Par une Nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Peter Handke

Le pharmacien de la ville de Taxham, une ville d’Autriche que personne ne connaît, dans laquelle les touristes ne s’arrêtent pas, qui mène une vie de routines, entre sa maison, que sa femme et lui se partagent selon une règle tacite les poussant à passer le moins de temps possible dans les pièces communes, et sa pharmacie où il se rend chaque jour en vélo et où il tâche de faire du mieux possible son travail pour aider à soigner ses concitoyens, ce qui ne l’empêche pas de se livrer à sa passion pour les champignons sur lesquels il ambitionne d’écrire un ouvrage documenté et à la lecture d’épopées médiévales, le pharmacien de la ville de Taxham, donc, fait le choix, alors que sa femme part comme chaque année en vacances sans lui et sans qu’il sache où elle va, emprunte la voiture de madame et roule droit devant lui, sans destination prévue, embarquant dans l’habitacle de la voiture deux étranges convives d’un restaurant où il a mangé, un ancien champion de ski et un poète, direction un village d’Andalousie où l’un des deux hommes doit retrouver sa fille, et les deux parlent, mais comme bien souvent le pharmacien n’a pas les mots… Pour ce qui est de l’ « intrigue » du roman, elle tient en ce court résumé, mais là n’est pas l’essentiel, car comme dans un road-trip, ce qui compte c’est l’errance, les situations qu’elle provoque, et ce qui compte encore plus que tout pour Peter Handke, c’est le traitement poétique de l’écriture du texte et sans doute la métamorphose que va vivre, grâce à ce voyage, le pharmacien de Taxham. Et le lecteur est lui aussi embarqué dans la voiture du pharmacien et il se dit que, décidément, Peter Handke est à peu près capable de tout en écriture, qu’il n’écrit jamais le même livre, que la forme et le fond sont toujours chez lui étroitement liés, qu’il est capable d’un style magnifique, d’idées narratives surprenantes et que Par une Nuit obscure je sortis de ma maison tranquille est une sorte de roman méditatif des plus extraordinaires, que l’exercice est des plus réussis, mais qu’il est préférable pour profiter au mieux de la grâce de cette écriture d’être dans un état de conscience des plus clairs, de ne surtout pas être fatigué par une journée de travail abrutissante, qu’alors dans ce cas-là on trouve un plaisir des plus délicats à lire ce beau roman poétique et que même on en redemande. C’est cela l’effet Peter Handke, chaque fois on se dit qu’on lit peut-être un dernier livre de lui, et chaque fois on termine le livre en se disant qu’on en relira bien un petit supplémentaire, un dernier, pour la route…

Leçons pour un lièvre mort, Mario Bellatin

L’écrivain qui n’a qu’une main, Mario Bellatin, nous propose avec Leçons pour un lièvre mort un roman discontinu, en 243 courts paragraphes-chapitres, fragments peut-être, un roman halluciné où il est vaguement question de l’art littéraire de Sergio Pitol, autre auteur mexicain à qui Bellatin voue visiblement une admiration certaine, où il est question de Josef Beuys (ce qui explique le titre du bouquin), et où il est question d’un écrivain manchot dont la main artificielle branchée sur son cerveau se met à dysfonctionner. L’état mental de l’écrivain ne va guère mieux et le texte s’en ressent (c’est peut-être celui que nous avons sous les yeux). La structure du roman, morcelée à souhait, demande à qui veut le lire et en faire l’analyse un cerveau agile et une détermination à toute épreuve. Le modeste auteur de ces humbles lignes, tout ouvert qu’il est à l’innovation littéraire, s’est laissé porter par ce texte sans chercher à en prendre le dessus en le comprenant, et a fait le constat que l’auteur avait gagné la partie et que le lecteur, mis échec et mat, n’avait pas pris grand plaisir à la partie. Ce cerveau débile s’avoue donc défait et s’en tient à ces quelques lignes pour reconnaître sa défaite sans chercher à prouver quoi que ce soit en faisant mine d’avoir compris le bouquin. Fin des jeux.

Les Colons, Felipe Galvez

Terre de feu, Chili, 1901. José Menendez, riche propriétaire terrien, engage trois de ses employés pour traverser la Terre de feu et se rendre à cheval jusqu’au bord de l’Atlantique, avec plusieurs objectifs en tête : faire un repérage dans le but d’ouvrir une route qui relierait les deux océans, en traversant Chili et Argentine, et déposséder les populations autochtones de leurs terres, entre autres. Son « activité » : le mouton. Activité rentable qui nécessite cette route. Ses hommes : le lieutenant MacLennan (un soldat britannique impitoyble), un mercenaire américain trouvé au Mexique, et le jeune métis chilien, Segundo, que MacLennan a choisi pour son habileté au tir à la carabine. Les trois hommes partent donc pour un long voyage, semé potentiellement d’embuches, au cours duquel chacun va se révéler, mais au cours duquel, surtout, Segundo va voir à l’oeuvre la façon dont les blancs traitent les indigènes et construisent leur nation, dans la violence la plus assumée et la détestation de qui n’a pas la peau blanche.

La première partie du film fait penser à un western, mais là n’est pas l’essentiel, puisqu’il s’agit bien pour le réalisateur de se pencher sur l’histoire de son pays et en explorer les fondations. Civiliser la Terre de feu consiste pour MacLennan et le mercenaire, mais aussi pour Menendez, à tuer sans scrupules les Indiens qui ne représentent pas une menace pour les Blancs et se contentent de vivre pacifiquement sur leur terre. Mais, comme le dit Menendez à un envoyé du nouveau gouvernement (désireux de traiter moins inhumainement les natifs) : « Avec ces Indiens, on ne négocie pas. » Mais la fin du film, en nous montrant un émissaire qui souhaite dialoguer avec le peuple indien, pour recueillir des témoignages édifiants sur la sauvagerie des propriétaires terriens et de leurs sbires, nous montre que cette nouvelle posture n’échappe pas à l’autoritarisme et à une forme de dogmatisme qui impose aux indigènes de se soumettre et d’adhérer à l’idéal de la construction de la nation. Que ce soit avec Menendez et MacLennan ou avec ces nouveaux dirigeants aux velléités humanistes, Segundo n’aura pas eu le choix ni la force de s’opposer. Sa femme, elle, incarne la figure de la rebelle qui finit par dire non aux injonctions du Blanc venu de la capitale. Le spectateur se dit en visionnant ce film que le Chili s’est construit sur la violence et la haine de l’autre et qu’il y avait peut-être dans ces fondations vénéneuses comme l’annonce d’un futur politique tout aussi venimeux. En souhaitant que le peuple se débarrasse à tout jamais d’une classe politique détestable et fasciste, inféodée au capitalisme dont elle est le José Menendez ou/et le MacLennan.

La Chimère, Alice Rohrwacher

Arthur, un Anglais échoué dans une petite ville italienne, retrouve à sa sortie de prison sa bande de pilleurs de tombes étrusques. Il y vit dans une cabane digne d’un bidonville, voit de temps en temps une vieille dame qui l’accueille à bras ouverts et le nourrit un peu. Puis on le voit exercer son don de sourcier pour trouver une tombe, car il sent le vide sous ses pieds, il a ce pouvoir-là. La plupart du temps, les découvertes, qu’ils revendent à un spécialiste de l’art antique, ne leur rapportent que peu d’argent, de quoi survivre sans travailler. Le choix du 16/9e pour filmer ces scènes poétiques qui structurent le film à la façon d’un patchwork est on ne peut plus judicieux. On a l’impression d’être devant un « vieux » film, et c’est très bien. Progressivement, la présence-absence d’une jeune femme (Beniamina) qui a été vraisemblablement la compagne d’Arthur et a disparu on ne sait comment ni pourquoi installe une dimension onirique dans l’intrigue (on peut se demander s’il y a intrigue au sens classique du terme…). Sa robe en laine se détricote, un fil rouge qui revient dans toutes les scènes où elle apparaît (fruit des rêves et rêveries d’Arthur), joue un rôle essentiel puisqu’on la (le) retrouve dans la dernière scène du film, dans laquelle l’histoire du couple trouve plus que son dénouement, un véritable lien qui fait de ce film une version contemporaine du mythe d’Orphée et Eurydice.

Il y a aussi Italia, une jeune femme chanteuse (et quelle mauvaise chanteuse !) qui reçoit des cours de chant de la vieille dame contre son travail de domestique, et réussit à plaire à Arthur, un temps. Mais Italia est trop terrestre et le poète que rien ne peut plus attacher à la vie, même une jeune femme aussi solaire (et terrestre), reprend son chemin vers ce qui est, de toute évidence, son seul destin. Un film différent, avec des personnages humains et attachants, un film dont la forme et le fond semblent merveilleusement en cohérence et qui rend un hommage magnifique, en liant étroitement profane et sacré, aux trésors de la grande Antiquité.

Marin mon Coeur, Eugène Savitzkaya

Un très court livre consacré à la petite enfance du fils de l’auteur, à ses premières expériences dans la vie, avec la même prose poétique que celle du roman Fraudeur, chroniqué en fin d’année dernière sur ce blog. Après l’enthousiasme de la découverte, ce texte (présenté par les Editions de Minuit comme un de ses livres emblématiques – on se demande un peu le pourquoi d’un pareil emballement…) n’a pas eu le même effet sur le modeste auteur de ces humbles lignes. Par rapport au « roman » Fraudeur, c’est qu’il manque sans doute à Marin etc… l’imaginaire et l’ampleur d’un univers riche et propice à l’écriture poétique de l’écrivain. Ici, on sent un peu trop la présence de l’auteur (deuxième personnage principal du livre, après le bébé) et l’univers, tout comme celui d’un nouveau né, est quelque peu restreint. Très courts paragraphes consacrés à la découverte du monde très proche (la chambre, la maison, le jardin, l’extérieur du jardin… mais pas trop loin), à la découverte de son propre corps, des géants (les parents), d’un monde fantasmatique aussi, peuplé d’animaux, entre autres. Bref, bien que très désireux de faire un pas de plus dans la rencontre de ce bel auteur à la plume littéraire aiguisée, nous n’avons pas eu le bonheur de nous extasier de cette prose parfois enfantine (même si toujours très adulte) et délibérément poétique (il semble bien que ce soit la marque de fabrique de Savitzkaya), mais dont le propos ne nous aura pas touché plus que cela. Quelques beaux passages, certes, mais aussi quelques trop nombreux paragraphes qui ne touchent pas leur but, comme ce baiser de l’enfant qui tend la joue et embrasse l’air, célébré à la page 42. Roman en mille chapitres dont les neuf dixièmes sont perdus, comme le sous-titre Savitzkaya, on peut se demander pourquoi ce dixième serait si important pour le lecteur qu’on le lui ferait lire en le vantant comme un chef-d’oeuvre. Qu’il fut important pour le père d’écrire un très court recueil de très courts textes (fragments) sur les premières années de sa progéniture, soit, qu’il fut aussi essentiel de le publier ne nous semble pas une évidence. Qu’à cela ne tienne, nous trouverons bien un récit de Savitzkaya dont l’existence nous semblera plus justifiée. Cette chronique quelque peu désabusée n’est en rien une condamnation au bannissement.

La Version, Debora Levih

La Version, premier roman de Debora Levyh (écrivaine belge, à ne pas confondre avec une autre, anglaise celle-là dont le prénom est Deborah…) porte bien son titre. Incipit : « Très franchement, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un monde dans la langue d’un autre monde. Je ne veux pas dire que ce ne serait pas souhaitable, simplement que ce n’est peut-être pas possible. A moins de recourir à des artifices. » Or, la narratrice (ou le narrateur, allez savoir…) le dit et le répète : «  »Entendons-nous bien, rien de ce que je raconte n’est métaphorique. » Pas de symbolisme non plus. Il faut donc prendre tout au pied de la lettre et se contenter d’un vocabulaire nécessairement insuffisant (même si la langue utilisée pour cette description irréalisable invente quelques néologismes bien sentis pour parler de coutumes fantastiques) pour décrire un monde qui n’est régi par aucune de nos lois physiques (ou presque). Il s’agit donc d’une traduction (version) impossible d’un autre monde, d’un autre peuple dont les us et coutumes, dont les règles diffèrent fondamentalement de celles des humains de ce monde (le nôtre). Un autre monde ? Serions-nous face à un texte de science fiction, ça se pourrait bien après tout ? Que nenni. Le monde en question serait-il celui d’une tribu humaine vivant dans un coin caché, très reculé de notre bonne vieille terre ? Il semble que non. Nous, lecteurs, ne répondrons pas à cette question autrement que par l’interprétation, car le texte n’y apporte pas de réponse définitive, et c’est aussi bien. Il se trouve que ce monde-là n’a pas le même temps que le nôtre : pas de saisons, températures oscillant entre 28 et 32°, un temps insaisissable. Il se trouve que le peuple qui nous est décrit a une conception de l’espace bien étrange, il ne connaît ni les points cardinaux ni haut ni bas, etc… Il se trouve que ce peuple est étrange et très différent. Pas de conception de l’identité, par exemple, chez ces êtres qui, s’il ressemblent à des humains (a priori), sont tout aussi éloignés des humains que le sont généralement les extraterrestres. Le texte prend rapidement la tournure d’un mélange des genres qui convoque récit, anthropologie ou sociologie et poésie. Le texte narre des habitudes de vie, dans des descriptions concrètes qui pourraient faire penser à des jeux d’enfants adultes (oui, mais la notion de jeu n’est pas de mise chez ce peuple-là, un des nombreux paradoxes de ce monde-là, qui n’en est pas à ça près) et dans des descriptions concrètes qui bien vite nous font découvrir un monde où l’abstraction prédomine. Les êtres étranges qui le peuplent sont de grands silencieux, par peur que l’attention consacrée à la parole les détourne de ce qui peut advenir pendant qu’ils parlent… Ouh ! ça ne va pas être simple, cette histoire. Le texte s’en tient la plupart du temps à des choses qu’on pourrait dire prosaïques, mais le fait avec un sens poétique exacerbé… Paradoxes, disions-nous…

Les êtres qui composent ce peuple (pas nommé pendant toute une très grande partie du roman, puis, quand approche la fin, enfin nommé – mais ça ne change rien, puisqu’il s’agit en réalité d’un peuple entre les autres peuples) se métamorphosent parfois, changeant d’apparence physique et même de nom (rappelez-vous, ils n’ont pas d’identité). Leur vie est consacrée, la plupart du temps, au corps, aux sensations, ils créent des objets nouveaux (des agencements de matière, plutôt, dans la langue de la narratrice) ou recréent à la perfection des objets déjà existants… ils lisent et écrivent des textes, dont ils font des livres, qui évoluent au gré de la volonté des lecteurs écrivains, qui font évoluer l’objet texte. Ils créent des agencements de matière qui évoluent, eux aussi, produisent un résultat en se transformant. Comment dire ces pratiques sans utiliser leur langue (que la narratrice ne parle pas, même si elle a fini par la comprendre, et pour cause puisqu’ils n’ont pas de dictionnaire et que le sens des mots chez eux est mouvant, comme tant de choses encore dans leur monde) ? La question revient comme un leitmotiv, de lojn en loin. Et la narratrice reconnaît que la langue est insuffisante pour décrire l’inconnu, le nouveau, le différent, ce que nombre d’écrivains ont pu dire eux-mêmes de leur outil de travail. Mais Debora Levyh en fait sans doute le thème premier de ce roman, avec une belle inventivité, une belle créativité poétique, une exigeance littéraire certaine (qui peut toutefois, dans certains passages de ce court, mais très dense, roman épuiser le lecteur par excès d’abstraction). Un texte qui rappelle très clairement le très court et intense roman de François Bizet, Dans le Mirador, chroniqué sur ce blog il y a un ou deux ans et publié, nous semble-t-il, chez le même éditeur que La Version.

