Etre sans destin, Imre Kertész

Considéré assez unanimement comme le chef-d’oeuvre d’Imre Kertész, Etre sans destin est le roman d’un rescapé des camps (Auschwitz et Buchenwald) sur les camps de concentration. N’ayant lu ni Si c’est un Homme de Primo Levi ni L’Ecriture ou la vie de Jorge Semprun, il nous sera donc impossible de comparer et c’est tant mieux. Kertész est assez unique pour qu’on ne s’en tienne qu’à lui et qu’à son génie littéraire. Son personnage principal (le narrateur du roman) est un jeune homme, un adolescent qu’aucun prénom qu’aucun nom ne vient identifier, tout comme en camp de concentration on perd son nom pour n’être plus qu’un numéro de matricule n’être plus qu’un être sans destin, ce qui n’empêche pas ce jeune homme de conserver son humanité. Candide, il subit son sort en conservant le regard d’un débutant et passe tout près de la mort, qui de toute évidence ne veut pas complètement de lui, sans qu’à aucun moment le pathos ne s’en mêle. Kertész réussit ce tour de force de ne pas convoquer l’émotion, de porter sur cette expérience un regard totalement distancié pour ne pas dire détaché. C’est en réalisant un travail de mémoire impressionnant qu’il parvient à écrire cette histoire ou plutôt à la réécrire comme s’il ne l’avait pas vécue comme s’il avait créé un univers de fiction totalement imaginaire comme si les camps de concentration n’avaient pas existé comme si lui-même n’avait pas connu cette horreur qui n’en est pas moins décrite dans le roman, mais à travers ce regard adolescent qui découvre le camp comme il découvre un peu plus tôt dans l’intrigue le travail (un rien obligatoire) qu’on lui impose et qu’il accepte tout comme il accepte le départ de son père pour le « Service du Travail Obligatoire » (il mourra dans le camp de Mautthausen) sans vraiment parvenir à éprouver une émotion, sinon quand un proche la forcera en lui tenant un discours moral et religieux, auquel le jeune homme ne se montre pas insensible sans pour autant y adhérer (tout comme Kertész ne semble pas se passionner pour le judaïsme). Le regard qu’il portera sur sa propre expérience est du même type, comme s’il ne s’agissait pas de lui comme si c’était un autre dont il relatait l’expérience. On sait qu’Imre Kertész était un grand lecteur de L’Etranger de Camus, qu’il a élu comme compagnon de toute une vie, le relisant sans cesse, et il semble bien qu’il ait systématisé dans sa propre écriture, pour ce qui est d’Etre sans destin au moins, la distanciation camusienne sans pour autant adopter le style de l’écriture blanche. La fin du roman, quand le narrateur rentre en Hongrie, en pleine phase de mutation communiste soviétique, offre quelques pistes d’explication du détachement du personnage mais aussi de son inadaptation à une Hongrie qui s’offre sans condition à l’aveuglement idéologique dont elle n’est toujours pas sortie, tout en en changeant comme de chemise, avec pourtant une constante, l’antisémitisme. Et même si Imre Kertész ne tient ni à témoigner ni à admettre qu’il y ait dans son roman une dimension autobiographique, on sent bien alors que ce jeune homme sans destin pense exactement comme l’auteur du roman.

Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Il y a de ces livres qui s’oublient, qu’on oublie avant que, soudain, une réédition les fasse remonter à la surface. Cette fois, c’est un post instagram de Maureen Wingrove (la dessinatrice Diglee) qui a donné au roman autrichien (un classique, là-bas) une nouvelle vie et un succès de vente visiblement inattendu. Les écoféministes se ruent sur le livre, l’éditeur qui a permis ce retour en grâce se frotte les mains, évidemment. Mais qu’importe… Ce livre est tombé dans nos petites pattes de lecteur curieux par un autre biais et nous nous en félicitons. Car il rejoint notre travail littéraire du moment (Le Mur) et peut nous être utile (ou pas, peu importe). Le Mur invisible a été un immense plaisir de lecture, là est l’essentiel. Plaisir de découvrir une autrice inconnue et de très grand talent. Plaisir de retrouver dans une thématique de genre (mais il ne faut pas se fier aux apparences) un type de lecture (mais il ne faut surtout pas se fier aux apparences) oublié depuis un moment. Plaisir enfin de trouver dans un roman qui ne nous prometttait pas ça un type de lecture que l’on aime par-dessus tout, surprenant, exigeant, et pourtant propice au bonheur (le pourtant n’a rien à faire là, comme s’il s’agissait de s’excuser de ne pas rechercher du facile). S’il fallait rapprocher ce roman génial (l’adjectif n’est pas galvaudé) de ce que nous avons lu ces derniers temps, on pourrait regarder du côté de Monique Wittig (mais ce n’est pas la même chose, évidemment). D’Ingeborg Bachman ? Pas du tout. Comme s’il était important d’établir des liens (nous nous fatiguons nous-mêmes). Passons…

