
Considéré assez unanimement comme le chef-d’oeuvre d’Imre Kertész, Etre sans destin est le roman d’un rescapé des camps (Auschwitz et Buchenwald) sur les camps de concentration. N’ayant lu ni Si c’est un Homme de Primo Levi ni L’Ecriture ou la vie de Jorge Semprun, il nous sera donc impossible de comparer et c’est tant mieux. Kertész est assez unique pour qu’on ne s’en tienne qu’à lui et qu’à son génie littéraire. Son personnage principal (le narrateur du roman) est un jeune homme, un adolescent qu’aucun prénom qu’aucun nom ne vient identifier, tout comme en camp de concentration on perd son nom pour n’être plus qu’un numéro de matricule n’être plus qu’un être sans destin, ce qui n’empêche pas ce jeune homme de conserver son humanité. Candide, il subit son sort en conservant le regard d’un débutant et passe tout près de la mort, qui de toute évidence ne veut pas complètement de lui, sans qu’à aucun moment le pathos ne s’en mêle. Kertész réussit ce tour de force de ne pas convoquer l’émotion, de porter sur cette expérience un regard totalement distancié pour ne pas dire détaché. C’est en réalisant un travail de mémoire impressionnant qu’il parvient à écrire cette histoire ou plutôt à la réécrire comme s’il ne l’avait pas vécue comme s’il avait créé un univers de fiction totalement imaginaire comme si les camps de concentration n’avaient pas existé comme si lui-même n’avait pas connu cette horreur qui n’en est pas moins décrite dans le roman, mais à travers ce regard adolescent qui découvre le camp comme il découvre un peu plus tôt dans l’intrigue le travail (un rien obligatoire) qu’on lui impose et qu’il accepte tout comme il accepte le départ de son père pour le « Service du Travail Obligatoire » (il mourra dans le camp de Mautthausen) sans vraiment parvenir à éprouver une émotion, sinon quand un proche la forcera en lui tenant un discours moral et religieux, auquel le jeune homme ne se montre pas insensible sans pour autant y adhérer (tout comme Kertész ne semble pas se passionner pour le judaïsme). Le regard qu’il portera sur sa propre expérience est du même type, comme s’il ne s’agissait pas de lui comme si c’était un autre dont il relatait l’expérience. On sait qu’Imre Kertész était un grand lecteur de L’Etranger de Camus, qu’il a élu comme compagnon de toute une vie, le relisant sans cesse, et il semble bien qu’il ait systématisé dans sa propre écriture, pour ce qui est d’Etre sans destin au moins, la distanciation camusienne sans pour autant adopter le style de l’écriture blanche. La fin du roman, quand le narrateur rentre en Hongrie, en pleine phase de mutation communiste soviétique, offre quelques pistes d’explication du détachement du personnage mais aussi de son inadaptation à une Hongrie qui s’offre sans condition à l’aveuglement idéologique dont elle n’est toujours pas sortie, tout en en changeant comme de chemise, avec pourtant une constante, l’antisémitisme. Et même si Imre Kertész ne tient ni à témoigner ni à admettre qu’il y ait dans son roman une dimension autobiographique, on sent bien alors que ce jeune homme sans destin pense exactement comme l’auteur du roman.