Etre sans destin, Imre Kertész

Considéré assez unanimement comme le chef-d’oeuvre d’Imre Kertész, Etre sans destin est le roman d’un rescapé des camps (Auschwitz et Buchenwald) sur les camps de concentration. N’ayant lu ni Si c’est un Homme de Primo Levi ni L’Ecriture ou la vie de Jorge Semprun, il nous sera donc impossible de comparer et c’est tant mieux. Kertész est assez unique pour qu’on ne s’en tienne qu’à lui et qu’à son génie littéraire. Son personnage principal (le narrateur du roman) est un jeune homme, un adolescent qu’aucun prénom qu’aucun nom ne vient identifier, tout comme en camp de concentration on perd son nom pour n’être plus qu’un numéro de matricule n’être plus qu’un être sans destin, ce qui n’empêche pas ce jeune homme de conserver son humanité. Candide, il subit son sort en conservant le regard d’un débutant et passe tout près de la mort, qui de toute évidence ne veut pas complètement de lui, sans qu’à aucun moment le pathos ne s’en mêle. Kertész réussit ce tour de force de ne pas convoquer l’émotion, de porter sur cette expérience un regard totalement distancié pour ne pas dire détaché. C’est en réalisant un travail de mémoire impressionnant qu’il parvient à écrire cette histoire ou plutôt à la réécrire comme s’il ne l’avait pas vécue comme s’il avait créé un univers de fiction totalement imaginaire comme si les camps de concentration n’avaient pas existé comme si lui-même n’avait pas connu cette horreur qui n’en est pas moins décrite dans le roman, mais à travers ce regard adolescent qui découvre le camp comme il découvre un peu plus tôt dans l’intrigue le travail (un rien obligatoire) qu’on lui impose et qu’il accepte tout comme il accepte le départ de son père pour le « Service du Travail Obligatoire » (il mourra dans le camp de Mautthausen) sans vraiment parvenir à éprouver une émotion, sinon quand un proche la forcera en lui tenant un discours moral et religieux, auquel le jeune homme ne se montre pas insensible sans pour autant y adhérer (tout comme Kertész ne semble pas se passionner pour le judaïsme). Le regard qu’il portera sur sa propre expérience est du même type, comme s’il ne s’agissait pas de lui comme si c’était un autre dont il relatait l’expérience. On sait qu’Imre Kertész était un grand lecteur de L’Etranger de Camus, qu’il a élu comme compagnon de toute une vie, le relisant sans cesse, et il semble bien qu’il ait systématisé dans sa propre écriture, pour ce qui est d’Etre sans destin au moins, la distanciation camusienne sans pour autant adopter le style de l’écriture blanche. La fin du roman, quand le narrateur rentre en Hongrie, en pleine phase de mutation communiste soviétique, offre quelques pistes d’explication du détachement du personnage mais aussi de son inadaptation à une Hongrie qui s’offre sans condition à l’aveuglement idéologique dont elle n’est toujours pas sortie, tout en en changeant comme de chemise, avec pourtant une constante, l’antisémitisme. Et même si Imre Kertész ne tient ni à témoigner ni à admettre qu’il y ait dans son roman une dimension autobiographique, on sent bien alors que ce jeune homme sans destin pense exactement comme l’auteur du roman.

Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Il y a de ces livres qui s’oublient, qu’on oublie avant que, soudain, une réédition les fasse remonter à la surface. Cette fois, c’est un post instagram de Maureen Wingrove (la dessinatrice Diglee) qui a donné au roman autrichien (un classique, là-bas) une nouvelle vie et un succès de vente visiblement inattendu. Les écoféministes se ruent sur le livre, l’éditeur qui a permis ce retour en grâce se frotte les mains, évidemment. Mais qu’importe… Ce livre est tombé dans nos petites pattes de lecteur curieux par un autre biais et nous nous en félicitons. Car il rejoint notre travail littéraire du moment (Le Mur) et peut nous être utile (ou pas, peu importe). Le Mur invisible a été un immense plaisir de lecture, là est l’essentiel. Plaisir de découvrir une autrice inconnue et de très grand talent. Plaisir de retrouver dans une thématique de genre (mais il ne faut pas se fier aux apparences) un type de lecture (mais il ne faut surtout pas se fier aux apparences) oublié depuis un moment. Plaisir enfin de trouver dans un roman qui ne nous prometttait pas ça un type de lecture que l’on aime par-dessus tout, surprenant, exigeant, et pourtant propice au bonheur (le pourtant n’a rien à faire là, comme s’il s’agissait de s’excuser de ne pas rechercher du facile). S’il fallait rapprocher ce roman génial (l’adjectif n’est pas galvaudé) de ce que nous avons lu ces derniers temps, on pourrait regarder du côté de Monique Wittig (mais ce n’est pas la même chose, évidemment). D’Ingeborg Bachman ? Pas du tout. Comme s’il était important d’établir des liens (nous nous fatiguons nous-mêmes). Passons…

Une femme (une urbaine) se rend chez sa cousine, en montagne (les Alpes), dans un chalet où elle la retrouve, ainsi que son mari, leur chien et leur chat. Un soir, le couple se rend en ville, laissant l’héroïne seule pour un moment. Ils rentreront dans la soirée. Sauf qu’ils ne rentrent jamais. Le lendemain matin, surprise de ne pas les voir, elle va se promener dans la campagne, avec Lynx, le chien, et se heurte à une paroi invisible. Après vérification, il s’agit bien d’un mur infranchissable. De l’autre côté, tout (sauf la végétation) semble figé, mort et comme statufié. Dès lors, le mur invisible est évacué par la narratrice (l’héroïne) qui dans son récit va s’en tenir strictement à son travail quotidien (agriculture, chasse, pêche, entretien du chalet, cuisine, écriture, tenue du calendrier, etc…) , à ses efforts pour survivre, à ses relations avec les animaux (une vache, puis son veau, un chien, une chatte, puis ses petits, les animaux sauvages), à une réflexion sur ce qu’elle fut et ce qu’elle est devenue à cause du ou grâce au mur. Une façon comme une autre de mettre de l’ordre dans le chaos. Il ne se passe donc rien du point de vue romanesque, pas d’événements majeurs, de rebondissements inattendus (ou trop attendus), alors qu’il se passe évidemment beaucoup de choses. On est face à une poétique du travail, de la survie, du travail pour la survie, poétique du quotidien d’une femme moderne (des années 60) qui se trouve enfermée dans une « île » en plein milieu du continent européen et à la façon de Robinson organise son espace en fonction de sa vie solitaire.

L’attente inutile est évacuée (cette femme n’est pas un Robinson à l’identique, personne ne viendra la libérer), la solitude, le silence sont omniprésents (pas de Vendredi pour parler, dominer). Pourtant, il y a bien un dénouement. Avec événement majeur, qui tombe à la fin du roman, à la presque fin, et qui est annoncé à grand renfort de prolepses visant à casser à tout prix le fameux suspens cher à tout bon lecteur de narration à intrigue. Marlen Haushofer nous le fait donc savoir, elle s’en tape de l’intrigue et spoile joyeusement la fin de son roman, ah, la brave femme, j’adore. Les annonces du destin de certains de ses animaux et du dénouement dont nous ne parlerons pas ici, laissons le soin de faire ce travail à la narratrice du roman qui n’écrit pour personne d’autre qu’elle-même, se succèdent, se multiplient durant tout le bouquin, c’est un pur régal, à contre-courant de ce qui se fait habituellement. C’est ça, Le Mur invisible n’est pas un roman as usual, mais alors pas du tout.

L’Opoponax, Monique Wittig

Marguerite Duras, dans un article critique de France Observateur daté du 5 novembre 1964 et intitulé Une oeuvre éclatante, parle de L’Opoponax de Monique Wittig en disant : « Mon Opoponax, c’est peut-être, c’est même à peu près sûrement le premier livre moderne qui ait été fait sur l’enfance. Mon Opoponax, c’est l’exécution capitale de quatre-vingt-dix pour cent des livres qui ont été fait sur l’enfance. C’est la fin d’une certaine littérature et j’en remercie le ciel. » Le décor est planté… Elle poursuit : « C »est à la fois un livre admirable et très important parce qu’il est régi par une règle de fer, jamais enfreinte ou presque jamais, celle de n’utiliser qu’un matériau descriptif pur, et qu’un outil, le sens. » Monique Wittig, de son côté, affirme qu’elle a appris son métier avec les nouveaux romanciers. Duras prolonge : « Ce qui revient à dire que mon Opoponax est un chef-d’oeuvre d’écriture parce qu’il est écrit dans la langue exacte de l’Opoponax. »

Tout comme Les Guérillères, L’Opoponax de Monique Wittig est en effet un très grand livre, totalement maîtrisé dans sa forme, sans pour autant provoquer l’ennui. Il suffit de lire les essais de Wittig sur ses propres livres, sur la façon dont elle écrit ces livres, sur la façon dont elle considère la littérature pour comprendre qu’on a affaire à une écrivaine à l’esprit structuré, qui n’écrit pas à l’improviste, mais qui réfléchit ses livres, qui pense, depuis son atelier littéraire, à la meilleure forme envisageable pour chacun de ses romans. Toute oeuvre littéraire qui se veut un peu nouvelle et veut dépoussierrer la littérature, dit-elle à peu près, est un cheval de Troie. Une arme, envoyée sous la forme d’un cadeau, d’une offrande, qui une fois acceptée par l’adversaire, par l’ennemi, va s’avérer ce qu’elle est réellement : un ennemi sans pitié (c’est moi qui interprète la déclaration de Wittig).

Le travail romanesque, c’est toujours elle qui le dit, mais c’est une évidence à la lecture de ses romans, passe par le choix d’un point de vue et d’une personne (un pronom personnel). Dans Les Gérillères, c’étaient « elles », dans L’Opoponax, c’est le « on ». Tout l’art romanesque de Wittig ne tient pas dans ce choix somme toute basique (encore que…), mais dans l’élaboration progressive, qui se fait au fil de l’écriture, d’une forme stricte, presque rigide, que l’auteur va tenir jusqu’à son terme. Plus simple à dire qu’à faire… En tout cas, et pour finir, L’Opoponax est une oeuvre éclatante, pas vrai Marguerite ?

J’étais une petite Fille de sept ans, César Aira

César Aira est un écrivain argentin qui a écrit tant de romans qu’il peut absolument se permettre ce qu’il veut. En écrivant ceci, le modeste auteur de ces humbles lignes se dit qu’il en a sans doute toujours été ainsi, car tout ce qu’il a lu d’Aira lui a semblé frappé du sceau de la liberté narrative la plus absolue. J’étais une petite Fille de sept ans n’échappe évidemment pas à cette marque de fabrique. Ce très court roman fait partie de la veine « flirt avec le conte » déjà explorée dans La princesse printemps. C’est donc l’histoire de la fille d’un roi, en réalité un homme tout ce qu’il y a d’ordinaire qui est devenu roi du territoire magique de Biscaye, royaume turc situé géographiquement au nord de l’Espagne !!! Quelque peu malmené par une femme accariâtre, jamais satisfaite de ce que le brave homme lui offre pour mieux lui plaire, il a en effet passé un pacte avec le diable pour obtenir des pouvoir surnaturels. Le couple ne va pas mieux pour autant. Quant à leur fille, la narratrice du roman, elle a sept ans et se fait un beau jour kidnapper par l’opposition, qui « avait mûri dans les ombres de l’inconscient collectif », ainsi qu’elle le formule, et trouve le moyen (rien de plus facile dans un royaume magique) de lui voler son âme. Dès lors, le père et sa fille doivent partir dans une quête de conte de fées, à pied, à travers le royaume pour espérer reprendre cette âme volée et la rendre à son propriétaire. Il y a bien assez dans une famille comme celle-là qu’un père sans âme (pour rappel, il l’a vendue au diable).

Le roman nous est « vendu » par les éditions Bourgois (en 2005) comme « un des sommets de l’art poétique » du maestro. Le modeste auteur de ces humbles lignes lui a préféré, et de loin, quelques titres d’Aira, comme Prins, La Guerre des gymnases, La preuve ou encore Les Fantômes. Dans la bibliographie de l’auteur d’environ 150 livres (plus ou moins), tous plus délirants d’imaginaire les uns que les autres, il ne peut pas y avoir nécessairement que de très grands livres, il s’en trouve de moins bons. Les rares lecteurs de César Aira que l’humble auteur de ces modestes lignes connaisse (dont l’auteur du dossier consacré à César Aira de la meilleure revue littéraire de France, j’ai cité Le Matricule des anges, qui lui a presque tout lu du maître) auront peut-être une autre vision du truc (peu importe, puisque nous ne les consulterons pas). Il se peut que le phénomène de la lassitude joue (étrangement, ce phénomène ne s’est pas mis en branle à la lecture du monstrueux Horacio Castellanos Moya). Il se peut que la période des années 2000 d’Aira nous laisse sur notre faim (il semble que ce soit vrai). Cela ne nous empêchera pas de redire ici qu’il faut lire cet écrivain magistral qu’est César Aira, même si tous ses livres ne nous semblent pas avoir la même qualité, même s’il nous semble qu’il se répète parfois et que, peut-être, il écrit trop vite (avec un talent fou, certes), et trop de livres pour ne pas se montrer inégal. Nous y reviendrons toutefois.

Déraison, Horacio Castellanos Moya

Nous voilà repartis de nouveau en arrière dans la vie d’Erasmo Aragon, qui vient de fuir le Salvador (il y a publié un article sur le Président de la République, jugé infamant et raciste, à tort bien sûr) pour réviser un rapport sur le génocide des natifs par l’armée (années 1980). Pour retravailler ces 1100 feuillets qui narrent, d’une façon étrangement poétique, et digne de la plus haute poésie (c’est pourquoi Erasmo, qui ne peut sortir ces documents de son lieu de travail, en recopie des phrases dans son carnet), il s’installe dans le bureau de l’archevèque (au siège de l’archevêché), alors qu’il confesse une « répugnance viscérale envers l’Eglise catholique ». Bien évidemment, la lecture des horreurs perpétrées par les militaires va réveiller sa paranoïa. Ses rencontres avec une jeune femme d’origine espagnole, sur laquelle il va fantasmer en vain, et qui va ensuite lui présenter Fatima, tout aussi excitante que son amie, et avec laquelle il va consommer, n’arrange rien à ses affaires. Elle est la petite amie d’un officier de l’armée guatemaltèque, nouvelle qui va lui faire imaginer le pire scenario, à plus forte raison quand il va penser le rencontrer dans une fête où il est invité, lui faisant commettre des actes délirants. La panique la plus totale le gagne, il s’imagine déjà la cible des militaires pour le travail qu’il réalise (et qui fait de lui naturellement leur pire ennemi, au moins dans son fantasme), se sent surveillé, peut-être déjà traqué, quand un article d’un écrivain qu’il a connu et qui lui en veut pour une broutille qui a piqué son amour propre, et qu’il relate dans le journal Siglo XX, vient mettre un peu d’huile sur le feu. Tout l’archevêché doit être déjà au courant…

On retrouve donc cet allumé d’Aragon déjà au sommet de sa forme dans ses jeunes années. La prose de Moya est à son sommet, déjà (phrases longues, rythme effréné, humour décapant, « écriture au ras des pulsions » selon la formule de Michel Nareau, tout cela sur fond d’horreurs d’une société démente et criminelle). Le cul obsède déjà notre Erasmo, qui dans une scène qui devrait devenir culte couche avec Fatima – elle porte ce jour-là des chaussures de type Rangers et pue terriblement des pieds !!! Inutile de dire que le glamour n’est pas la tasse de thé de Moya et que la soirée d’Erasmo va être difficile, d’autant que la belle lui parle de son petit ami, ce qui relance la panique parano d’Erasmo… Quant à l’aspect plus strictement politique du texte, il n’est pas laissé à l’abandon par l’auteur, qui réserve au lecteur un final particulièrement réaliste et saisissant. Le roman commence par une phrase qu’Erasmo a relevée dans le rapport, « Je ne suis pas entier de la tête. » (une phrase qui lui sied à lui-même à merveille) sur laquelle il cogite amplement, et qui lui fait déployer une glose des plus intéressantes, appliquant cette phrase à l’indigène qui l’a dite (il a été laissé pour mort, avant de survivre au génocide), à tous les indigènes ayant survécu à ce cauchemar (une dizaine de milliers de personnes), aux militaires qui avaient participé à ces crimes plus atroces les uns que les autres, à celui qui la lit, enfin (Erasmo) : « … seul un individu n’ayant pas toute sa tête pouvait être disposé à se rendre dans un pays étranger dont la population n’était pas entière de la tête pour réaliser un travail qui consistait justement à lire et à corriger un épais rapport de mille cent feuillets rassemblant les documents sur les centaines de massacres qui rendent manifeste le dérangement généralisé. » Non, Erasmo n’est pas entier de la tête, comme sans nul doute aucun des personnages des romans de Castellanos Moya qui, livre après livre, se penche sur l’état clinique et mental des sud-américains, et en particulier de ses compatriotes, que la violence de la guerre, de la torture et des massacres de toutes sortes ont laissé derrière elles « pas entiers de la tête ». Et une fois encore, le sens de la dérision du maestro et son humour permettent de rendre jubilatoires ses livres sans pour autant dénaturer leur message profond. De la haute couture.