Une femme (une urbaine) se rend chez sa cousine, en montagne (les Alpes), dans un chalet où elle la retrouve, ainsi que son mari, leur chien et leur chat. Un soir, le couple se rend en ville, laissant l’héroïne seule pour un moment. Ils rentreront dans la soirée. Sauf qu’ils ne rentrent jamais. Le lendemain matin, surprise de ne pas les voir, elle va se promener dans la campagne, avec Lynx, le chien, et se heurte à une paroi invisible. Après vérification, il s’agit bien d’un mur infranchissable. De l’autre côté, tout (sauf la végétation) semble figé, mort et comme statufié. Dès lors, le mur invisible est évacué par la narratrice (l’héroïne) qui dans son récit va s’en tenir strictement à son travail quotidien (agriculture, chasse, pêche, entretien du chalet, cuisine, écriture, tenue du calendrier, etc…) , à ses efforts pour survivre, à ses relations avec les animaux (une vache, puis son veau, un chien, une chatte, puis ses petits, les animaux sauvages), à une réflexion sur ce qu’elle fut et ce qu’elle est devenue à cause du ou grâce au mur. Une façon comme une autre de mettre de l’ordre dans le chaos. Il ne se passe donc rien du point de vue romanesque, pas d’événements majeurs, de rebondissements inattendus (ou trop attendus), alors qu’il se passe évidemment beaucoup de choses. On est face à une poétique du travail, de la survie, du travail pour la survie, poétique du quotidien d’une femme moderne (des années 60) qui se trouve enfermée dans une « île » en plein milieu du continent européen et à la façon de Robinson organise son espace en fonction de sa vie solitaire.

L’attente inutile est évacuée (cette femme n’est pas un Robinson à l’identique, personne ne viendra la libérer), la solitude, le silence sont omniprésents (pas de Vendredi pour parler, dominer). Pourtant, il y a bien un dénouement. Avec événement majeur, qui tombe à la fin du roman, à la presque fin, et qui est annoncé à grand renfort de prolepses visant à casser à tout prix le fameux suspens cher à tout bon lecteur de narration à intrigue. Marlen Haushofer nous le fait donc savoir, elle s’en tape de l’intrigue et spoile joyeusement la fin de son roman, ah, la brave femme, j’adore. Les annonces du destin de certains de ses animaux et du dénouement dont nous ne parlerons pas ici, laissons le soin de faire ce travail à la narratrice du roman qui n’écrit pour personne d’autre qu’elle-même, se succèdent, se multiplient durant tout le bouquin, c’est un pur régal, à contre-courant de ce qui se fait habituellement. C’est ça, Le Mur invisible n’est pas un roman as usual, mais alors pas du tout.

L’Opoponax, Monique Wittig

Marguerite Duras, dans un article critique de France Observateur daté du 5 novembre 1964 et intitulé Une oeuvre éclatante, parle de L’Opoponax de Monique Wittig en disant : « Mon Opoponax, c’est peut-être, c’est même à peu près sûrement le premier livre moderne qui ait été fait sur l’enfance. Mon Opoponax, c’est l’exécution capitale de quatre-vingt-dix pour cent des livres qui ont été fait sur l’enfance. C’est la fin d’une certaine littérature et j’en remercie le ciel. » Le décor est planté… Elle poursuit : « C »est à la fois un livre admirable et très important parce qu’il est régi par une règle de fer, jamais enfreinte ou presque jamais, celle de n’utiliser qu’un matériau descriptif pur, et qu’un outil, le sens. » Monique Wittig, de son côté, affirme qu’elle a appris son métier avec les nouveaux romanciers. Duras prolonge : « Ce qui revient à dire que mon Opoponax est un chef-d’oeuvre d’écriture parce qu’il est écrit dans la langue exacte de l’Opoponax. »

Tout comme Les Guérillères, L’Opoponax de Monique Wittig est en effet un très grand livre, totalement maîtrisé dans sa forme, sans pour autant provoquer l’ennui. Il suffit de lire les essais de Wittig sur ses propres livres, sur la façon dont elle écrit ces livres, sur la façon dont elle considère la littérature pour comprendre qu’on a affaire à une écrivaine à l’esprit structuré, qui n’écrit pas à l’improviste, mais qui réfléchit ses livres, qui pense, depuis son atelier littéraire, à la meilleure forme envisageable pour chacun de ses romans. Toute oeuvre littéraire qui se veut un peu nouvelle et veut dépoussierrer la littérature, dit-elle à peu près, est un cheval de Troie. Une arme, envoyée sous la forme d’un cadeau, d’une offrande, qui une fois acceptée par l’adversaire, par l’ennemi, va s’avérer ce qu’elle est réellement : un ennemi sans pitié (c’est moi qui interprète la déclaration de Wittig).

Le travail romanesque, c’est toujours elle qui le dit, mais c’est une évidence à la lecture de ses romans, passe par le choix d’un point de vue et d’une personne (un pronom personnel). Dans Les Gérillères, c’étaient « elles », dans L’Opoponax, c’est le « on ». Tout l’art romanesque de Wittig ne tient pas dans ce choix somme toute basique (encore que…), mais dans l’élaboration progressive, qui se fait au fil de l’écriture, d’une forme stricte, presque rigide, que l’auteur va tenir jusqu’à son terme. Plus simple à dire qu’à faire… En tout cas, et pour finir, L’Opoponax est une oeuvre éclatante, pas vrai Marguerite ?

