée (titre emprunté à Raymond Queneau, ce qui est habile quand on raconte un professionnel de la citation – la seule bonne idée du livre, finalement ?) ne me tombât des mains. Nom de Dieu, le maître est en panne, le maître se répète inlassablement au risque d’emmerder son lecteur, le maître est à court d’idées nouvelles et amusantes et intelligentes et le maître fait le malin avec un bouquin qui pérore, un bouquin qui creuse une fois encore le thème usé du grand écrivain qui disparaît (et de nous resservir Thomas Pynchon qui sert de modèle à son Grand Bros, un écrivain catalan raté qui connaît le succès à NY en y disparaissant tout en exploitant son petit frère « pourvoyeur de citations » pour nourrir ses bouquins, ce qui donne à celui-ci l’impression d’avoir contribué, mieux, d’avoir donné sous forme de messages codés à son célèbre frangin la clé de la réussite littéraire de ses romans), un bouquin qui nous la rejoue avec ces histoires de citations véritables ou inventées, bref un bouquin « rien-de-nouveau-sous-le-soleil-catalan » ! La vie du petit frère resté au bercail, pas loin de Cadaqués, aurait pu nous être infligée avec moins de complaisance, sa petite amie qui disparaît (et allez !) aussi, mais plus encore, sa relation paranoïaque avec son grand frère nous épuise et leur rencontre, après des décennies de distance, d’absence, est sans intérêt. Quant au discours sur la littérature, central dans toute oeuvre de Vila-Matas, il finit de couler le roman. Difficile il est vrai de se renouveler et de continuer à plaire quand on creuse toujours le même sillon d’un mélange des genres (littéraires) et de thématiques récurrentes. On ne jettera pas ce livre au fond d’une boîte à livres de la bonne ville de Nîmes sans reconnaître qu’ici et là on peut être à deux doigts de s’intéresser au discours sur la littérature de notre écrivain espagnol fétiche, mais c’est bien parce que c’est lui car, force est de le clamer ici, Cette Brume insensée confirme hélas que l’inspiration du maître semble s’essouffler et l’intelligence stupide de ses romans publiés chez Bourgois (sauf le dernier) semble se diluer dans une volonté de démonstration et le recours à une psychologie épuisante auxquelles il n’avait pas habitué ses lecteurs. Ne reste plus qu’à espérer que le rebond ne tarde.

Fraudeur, Eugène Savitzkaya

A la recherche de nouveaux littérateurs explorant des contrées en friche ou inédites, nous sommes tombés (par le hasard d’un coup d’oeil dans une boîte à livres) sur cet écrivain dont le nom nous était connu, mais sans avoir encore ouvert un seul de ses livres. Le hasard fait parfois bien les choses, car Fraudeur est un roman étrange, un objet différent, de ceux qui confirment que la littérature et le roman ne sont pas morts (malgré l’inanité des rentrées littéraires françaises qui proposent jusqu’à la nausée des romans enfoncés jusqu’à l’os dans l’ornière de la littérature qui se vend, des objets d’édition à vomir, bref de la MERDE). Il est vrai que l’écriture de Savitskaya semble menée par la danse poétique. Aussi le récit, l’histoire de Fraudeur nous est-elle distillée en discontinu, sans souci de respecter intrigue et chronologie, cohérence (pour le lecteur lambda soucieux de tout comprendre sans effort) et autres repères facilitateurs de lecture façon page-turner, mais avec le souci évident de choyer la langue, de déployer une poésie lumineuse qui anime de toute évidence ce Savitzkaya. Nous serions curieux de savoir combien ça vend, un Savitzkaya. Une évidence, publié chez Minuit, l’auteur y a été accueilli par Jérôme Lindon, un de ces grands éditeurs qui semblent aujourd’hui une espèce en voie de disparition. Un de ces grands messieurs qui osaient prendre le risque de publier des livres qui ne se vendraient peut-être pas si bien, mais de beaux livres. Fraudeur, c’est « l’histoire romancée d’un garçon fraudant la vie comme on fraude l’Etat, la douane, le fisc, l’église ou la couronne. » annonce la quatrième de couve du livre. Voilà qui suffit pour dire quelque chose de l’intrigue (si intrigue il y a…). Il y a une famille, il est question du père, d’une mère qui dort beaucoup, d’un garçon et de ses frères. Tout le reste évoque avec une poésie en prose remarquable la vie à la campagne, la nature et deux ou trois choses encore. Si vous voulez en savoir plus, prenez connaissance de cette écriture merveilleuse.