Petite Prose, Robert Walser

Vingt-et-un textes de Robert Walser, vingt-et-un petits diamants. Et ça commence avec la Vie d’un poète, construite à partir de sept tableaux de Karl Walser, le frère de Robert. Un texte suivi immédiatement par Causerie, une sorte de petite farce sur l’écrivain tel que le conçoit Robert Walser, mélange du mythe un brin vieillot du poète maudit et pauvre du XIXe siècle et de la fantaisie de Walser, qui ne se sert pas d’un cliché éculé pour le suivre à la lettre, mais s’amuse et dynamite par son humour bonhomme le stéréotype qu’il fait semblant de suivre, avec des phrases comme celle-là : « Tout vrai poète a une prédilection pour la poussière. » Jubilatoire…

Il y a aussi le jeu avec les formules toutes faites, comme « ne pas en croire ses yeux » ou « ne rien remarquer » pour créer des personnages singuliers, « celui qui n’en croyait pas ses yeux » et « celui qui ne remarquait rien » et leur inventer un destin singulier pour obtenir un résultat incongru, adjectif que Walser aimait tout particulièrement, car telle était sa recherche en littérature, écrire quelque chose de saugrenu, d’incongru. Il y a aussi l’enfant, une petite fille, qui quitte son village pour partir à la recherche du bout du monde et qui réussira dans sa quête, en trouvant un jour un hameau nomme Le bout du monde, où elle s’établira bien sûr. Il y a encore, clin d’oeil à Homère, la très courte histoire du voleur qui s’appelait Personne. Suit un texte intitulé Neige. Rares sont les recueils dans lesquels l’auteur suisse-allémanique n’écrit pas un ou deux textes sur la neige, lui qui mourra en promenade et dont on découvrira le corps dans… la neige. L’histoire d’Helbling est celle d’un paresseux qui travaille dans une banque, mais n’arrive pas à se lever le matin et se présente donc toujours en retard. Les petites gens qui travaillent dans des métiers de subalternes ont toujours fasciné Walser… Il serait trop long de présenter chacun des textes de cet excellent recueil, publié en 1917.

Walser aime faire des portraits de petites gens, il aime ces humbles à qui il ressemble et ne se lasse pas de livrer au lecteur leurs aventures, qu’elles soient imaginaires ou réelles. La figure du serviteur, qui trouvera dans L’Institut Benjamenta son aboutissement romanesque, est sans doute de celles qui lui conviennent le plus. Ici, c’est Tobold, le serviteur, dans le texte le plus long de l’ouvrage. Tobold, un zélé serviteur, qui apprend son métier dans un chateau et s’éprend de la vie aristocratique avant de finalement quitter son emploi, libéré d’un travail particulièrement contraignant.

Bref, ces petites histoires sans importance, ces histoires de gens de peu, qui tournent toutes autour de thématiques chères à Walser, sont un pur régal pour le lecteur amateur d’une littérature de l’incongru. Et c’est de toute évidence le cas du modeste auteur de ces quelques lignes qui reviendra à la charge avec quelque chronique d’un ou deux livres de Robert Walser, le gentil poète suisse dont il n’est pas près de se lasser. Lisez-le vous aussi, vous comprendrez pourquoi cet écrivain fait encore l’objet aujourd’hui d’un véritable culte pour maints artistes plasticiens et autres lecteurs exigeants.

Anselm, le Bruit du temps, Wim Wenders

Il y a quelques années, Wim Wenders a consacré un très beau film documentaire (Le Sel de la terre) à celui qu’on peut sans doute considérer comme le plus grand photographe du monde, Sebastião Salgado. C’était déjà un film sublime, qui laissait penser que Wim Wenders savait tout faire derrière une caméra. Aujourd’hui, le cinéaste allemand remet le couvert avec un artiste plasticien, qu’on peut légitimement sacrer plus grand artiste du monde, Anselm Kiefer. Et cette fois, l’adjectif qui permettrait de qualifier le film Anselm, le Bruit du temps n’existe sans doute pas dans la langue française, car « sublime » est insuffisant pour dire à quel point le génie de Wenders s’est transcendé pour rendre à Anselm Kiefer un hommage du niveau de son génie.

Comment rendre compte de ce travail exceptionnel ? Peut-être en le décrivant en creux pour commencer… Pas de voix of dans ce documentaire, qui nous dirait que penser de l’artiste et comment penser son oeuvre. Choix crucial, qui laisse au spectateur la liberté fondamentale de réfléchir par lui-même. Pas de récit hagiographique non plus, puisque celui qui filme et raconte cette épopée artistique se garde bien de prendre position de façon subjective, même si les caresses de son regard disent tout aussi bien que des mots l’admiration qu’éprouve le cinéaste pour l’artiste. Pas de récit biographique, même si Anselm Kiefer apparaît dans le film enfant (joué par le fils de Wim Wenders) et jeune (joué par le fils d’Anselm Kiefer), ce qui ne laisse aucun doute sur l’amitié qui lie les deux hommes.

Donc, Wenders offre au spectateur des images, toutes plus belles les unes que les autres, des oeuvres gigantesques (dans tous les sens du terme) de Kiefer, des espaces où il travaille et entrepose ses pièces monumentales (dans tous les sens du terme), de son musée à ciel ouvert de Barjac (Gard), de son travail au quotidien, avec parfois l’aide d’une équipe. On suit Kiefer, sur un vélo, alors qu’il traverse son « atelier » de Croissy pour des raisons qui peuvent paraître obscures, on le regarde travailler, à la spatule ou au lance-flamme sur des toiles dont on ne saurait dire quelle dimension elles peuvent bien faire. Bref, on est immergé dans la pratique du maître, sans chercher nécessairement à tout comprendre, le film se transforme bien vite en expérience sensorielle, que des images d’archives (qui permettent de revenir sur une carrière déjà vieille) et quelques scènes biographiques (presque fictionnelles) viennent tempérer. C’est lent, c’est absolument magnifique, c’est un regard d’artiste sur le travail d’un autre artiste, c’est presque une déclaration d’amour. Les processus de création de Kiefer sont peu à peu dévoilés, et son travail apparaît alors comme une forme d’industrie artistique (ce n’est pas tout à fait par hasard s’il installe parfois ses ateliers et ses entrepôts dans d’anciennes usines), ce qui n’empêche en rien que grand nombre de ses pièces sont d’une poésie et d’une légèreté inouïe alors que leur format est souvent monumental. Le nombre de ces pièces laisse rêveur, et on en viendrait presque à se demander comment il est possible à un seul homme de créer autant (quantitativement) sans avoir passé une sorte de pacte avec le diable ! Le film suscite l’admiration, le film lui-même est admirable, et la musique qui accompagne les images, signée Leonard Küßner, y contribue grandement. Comment rendre compte de pareilles oeuvres sans se sentir démuni, en manque de vocabulaire et de syntaxe pour dire l’indicible ?

Difficile en effet de dire ce qui relie les différentes formes cinématographiques employées par le réalisateur, difficile d’évoquer toutes les couleurs de la palette de Wenders, on en oublierait presque de parler des références aux écrivains (surtout des poètes) de Kiefer, Paul Celan, et sa compagne, la merveilleuse Ingeborg Bachman, de l’incontournable mentor que représenta pour lui Joseph Beuys, de l’aperçu que donne tout de même le film d’une carrière longue et mouvementée, etc… C’est sans doute un film qu’il faut voir et revoir pour pouvoir en parler avec un tant soit peu d’efficacité, tant la richesse de son sujet et l’intelligence de sa réalisation donnent à penser. Quant aux pisse-froid qui trouvent à redire à ce chef-d’oeuvre (il s’en trouve dans une presse qui ne brille pas forcément par son goût et se distingue plutôt par son conformisme), qu’ils aillent se faire lanlaire.

Le Rêve du retour, Horacio Castallanos Moya

Le hasard des lectures successives et dans le désordre des romans du grand Moya nous fait donc retrouver, mais dans les années 1990, le sublime et totalement cinglé Erasmo Aragon, en sa période mexicaine, où il s’apprête à rentrer au Salvador pour y lancer une nouvelle revue politique. Les négociations entre le gouvernement et la guerilla semblent devoir, pouvoir aboutir à une fin des hostilités et Erasmo attend une rentrée d’argent pour payer son billet d’avion, dans l’espoir de se défaire de sa femme et de sa fille, à bout de nerfs qu’il est… Comme il picole comme un trou, son foie le fait souffrir et il souhaite consulter son compatriote exilé Dr Chente, retraité qui l’accepte comme patient parce qu’il a connu sa famille au Salvador et aussi Muñecon, l’oncle d’Erasmo. Le traitement qu’il lui propose alors passe par des séances d’hypnose, ce qui bien sûr fait flipper son patient, déjà paranoïaque et angoissé. Ces séances vont être l’occasion pour le lecteur de plonger dans la psyché de ce bon Erasmo, où les fantasmes le disputent aux angoisses. Mais il se trouve que le Chente, pour des raisons obscures, doit rentrer au Salvador en urgence (c’est-à-dire sans prévenir son patient), que ce départ réveille la paranoïa d’Erasmo qui se demande ce qu’il a bien pu lui révéler de son passé durant l’hypnose, qui se met à imaginer les pires hypothèses quant à son retour au Salvador (mais qu’est-ce qui l’attend là-bas ?) et sur Chente dont il se damande s’il ne serait pas un espion à la solde du régime militaire…

Bien sûr, Erasmo est un personnage aux défauts multiples qui ne font pas de lui un type très sympathique, mais le tour de force de Moya consiste, dans un flot stylistique des plus percutants, à nous rendre intéressant et même plus son anti-héros magnifique, dont les élucubrations délirantes d’alcoolique et de dégénéré, que son obsession pour la plastique des femmes, surtout quand il ne les connaît pas, continue de poursuivre, sont un régal pour le lecteur (et puis, trouver dans ce texte de 2013 l’annonce d’un événement marquant qui se déroulera dans un autre roman, L’Homme apprivoisé, écrit quatre ou cinq ans plus tard donne une idée de la maîtrise de Moya et de la façon quasi architecturale dont est conçue dans sa globalité son oeuvre). Toujours aussi corrosif, l’humour décapant du maître nous fait prendre plaisir à côtoyer ce fou d’Erasmo et ses aventures, souvent glauques, autant que ses rencontres sont autant de prétextes à des passages littéraires de haute volée dans lesquels on se laisse embarquer avec jubilation. Le style, sans cesse meilleur, est toujours aussi speedé, mais la phrase longue, qui semble coller à la peau du narrateur des aventures d’exil d’Aragon, est maîtrisé et rend le texte jouissif. C’est comme si la phrase suivait les circonvolutions du cerveau du grand malade et nous en faisait faire le tour du propriétaire. C’est toujours sur les traces indélébiles de la violence d’une guerre civile et de ses horreurs que nous entraîne l’auteur sud-américain le plus emballant du moment, et toujours avec la distanciation et les outrances d’un humour déglingué et du cynisme auquel il nous a habitués depuis ses premier romans, faisant de chacun de ces livres une expérience intense et inoubliable.

Perfect Days, Wim Wenders

Un film parfait, au titre parfait (clin d’oeil au morceau de Lou Reed, sans le pluriel de Wenders), Perfect Days nous fait suivre un employé des toilettes publiques de Tokyo, chargé de leur entretien et de leur hygiène. Hirayama est un drôle de personnage. Il semble que son objectif dans l’existence soit de faire de chaque instant de sa vie un petit moment de perfection. Pour cela, il a développé un ordre quasi maniaque dans son quotidien : chaque matin, en se levant, il plie sa literie et son futon minimaliste ; chez lui chaque objet a sa place et l’ordonnancement de son appartement en duplex est de type feng shui ; dans sa camionnette, son matériel de travail est impeccablement rangé dans une étagère en bois qu’il a évidemment aménagée lui-même. Et tout est de l’ordre du rituel dans ses journées : après s’être levé avoir pris une douche, il s’occupe d’arroser les plants d’arbre auxquels il a consacré une pièce (il les prélève régulièrement, entre les racines de « son » arbre, dans un parc où il photographie la canopée du même arbre, depuis le même banc où il s’assied chaque midi, non loin d’un autre où se tient la même femme à qui il adresse parfois, avec une certaine confusion, un sourire timide). Puis il revêt son bleu de travail, prend quelques objets avant de sortir, qu’il reposera au même endroit en rentrant, ouvre la porte, sort, s’immobilise regarde le ciel et sourit. Puis il va ouvrir sa camionnette, va se servir un café froid en cannette au distributeur placé à quelques pas, démarre après avoir glissé une cassette audio dans son autoradio. Il écoute beaucoup de musique américaine des années 60/70 (Patti Smith, Horses ; Lou Reed…). Chez lui, dans sa chambre, deux longues étagères basses (deux rayons) sont pleines de K7.

Lorsqu’il arrive au travail, sa démarche est aussi organisée et sans faille que son rituel matinal. Il sort son matériel, un panneau de prévention (sol glissant) et fait son travail, qu’il ritualise, avec un sens évident de la conscience professionnelle. Wenders se plaît à filmer ces toilettes publiques, d’un design surprenant et artistique, des pièces uniques d’une beauté certaine. Il se plaît à filmer la journée d’Hirayama, sa semaine, jusqu’au week-end. Le samedi d’Hirayama est à l’image des jours de sa semaine, ritualisé. Laverie (tournée de linge de la semaine), librairie (où il achète un roman, américain de préférence (un bouquin un peu rare de William Faulkner), mais pas seulement (une autre fois, c’est un roman d’une japonaise, inconnue en Europe ou un livre de poésie de TS Elliot). Chaque fois, la libraire lance un commentaire éclairé sur l’auteur, Hirayama ne dit rien. Quand la pellicule de son petit appareil argentique est terminée, il la dépose chez un photographe, en achète une autre, ou bien s’y rend pour récupérer les photos de la dernière pellicule confié aux soins du professionnel. De retour chez lui, il trie ses photos (quasiment toutes des photos de son arbre, sauf exception) et place celles qu’il conserve dans une belle boîte (avec inscrit sur sa face visible dans l’armoire le mois et l’année), se contente de déchirer celles qui ne lui conviennent pas.

Au travail, Hirayama est le supérieur hiérarchique d’un jeune homme qui est son opposé (bavard impénitent, peu sérieux dans son travail, loufoque et extraverti…). Progressivement, dans cette routine que Wenders se plaît à filmer, des rencontres vont venir apporter au film un intérêt qui risquerait autrement de retomber, et la moindre de ces rencontres n’est pas ses retrouvailles avec sa nièce qui a fugué de chez sa mère (l’exact contraire d’Hirayama, une femme pour qui la réussite sociale compte plus que tout, qu’Hirayama a décidé de ne plus voir, une femme plutôt dure et insupportable, à l’évidence). Chacune de ces rencontres semble toucher le personnage et l’amener à changer intérieurement.