J’étais une petite Fille de sept ans, César Aira

César Aira est un écrivain argentin qui a écrit tant de romans qu’il peut absolument se permettre ce qu’il veut. En écrivant ceci, le modeste auteur de ces humbles lignes se dit qu’il en a sans doute toujours été ainsi, car tout ce qu’il a lu d’Aira lui a semblé frappé du sceau de la liberté narrative la plus absolue. J’étais une petite Fille de sept ans n’échappe évidemment pas à cette marque de fabrique. Ce très court roman fait partie de la veine « flirt avec le conte » déjà explorée dans La princesse printemps. C’est donc l’histoire de la fille d’un roi, en réalité un homme tout ce qu’il y a d’ordinaire qui est devenu roi du territoire magique de Biscaye, royaume turc situé géographiquement au nord de l’Espagne !!! Quelque peu malmené par une femme accariâtre, jamais satisfaite de ce que le brave homme lui offre pour mieux lui plaire, il a en effet passé un pacte avec le diable pour obtenir des pouvoir surnaturels. Le couple ne va pas mieux pour autant. Quant à leur fille, la narratrice du roman, elle a sept ans et se fait un beau jour kidnapper par l’opposition, qui « avait mûri dans les ombres de l’inconscient collectif », ainsi qu’elle le formule, et trouve le moyen (rien de plus facile dans un royaume magique) de lui voler son âme. Dès lors, le père et sa fille doivent partir dans une quête de conte de fées, à pied, à travers le royaume pour espérer reprendre cette âme volée et la rendre à son propriétaire. Il y a bien assez dans une famille comme celle-là qu’un père sans âme (pour rappel, il l’a vendue au diable).

Le roman nous est « vendu » par les éditions Bourgois (en 2005) comme « un des sommets de l’art poétique » du maestro. Le modeste auteur de ces humbles lignes lui a préféré, et de loin, quelques titres d’Aira, comme Prins, La Guerre des gymnases, La preuve ou encore Les Fantômes. Dans la bibliographie de l’auteur d’environ 150 livres (plus ou moins), tous plus délirants d’imaginaire les uns que les autres, il ne peut pas y avoir nécessairement que de très grands livres, il s’en trouve de moins bons. Les rares lecteurs de César Aira que l’humble auteur de ces modestes lignes connaisse (dont l’auteur du dossier consacré à César Aira de la meilleure revue littéraire de France, j’ai cité Le Matricule des anges, qui lui a presque tout lu du maître) auront peut-être une autre vision du truc (peu importe, puisque nous ne les consulterons pas). Il se peut que le phénomène de la lassitude joue (étrangement, ce phénomène ne s’est pas mis en branle à la lecture du monstrueux Horacio Castellanos Moya). Il se peut que la période des années 2000 d’Aira nous laisse sur notre faim (il semble que ce soit vrai). Cela ne nous empêchera pas de redire ici qu’il faut lire cet écrivain magistral qu’est César Aira, même si tous ses livres ne nous semblent pas avoir la même qualité, même s’il nous semble qu’il se répète parfois et que, peut-être, il écrit trop vite (avec un talent fou, certes), et trop de livres pour ne pas se montrer inégal. Nous y reviendrons toutefois.

Déraison, Horacio Castellanos Moya

Nous voilà repartis de nouveau en arrière dans la vie d’Erasmo Aragon, qui vient de fuir le Salvador (il y a publié un article sur le Président de la République, jugé infamant et raciste, à tort bien sûr) pour réviser un rapport sur le génocide des natifs par l’armée (années 1980). Pour retravailler ces 1100 feuillets qui narrent, d’une façon étrangement poétique, et digne de la plus haute poésie (c’est pourquoi Erasmo, qui ne peut sortir ces documents de son lieu de travail, en recopie des phrases dans son carnet), il s’installe dans le bureau de l’archevèque (au siège de l’archevêché), alors qu’il confesse une « répugnance viscérale envers l’Eglise catholique ». Bien évidemment, la lecture des horreurs perpétrées par les militaires va réveiller sa paranoïa. Ses rencontres avec une jeune femme d’origine espagnole, sur laquelle il va fantasmer en vain, et qui va ensuite lui présenter Fatima, tout aussi excitante que son amie, et avec laquelle il va consommer, n’arrange rien à ses affaires. Elle est la petite amie d’un officier de l’armée guatemaltèque, nouvelle qui va lui faire imaginer le pire scenario, à plus forte raison quand il va penser le rencontrer dans une fête où il est invité, lui faisant commettre des actes délirants. La panique la plus totale le gagne, il s’imagine déjà la cible des militaires pour le travail qu’il réalise (et qui fait de lui naturellement leur pire ennemi, au moins dans son fantasme), se sent surveillé, peut-être déjà traqué, quand un article d’un écrivain qu’il a connu et qui lui en veut pour une broutille qui a piqué son amour propre, et qu’il relate dans le journal Siglo XX, vient mettre un peu d’huile sur le feu. Tout l’archevêché doit être déjà au courant…

On retrouve donc cet allumé d’Aragon déjà au sommet de sa forme dans ses jeunes années. La prose de Moya est à son sommet, déjà (phrases longues, rythme effréné, humour décapant, « écriture au ras des pulsions » selon la formule de Michel Nareau, tout cela sur fond d’horreurs d’une société démente et criminelle). Le cul obsède déjà notre Erasmo, qui dans une scène qui devrait devenir culte couche avec Fatima – elle porte ce jour-là des chaussures de type Rangers et pue terriblement des pieds !!! Inutile de dire que le glamour n’est pas la tasse de thé de Moya et que la soirée d’Erasmo va être difficile, d’autant que la belle lui parle de son petit ami, ce qui relance la panique parano d’Erasmo… Quant à l’aspect plus strictement politique du texte, il n’est pas laissé à l’abandon par l’auteur, qui réserve au lecteur un final particulièrement réaliste et saisissant. Le roman commence par une phrase qu’Erasmo a relevée dans le rapport, « Je ne suis pas entier de la tête. » (une phrase qui lui sied à lui-même à merveille) sur laquelle il cogite amplement, et qui lui fait déployer une glose des plus intéressantes, appliquant cette phrase à l’indigène qui l’a dite (il a été laissé pour mort, avant de survivre au génocide), à tous les indigènes ayant survécu à ce cauchemar (une dizaine de milliers de personnes), aux militaires qui avaient participé à ces crimes plus atroces les uns que les autres, à celui qui la lit, enfin (Erasmo) : « … seul un individu n’ayant pas toute sa tête pouvait être disposé à se rendre dans un pays étranger dont la population n’était pas entière de la tête pour réaliser un travail qui consistait justement à lire et à corriger un épais rapport de mille cent feuillets rassemblant les documents sur les centaines de massacres qui rendent manifeste le dérangement généralisé. » Non, Erasmo n’est pas entier de la tête, comme sans nul doute aucun des personnages des romans de Castellanos Moya qui, livre après livre, se penche sur l’état clinique et mental des sud-américains, et en particulier de ses compatriotes, que la violence de la guerre, de la torture et des massacres de toutes sortes ont laissé derrière elles « pas entiers de la tête ». Et une fois encore, le sens de la dérision du maestro et son humour permettent de rendre jubilatoires ses livres sans pour autant dénaturer leur message profond. De la haute couture.