« Je n’ai jamais tenu de journal, je n’ai rien à dire sur ma vie immédiate. Ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas non plus le sentiment d’écrire de roman. Pour Mentir (1977, le premier), j’avais besoin d’une autre façon d’écrire. Je ne me vois pas bien fignoler une histoire. Je ne vois aucun intérêt à construire quelque chose. Ce qui compte pour moi, c’est de dire au plus juste ce que j’ai vu, compris. Je ne construis pas d’œuvre. Je n’ai pas de temps à perdre en m’appliquant à une forme quelconque. Je ne lis pas ce qui se publie actuellement. » a dit Savitzkaya dans un entretien lisible sur un site consacré à Hervé Guibert, qui était son ami. A la lecture de Fraudeur, on comprend qu’en effet, l’auteur belge se fout bien des genres (on pourrait appeler ça roman poétique ou poésie romanesque ?…), qu’il cherche en effet une autre façon d’écrire (qu’il a de toute évidence trouvée), que « fignoler une histoire » lui importe peu (comme il a raison) et que l’autofiction n’est pas sa tasse de thé (on évite ainsi un genre sans intérêt). Le bonhomme est radical. Sa conception de l’écriture est de celles qui nous intéressent, en ce qu’elle est une recherche d’autre chose (Something else, comme aurait dit Miles Davis). Il faut des écrivains de la sorte, ce sont eux qui font la littérature. Et ce nom reviendra donc dans les chroniques de ce blog. Les écrivains de langue française contemporains et de très grand talent ne sont pas légion en ce XXIe siècle.

Cicatrices, Juan José Saer

Premier roman de Juan José Saer, Cicatrices est déjà un objet formel de première qualité, jeu auquel l’auteur argentin va s’adonner avec joie durant toute sa carrière d’écrivain différent de ses compatriotes de l’époque à laquelle il écrit en se plaçant délibérément en dehors du courant dominant. Car en 1969, on parle sans doute plus de Garcia Marquez, Vargas Llosa ou Cortazar, qui représentent à eux trois la littérature sud-américaine et plongent toute velléité de différence ou d’originalité dans leur ombre de géants. Saer n’aime pas leur écriture, ne s’en cache pas et développe autre chose, depuis Paris où il vit et écrit son oeuvre dans sa langue natale, mais dans une manière de faire qui pourrait s’apparenter au nouveau roman plutôt qu’à la manière de faire des narrateurs latino. Et il a sans doute bien fait, car aujourd’hui ses livres (réédités et rediffusés) se lisent toujours et son oeuvre est considérée comme essentielle.

Si l’on veut réduire Cicatrices à un prétexte ou un thème central, il n’est pas très difficile de le faire en une phrase : Le 1er mai, Luis Fiore, un ouvrier, assassine sa femme après une journée passée à la chasse avec elle et leur fille, puis se donne la mort lors de sa première rencontre avec le juge. Les quatre chapitres du livre sont autant de romans différents qui convergent tous autour de ce thème central vu par le prisme du regard de quatre personnages principaux : Angel, un adolescent qui vit chez sa mère (une femme qui se prostitue), traîne chez des amis plus âgés que lui et lit ; un joueur qui écrit des essais sur tout ce qui à un moment ou un autre l’intéresse et perd au jeu son héritage, sa maison et l’argent du salaire de sa bonne qui le lui donne sans mégoter ; un juge qui traduit obstinément le Dorian Gray de Wilde, adore les trajets en voiture dans la ville de Santa Fé (lieu réel et fantasmé de la plupart des romans de Saer ; tous les trajets en voiture sont décrits de façon maniaque et objective) et voit dans la plupart de ses compatriotes des gorilles (les gorilles de la junte ?) ; Fiore, enfin, l’assassin. Le temps du récit va en s’amenuisant : cinq mois dans la première partie, trois mois dans la seconde, deux dans la troisième, un dans la dernière (dont on pourrait dire qu’elle s’intéresse à une seule journée, le 1er mai). Saer aime les contraintes de ce genre, elles lui permettent sans doute de structurer ses textes efficacement et de libérer sa créativité. Son tour de force dans ce roman consiste à écrire des chapitres très différents, avec des personnages intéressants, en se livrant à une littérature qui s’en tient à sa conception de l’écriture (parfois très descriptive) tout en racontant des histoires et en n’ennuyant jamais. Développer et proposer une littérature qui façonne le réel (pas une littérature qui en rende compte) était le crédo de Saer, difficile de dire s’il s’y est déjà attaché dans ce premier texte, mais une chose est sûre, son univers ne laisse pas indifférent et son écriture est maîtrisée de bout en bout. Bref, il est l’auteur d’une oeuvre dont la démarche, quand on la découvre, roman après roman, en réalisant qu’elle donne lieu à des textes tous différents, suscite une réelle admiration.