Le film est parfait parce que, dans cette vie de routine, la façon de filmer de Wenders trouve moyen de mettre de la beauté (la ville et ses noeuds routiers, quand Hirayama se déplace en camionnette et en écoutant la musique qu’il aime). Le film est parfait parce que Wenders fait de cette suite de journées qui se ressemblent tant une sorte de recueil de poésie douce et belle. Le film est parfait parce que sa bande-son est parfaite. Le film est parfait parce qu’il se dégage du personnage principal et de sa vie une émotion douce, bonheur ou tristesse, qu’importe, parce que le regard qu’il porte sur les autres est sans jugement, parce que l’oeil de Wenders est semblable à celui de son personnage… Et le film prend fin sur un plan parfait, dans lequel l’acteur qui incarne Hirayama, Koji Yakusho, montre une dernière fois toute l’étendue de son talent. Renouer avec le cinéma après quelques mois d’abstinence avec un film comme Perfect Days était sans doute une très bonne idée.

La Poésie à vivre, Paroles de poètes – édition de Jean-Pierre Siméon

Fidèle à son engagement de toujours et de tous les jours en faveur de la poésie (voir Petit Eloge de la poésie ou encore La poésie sauvera le monde, sans parler de son œuvre poétique), Jean-Pierre Siméon, le sage, le juste, le poète, nous revient avec une anthologie de textes de poètes sur leur art. La question qui ouvre la préface de Siméon, « Qu’est-ce que la poésie ? », il l’a déjà posée, y a déjà répondu, tout comme il a répondu à une autre question, non moins centrale, ou cruciale, « Que peut la poésie ? ». Et, Rimbaud en tête, dans un texte tiré des Lettres du voyant, une flopée de poètes, toutes époques confondues, sont convoqués pour y répondre, chacun à sa façon. « Donc, le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même : il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a une forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue… » Vaste programme ! Valéry, lui, se fait plus humble. « Ma prétention ici n’est pas de vous apprendre quoi que ce soit. Je ne vous dirai rien que vous ne sachiez ; mais je vous le dirai peut-être dans un autre ordre. Je ne vous apprendrai pas qu’un poète n’est pas toujours incapable de raisonner une règle de trois ; ni qu’un logicien n’est pas toujours incapable de considérer dans les mots autre chose que des concepts, des classes et de simples prétextes à syllogismes. (…) Je pense très sincèrement que si chaque homme ne pouvait vivre une quantité d’autres vies que la sienne, il ne pourrait pas vivre la sienne. » et encore « Un poète n’a pas pour fonction de ressentir l’état poétique : ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres. » Rilke, dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, donne à son narrateur un programme, apprendre à voir (pour être poète). « Je crois que je devrais commencer à travailler un peu, à présent que j’apprends à voir. J’ai vingt-huit ans et il n’est pour ainsi dire rien arrivé. (…) Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. » L’écriture de la poésie, selon le Orlando de Virginia Woolf, n’est-elle pas une transaction secrète, une voix qui répond à une voix ? « Au vrai, semble lui répondre St John Perse, toute création de l’esprit est d’abord « poétique » au sens propre du mot, et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et celle du poète. » Eluard, en écho au précédent, affirme : « Les véritables poètes n’ont jamais cru que la poésie leur appartint en propre. Sur les lèvres des hommes, la parole n’a jamais tari ; les mots, les chants, les cris se succèdent sans fin, se croisent, se heurtent, se confondent. L’impulsion de la fonction langage a été portée jusqu’à l’exagération, jusqu’à l’exubérance, jusqu’à l’incohérence. » Et Aragon de rebondir : « J’appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonnent à la volée les cloches de provocation… j’appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu’ils disent que la proclamation de l’interdit, l’aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d’égarement qui êtes l’autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d’en avoir tant vu, les oreilles percées à force d’entendre, les bras brisés d’avoir étreint de fureur ou d’amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l’imaginaire beauté pareille à l’eau pure des sources perdues… ». on pourrait poursuivre ainsi encore et encore, jusqu’à épuiser le recueil, mais le mieux sera sans doute pour l’éventuel lecteur de cette chronique d’acheter ce petit livre pour la modique somme de 3 euros et de s’en délecter. Sans oublier de remercier Jean-Pierre Siméon pour son infatigable travail.

Mirage d’amour avec fanfare, Hernan Rivera Letelier

Letelier, écrivain chilien, est un auteur qui donne et redonne vie, roman après roman, au désert d’Atacama. Mirage d’amour avec fanfare ne fait pas exception à la règle. Dès les premiers chapitres, le lecteur comprend qu’il a affaire à un auteur qui n’a pas pour but de renouveler le genre romanesque ou la langue. Si la traduction est fidèle au texte original, il s’agit là d’un écrivain qui cajole le style (les quelques passages érotiques sont menés avec brio, en particulier dans un morceau de bravoure où les trouvailles évoquent le meilleur René Depestre d’Alléluia pour une femme jardin, c’est dire qu’on atteint des sommets de poésie et de lyrisme érotique), car c’est superbement écrit et le lecteur se laisse entraîner par cette prose qui nomme, nomme et nomme encore, sans peur d’épuiser l’espace d’Atacama et la faune qui y vit. Dans le deuxième chapitre, la présentation d’un des deux – ou trois – personnages principaux, Bello Sandalio, trompettiste roux qui joue son jazz dans les bordels et gagne sa vie en travaillant pour des fanfares, nous occupe pendant deux ou trois pages. Le lecteur inquiet se dit que Letelier est fidèle au vieux roman et que les 230 pages vont être sans doute difficiles à avaler, mais il se trompe et se surprend à suivre avec délectation les aventures amoureuses du trompettiste et de la belle Golondrina del Rosario, comme il se plaît à suivre tous les personnages du roman, même les plus secondaires, dans leurs aventures actuelles ou passées. Bientôt, le lecteur qui a lu Garcia Marquez il y a plus de quarante ans, c’est-à-dire quand il était encore un « teenager », se dit qu’il renoue avec le réalisme magique qui l’a emballé il y a si longtemps, et que l’auteur colombien fait sans doute partie des influences de l’auteur chilien. Mais il doute aussi de sa mémoire, même s’il lui semble que Letelier est plus proche des écrivains du boom latino-américain que de la génération actuelle ou celle qui l’a précédée. Bref, le type écrit comme avant, il le fait merveilleusement et on ne boude pas son plaisir à lire pareil ouvrage, de la belle ouvrage. L’intrigue, dont il ne sera pas question ici, est dense. Plusieurs histoires se rencontrent, l’auteur est de toute évidence un humaniste qui aime mettre en scène des personnages d’originaux, des personnages d’un autre temps, qu’il a presque croisés, lui qui vit dans son désert et n’invente pas la ville de Pampa Union, qui a bel et bien existé, ni l’histoire d’amour entre ses deux jeunes héros, puisqu’il est parti sur leurs traces et a rencontré un vieil homme qui les avait connus. Le livre était déjà terminé, mais la rencontre lui a permis de confronter la vie et sa fiction. Une chose est certaine, en recréant cet univers d’une ville du début du XXe siècle, aujourd’hui disparue et à l’état de ruine, Letelier crée un univers fictionnel des plus convaincants et son Mirage d’amour est un roman d’une très haute qualité, que le lecteur quitte avec regret, tant il en a aimé les personnages et la beauté du style.

Je suis l’Hiver, Ricardo Romero

Comme son titre l’indique, Je suis l’Hiver n’est pas un roman policier. Pourtant son personnage principal, Pampa Aisian, est bien un jeune flic qui vient d’obtenir son diplôme de l’école de police et commence sa carrière dans un village paumé, Monge. Là, le travail de la police est une pure routine, car à part quelques pêcheurs sans permis, il n’y a la plupart du temps rien à signaler. Et c’est justement en se rendant près du lac où l’on a vu des fraudeurs que le jeune policier découvre, pendu à la branche d’un arbre, le corps d’une jeune fille. Et Pampa, plutôt que d’avertir son collègue au bureau, plus leur hiérarchie, ne va rien dire et attendre, caché toute une nuit et dans le plus grand froid que l’assassin revienne sur les lieux.

Pendant tout le roman, ou sa plus grande partie en tout cas, il ne va donc rien se passer, l’assassin va se faire attendre, le flic continue de vivre, ça pourrait être du quotidien banal que nous infligerait l’auteur du texte, mais voilà, il y a une écriture particulière, dont on ne saurait dire si elle est poétique (le père de Pampa, après un accident qui l’a privé d’une jambe, s’est mis à écrire sa poésie, en regardant la plaine qu’il aurait voulu nommer jusqu’à plus soif…), mais le lecteur se laisse embarquer dans une atmosphère onirique, des digressions, des retours en arrière, la descritpion de l’hiver dans la pampa, la longue attente de l’assassin… Et puis tout se débloque, et un peu d’action vient prendre sa part dans un livre où l’hiver et la nature avaient le beau rôle. La tragédie s’avère moins banale qu’elle aurait pu l’être, les relations des personnages de cette tragédie plus imbriquées et complexes qu’imaginées, le dénouement assez époustouflant.

Mais ce qui compte plus que tout dans ce roman, c’est de dire l’extrême solitude des personnages, de dire la poésie d’une région argentine en hiver et sous la neige, quant à l’intrigue, elle n’a que le second rôle. C’est ainsi qu’une vieille femme qui a une maison, mais qui vit un peu dans toutes celles qui sont vides, parce qu’abandonnées, dans lesquelles elle se chauffe en faisant du feu avec les croix des tombes du cimetière du village et qui sent la présence des morts autour d’elle. C’est ainsi que notre jeune policier a dans son jeu quelques cartes surprenantes : il joue de la guitare dans un silo abandonné et chante quelques chansons, toujours les mêmes, pour lui seul, il collectionne les douilles de balles qu’il a tirées, il est incapable de déterminer ses états d’âmes (est-il triste, enthousiaste ou fâché ?), bref c’est un vrai solitaire qui ne fait rien comme les autres et, quand il trouve un corps choisit de le regarder toute une nuit en attendant que quelque chose se passe (tout comme enfant il regardait dormir sa mère dans sa chambre sans se faire remarquer d’elle). C’est ainsi que l’auteur de ce roman assez extraordinaire écrit un roman noir en flânant en chemin pour décrire la nature argentine sous la neige. C’est ainsi que la structure du bouquin est construite sur l’entrée en scène des personnages, et que chaque chapitre en porte le titre, ajoutant les uns après les autres les personnages invités à cette étrange danse : chapitre 1 : Pampa / champitre 2 : Pampa, Gretel / chapitre 3 : Pampa, Gretel, Orlosky / chapitre 4 : Pampa, Gretel, Orlosky, la directrice. Et puis, dernier chapitre consacré à Irina, la vieille dame qui brûle les croix. Froid et tranchant comme un morceau de glace, Je suis l’Hiver est aussi un texte étonnamment poétique et beau, et cerise sur le gâteau sacrément efficace (mais là encore, autrement) quand il se charge de l’intrigue et de son dénouement. Un roman qui croise les genres littéraires avec intelligence et finesse. Comme son titre ne l’indique pas, Je suis l’Hiver est bien un roman noir, tout blanc…

Toute une moitié du monde, Alice Zeniter

Après avoir chroniqué le livre d’entretiens de Richard Gaitet avec Alice Zeniter, nous nous rappelons nous être dit que nous ne lirions sans doute pas le moindre livre de cette autrice. Comme se contredire ou se démentir est un sport qui nous agrée, Toute une moitié du monde nous est tombé entre les paluches et le voilà lu et chroniqué ici. Il s’agit d’un essai littéraire et féministe, peut-on dire pour le présenter en peu de mots. D’un essai féministe sur la littérature ? Peut-être mieux… Les trois citations de journalistes présentées non pas en quatrième de couverture, mais en première, se gardent bien d’évoquer le féminisme du texte et de l’autrice, comme c’est étrange. Le titre est pourtant assez clair. Mais la maison d’édition responsable de cette édition en poche doit considérer qu’il vaut mieux se montrer discret sur le sujet…

Bref, Alice Zeniter s’appuie sur son expérience de lectrice et d’autrice pour traquer, jusque chez elle, la tendance des écrivains à ne pas prendre en considération, dans la liste des personnages de leurs romans, les femmes ou alors d’en faire des personnages limités, comme les hommes ont toujours considéré qu’il était de bon temps de parler des femmes en les réduisant à ce qu’ils pensent qu’elles doivent être. A tel point qu’elle avoue s’être elle-même surprise à n’avoir écrit que des personnages de femmes physiquement belles. Ce à quoi elle a remédié par la suite. Dans le chapitre La Parade virile, elle aborde le thème des écrivains hommes qui écrivent avant tout des « histoires-de-héros-virils-qui font-des-trucs » (Hemingway, mais pas que lui, dans le collimateur…). Bien vu, et assez drôle. Zeniter fait appel au test de Bechdel, à Toni Morrison (amplement, en citant des passages entiers de certains de ses entretiens), à de nombreuses écrivaines (Joan Didion, Virginie Despentes, Anne-Marie Garat, etc…), mais aussi à des écrivains, à des hommes (comment faire autrement ?), elle se livre à une comparaison de Madame Bovary et de L’Amant de lady Chatterley, pour conclure que si elle trouve ces deux livres magnifiques, elle ne considère pas que l’adultère auquel toutes deux se livrent après un « mariage quasiment forcé constitue un horizon désirable », elle voit par ailleurs en Bovary une gourde (et non une féministe ou une femme moderne avant l’heure), elle traque, et il y a de quoi faire, les marques du sexisme dans les livres, mais aussi dans le milieu éditorial (l’expérience du jour ou un éditeur lui reproche sa façon se se fringuer lorsqu’elle assure la promotion de ses bouquins, par exemple). Mais Zeniter s’intéresse aussi à l’écriture, à sa propre démarche, à ses envies de sortir de ce que Sophie Divry appelle le roman as usual, qu’elle ne semble pas capable pour autant de suivre jusqu’au bout, se demande comment raconter autrement… Tout cela est assez stimulant comme le dit un magazine d’actualité de gauche… Concernant la forme de l’essai, elle a décidé de la pervertir, de ne pas en suivre les règles, et ça donne donc un livre plus agréable que la plupart des essais sur la littérature un rien universitaires (une autre façon de dire que beaucoup sont chiants), plus intellectuellement surprenant, mais pas non plus un grand essai sur la littérature, un très bon livre et c’est déjà bien. Un très bon livre qui nous rappelle que la littérature a été longtemps écrite par des hommes et pour les hommes et qu’il est sans doute temps que cela change un peu.

L’Homme apprivoisé, Horacio Castellanos Moya

Dernière traduction d’un roman de Moya, L’Homme apprivoisé permet au lecteur fidèle du maestro de retrouver le dernier personnage principal de Moronga qui, après sa période nord-américaine dont le climax malheureux le laisse pantelant et en pleine crise de paranoïa aiguë à la suite d’une sordide accusation, fausse qui plus est, d’abus sexuel sur mineure, dans un pays d’Europe où on ne s’attendrait sans doute pas à le croiser, la Suède. Il y a suivi une infirmière qui l’a soigné, connaît donc sa pathologie, mais l’a invité à le suivre dans son pays où elle repartait. A Stockholm, il vit donc chez elle, en vivotant : il ne parle pas la langue et semble dans l’incapacité morale de l’apprendre. Erasmo Aragon, car c’est évidemment de lui qu’il s’agit, est un personnage central dans l’oeuvre de Moya, il apparaît dans au moins quatre de ces romans et, bon an mal an, le lecteur s’habitue à lui. Il est parano depuis le tout début – on le serait à moins -, il a sa petite obsession qui le rend, sinon sympathique du moins amusant : le cul bien rond des belles jeunes femmes, leur fin duvet doré quand elles sont blondes et bien d’autres choses encore, dont leur petites chattes bien étroites qui n’est rien d’autre que l’une des façons dont le narrateur évoque le mont de Vénus des dames, et qui rend exactement la façon dont l’antihéros du roman envisage ses maîtresses, quelle que soit la relation qui les lie, car Erasmo déteste plus que tout le politiquement correct (pas de chance, l’infirmière suédoise a été élevée dans le ploitiquement correct) et est en matière de libido un gentil obsédé du cul. Le lecteur fidèle de Castellanos Moya se dit alors que le narrateur du roman nous montre dans ce qu’elles ont de plus cru les pensées intimes d’un personnage d’homme sud-américain et sacrément macho, il ne se demande pas si l’auteur écrit ainsi par habitude ou parce qu’il est lui-même machiste. De toute façon, le lecteur fidèle de Moya est habitué à la démesure du maître et n’est pas assez crétin pour lui coller sur le dos toutes les folies de ses personnages. Ce que font en revanche les tarés des pays d’Amérique du Sud qui n’aiment pas qu’il écrive sur les violences des militaires du Salvador pendant la guérilla et lui adressent donc pour cela des menaces de mort.