Petite Prose, Robert Walser

Vingt-et-un textes de Robert Walser, vingt-et-un petits diamants. Et ça commence avec la Vie d’un poète, construite à partir de sept tableaux de Karl Walser, le frère de Robert. Un texte suivi immédiatement par Causerie, une sorte de petite farce sur l’écrivain tel que le conçoit Robert Walser, mélange du mythe un brin vieillot du poète maudit et pauvre du XIXe siècle et de la fantaisie de Walser, qui ne se sert pas d’un cliché éculé pour le suivre à la lettre, mais s’amuse et dynamite par son humour bonhomme le stéréotype qu’il fait semblant de suivre, avec des phrases comme celle-là : « Tout vrai poète a une prédilection pour la poussière. » Jubilatoire…

Il y a aussi le jeu avec les formules toutes faites, comme « ne pas en croire ses yeux » ou « ne rien remarquer » pour créer des personnages singuliers, « celui qui n’en croyait pas ses yeux » et « celui qui ne remarquait rien » et leur inventer un destin singulier pour obtenir un résultat incongru, adjectif que Walser aimait tout particulièrement, car telle était sa recherche en littérature, écrire quelque chose de saugrenu, d’incongru. Il y a aussi l’enfant, une petite fille, qui quitte son village pour partir à la recherche du bout du monde et qui réussira dans sa quête, en trouvant un jour un hameau nomme Le bout du monde, où elle s’établira bien sûr. Il y a encore, clin d’oeil à Homère, la très courte histoire du voleur qui s’appelait Personne. Suit un texte intitulé Neige. Rares sont les recueils dans lesquels l’auteur suisse-allémanique n’écrit pas un ou deux textes sur la neige, lui qui mourra en promenade et dont on découvrira le corps dans… la neige. L’histoire d’Helbling est celle d’un paresseux qui travaille dans une banque, mais n’arrive pas à se lever le matin et se présente donc toujours en retard. Les petites gens qui travaillent dans des métiers de subalternes ont toujours fasciné Walser… Il serait trop long de présenter chacun des textes de cet excellent recueil, publié en 1917.

Walser aime faire des portraits de petites gens, il aime ces humbles à qui il ressemble et ne se lasse pas de livrer au lecteur leurs aventures, qu’elles soient imaginaires ou réelles. La figure du serviteur, qui trouvera dans L’Institut Benjamenta son aboutissement romanesque, est sans doute de celles qui lui conviennent le plus. Ici, c’est Tobold, le serviteur, dans le texte le plus long de l’ouvrage. Tobold, un zélé serviteur, qui apprend son métier dans un chateau et s’éprend de la vie aristocratique avant de finalement quitter son emploi, libéré d’un travail particulièrement contraignant.

Bref, ces petites histoires sans importance, ces histoires de gens de peu, qui tournent toutes autour de thématiques chères à Walser, sont un pur régal pour le lecteur amateur d’une littérature de l’incongru. Et c’est de toute évidence le cas du modeste auteur de ces quelques lignes qui reviendra à la charge avec quelque chronique d’un ou deux livres de Robert Walser, le gentil poète suisse dont il n’est pas près de se lasser. Lisez-le vous aussi, vous comprendrez pourquoi cet écrivain fait encore l’objet aujourd’hui d’un véritable culte pour maints artistes plasticiens et autres lecteurs exigeants.

Anselm, le Bruit du temps, Wim Wenders

Il y a quelques années, Wim Wenders a consacré un très beau film documentaire (Le Sel de la terre) à celui qu’on peut sans doute considérer comme le plus grand photographe du monde, Sebastião Salgado. C’était déjà un film sublime, qui laissait penser que Wim Wenders savait tout faire derrière une caméra. Aujourd’hui, le cinéaste allemand remet le couvert avec un artiste plasticien, qu’on peut légitimement sacrer plus grand artiste du monde, Anselm Kiefer. Et cette fois, l’adjectif qui permettrait de qualifier le film Anselm, le Bruit du temps n’existe sans doute pas dans la langue française, car « sublime » est insuffisant pour dire à quel point le génie de Wenders s’est transcendé pour rendre à Anselm Kiefer un hommage du niveau de son génie.