Le Magicien, César Aira

Un roman un peu ancien (2006) d’Aira, au titre alléchant, au thème amusant. Un magicien, Hans Chans, vrai magicien en ce qu’il possède des pouvoirs qui lui permettent de transformer la réalité à sa guise, se trouve bien ennuyé quand alors qu’il se rend à un Congrès d’illusionnistes à Panama, il se voit confronté à une réalité qui lui échappe quelque peu, qui ne lui convient pas forcément, et à propos de laquelle il se demande s’i elle est ce qu’elle est ou le résultat d’une magie dont il userait pour la transformer sans même s’en rendre compte. Pris au premier degré, c’est amusant, mais vite lassant. Pris comme la métaphore ou l’allégorie du pouvoir créatif de l’écrivain, c’est sans doute plus intéressant. Quand on sait que la fin oriente la lecture en ce sens, il est intéressant de repenser le livre à la lumière de cette interprétation, d’autant plus que Le Magicien est, des romans du maestro que nous avons lus, sans doute celui où l’imaginaire est le moins débridé, celui dans lequel, pour un roman d’Aira, il ne se passe pas grand-chose, celui qu’on peut ranger à part dans sa bibliographie (pas le seul sans doute), en ce qu’il ne nous propose pas une fuite en avant dont l’Argentin a le secret et qu’il utilise si souvent pour surprendre le lecteur, celui qui refuse l’appel d’air que son prétexte pouvait ouvrir à l’imaginaire délirant de son auteur. Un paradoxe, en somme. Sur lequel donner un avis importe peu. De toute façon, il faut découvrir cet auteur atypique, que ce soit avec Le Magicien ou n’importe lequel de ses plus de 120 romans, dont pas un de ceux que nous avons lus et chroniqués ici ne nous semble méprisable. Alors, allez-y les amis, lisez Aira !

Moronga, Horacio Castellanos Moya

Horacio Castellanos Moya, que les lectrices et lecteurs qui viennent parfois lire quelque chronique sur ce blog connaissent au moins pour les articles qui lui sont consacrés ici, est un diable d’auteur qui peut s’avérer surprenant, en s’échappant à lui-même tout en se restant fidèle. Moronga se passe aux Etats-Unis (!), c’est bien la première fois que l’on quitte l’Amérique du Sud (et en particulier le Salvador ou le Honduras) pour une destination où la violence sera moins politique, moins explosives, même si ces personnages les deux personnages, José Zeledon et Erasmo Aragon (tous deux salvadoriens) sont poursuivis par cette violence (le premier, en tant qu’ex-guerillero, le second comme ancien journaliste opposant politique aux militaires salvadoriens).

A la lecture de ces deux parties d’un même roman, qui se passe à Merlow City, une ville (morne, grise, triste, ennuyeuse à souhait) du Wisconsin, deux parties consacrées chacune à l’un des deux personnages, il est clair qu’il s’agit encore d’un grand roman du maître. Mais cette fois, on est sorti de la guerilla, qui reste pourtant présente en toile de fond : les vieux guerilleros qui se retrouvent dans ce bled nord-américain ont gardé des habitudes de communication du temps jadis, et Zeledon est bien obligé, malgré lui sans doute, de se refaire une virginité en travaillant (chauffeur de bus scolaire) et en vivant dans une piaule qu’il loue sagement. Il fait froid, le boulot lui conviendrait si une institutrice un peu cinglée ne dénonçait pas à sa hiérarchie des fautes professionnelles qu’elle invente, réussissant à le faire virer quand son patron sait très bien qu’elle invente tout (mais pourquoi, Horacio, ces incident de vie devait-il nécessairement être le fait d’une femme ?), Zeledon serait presque à deux doigts de régler ça à sa manière, mais il parvient à réprimer son envie de veangeance… Tout finit par un petit trafic organisé par le Vieux (un ex-compañero, revenu à des affaires louches qu’il a bien connu avant de passer à l’action politique, qui voudrait l’intéresser à ses coups. Mais Zeledon n’aime pas tué pour du fric…

La deuxième partie consacrée aux grand paranaoïaque Erasmo Aragon, issu d’une famille bourgeoise salvadorienne divisée en deux sur le plan politique (lui est côté guerilleros), qui tente d’élucider l’affaire de l’assassinat politique du poète salvadorien Roque Dalton en consultant les archives de la CIA (il est professeur d’espagnol à la Fac). Personnage intriguant (qu’il me semble avoir déjà croisé dans un des livres précédents de Moya), presque attachant, il est (comme Zeledon) plutôt inadapté à la vie aux States, pays puritain, fasciné par les armes et obsédé par la surveillance. Son voyage à Washington va le mener vers le pire (une accusation infamante, une sale affaire de chantage aux moeurs, avec menaces de mort) pour un migrant grillé dans son propre pays, et à croiser sans le savoir le Vieux, dans une scène où sa part en vrille très fort, où il y a bien sûr des morts, et il revient à Merlow City en état de crise paranoïaque qui l’oblige à se soigner à coups de chimie et à envisager un départ vers l’étranger. Les Etats-Unis ne sont pas faits pour ces hommes-là, c’est une évidence. La Suite Hispano-américaine (La Comédie inhumaine) de Moya se déploie un peu plus, vers des directions et des espaces qu’on n’avait pas envisagés, ce qui ne fait que la rendre plus passionnante sans doute. Où mènera-t-elle encore le lecteur et les personnages du maestro ? Une chose est certaine : ce grand projet littéraire n’a pas fini de nous surprendre. A suivre…