Revenons à Erasmo Aragon, sa bluette (ironie) avec la Suédoise Josefin sera finalement de courte durée, et se termine en apothéose sur un événement délirant que nous ne dévoilerons pas. Il va devoir quitter l’Europe et envisager de rejoindre l’Amérique du Sud où il imagine qu’évidemment il n’est pas le bienvenu. Exil de celui qui a connu la dictature sous ses traits les plus violents (les morts violentes dans la famille Aragon sont trop nombreuses pour qu’on puisse les compter sur les doigts d’une seule main), pour qui il n’y a plus nulle part où aller, folie maîtrisée chimiquement mais toujours là, obsessions diverses et variées, omniprésence du passé, alcoolisme consolateur (sauf pendant un traitement aux antidépresseurs) tous les ingrédients qui font d’Erasmo un personnage emblématique de La Comédie inhumaine sont une fois encore au rendez-vous. Et même quand il trouve momentanément refuge dans un havre de paix où il pourrait fuir ce passé, tout remonte à la surface et le pauvre peut se demander une nouvelle fois, car c’est peut-être sa phrase fétiche, comment il a pu en arriver là ou encore comment il s’y est pris pour se foutre dans un tel merdier (ce qui revient, il est vrai, au même). Quant à l’avenir, il est forcément sombre car comme le lui dit un ami latino à l’idée qu’Erasmo évoque de rentrer au pays, ou tout au moins de se rendre au Guatemala : « Tu es fou. Tu vas te faire pourrir l’existence par les maras. » Les maras, ces gangs criminels, qui dès lors qu’ont les paye pour le faire se livrent sans état d’âme aux plus sales besognes. Erasmo, tu es fou ?…

N’hésitez pas à lire un bouquin d’Horacio Castellanos Moya, vous n’avez sans doute jamais eu pareille prose sous les yeux (l’air de rien, c’est foutrement bien écrit, de mieux en mieux nous semble-t-il, dans un style qui va volontiers vers une phrase longue mais aussi rythmée que celle des premiers romans plus tournée vers la brièveté, le dynamisme et l’efficacité, bref une forme qui ne fait qu’un avec le fond, depuis le début jusqu’à aujourd’hui) et l’originalité est chez lui une seconde nature qui nous offre un grand bol d’oxygène dans une littérature mondiale qu’on pourrait croire parfois atteinte d’un mal lié au système éditorial capitaliste le plus trivial : la banalité et l’absence de génie créatif. Les exceptions sont trop rares pour les laisser passer.

Sur un Os, Ricardo Elias

Une fois n’est pas coutume, on ne crachera pas ici ce soir sur le plaisir de la narration… Car on s’est laissé aller avec délectation à tous les « pièges » auxquels on ne cède que de plus en plus rarement : intrigue acceptée et suivie avec intérêt et son corollaire, sympathy for the devil : les personnages, et même, gâteau sur la cerise : légère déception de couper à un happy end (là, on abuse carrément). Rien d’étonnant à ce que ce roman nous vienne du Chili (Amérique du Sud), on compte là-bas encore quelques très bons écrivains narrateurs, qui aiment (se) nous raconter des histoires, et des histoires qui vous attrapent le lecteur par le bout du nez et vous le font retomber dans l’enfance de la lecture. Pas de honte à ça, qu’on se le dise. On assume de s’être abandonné à un plaisir de plus en plus rare, car les écrivains français qui veulent nous la jouer narrateurs sont si faibles qu’on peut bien se faire un petit bonheur de lecture comme quand on était jeune.

Pourquoi ce roman chilien fonctionne-t-il aussi bien ? D’abord un lieu : la prison. Une prison crédible, sans que le livre nous plonge dans le marasme pour cela. Ensuite l’humour, la drôlerie. Même si les situations sont pour la plupart conformes à la réalité, Ricardo Elias se plaît à camper des personnages sympathiques (pas que…), des situations cocasses (pas que…) et nous embarque dans sa prison où on aurait presque envie d’entrer tant les règles (d’airain) en sont souvent contournées. Enfin, l’originalité du sujet, L’Idée : Lalo, un taulard qui reste la plupart du temps enfermé dans sa cellule et ne profite que rarement des sorties autorisées dans la cour, a le bourdon, il a « besoin d’air » comme il l’avoue à un copain qui s’étonne de le voir dehors. Et il commence à creuser un tunnel depuis sa cellule, sauf que : quand il attaque la terre, il tombe très rapidement sur un os, des ossements, et s’aperçoit qu’il a mis le doigt sur un squelette de dinosaure ! La messe est dite, on continue de creuser (car Lalo a de l’aide) et on sort donc ce squelette entier qu’on « planque » dans la cellule. La bibliothèque de la taule où personne ne va jamais commence à se remplir de types qui s’intéressent soudain à la paléontologie, et même à d’autres domaines proches, s’aperçoivent que lire est un sacré bon truc et les conversations changent, ainsi que la langue. Bref, plutôt que de faire sortir un taulard de sa prison, le tunnel y fait entrer la culture. Il fallait y penser. On décide de reconstituer le squelette, de l’exposer dans la cellule, de faire payer la visite, etc… C’est assez jubilatoire, ça se dévore plus que ça ne se lit, les rebondissements se multiplient, bref, tous les ingrédients d’une très bonne narration sont dans la marmite dans laquelle mijote une sacrée bonne soupe. On ne dira rien de la fin. Mais on laissera la parole à l’auteur, Ricardo Elias, dont il faut espérer que d’autres textes nous parviendront en français, et qui dit qu’il ne voulait pas écrire « un autre bouquin sur les prisons » et a donc choisi « le sarcasme et la parodie » pour que sa prison soit « la somme de toutes les prisons » mais qu’au bout du compte « elle n’en soit aucune ». Pari gagné, publié en France par L’Arbre Vengeur (une maison à découvrir) et traduit par Guillaume Contré (dont nous avons chroniqué le très beau Palais mental que vous trouverez dans les derniers textes sur les romans qu’on a lu ces dernières semaines). Sur un Os ? Allez-y, les amis, mais allez-y ! Y a pas de mal à se faire du bien.

Cette Brume insensée, Enrique Vila-Matas

Nous y voilà donc ?… Après avoir été un défenseur acharné de Vila-Matas, lisant avec délice tout ce qui de sa plume me tombait sous la main, après m’être délecté de l’innovation de son art romanesque, après y avoir trouvé l’inspiration pour des propositions d’écriture présentées à des participants qui se disaient en souriant, Tiens encore Vila-Matas… après la déception qu’a représenté Mac et son contretemps, voilà qu’il s’en serait fallu de peu que Cette Brume insensée (titre emprunté à Raymond Queneau, ce qui est habile quand on raconte un professionnel de la citation – la seule bonne idée du livre, finalement ?) ne me tombât des mains. Nom de Dieu, le maître est en panne, le maître se répète inlassablement au risque d’emmerder son lecteur, le maître est à court d’idées nouvelles et amusantes et intelligentes et le maître fait le malin avec un bouquin qui pérore, un bouquin qui creuse une fois encore le thème usé du grand écrivain qui disparaît (et de nous resservir Thomas Pynchon qui sert de modèle à son Grand Bros, un écrivain catalan raté qui connaît le succès à NY en y disparaissant tout en exploitant son petit frère « pourvoyeur de citations » pour nourrir ses bouquins, ce qui donne à celui-ci l’impression d’avoir contribué, mieux, d’avoir donné sous forme de messages codés à son célèbre frangin la clé de la réussite littéraire de ses romans), un bouquin qui nous la rejoue avec ces histoires de citations véritables ou inventées, bref un bouquin « rien-de-nouveau-sous-le-soleil-catalan » ! La vie du petit frère resté au bercail, pas loin de Cadaqués, aurait pu nous être infligée avec moins de complaisance, sa petite amie qui disparaît (et allez !) aussi, mais plus encore, sa relation paranoïaque avec son grand frère nous épuise et leur rencontre, après des décennies de distance, d’absence, est sans intérêt. Quant au discours sur la littérature, central dans toute oeuvre de Vila-Matas, il finit de couler le roman. Difficile il est vrai de se renouveler et de continuer à plaire quand on creuse toujours le même sillon d’un mélange des genres (littéraires) et de thématiques récurrentes. On ne jettera pas ce livre au fond d’une boîte à livres de la bonne ville de Nîmes sans reconnaître qu’ici et là on peut être à deux doigts de s’intéresser au discours sur la littérature de notre écrivain espagnol fétiche, mais c’est bien parce que c’est lui car, force est de le clamer ici, Cette Brume insensée confirme hélas que l’inspiration du maître semble s’essouffler et l’intelligence stupide de ses romans publiés chez Bourgois (sauf le dernier) semble se diluer dans une volonté de démonstration et le recours à une psychologie épuisante auxquelles il n’avait pas habitué ses lecteurs. Ne reste plus qu’à espérer que le rebond ne tarde.

Fraudeur, Eugène Savitzkaya

A la recherche de nouveaux littérateurs explorant des contrées en friche ou inédites, nous sommes tombés (par le hasard d’un coup d’oeil dans une boîte à livres) sur cet écrivain dont le nom nous était connu, mais sans avoir encore ouvert un seul de ses livres. Le hasard fait parfois bien les choses, car Fraudeur est un roman étrange, un objet différent, de ceux qui confirment que la littérature et le roman ne sont pas morts (malgré l’inanité des rentrées littéraires françaises qui proposent jusqu’à la nausée des romans enfoncés jusqu’à l’os dans l’ornière de la littérature qui se vend, des objets d’édition à vomir, bref de la MERDE). Il est vrai que l’écriture de Savitskaya semble menée par la danse poétique. Aussi le récit, l’histoire de Fraudeur nous est-elle distillée en discontinu, sans souci de respecter intrigue et chronologie, cohérence (pour le lecteur lambda soucieux de tout comprendre sans effort) et autres repères facilitateurs de lecture façon page-turner, mais avec le souci évident de choyer la langue, de déployer une poésie lumineuse qui anime de toute évidence ce Savitzkaya. Nous serions curieux de savoir combien ça vend, un Savitzkaya. Une évidence, publié chez Minuit, l’auteur y a été accueilli par Jérôme Lindon, un de ces grands éditeurs qui semblent aujourd’hui une espèce en voie de disparition. Un de ces grands messieurs qui osaient prendre le risque de publier des livres qui ne se vendraient peut-être pas si bien, mais de beaux livres. Fraudeur, c’est « l’histoire romancée d’un garçon fraudant la vie comme on fraude l’Etat, la douane, le fisc, l’église ou la couronne. » annonce la quatrième de couve du livre. Voilà qui suffit pour dire quelque chose de l’intrigue (si intrigue il y a…). Il y a une famille, il est question du père, d’une mère qui dort beaucoup, d’un garçon et de ses frères. Tout le reste évoque avec une poésie en prose remarquable la vie à la campagne, la nature et deux ou trois choses encore. Si vous voulez en savoir plus, prenez connaissance de cette écriture merveilleuse.

« Je n’ai jamais tenu de journal, je n’ai rien à dire sur ma vie immédiate. Ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas non plus le sentiment d’écrire de roman. Pour Mentir (1977, le premier), j’avais besoin d’une autre façon d’écrire. Je ne me vois pas bien fignoler une histoire. Je ne vois aucun intérêt à construire quelque chose. Ce qui compte pour moi, c’est de dire au plus juste ce que j’ai vu, compris. Je ne construis pas d’œuvre. Je n’ai pas de temps à perdre en m’appliquant à une forme quelconque. Je ne lis pas ce qui se publie actuellement. » a dit Savitzkaya dans un entretien lisible sur un site consacré à Hervé Guibert, qui était son ami. A la lecture de Fraudeur, on comprend qu’en effet, l’auteur belge se fout bien des genres (on pourrait appeler ça roman poétique ou poésie romanesque ?…), qu’il cherche en effet une autre façon d’écrire (qu’il a de toute évidence trouvée), que « fignoler une histoire » lui importe peu (comme il a raison) et que l’autofiction n’est pas sa tasse de thé (on évite ainsi un genre sans intérêt). Le bonhomme est radical. Sa conception de l’écriture est de celles qui nous intéressent, en ce qu’elle est une recherche d’autre chose (Something else, comme aurait dit Miles Davis). Il faut des écrivains de la sorte, ce sont eux qui font la littérature. Et ce nom reviendra donc dans les chroniques de ce blog. Les écrivains de langue française contemporains et de très grand talent ne sont pas légion en ce XXIe siècle.

Cicatrices, Juan José Saer

Premier roman de Juan José Saer, Cicatrices est déjà un objet formel de première qualité, jeu auquel l’auteur argentin va s’adonner avec joie durant toute sa carrière d’écrivain différent de ses compatriotes de l’époque à laquelle il écrit en se plaçant délibérément en dehors du courant dominant. Car en 1969, on parle sans doute plus de Garcia Marquez, Vargas Llosa ou Cortazar, qui représentent à eux trois la littérature sud-américaine et plongent toute velléité de différence ou d’originalité dans leur ombre de géants. Saer n’aime pas leur écriture, ne s’en cache pas et développe autre chose, depuis Paris où il vit et écrit son oeuvre dans sa langue natale, mais dans une manière de faire qui pourrait s’apparenter au nouveau roman plutôt qu’à la manière de faire des narrateurs latino. Et il a sans doute bien fait, car aujourd’hui ses livres (réédités et rediffusés) se lisent toujours et son oeuvre est considérée comme essentielle.

Si l’on veut réduire Cicatrices à un prétexte ou un thème central, il n’est pas très difficile de le faire en une phrase : Le 1er mai, Luis Fiore, un ouvrier, assassine sa femme après une journée passée à la chasse avec elle et leur fille, puis se donne la mort lors de sa première rencontre avec le juge. Les quatre chapitres du livre sont autant de romans différents qui convergent tous autour de ce thème central vu par le prisme du regard de quatre personnages principaux : Angel, un adolescent qui vit chez sa mère (une femme qui se prostitue), traîne chez des amis plus âgés que lui et lit ; un joueur qui écrit des essais sur tout ce qui à un moment ou un autre l’intéresse et perd au jeu son héritage, sa maison et l’argent du salaire de sa bonne qui le lui donne sans mégoter ; un juge qui traduit obstinément le Dorian Gray de Wilde, adore les trajets en voiture dans la ville de Santa Fé (lieu réel et fantasmé de la plupart des romans de Saer ; tous les trajets en voiture sont décrits de façon maniaque et objective) et voit dans la plupart de ses compatriotes des gorilles (les gorilles de la junte ?) ; Fiore, enfin, l’assassin. Le temps du récit va en s’amenuisant : cinq mois dans la première partie, trois mois dans la seconde, deux dans la troisième, un dans la dernière (dont on pourrait dire qu’elle s’intéresse à une seule journée, le 1er mai). Saer aime les contraintes de ce genre, elles lui permettent sans doute de structurer ses textes efficacement et de libérer sa créativité. Son tour de force dans ce roman consiste à écrire des chapitres très différents, avec des personnages intéressants, en se livrant à une littérature qui s’en tient à sa conception de l’écriture (parfois très descriptive) tout en racontant des histoires et en n’ennuyant jamais. Développer et proposer une littérature qui façonne le réel (pas une littérature qui en rende compte) était le crédo de Saer, difficile de dire s’il s’y est déjà attaché dans ce premier texte, mais une chose est sûre, son univers ne laisse pas indifférent et son écriture est maîtrisée de bout en bout. Bref, il est l’auteur d’une oeuvre dont la démarche, quand on la découvre, roman après roman, en réalisant qu’elle donne lieu à des textes tous différents, suscite une réelle admiration.