Comment rendre compte de ce travail exceptionnel ? Peut-être en le décrivant en creux pour commencer… Pas de voix of dans ce documentaire, qui nous dirait que penser de l’artiste et comment penser son oeuvre. Choix crucial, qui laisse au spectateur la liberté fondamentale de réfléchir par lui-même. Pas de récit hagiographique non plus, puisque celui qui filme et raconte cette épopée artistique se garde bien de prendre position de façon subjective, même si les caresses de son regard disent tout aussi bien que des mots l’admiration qu’éprouve le cinéaste pour l’artiste. Pas de récit biographique, même si Anselm Kiefer apparaît dans le film enfant (joué par le fils de Wim Wenders) et jeune (joué par le fils d’Anselm Kiefer), ce qui ne laisse aucun doute sur l’amitié qui lie les deux hommes.

Donc, Wenders offre au spectateur des images, toutes plus belles les unes que les autres, des oeuvres gigantesques (dans tous les sens du terme) de Kiefer, des espaces où il travaille et entrepose ses pièces monumentales (dans tous les sens du terme), de son musée à ciel ouvert de Barjac (Gard), de son travail au quotidien, avec parfois l’aide d’une équipe. On suit Kiefer, sur un vélo, alors qu’il traverse son « atelier » de Croissy pour des raisons qui peuvent paraître obscures, on le regarde travailler, à la spatule ou au lance-flamme sur des toiles dont on ne saurait dire quelle dimension elles peuvent bien faire. Bref, on est immergé dans la pratique du maître, sans chercher nécessairement à tout comprendre, le film se transforme bien vite en expérience sensorielle, que des images d’archives (qui permettent de revenir sur une carrière déjà vieille) et quelques scènes biographiques (presque fictionnelles) viennent tempérer. C’est lent, c’est absolument magnifique, c’est un regard d’artiste sur le travail d’un autre artiste, c’est presque une déclaration d’amour. Les processus de création de Kiefer sont peu à peu dévoilés, et son travail apparaît alors comme une forme d’industrie artistique (ce n’est pas tout à fait par hasard s’il installe parfois ses ateliers et ses entrepôts dans d’anciennes usines), ce qui n’empêche en rien que grand nombre de ses pièces sont d’une poésie et d’une légèreté inouïe alors que leur format est souvent monumental. Le nombre de ces pièces laisse rêveur, et on en viendrait presque à se demander comment il est possible à un seul homme de créer autant (quantitativement) sans avoir passé une sorte de pacte avec le diable ! Le film suscite l’admiration, le film lui-même est admirable, et la musique qui accompagne les images, signée Leonard Küßner, y contribue grandement. Comment rendre compte de pareilles oeuvres sans se sentir démuni, en manque de vocabulaire et de syntaxe pour dire l’indicible ?

Difficile en effet de dire ce qui relie les différentes formes cinématographiques employées par le réalisateur, difficile d’évoquer toutes les couleurs de la palette de Wenders, on en oublierait presque de parler des références aux écrivains (surtout des poètes) de Kiefer, Paul Celan, et sa compagne, la merveilleuse Ingeborg Bachman, de l’incontournable mentor que représenta pour lui Joseph Beuys, de l’aperçu que donne tout de même le film d’une carrière longue et mouvementée, etc… C’est sans doute un film qu’il faut voir et revoir pour pouvoir en parler avec un tant soit peu d’efficacité, tant la richesse de son sujet et l’intelligence de sa réalisation donnent à penser. Quant aux pisse-froid qui trouvent à redire à ce chef-d’oeuvre (il s’en trouve dans une presse qui ne brille pas forcément par son goût et se distingue plutôt par son conformisme), qu’ils aillent se faire lanlaire.

Le Rêve du retour, Horacio Castallanos Moya

Le hasard des lectures successives et dans le désordre des romans du grand Moya nous fait donc retrouver, mais dans les années 1990, le sublime et totalement cinglé Erasmo Aragon, en sa période mexicaine, où il s’apprête à rentrer au Salvador pour y lancer une nouvelle revue politique. Les négociations entre le gouvernement et la guerilla semblent devoir, pouvoir aboutir à une fin des hostilités et Erasmo attend une rentrée d’argent pour payer son billet d’avion, dans l’espoir de se défaire de sa femme et de sa fille, à bout de nerfs qu’il est… Comme il picole comme un trou, son foie le fait souffrir et il souhaite consulter son compatriote exilé Dr Chente, retraité qui l’accepte comme patient parce qu’il a connu sa famille au Salvador et aussi Muñecon, l’oncle d’Erasmo. Le traitement qu’il lui propose alors passe par des séances d’hypnose, ce qui bien sûr fait flipper son patient, déjà paranoïaque et angoissé. Ces séances vont être l’occasion pour le lecteur de plonger dans la psyché de ce bon Erasmo, où les fantasmes le disputent aux angoisses. Mais il se trouve que le Chente, pour des raisons obscures, doit rentrer au Salvador en urgence (c’est-à-dire sans prévenir son patient), que ce départ réveille la paranoïa d’Erasmo qui se demande ce qu’il a bien pu lui révéler de son passé durant l’hypnose, qui se met à imaginer les pires hypothèses quant à son retour au Salvador (mais qu’est-ce qui l’attend là-bas ?) et sur Chente dont il se damande s’il ne serait pas un espion à la solde du régime militaire…