Le Magicien, César Aira

Un roman un peu ancien (2006) d’Aira, au titre alléchant, au thème amusant. Un magicien, Hans Chans, vrai magicien en ce qu’il possède des pouvoirs qui lui permettent de transformer la réalité à sa guise, se trouve bien ennuyé quand alors qu’il se rend à un Congrès d’illusionnistes à Panama, il se voit confronté à une réalité qui lui échappe quelque peu, qui ne lui convient pas forcément, et à propos de laquelle il se demande s’i elle est ce qu’elle est ou le résultat d’une magie dont il userait pour la transformer sans même s’en rendre compte. Pris au premier degré, c’est amusant, mais vite lassant. Pris comme la métaphore ou l’allégorie du pouvoir créatif de l’écrivain, c’est sans doute plus intéressant. Quand on sait que la fin oriente la lecture en ce sens, il est intéressant de repenser le livre à la lumière de cette interprétation, d’autant plus que Le Magicien est, des romans du maestro que nous avons lus, sans doute celui où l’imaginaire est le moins débridé, celui dans lequel, pour un roman d’Aira, il ne se passe pas grand-chose, celui qu’on peut ranger à part dans sa bibliographie (pas le seul sans doute), en ce qu’il ne nous propose pas une fuite en avant dont l’Argentin a le secret et qu’il utilise si souvent pour surprendre le lecteur, celui qui refuse l’appel d’air que son prétexte pouvait ouvrir à l’imaginaire délirant de son auteur. Un paradoxe, en somme. Sur lequel donner un avis importe peu. De toute façon, il faut découvrir cet auteur atypique, que ce soit avec Le Magicien ou n’importe lequel de ses plus de 120 romans, dont pas un de ceux que nous avons lus et chroniqués ici ne nous semble méprisable. Alors, allez-y les amis, lisez Aira !

Moronga, Horacio Castellanos Moya

Horacio Castellanos Moya, que les lectrices et lecteurs qui viennent parfois lire quelque chronique sur ce blog connaissent au moins pour les articles qui lui sont consacrés ici, est un diable d’auteur qui peut s’avérer surprenant, en s’échappant à lui-même tout en se restant fidèle. Moronga se passe aux Etats-Unis (!), c’est bien la première fois que l’on quitte l’Amérique du Sud (et en particulier le Salvador ou le Honduras) pour une destination où la violence sera moins politique, moins explosives, même si ces personnages les deux personnages, José Zeledon et Erasmo Aragon (tous deux salvadoriens) sont poursuivis par cette violence (le premier, en tant qu’ex-guerillero, le second comme ancien journaliste opposant politique aux militaires salvadoriens).

A la lecture de ces deux parties d’un même roman, qui se passe à Merlow City, une ville (morne, grise, triste, ennuyeuse à souhait) du Wisconsin, deux parties consacrées chacune à l’un des deux personnages, il est clair qu’il s’agit encore d’un grand roman du maître. Mais cette fois, on est sorti de la guerilla, qui reste pourtant présente en toile de fond : les vieux guerilleros qui se retrouvent dans ce bled nord-américain ont gardé des habitudes de communication du temps jadis, et Zeledon est bien obligé, malgré lui sans doute, de se refaire une virginité en travaillant (chauffeur de bus scolaire) et en vivant dans une piaule qu’il loue sagement. Il fait froid, le boulot lui conviendrait si une institutrice un peu cinglée ne dénonçait pas à sa hiérarchie des fautes professionnelles qu’elle invente, réussissant à le faire virer quand son patron sait très bien qu’elle invente tout (mais pourquoi, Horacio, ces incident de vie devait-il nécessairement être le fait d’une femme ?), Zeledon serait presque à deux doigts de régler ça à sa manière, mais il parvient à réprimer son envie de veangeance… Tout finit par un petit trafic organisé par le Vieux (un ex-compañero, revenu à des affaires louches qu’il a bien connu avant de passer à l’action politique, qui voudrait l’intéresser à ses coups. Mais Zeledon n’aime pas tué pour du fric…

La deuxième partie consacrée aux grand paranaoïaque Erasmo Aragon, issu d’une famille bourgeoise salvadorienne divisée en deux sur le plan politique (lui est côté guerilleros), qui tente d’élucider l’affaire de l’assassinat politique du poète salvadorien Roque Dalton en consultant les archives de la CIA (il est professeur d’espagnol à la Fac). Personnage intriguant (qu’il me semble avoir déjà croisé dans un des livres précédents de Moya), presque attachant, il est (comme Zeledon) plutôt inadapté à la vie aux States, pays puritain, fasciné par les armes et obsédé par la surveillance. Son voyage à Washington va le mener vers le pire (une accusation infamante, une sale affaire de chantage aux moeurs, avec menaces de mort) pour un migrant grillé dans son propre pays, et à croiser sans le savoir le Vieux, dans une scène où sa part en vrille très fort, où il y a bien sûr des morts, et il revient à Merlow City en état de crise paranoïaque qui l’oblige à se soigner à coups de chimie et à envisager un départ vers l’étranger. Les Etats-Unis ne sont pas faits pour ces hommes-là, c’est une évidence. La Suite Hispano-américaine (La Comédie inhumaine) de Moya se déploie un peu plus, vers des directions et des espaces qu’on n’avait pas envisagés, ce qui ne fait que la rendre plus passionnante sans doute. Où mènera-t-elle encore le lecteur et les personnages du maestro ? Une chose est certaine : ce grand projet littéraire n’a pas fini de nous surprendre. A suivre…

Samouraï, Fabrice Caro

La littérature considérée comme un art de divertissement, à l’égal de la musique ou du cinéma, cela n’a rien d’une nouveauté. Mais ce type de bouquin – vrai produit de l’édition capitaliste : un livre qui se vend, un livre facile donc, que lecteurs et lectrices auront plaisir à lire parce que pas prise de tête… – est tombé entre nos pattes, posé là obligeamment par un copain qui en parlait avec un petit sourire (en coin ?). C’est un bouquin qui se lit très vite, à coup de petits raids de cinquante pages, c’est torché en quatre fois, soit en deux jours. C’est peut-être ça, un bouquin pas prise de tête, ça se veut drôle, tout est donné, pas de phrases trop complexes, comme la musique qu’on écoute pour rouler sur l’autoroute, ça avance…. Il faut que ça swingue un peu, de l’humour, des gags et des phrases bien senties avec petite blague qu’on pourra facilement ressortir en soirée. Bref, la facilité camarade.

Donc, Samouraï, c’est l’histoire d’un écrivain (qui pourrait éventuellement ressembler à l’auteur du livre, à qui sa nana dit en le plaquant « Tu pourrais pas écrire un roman sérieux ? »), un gars à qui ses voisins demandent de garder leur piscine pendant leur vacances, et que la piscine et l’eau, ça laisse indifférent, mais pas la terrasse sur laquelle il se voit écrire un livre, un gars qui est dans ses fantasmes et qui les écrit. On a le droit à la liste de ses projets de roman sérieux qui se suivent, chapitre après chapitre, aussitôt abandonnés par absence de capacité à s’en tenir au principe de réalité. On a le droit à ses rêves et stratégies de reconquête de son ex, qui l’a largué pour un mec sérieux, un prof de fac spécialisé dans la littérature du XVIe siècle et plus particulièrement dans Ronsard (il l’appelle donc Ronsard). Mais comme ça suffirait pas pour faire un bouquin, il se passe un truc un peu fantastique avec la piscine, avec cerise sur le gâteau en approchant de la fin (un événement qui fait boum). Bref, si on en croit les deux extraits de critiques de quatrième de couverture qui vont donner un coup de main pour la vente, c’est drolatique, cynique, hilarant, etc… (du bon usage des adjectifs qui font vendre…). Si j’en crois ma lecture, c’est du temps perdu. On me dira que les lecteurs et lectrices ont le droit de lire des livres faciles. Oui, ils ont le droit. Que l’auteur a le droit de gagner sa vie en écrivant des trucs de ce genre. oui, il en a le droit. Que Folio a le droit de vendre de la soupe. Oui, et Folio ne s’en prive pas. Next…

Dernier Jour à Budapest, Sandor Marai

Hommage à l’écrivain hongrois Gyula Krüdy, surnommé dans tout le roman Sindbad le marin (du nom du personnage des Mille et une Nuits, que Krüdy utilise dans Sindbad ou la Nostalgie), Dernier Jour à Budapest est un livre qui donne envie de lire et Marai et Krüdy (bel exploit). Comme le titre l’indique, toute l’histoire se déroule à Budapest, et en une journée. Sindbad se lève au petit matin, il n’a plus un sou vaillant, l’électricité a été coupé dans son appartement, il doit acheter une robe pour sa fille (soixante pengös), promet à sa femme de s’en occuper et de rentrer le soir pour le diner. Puis il sort, prend une voiture qui va lui coûter un argent squ’il n’a pas, se fait conduire au café… Une longue balade dans le Budapest des années vingt commence.

Marai ne cache pas son admiration pour Sindbad (Krüdy était une figure de la bohème hongroise, un homme qui aimait sa ville et un écrivain mécompris de ses contemporains, mais un écrivain respecté par ses pairs, l’essentiel aux yeux de Sandor Marai), lui fait faire le tour des cafés et des restaurants qu’il aime, comme pour un dernier adieu (il se rend aussi aux bains, bien évidemment, et va visister les lieux qu’il chérit). C’est également l’occasion pour l’auteur de dire la Hongrie qu’il a aimée, « l’autre Hongrie » comme il le dit, celle qu’il ne retrouve plus que dans les romans de Krüdy et de ses contemporains. Une Hongrie authentique, à l’opposé du visage que veulent en donner les historiens et les politiques, la Hongrie des écrivains (les seuls qui sachent, par la littérature, dire un pays). C’est aussi un livre sur Budapest, la Budapest d’un autre temps, cela va sans dire. C’est donc un livre où prédomine la nostalgie, nostalgie d’un temps perdu, nostalgie d’une capitale (qui a changé), nostalgie d’un pays défiguré, nostalgie des amis disparus… Mais c’est aussi un livre drôle, joyeux, léger dans lequel le personnage principal incarne une époque révolue, un anticonformisme réjouissant et une vraie connaissance de la vie et de ses bonnes choses. La scène durant laquelle Sindbad goûte un vin, dans un des restaurants qu’il affectionne, sous le regard inquiet d’un maître d’hôtel qui attend le verdict du maître comme si sa vie en dépendait est un véritable régal. C’est encore un grand éloge de la littérature (un morceau de bravoure, qui commence à la page 119 et prend page 175, nous narre par le menu toutes les raisons pour lesquelles écrivait Krüdy (mais aussi ce qu’il écrivait), sans susciter un seul moment la lassitude ou l’ennui…), un éloge des écrivains hongrois de la première partie du XXe siècle et de leur façon de vivre qui s’éteindra avec eux. C’est un livre merveilleux, assurément, écrit dans une prose lyrique et poétique, écrit par un maître de la littérature hongroise qu’on cite toujours en disant qu’il fut l’auteur du roman Les Braises. C’est aussi l’auteur de Dernier Jour à Budapest, dont on peut dire sans peur de se tromper qu’il a signé là un véritable chef d’oeuvre.

La belle Amour humaine, Lyonel Trouillot

Dans le village côtier d’Anse-à-Fôleur, loin de l’agitation des villes, la fraternité entre les hommes ne semble pas un vain mot, même si un jour déjà lointain, quelque chose comme un jour parfait, deux villas voisines (les belles Jumelles) ont été incendiées avec leurs deux propriétaires, un colonel à la retraite et un homme d’affaires, deux hommes que tout pouvait sembler éloigner mais qui n’en sont pas moins devenus amis et complices en mauvais coups de toute sorte. Mais dès le début du livre, nous sommes dans la voiture de Thomas, qui servira de guide à Anaïse (jeune Occidentale qui est aussi la petite-fille de l’homme d’affaires), venue là pour tenter de retrouver les traces de son père qu’elle a tout juste connu et comprendre ainsi son histoire familiale. Thomas, à qui la démarche de la jeune femme semble sinon vaine, du moins incertaine, lui raconte son île et son village, parle longuement d’un lieu où rares sont les étrangers à venir se perdre, où les habitants sont à l’opposé des deux victimes de l’incendie, deux types qui incarnent la violence et le pouvoir du mal, la prédation sans foi ni loi (à l’image de ceux qui ont corrompu Haïti), où les lois, justement, ne sont pas inflexibles et où le petit monsieur venu de la ville pour enquêter sur l’affaire et trouver un coupable (en vain) ne comprendra pas grand-chose aux gens du cru (il repartira gros-Jean-comme-devant).

Le monologue de Thomas est une sorte d’initiation pour la jeune femme, une façon sans doute d’affranchir l’étrangère en lui présentant un petit monde qu’elle ignore inévitablement et de lui faciliter son arrivée. C’est aussi une façon sans cesse renouvelée chez Trouillot de faire découvrir au lecteur les particularités de l’île de Thaïti, et ce qui fait son originalité, sans doute. Car pas plus qu’Anaïse, les lecteurs étrangers du romancier ne connaissent cette île (alors, le village d’Anse-à-Fôleur !…). Fidèle à ses habitudes (et à une tradition orale qu’il connaît bien et qui revient sans cesse dans ses romans), Trouillot met en oeuvre une parole poétique pour dire son île et son peuple, en finissant par une belle métaphore dans laquelle la peinture est mise sur un pied d’égalité avec l’écriture comme mode d’existence au monde. C’est encore de la belle écriture, c’est encore de la poésie romanesque, dont il semblerait difficile de se lasser. Nous n’en dirons pas plus sur ce très beau roman que nous vous laissons découvrir, car il le mérite sans nul doute.

Sélectionné pour le prix Goncourt 2011, La belle Amour humaine ne l’a pas obtenu, bien sûr, et tout le monde se souvient, bien sûr, du livre qui avait été couronné cette année-là, L’Art français de la guerre, d’Alexis Jenni (dont le modeste auteur de ces humbles lignes avoue qu’il ne l’a pas lu, comme tant d’autres Goncourt, et doute sincèrement qu’on le lise encore douze ans plus tard).

La Télévision, Jean-Philippe Toussaint

Dans la biliographie de Toussaint, La Télévision n’est pas un des derniers livres ; publié en 1997, son titre évoque plus La Salle de bain et L’Appareil photo (de même que la manière, la façon de faire), que les titres des quatre opus de la tétralogie consacrée à Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Bref, un vieux Toussaint, c’est toujours bon à prendre. Le narrateur, qui passe un été à Berlin sans sa femme, enceinte, et leur fils, partis en vacances sans lui) a décidé de se priver de télévision, lui qui avait comme une tendance à la regarder sans raison. Prétexte (comme dans La Salle de bain, où le narrateur passe son temps dans sa baignoire, mais pour bien vite la quitter et prendre un train pour je ne sais plus où), ce fil narratif infime ne suffirait pas à tenir le lecteur en haleine, pas plus que le travail du narrateur : il est historien de l’art et doit écrire (ou essayer d’écrire) un essai consacré à Titien. De même qu’il s’engage à arroser les plantes de ses voisins pendant leurs vacances (sans y parvenir).

Bref, c’est un roman qui doit bien nous parler d’autre chose, peut-être de la vacuité d’une vie, peut-être de l’été d’un velléitaire livré à lui-même, ou peut-être de pas grand-chose, histoire de faire de l’écriture pour l’écriture, ce dont Jean-Philippe Toussaint se tire avec un bonheur certain, comme très souvent, mêlant à des scènes du quotidien joliment observées, au monologue intérieur d’un type amusant et sympathique, un humour délicat et pince-sans-rire qu’on retrouve toujours dans ses textes et qui pourrait faire penser que ses narrateurs successifs n’en font qu’un. La privation de télévision sert sans doute de fil rouge, mais tout est bon pour Toussaint qui embarque même son lecteur dans une virée en avion (moyen de transport qui revient régulièrement chez lui) au-dessus de Berlin. A la fin du livre, lors des retrouvailles avec sa compagne (qui arrive enfin avec pour cadeau un magnétoscope !), le narrateur achète pour son fils une deuxième télévision ! « Moralité : depuis que j’avais arrêté de regarder la télévision, on avait deux télés à la maison. » On aura compris que le thème de ce roman n’est pas d’une importance capitale pour l’écrivain et l’essentiel n’est évidemment pas là. Jean-Philippe Toussaint, un écrivain pour qui le style et le plaisir d’écrire (et donc le plaisir du lecteur) comptent sans doute plus que l’intrigue, ce qui n’est pas fait pour déplaire au modeste auteur de ces humbles lignes.