Bien sûr, Erasmo est un personnage aux défauts multiples qui ne font pas de lui un type très sympathique, mais le tour de force de Moya consiste, dans un flot stylistique des plus percutants, à nous rendre intéressant et même plus son anti-héros magnifique, dont les élucubrations délirantes d’alcoolique et de dégénéré, que son obsession pour la plastique des femmes, surtout quand il ne les connaît pas, continue de poursuivre, sont un régal pour le lecteur (et puis, trouver dans ce texte de 2013 l’annonce d’un événement marquant qui se déroulera dans un autre roman, L’Homme apprivoisé, écrit quatre ou cinq ans plus tard donne une idée de la maîtrise de Moya et de la façon quasi architecturale dont est conçue dans sa globalité son oeuvre). Toujours aussi corrosif, l’humour décapant du maître nous fait prendre plaisir à côtoyer ce fou d’Erasmo et ses aventures, souvent glauques, autant que ses rencontres sont autant de prétextes à des passages littéraires de haute volée dans lesquels on se laisse embarquer avec jubilation. Le style, sans cesse meilleur, est toujours aussi speedé, mais la phrase longue, qui semble coller à la peau du narrateur des aventures d’exil d’Aragon, est maîtrisé et rend le texte jouissif. C’est comme si la phrase suivait les circonvolutions du cerveau du grand malade et nous en faisait faire le tour du propriétaire. C’est toujours sur les traces indélébiles de la violence d’une guerre civile et de ses horreurs que nous entraîne l’auteur sud-américain le plus emballant du moment, et toujours avec la distanciation et les outrances d’un humour déglingué et du cynisme auquel il nous a habitués depuis ses premier romans, faisant de chacun de ces livres une expérience intense et inoubliable.

Perfect Days, Wim Wenders

Un film parfait, au titre parfait (clin d’oeil au morceau de Lou Reed, sans le pluriel de Wenders), Perfect Days nous fait suivre un employé des toilettes publiques de Tokyo, chargé de leur entretien et de leur hygiène. Hirayama est un drôle de personnage. Il semble que son objectif dans l’existence soit de faire de chaque instant de sa vie un petit moment de perfection. Pour cela, il a développé un ordre quasi maniaque dans son quotidien : chaque matin, en se levant, il plie sa literie et son futon minimaliste ; chez lui chaque objet a sa place et l’ordonnancement de son appartement en duplex est de type feng shui ; dans sa camionnette, son matériel de travail est impeccablement rangé dans une étagère en bois qu’il a évidemment aménagée lui-même. Et tout est de l’ordre du rituel dans ses journées : après s’être levé avoir pris une douche, il s’occupe d’arroser les plants d’arbre auxquels il a consacré une pièce (il les prélève régulièrement, entre les racines de « son » arbre, dans un parc où il photographie la canopée du même arbre, depuis le même banc où il s’assied chaque midi, non loin d’un autre où se tient la même femme à qui il adresse parfois, avec une certaine confusion, un sourire timide). Puis il revêt son bleu de travail, prend quelques objets avant de sortir, qu’il reposera au même endroit en rentrant, ouvre la porte, sort, s’immobilise regarde le ciel et sourit. Puis il va ouvrir sa camionnette, va se servir un café froid en cannette au distributeur placé à quelques pas, démarre après avoir glissé une cassette audio dans son autoradio. Il écoute beaucoup de musique américaine des années 60/70 (Patti Smith, Horses ; Lou Reed…). Chez lui, dans sa chambre, deux longues étagères basses (deux rayons) sont pleines de K7.

Lorsqu’il arrive au travail, sa démarche est aussi organisée et sans faille que son rituel matinal. Il sort son matériel, un panneau de prévention (sol glissant) et fait son travail, qu’il ritualise, avec un sens évident de la conscience professionnelle. Wenders se plaît à filmer ces toilettes publiques, d’un design surprenant et artistique, des pièces uniques d’une beauté certaine. Il se plaît à filmer la journée d’Hirayama, sa semaine, jusqu’au week-end. Le samedi d’Hirayama est à l’image des jours de sa semaine, ritualisé. Laverie (tournée de linge de la semaine), librairie (où il achète un roman, américain de préférence (un bouquin un peu rare de William Faulkner), mais pas seulement (une autre fois, c’est un roman d’une japonaise, inconnue en Europe ou un livre de poésie de TS Elliot). Chaque fois, la libraire lance un commentaire éclairé sur l’auteur, Hirayama ne dit rien. Quand la pellicule de son petit appareil argentique est terminée, il la dépose chez un photographe, en achète une autre, ou bien s’y rend pour récupérer les photos de la dernière pellicule confié aux soins du professionnel. De retour chez lui, il trie ses photos (quasiment toutes des photos de son arbre, sauf exception) et place celles qu’il conserve dans une belle boîte (avec inscrit sur sa face visible dans l’armoire le mois et l’année), se contente de déchirer celles qui ne lui conviennent pas.

Au travail, Hirayama est le supérieur hiérarchique d’un jeune homme qui est son opposé (bavard impénitent, peu sérieux dans son travail, loufoque et extraverti…). Progressivement, dans cette routine que Wenders se plaît à filmer, des rencontres vont venir apporter au film un intérêt qui risquerait autrement de retomber, et la moindre de ces rencontres n’est pas ses retrouvailles avec sa nièce qui a fugué de chez sa mère (l’exact contraire d’Hirayama, une femme pour qui la réussite sociale compte plus que tout, qu’Hirayama a décidé de ne plus voir, une femme plutôt dure et insupportable, à l’évidence). Chacune de ces rencontres semble toucher le personnage et l’amener à changer intérieurement.