Le Voyage, Sergio Pitol

Entre récit de voyage (ce que Pitol nie), essai et roman, Le Voyage (ouvrage dédié au merveilleux Alvaro Mutis) est l’histoire d’un diplomate mexicain qui, en mai 1986, quitte Prague pour se rendre en Géorgie où il est invité pour y rencontrer les écrivains nationaux. Mais à Moscou (où la Glasnost semble s’enliser quelque peu), on le balade et le retient pour l’empêcher d’aller rencontrer ses pairs géorgiens (le diplomate est aussi écrivain). Et le texte s’échappe donc vers une balade érudite dans les arts et la culture russes, où l’on croise les plus grands écrivains russes (Gogol, Pouchkine, Tsvetaïeva, Tchekhov…), mais aussi les artistes des périodes que couvrent les chapitres du livre, jusqu’au moment bien sûr où les portes de la Géorgie finissent par s’ouvrir, et où le texte se transforme en ode aux excentriques de tout poil. Un livre que les amateurs de la grande littérature russe ou/et de l’écrivain mexicain liront sans doute avec bonheur. Ce qui fut le cas de l’humble auteur de ces modestes lignes.

Sur les Ossements des morts, Olga Tokarczuk

Janina Doucheyko, le personnage principal de ce roman de Tokarczuk, est une vieille femme qui vit isolée l’hiver (en s’occupant de maintenir en état les maisons de ses voisins redescendus à la ville) entre deux voisins, hommes dissemblables, celui qu’elle surnomme Grand Pied, un chasseur assez antipathique, et Matoga, un introverti qui communique le moins possible, jusqu’au soir où il vient chercher sa voisine pour s’occuper du corps de Grand Pied qu’il a trouvé mort chez lui. Janina est une drôle de bonne femme, ingénieure à la retraite, passionnée d’astrologie et de William Blake qu’elle traduit avec le jeune Dyzio, un de ses rares amis (le titre du roman est d’ailleurs emprunté à l’un de ses poèmes) , écologiste et végétarienne, en colère contre les chasseurs, capable de harceler les flics (en vain) pour qu’ils sévissent contre les braconniers et les chasseurs qui ne respectent pas les périodes d’interdiction de la chasse. Bref, elle est considérée par beaucoup comme la vieille toquée du hameau, une originale plutôt cinglée et un rien obsessionnelle qu’il vaut mieux éviter. Un personnage plutôt sympathique pour le lecteur, qui la suit dans ses théories étranges et ses supputations en tous genres avec un bonheur certain.

Après la mort de Grand Pied, une série de morts suspectes d’hommes du coin (tous du milieu des chasseurs) va intéresser notre astrologue et traductrice, qui développe bien sûr une théorie loufoque sur cette énigme policière (le bouquin n’est en rien un polar, il a plutôt tout d’un conte écologique qui se penche sur le rapport des hommes à la nature et aux animaux) : ce sont les animaux qui se vengent des hommes en les tuant. Ni plus ni moins. Et ce n’est sans doute pas fait pour déplaire à Janina qui a justement une théorie sur les hommes et leur « autisme testostéronien ».

Bref, ce livre fantaisiste se lit avec plaisir, plutôt rapidement (ce n’est pas un pavé) et on y retrouve avec plaisir le sens de l’humour décapant de l’auteure polonaise dont l’oeuvre, nous semble-t-il, vaut d’être découverte.

Palais mental, Guillaume Contré

Un titre, et pas n’importe lequel (Palais mental, un beau titre, bien trouvé, pas simple de trouver un titre…) ; un choix d’éditeur osé, radical pour la couverture et la quatrième, le livre est un parallélépipède rectangle noir sur noir (nom d’auteur et titre en noir sur fond noir, texte de quatrième en noir sur fond noir, tranche du livre noire), tout ça on ne peut mieux adapté au fond du roman, faux roman noir, histoire qui se passe dans une pièce ou s’il ne fait pas complètement noir, l’espace est obscur, et il s’y trouve un macchabée (tiens donc !…) autour duquel tournent un détective (faux détective ?) et son assistant (vrai nigaud ?), choix d’éditeur radical, donc, pas de pagination (le marque-pages est de rigueur et on ne peut pas garder dans un petit carnet en moleskine noire une note renvoyant à un numéro de page en l’absence de numéros de pages, c’est très drôle). Roman radical que ce Palais mental, où l’on est plongé de la première à la dernière page dans le flux de conscience du détective, dont on se dirait assez facilement qu’il à lu L’Idiot de Dostoïevski et/ou L’Idiotie de Jean-Yves Jouannais. Dans la liste des personnages, à part le cadavre (est-il bien tout à fait mort, au fait ?), le détective, son assistant, il y a aussi un brigadier, qui se nomme Gutiérrez (là, on se dit que l’histoire pourrait bien se passer en Argentine, Contré est traducteur de l’Argentin vers le Français et passionné de littérature sud-américaine, un bon garçon en somme) et qui ne sert pas, pour tout dire, à grand-chose dans l’intrigue (mais y a-t-il une intrigue ?) sinon à empêcher qu’entrent des inconnus pendant que le détective et son assistant travaillent. Pour tout dire, il m’a fallu deux essais manqués pour lire ensuite le livre d’une traite ou deux lors du troisième essai (j’étais fatigué lors des deux premières tentatives, la faute à un travail parfois abrutissant). Pour tout dire, une fois plongé dans la pensée « débile » et drôlatique du détective, je me suis dit « Tiens, on croirait un peu le Gombrowicz de Cosmos (une sacrée bonne ref, pour tout dire) et même Gombrowicz tout court ». Pour tout dire, les élucubrations du détective sont réjouissantes : »Il se demanda si l’assassin était sorti par la porte ou la fenêtre. il ne sut dire, il y avait trop d’options, c’est-à-dire qu’il n’y en avait aucune car elles étaient toutes également valides. Les rôles bien établis des portes et des fenêtres dans le monde devenait confus, il ne savait plus à quoi servait l’une et à quoi servait l’autre, si les deux n’avaient pas éventuellement la même fonction ou n’en avaient aucune, comme si elles n’étaient que des ornements. Ce qui provoqua l’irruption d’une troisième question. » Car l’humour absurde n’est pas la moindre des qualités de l’auteur et de son livre. Et la logique du questionnement sans fin d’un détective face à l’énigme du corps du macchabée se poursuit durant tout le texte, un texte bloc, sans dialogues et sans paragraphes, en passant par l’impression fugace que son assistant à découvert quelque chose d’essentiel à la compréhension de ce crime sans mobile apparent et sans explication (peut-être des tâches sur le mur, voire des empreintes digitales…), et la logique idiote du flux de conscience finit par s’enrayer, il y a des briques sur lesquelles notre détective trébuche, et la fin du texte se précipite sur le lecteur et, pour tout dire, je me suis dit « Tiens, voilà qui me fait penser au meilleur Beckett de L’Innommable (une sacrée bonne ref, pour tout dire) et même à Beckett tout court (celui des romans d’avant les plaquettes « foirades » de la fin). Pour tout dire, ce roman que je vous invite à acheter en le commandant aux Editions MF (que vous trouverez bien sûr sur Internet) et à lire, un beau petit livre (une centaine de pages pas plus, mais je ne les ai pas comptées), est un sacré bon bouquin pour qui aime la littérature pour la littérature, les textes drôles, impertinents, radicaux, pas mainstream en somme, bref, vous pouvez y aller. J’ai déjà fait lire ce roman à deux amis à qui je l’ai recommandé, parce que les auteurs qu’on découvre vous donnent parfois ce genre d’envie, et je ne vois pas pourquoi je m’arrêterais en si bon chemin, un bon roman français d’un jeune auteur inconnu, c’est quand même pas monnaie courante, et ça change agréablement des mauvais romans français d’auteurs trop connus, ou moins connus, voire inconnus. Lisez Palais mental de Guillaume Contré, vous m’en direz des nouvelles !… en attendant le second volume de ce qui sera une trilogie.

L’Amour avant que j’oublie, Lyonel Trouillot

La cour d’une pension de port-au-Prince… trois hommes, que le quatrième, un tout jeune homme, appelait les aînés : l’Etranger, l’Historien et Raoul. Le tout jeune homme a vieilli, il a cinquante ans, est devenu l’écrivain (surnom par lequel les aînés l’appelaient) qu’il voulait être. Amoureux, il écrit pour une femme, à une femme qui n’apparaît pas dans le livre en tant que personnage actif. Quand il faudrait lui parler d’amour, il semble qu’il ait oublié, qu’il n’en soit plus capable peut-être… Aussi lui raconte-t-il ce passé lointain et ces trois hommes (à chacun sa partie, mais tous sont présents en même temps dans chaque partie). « Avec les Aînés, nous nous étions faits à cette vie ordinaire. Le matin, j’allais donner mes cours au collège. J’enseignais, pour gagner ma vie, une langue que je n’aimais pas et que je connaissais mal. Mais j’attendais la nuit pour me chercher une destinée et une définition. Chaque nuit, dans ma chambre, je traquais le poème. »

La femme inconnue croisée dans un colloque lui rappelle sans doute sa jeunesse et un échec amoureux de cette époque. C’est donc à elle qu’il s’adresse, à l’automne d’une vie, et d’une oeuvre, qui ont manqué de femmes. Et il lui parle donc des destins de ces trois hommes, parmi lesquels l’Etranger semble la figure principale. Homme de voyages, homme aux multiples aventures féminines, l’Etranger souhaite repartir, loin, avant de mourir. Il est intarissable quand il s’agit de conter ses voyages passés, ou ses amours passées. « J’admirais l’Etranger. Un tel homme ne vous laisse qu’une alternative, le détester ou l’admirer. Il avait le sens du partage. Ses femmes, nous étions quatre à les connaître. Ses bras avaient si souvent dessiné leurs formes, ses mains caressé leurs cheveux et sa bouche embrassé leurs lèvres en notre présence. Elles étaient devenues des êtres familiers. »

L’Historien, lui, est la voix du silence. D’origine bourgeoise, professeur d’université, il a tout quitté (et en particulier la femme qu’il aimait, plus que tout) pour venir s’installer là, dans la pension, sans qu’on sache pourquoi. Et l’homme n’est pas bavard. Il ne se confiera un peu que sur son lit de mort, et surtout son secret sera révélé en grande partie par une autre femme, sa « visiteuse », une prostituée qu’il a connue, qui l’a connu, sans que jamais rien ne se passe entre eux et qui va confier des choses à l’Ecrivain. Un amour trahi, la dictature, voilà il est vrai de vieilles histoires qu’un homme blessé n’a sans doute pas envie de revisiter…

Quant à Raoul, le moins « intéressant » de la bande a priori, ce n’est pas un hasard si sa partie cloture le livre. Sa destinée vaut bien qu’on la découvre, sans que le chemin soit défloré dans une chronique.

Et dans tout cela, l’écriture de Trouillot fait toujours merveille. Le thème des amours déçues (on pourrait penser à un Wong Kar-wai haïtien) semble lui être familier. Et la structure du livre, qu’on pourrait croire sans originalité, permet de découvrir peu à peu les trois (les quatre) personnages, sans que tout soit donné immédiatement, en prenant son temps, comme dans la vraie vie. Et la vérité (surprenante) sur chacun d’entre eux ne surgit qu’après un lent travail de patience et de lecture.

Un livre qui se mérite, un petit bijou, une pure splendeur.

La Vérité sur Marie, Jean-Philippe Toussaint

Et voilà l’auteur, modeste vous l’aurez compris, de ces quelques lignes bien embêté, car les deux lecteurs (ou lectrices, nous ne savons plus) assidus de ce blog savent déjà notre sympathie pour Toussaint et nous avouons sans fausse modestie que nous ne savons que dire ni comment le dire pour défendre ce roman que bien sûr nous avons aimé et contre lequel il ne serait pas question de dire ne serait-ce qu’un seul mot. Avec La Vérité sur Marie, nous en sommes donc au troisième volume d’une tétralogie (lue dans le désordre) consacrée à un personnage féminin plutôt fort, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, envisagée par chaque roman (Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie, Nue) selon une saison (hiver, été, printemps-été et automne-hiver, ce qui est digne d’une artiste de la haute couture), un personnage qui se balade souvent à poil (un peu coquin ce Toussaint !) et dont le narrateur est un peu complètement love, même si elle lui échappe par moment (mais ils se retrouvent toujours et on se dit qu’ils surmonteront tous les obstacles et que leur amour finira bien par l’emporter). Vu comme ça, vous allez penser que nous exerçons immodestement notre verve ironique contre l’auteur de la susdite (et pas sudiste) tétralogie. Que nenni, foutre Dieu ! Nous aimons sincèrement ce personnage féminin, le narrateur nous plaît bien, avec son humour et sa distance ironique (qui est, en vérité, l’apanage de Jean-Philippe Toussaint, puisqu’on les retrouve dans des romans qui n’ont rien à voir avec la tétralogie de Marie, La Télévision, par exemple, dont nous vous parlerons dans quelque temps). Puisque nous voilà emberlificoté dans une chronique qui se veut amicale et semble déraper, faisons donc appel à un professionnel de la critique, nous avons cité Bernard Pivot, qui écrit ceci : « Marie est d’humeur aussi imprévisible qu’un pur-sang. » Oh, le putain de cliché sexiste ! Mais passons… L’écriture de Toussaint est de plus en plus fine et subtile. Sa phrase devient de plus en plus souvent longue, et avec élégance (et il ne crache pas sur les adjectifs, n’en déplaise aux pisse-froids de l’écriture objective). Et puis, en vieillissant, il se permet des morceaux de bravoure pas piqués des hannetons, nous en voulons pour preuve ce passage de 54 pages pendant lequel il décrit l’embarquement d’un cheval de course dans la soute d’un Boeing cargo de la Lufthansa. Le passage, haletant, se termine sur un événement totalement impossible : le cheval vomit, ce que Toussaint ne se prive pas de signaler comme antinaturel (les chevaux ne vomissent pas, tout le monde sait ça). Nous invitons donc un ami, Bernard Pivot toujours, à venir à la rescousse : « Epique et jouissif. C’est de l’Alexandre Dumas revisité par le Nouveau Roman. C’est du Flaubert qui narrerait un grave incident dans la zone du fret de Narita. » Quand il écrit pour Le Journal du Dimanche, Bernard s’emballe un peu et écrit même des conneries, car à notre connaissance Toussaint n’appartient pas au Nouveau Roman, même s’il écrit pour la même maison d’édition que Robbe-Grillet. Passons… Dans ce volume, il est en tout cas question de chevaux, puisqu’après le passage dont il a été vaguement question ci-dessus et qui mérite à lui seul qu’on lise le roman, l’histoire se termine sur un incendie qui met en danger les chevaux du père de Marie (décédé, il nous semble, alors que cette mort est narrée dans Nue, le dernier livre de la tétralogie). Bref, nous ne nous sommes pas sortis avec les honneurs de cet éloge du roman, de cet exercice malheureux d’amour de la tétralogie de Toussaint, nous vous demandons donc de tout simplement nous croire sur parole quand nous vous disons que La Vérité sur Marie est un sacré bon bouquin et qu’il faut lire Toussaint, ce que nous avons déjà écrit ici et que nous répéterons incessamment sous peu.