Le film est parfait parce que, dans cette vie de routine, la façon de filmer de Wenders trouve moyen de mettre de la beauté (la ville et ses noeuds routiers, quand Hirayama se déplace en camionnette et en écoutant la musique qu’il aime). Le film est parfait parce que Wenders fait de cette suite de journées qui se ressemblent tant une sorte de recueil de poésie douce et belle. Le film est parfait parce que sa bande-son est parfaite. Le film est parfait parce qu’il se dégage du personnage principal et de sa vie une émotion douce, bonheur ou tristesse, qu’importe, parce que le regard qu’il porte sur les autres est sans jugement, parce que l’oeil de Wenders est semblable à celui de son personnage… Et le film prend fin sur un plan parfait, dans lequel l’acteur qui incarne Hirayama, Koji Yakusho, montre une dernière fois toute l’étendue de son talent. Renouer avec le cinéma après quelques mois d’abstinence avec un film comme Perfect Days était sans doute une très bonne idée.

La Poésie à vivre, Paroles de poètes – édition de Jean-Pierre Siméon

Fidèle à son engagement de toujours et de tous les jours en faveur de la poésie (voir Petit Eloge de la poésie ou encore La poésie sauvera le monde, sans parler de son œuvre poétique), Jean-Pierre Siméon, le sage, le juste, le poète, nous revient avec une anthologie de textes de poètes sur leur art. La question qui ouvre la préface de Siméon, « Qu’est-ce que la poésie ? », il l’a déjà posée, y a déjà répondu, tout comme il a répondu à une autre question, non moins centrale, ou cruciale, « Que peut la poésie ? ». Et, Rimbaud en tête, dans un texte tiré des Lettres du voyant, une flopée de poètes, toutes époques confondues, sont convoqués pour y répondre, chacun à sa façon. « Donc, le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même : il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a une forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue… » Vaste programme ! Valéry, lui, se fait plus humble. « Ma prétention ici n’est pas de vous apprendre quoi que ce soit. Je ne vous dirai rien que vous ne sachiez ; mais je vous le dirai peut-être dans un autre ordre. Je ne vous apprendrai pas qu’un poète n’est pas toujours incapable de raisonner une règle de trois ; ni qu’un logicien n’est pas toujours incapable de considérer dans les mots autre chose que des concepts, des classes et de simples prétextes à syllogismes. (…) Je pense très sincèrement que si chaque homme ne pouvait vivre une quantité d’autres vies que la sienne, il ne pourrait pas vivre la sienne. » et encore « Un poète n’a pas pour fonction de ressentir l’état poétique : ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres. » Rilke, dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, donne à son narrateur un programme, apprendre à voir (pour être poète). « Je crois que je devrais commencer à travailler un peu, à présent que j’apprends à voir. J’ai vingt-huit ans et il n’est pour ainsi dire rien arrivé. (…) Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. » L’écriture de la poésie, selon le Orlando de Virginia Woolf, n’est-elle pas une transaction secrète, une voix qui répond à une voix ? « Au vrai, semble lui répondre St John Perse, toute création de l’esprit est d’abord « poétique » au sens propre du mot, et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et celle du poète. » Eluard, en écho au précédent, affirme : « Les véritables poètes n’ont jamais cru que la poésie leur appartint en propre. Sur les lèvres des hommes, la parole n’a jamais tari ; les mots, les chants, les cris se succèdent sans fin, se croisent, se heurtent, se confondent. L’impulsion de la fonction langage a été portée jusqu’à l’exagération, jusqu’à l’exubérance, jusqu’à l’incohérence. » Et Aragon de rebondir : « J’appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonnent à la volée les cloches de provocation… j’appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu’ils disent que la proclamation de l’interdit, l’aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d’égarement qui êtes l’autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d’en avoir tant vu, les oreilles percées à force d’entendre, les bras brisés d’avoir étreint de fureur ou d’amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l’imaginaire beauté pareille à l’eau pure des sources perdues… ». on pourrait poursuivre ainsi encore et encore, jusqu’à épuiser le recueil, mais le mieux sera sans doute pour l’éventuel lecteur de cette chronique d’acheter ce petit livre pour la modique somme de 3 euros et de s’en délecter. Sans oublier de remercier Jean-Pierre Siméon pour son infatigable travail.

Mirage d’amour avec fanfare, Hernan Rivera Letelier

Letelier, écrivain chilien, est un auteur qui donne et redonne vie, roman après roman, au désert d’Atacama. Mirage d’amour avec fanfare ne fait pas exception à la règle. Dès les premiers chapitres, le lecteur comprend qu’il a affaire à un auteur qui n’a pas pour but de renouveler le genre romanesque ou la langue. Si la traduction est fidèle au texte original, il s’agit là d’un écrivain qui cajole le style (les quelques passages érotiques sont menés avec brio, en particulier dans un morceau de bravoure où les trouvailles évoquent le meilleur René Depestre d’Alléluia pour une femme jardin, c’est dire qu’on atteint des sommets de poésie et de lyrisme érotique), car c’est superbement écrit et le lecteur se laisse entraîner par cette prose qui nomme, nomme et nomme encore, sans peur d’épuiser l’espace d’Atacama et la faune qui y vit. Dans le deuxième chapitre, la présentation d’un des deux – ou trois – personnages principaux, Bello Sandalio, trompettiste roux qui joue son jazz dans les bordels et gagne sa vie en travaillant pour des fanfares, nous occupe pendant deux ou trois pages. Le lecteur inquiet se dit que Letelier est fidèle au vieux roman et que les 230 pages vont être sans doute difficiles à avaler, mais il se trompe et se surprend à suivre avec délectation les aventures amoureuses du trompettiste et de la belle Golondrina del Rosario, comme il se plaît à suivre tous les personnages du roman, même les plus secondaires, dans leurs aventures actuelles ou passées. Bientôt, le lecteur qui a lu Garcia Marquez il y a plus de quarante ans, c’est-à-dire quand il était encore un « teenager », se dit qu’il renoue avec le réalisme magique qui l’a emballé il y a si longtemps, et que l’auteur colombien fait sans doute partie des influences de l’auteur chilien. Mais il doute aussi de sa mémoire, même s’il lui semble que Letelier est plus proche des écrivains du boom latino-américain que de la génération actuelle ou celle qui l’a précédée. Bref, le type écrit comme avant, il le fait merveilleusement et on ne boude pas son plaisir à lire pareil ouvrage, de la belle ouvrage. L’intrigue, dont il ne sera pas question ici, est dense. Plusieurs histoires se rencontrent, l’auteur est de toute évidence un humaniste qui aime mettre en scène des personnages d’originaux, des personnages d’un autre temps, qu’il a presque croisés, lui qui vit dans son désert et n’invente pas la ville de Pampa Union, qui a bel et bien existé, ni l’histoire d’amour entre ses deux jeunes héros, puisqu’il est parti sur leurs traces et a rencontré un vieil homme qui les avait connus. Le livre était déjà terminé, mais la rencontre lui a permis de confronter la vie et sa fiction. Une chose est certaine, en recréant cet univers d’une ville du début du XXe siècle, aujourd’hui disparue et à l’état de ruine, Letelier crée un univers fictionnel des plus convaincants et son Mirage d’amour est un roman d’une très haute qualité, que le lecteur quitte avec regret, tant il en a aimé les personnages et la beauté du style.

Je suis l’Hiver, Ricardo Romero

Comme son titre l’indique, Je suis l’Hiver n’est pas un roman policier. Pourtant son personnage principal, Pampa Aisian, est bien un jeune flic qui vient d’obtenir son diplôme de l’école de police et commence sa carrière dans un village paumé, Monge. Là, le travail de la police est une pure routine, car à part quelques pêcheurs sans permis, il n’y a la plupart du temps rien à signaler. Et c’est justement en se rendant près du lac où l’on a vu des fraudeurs que le jeune policier découvre, pendu à la branche d’un arbre, le corps d’une jeune fille. Et Pampa, plutôt que d’avertir son collègue au bureau, plus leur hiérarchie, ne va rien dire et attendre, caché toute une nuit et dans le plus grand froid que l’assassin revienne sur les lieux.

Pendant tout le roman, ou sa plus grande partie en tout cas, il ne va donc rien se passer, l’assassin va se faire attendre, le flic continue de vivre, ça pourrait être du quotidien banal que nous infligerait l’auteur du texte, mais voilà, il y a une écriture particulière, dont on ne saurait dire si elle est poétique (le père de Pampa, après un accident qui l’a privé d’une jambe, s’est mis à écrire sa poésie, en regardant la plaine qu’il aurait voulu nommer jusqu’à plus soif…), mais le lecteur se laisse embarquer dans une atmosphère onirique, des digressions, des retours en arrière, la descritpion de l’hiver dans la pampa, la longue attente de l’assassin… Et puis tout se débloque, et un peu d’action vient prendre sa part dans un livre où l’hiver et la nature avaient le beau rôle. La tragédie s’avère moins banale qu’elle aurait pu l’être, les relations des personnages de cette tragédie plus imbriquées et complexes qu’imaginées, le dénouement assez époustouflant.

Mais ce qui compte plus que tout dans ce roman, c’est de dire l’extrême solitude des personnages, de dire la poésie d’une région argentine en hiver et sous la neige, quant à l’intrigue, elle n’a que le second rôle. C’est ainsi qu’une vieille femme qui a une maison, mais qui vit un peu dans toutes celles qui sont vides, parce qu’abandonnées, dans lesquelles elle se chauffe en faisant du feu avec les croix des tombes du cimetière du village et qui sent la présence des morts autour d’elle. C’est ainsi que notre jeune policier a dans son jeu quelques cartes surprenantes : il joue de la guitare dans un silo abandonné et chante quelques chansons, toujours les mêmes, pour lui seul, il collectionne les douilles de balles qu’il a tirées, il est incapable de déterminer ses états d’âmes (est-il triste, enthousiaste ou fâché ?), bref c’est un vrai solitaire qui ne fait rien comme les autres et, quand il trouve un corps choisit de le regarder toute une nuit en attendant que quelque chose se passe (tout comme enfant il regardait dormir sa mère dans sa chambre sans se faire remarquer d’elle). C’est ainsi que l’auteur de ce roman assez extraordinaire écrit un roman noir en flânant en chemin pour décrire la nature argentine sous la neige. C’est ainsi que la structure du bouquin est construite sur l’entrée en scène des personnages, et que chaque chapitre en porte le titre, ajoutant les uns après les autres les personnages invités à cette étrange danse : chapitre 1 : Pampa / champitre 2 : Pampa, Gretel / chapitre 3 : Pampa, Gretel, Orlosky / chapitre 4 : Pampa, Gretel, Orlosky, la directrice. Et puis, dernier chapitre consacré à Irina, la vieille dame qui brûle les croix. Froid et tranchant comme un morceau de glace, Je suis l’Hiver est aussi un texte étonnamment poétique et beau, et cerise sur le gâteau sacrément efficace (mais là encore, autrement) quand il se charge de l’intrigue et de son dénouement. Un roman qui croise les genres littéraires avec intelligence et finesse. Comme son titre ne l’indique pas, Je suis l’Hiver est bien un roman noir, tout blanc…