Un An, Jean Echenoz

L’auteur, modeste il va sans dire, de ces quelques lignes poursuit son exploration (bien souvent involontaire) du catalogue des Editions de Minuit (après Claire Baglin et Tanguy Viel, cet été, voilà Jean Echenoz, que nous ne connaissions que de nom). Au hasard d’une vente de charité des dames patronesses (et de leurs époux) de l’église protestante de la ville de Nîmes, l’auteur modeste de ces lignes est tombé sur Un An, de Jean Echenoz, donc, qu’il a obtenu pour la modique somme de 2 euros, raison pour laquelle il l’a acheté, plus que par intérêt pour oeuvre d’un écrivain qu’il na pas cherché à lire jusqu’à ce jour. Deuxième raison à cet achat (pas vraiment compulsif), le nombre de pages, plus que modeste, du livre : 111, moins 6, puisque le bouquin commence à la page 7. Le risque à courir n’étant pas très grand, nous voilà embarqué dans l’histoire de Victoire, la bien mal nommée, jeune femme plutôt jolie qui se réveille un beau matin auprès de son ami Félix, qui lui ne se réveille pas et à juste raison puisqu’il est mort. Voilà un début de roman qui commence sur les chapeaux de roues, la jeune et jolie jeune femme, prise de panique, passe à la banque, retire une somme d’argent assez rondelette (40 000 francs si ma mémoire est bonne) et prend un train, le premier qu’elle trouve, pour Bordeaux, puis un autre, pour le Sud-Ouest, St-Jean de Luz (si j’ai bonne mémoire). Elle loue une villa au Pays basque, etc… jusqu’à tomber, après moult rebondissements, dans une forme de déchéance clochardesque et de revenir, après un an de cavale à Paris, avec une chute (car c’est un roman à chute, tout ce que le modeste auteur de ces lignes déteste) qui éclaire le lecteur sur ce qu’il vient de lire, sans doute un livre prétexte où il s’agit d’écrire avant tout. Et on peut dire, sans peur de se contredire, que Jean Echenoz sait écrire. Son style est maîtrisé, élégant, parfois presque alambiqué, il y aurait presque du maniérisme et du trop c’est trop dans sa façon de faire, tout cela pour un sujet, un personnage (Victoire) qui nous laisse indifférent (le modeste auteur de ces lignes parle de lui à la première personne du pluriel, ce qui peut laisser penser qu’il est à plusieurs dans sa tête, en tout cas qu’il n’est pas tout seul). Bref, Un an (un titre bien nul sans vouloir être désobligeant) nous semble être un roman pour rien, un truc que l’écrivain s’est autorisé (et il a bien raison si cela l’amuse) et dont, pour notre part, nous nous sommes autorisé la lecture, en le regrettant une fois l’exercice achevé. Pour montrer notre magnanimité, nous laisserons (presque) le dernier mot à l’avocat de la défense, Pierre Lepape (journaliste littéraire au journal Le Monde, mais qui ne le connaît pas ? Ah, vous ? Bon, d’accord, alors les présentations sont faites…) : « Un An, dans sa simplicité linéaire, immédiate, met en valeur la poétique d’Echenoz. Celle-ci repose sur le combat perpétuel que se livrent une réalité mystérieuse et dont le sens fuit sans cesse – le monde, les objets, les personnes, les formes, les sons, les paroles, l’espace, le temps – et les mots pour la dire le plus exactement possible. » Une phrase comme nous les aimons, une phrase de critique littéraire, creuse à souhait (sans vouloir être désobligeant), et qui ne nous semble pas apporter grand-chose au roman et à sa défense, qui même pourrait passer pour une antiphrase désireuse de faire du dégât, puisqu’elle étend son analyse à toute l’oeuvre d’Echenoz. Bref, en un mot comme en cent, Un An restera le roman que nous aurons lu de Jean Echenoz (un écrivain français qui a ses défenseurs et même ses admirateurs), avant de décider à la façon d’un dictateur énervé que nous ne lirons plus jamais rien de lui et qu’il rejoindra donc au rang des victimes collatérales d’un été de lectures éclectiques Paul Auster et Tanguy Viel. Exit !

La Disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel

L’idée est, disons-le tout net, assez bonne : écrire, pour un auteur français, un roman américain. C’est donc le projet énoncé dès les premières lignes du roman, non par l’auteur, mais par le narrateur de La Disparition de Jim Sullivan. « Récemment, comme je faisais le point sur les livres que j’avais lus ces dernières années, j’ai remarqué qu’il y avait désormais dans ma bibliothèque plus de romans américains que de romans français. pendant longtemps pourtant, j’ai plutôt lu de la littérature française. pendant longtemps, j’ai moi-même écrit des livres qui se passaient en France, avec des histoires françaises et des personnages français. Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires, elles auraient aussi leur place ailleurs, par exemple, en Amérique, par exemple dans une cabane au bord d’un grand lac ou bien dans un motel sur l’autoroute 75, n’importe où pourvu que quelque chose se mette à bouger. » L’incipit est assez savoureux, le projet du narrateur est on ne peut plus clair, sauf que derrière le narrateur se cache un auteur qui lui écrit un bouquin bien français dans lequel le narrateur dit à son lecteur ce qu’il a écrit, selon une manière très américaine, mais comme le making-of français de ce roman américain. L’idée est bonne, donc, le livre se lit bien, mais on en sort en se disant qu’on n’a pas lu un roman inoubliable et que, s’il s’est passé quelque chose pour le narrateur du bouquin de Tanguy Viel, il ne s’est pas passé grand-chose pour le lecteur de ce livre qui est souvent présenté par les inconditionnels du romancier brestois comme son meilleur roman. Cela ne donne pas envie au modeste auteur de ces quelques lignes de compte rendu écrit à la va-vite, à la va-comme-je-te-pousse, et cela va sans dire, de lire quoi que ce soit de plus de Tanguy Viel, qui rejoint Paul Auster parmi les victimes collatérales d’un été de lectures éclectiques.

Moins que Zéro, Bret Easton Ellis

Premier roman de l’écrivain américain, auteur du très bon Luna park, Moins que zéro est un texte qui se lit vite, un texte assez réussi sur le néant de la vie d’une jeune fils à papa de la Côte ouest (il vit bien sûr à LA), qui tourne à la coke, aux pétards et à l’alcool comme la majorité de ses amis, ne fait rien de sa vie en attendant la fête suivante, poursuit des études qui ne sont sans doute pas d’une importance capitale à ses yeux, sort avec une fille qu’il ne sait pas aimer sans savoir la quitter, la trompe parfois comme in snifferait un rail de coke ou irait au cinéma, c’est-à-dire sans savoir pourquoi, mène donc une vie superficielle en attendant sans chercher à provoquer l’occasion qu’il se passe enfin quelque chose de déterminant. Le style choisi par l’auteur pour narrer les quelques mois de vacances que Clay passe chez sa mère à LA en attendant de trouver un sens à une vie qui n’en a pas est à la hauteur du sujet du livre, plat et sans fioriture, factuel et sans émotion ou presque (peut-être pas impersonnel pour autant) bien adapté à ce que raconte le livre. Portrait sans concession d’une Amérique où les privilégiés sont aussi des paumés, d’une bourgeoisie en perdition et d’une société où la violence est banalisée, Moins que Zéro est un roman réussi, dont la fin est glaçante mais dont le sujet ne concernera sans doute pas les lecteurs qui se foutent bien du grand pays que tous les imbéciles regardent comme le centre du monde. Madame Figaro (le magazine), si on en croit la quatrième de couverture, voyait en Bret Easton Ellis « l’écrivain américain le plus doué de sa génération », on a sans doute vu meilleure recommandation dans le monde littéraire…

Ne m’appelle pas Capitaine, Lyonel Trouillot

Découverte du printemps, Lyonel Trouillot est un auteur haïtien né à Port-au-Prince dont les lecteurs assidus ou non de ce blog n’ont sans doute pas fini d’entendre parler, tant son écriture est belle et ses romans dignes du plus grand intérêt. Ne m’appelle pas Capitaine, publié en 2018, est un roman influencé par la poésie (en exergue du livre, trois citations de poètes) et dont l’écriture est d’une beauté qui semble coller aux basques du style de Trouillot (mais nous y reviendrons bientôt avec d’autres comptes rendus de ses livres). Ce Capitaine, c’est un vieux bonhomme qui vit dans un quartier défavorisé de Port-au-Prince (le Morne dédé), à l’écart du monde, un type qu’on peut imaginer un tant soit peu aigri, misanthrope et revenu de tout. Un jour, une jeune femme, qui s’appelle Aude et fait des études de journalisme, le sollicite pour une série de rencontres pendant lesquelles le vieux serait censé lui parler de ce quartier sur lequel elle souhaite faire un article de fond, une sorte de mémoire de fin d’études où elle se doit d’aller vers la différence. En effet, Aude est une petite bourgeoise, et la Capitaine n’aime ni les bourgeois ni les journalistes, ça tombe plutôt mal. Pourtant, entre ces deux êtres que tout oppose va naître une vraie relation, qui va faire grandir la gamine et l’ouvrir à l’altérité, et qui va redonner un semblant de vie à un vieux schnok qui ne parle plus à quiconque et qui va se rappeler ses années passées où il était un grand maître d’arts martiaux dont la présence dans le quartier du Morne Dédé a sans doute été d’une importance capitale pour des jeunes gens en perdition. La petite bourgeoise superficielle et à la conscience politique inexistante, parce que dans le monde d’où elle vient, il faut avoir la peau de la bonne couleur et un porte-feuilles familial bien garni, que les autres ne comptent pas et que seul compte l’entre-soi, va donc s’ouvrir à la différence et apprendre beaucoup du vieil homme qui finira par aimer cette jeune femme qu’il rejette tout d’abord, comme il a su aimer par le passé les jeunes gens qu’il a pris sous son aile protectrice. Très beau roman, à lire sans la moindre hésitation quand on aime les rencontres improbables et les textes engagés sans lourdeur.

De nos jours, Hong Sang-soo

Deux personnages centraux : Uiji, un vieux poète dépendant de l’alcool et du tabac en sevrage, et Sangwon, une actrice qui songe à changer de voie. Les habitués du cinéma de Hong Sang-soo reconnaîtront là deux figures récurrentes de l’univers du cinéaste coréen. Deux histoires parallèles (comme cela arrive chez Sang-soo), presque deux films en un, des thématiques habituelles (l’admiration, pour un poète ou une actrice, par exemple, le vieillissement d’un homme solitaire, un poète la plupart du temps, sa névrose ou ses difficultés de vie, le renoncement à un métier, d’une actrice, en l’occurence). De ce point de vue, De nos jours pourrait ressembler à un film de plus, le même ou presque que les précédents, avec le même acteur jouant le rôle du poète (Ki Joo-bong, comme dans La Romancière, le film et le heureux hasard) et une actrice à laquelle Hong Sang-soo avait déjà fait appel dans le film cité ci-dessus (et pas seulement). Même type de film, donc, qui nous présente des personnages qui parlent. Mais n’allez pas croire qu’on s’ennuierait, qu’il n’y aurait plus de surprise et qu’on en serait déçu. On a au contraire envie de remercier le réalisateur de ne pas se trahir, de continuer à creuser le même sillon, tant finalement il y a un vrai plaisir, et chaque fois renouvelé, à être plongé et replongé dans des histoires qui se ressemblent, avec des personnages récurrents.

Sangwon est donc une ancienne actrice, de retour en ville où elle est reçue par une amie (encore une situation déjà explorée par le réalisateur), et qui reçoit, à la demande de celle-ci, une jeune femme désireuse de devenir actrice. Uiji, lui, est donc ce vieux poète qu’une jeune documentariste filme dans son quotidien après avoir l’interviewé et qui reçoit ce jour-là un jeune étudiant en lettres curieux et naïf, qui a souhaité le rencontrer pour lui poser des questions. Et le film, qu’on pourrait presque dire à skecteches, alterne d’une situation à l’autre, d’une discussion à l’autre, en autant de chapitres différents, tous titrés et même légendés. Le spectateur est ainsi prévenu qu’il va voir le vieux poète en situation de manque sur le point de céder au désir d’alcool et de de tabac, que l’amie de l’actrice dont le chat a fait une fugue vit très mal cette disparition, mais peu importe puisque ce qui compte n’est pas l’intrigue (quasiment inexistante comme toujours dans les films du magicien coréen), mais ces scénettes qu’on peut penser improvisées en partie, ces tranches de vie auxquelles on assiste comme en direct, comme si on y était et qu’elles se déroulaient sous nos yeux, bref comme dans la vie. La narration, qui n’est pas inexistante, n’est ni essentielle ni inessentielle, elle est simplement différente. Et comme chaque fois, cela fonctionne du tonnerre de Dieu parce que c’est là la manière de Hong Sang-soo, qu’il ne sait peut-être faire que ça (tout comme Beckett répondait « J’écris parce que je ne sais rien faire d’autre ») et que c’est tant mieux parce que le charme opère. On se retrouve donc devant ce De nos jours en se disant que c’est bien du Hong Sang-soo, et pourtant cette fois le poète n’est ni ridicule ni défaillant, il est simplement humain, très humain (ses réponses aux questions naïves du jeune homme font penser aux réponses d’un prêtre bouddhiste aux questions d’un jeune disciple impatient de tout comprendre de la voie et sont pleines de philosophie) et assez magnifique quand, dans le tout dernier plan du film on le voit revenu à sa solitude s’attabler sur son humble terrasse devant une bouteille de whisky dont il se sert un verre en fuman une cigarette qu’il sort du paquete que lui a laissé le jeune étudiant, heureux et serein, comme pour un ultime pied de nez à la vie. Quant à Sangwon, moins à l’aise que le poète dans le rôle d’initiatrice qu’elle est censée jouer pour sa jeune amie d’un jour, on se dit qu’elle connaît sans doute le poète, même si le film ne le dit pas, mais il le suggère à quelques reprises. Mais dans cette partie-là du film, c’est peut-être le chat qui est la vraie figure centrale du film en ce que sa disparition est porteuse d’un message philosophique qu’il vous reste à découvrir en allant voir De nos jours, parce que faut pas non plus pousser, on va pas tout vous dire ici.

Seul dans le Noir, Paul Auster

Monsieur Paul Auster, Le roman que vous nous avez soumis, intitulé Seul dans le Noir, nous a en un premier temps intéressé de par sa thématique principale (les mondes parallèles), puis nous est tombé des mains (au sens figuré bien sûr, car nous lisons les romans qui nous sont soumis de la première à la dernière ligne), à un point tel que nous ne saurions dire. Votre histoire de critique littéraire (contraint à l’immobilité par un accident de voiture) qui crée la nuit, dans sa chambre, un autre monde, une autre Amérique, en guerre, mais pas contre l’Irak (guerre civile), dans laquelle le 11 septembre n’a pas eu lieu, y ajoute un personnage de la vraie Amérique, celle que nous connaissons trop bien, celle qui existe, hélas, et qui va se trouver propulsé dans l’Amérique parallèle, l’imagination débordante de ce August Brill est décidément redoutable, pour mettre un terme de façon héroïque à cette guerre (seulement, ce gars-là n’est pas un héros, seulement un clown marié à une jeune femme sud-américaine et qui n’aspire à aucun grand destin), bref votre histoire de type dont l’imagination fertile est assez puissante pour créer un monde nous a bien plu, sauf qu’hélas vous finissez par vous débarrasser de façon pour le moins cavalière de votre monde parallèle, du pauvre clown qui se refuse à sauver son pays, pour finir votre bouquin en nous contant la vie intime d’August Brill, qu’il raconte à sa petite-fille Katya, qui ne se remet pas de la mort en Irak, dans des conditions immondes, de son ex-petit ami, qu’elle a plaqué avant son départ. Monsieur Auster, trop c’est trop. En voulant faire l’intéressant pour donner une dimension plus profonde à votre roman, vous l’avez tout simplement massacré et rendu inintéressant. Il est donc désormais inutile de soumettre à notre lecture l’un de vos autres romans (nous ne sommes pas sans savoir que vous écrivez beaucoup), nous ne l’ouvririons pas. Vous n’êtes pas le seul romancier de cette planète, vous le savez ? Pour finir, Pierre Bayard, qui a consacré un fort intéressant ouvrage aux mondes parallèles dans la fiction (Il existe d’autres mondes, que nous vous conseillons de parcourir), n’y parle pas de votre roman (pas une seule ligne, pas un mot). Cela aurait sans nul doute dû nous mettre la puce à l’oreille. Pas de suite au prochain épisode, nous le craignons. Enfin, un conseil : quand vous vous attaquez à un genre (que d’autres appelleraient peut-être sous-genre) littéraire proche de la Science Fiction, demandez-vous si vous aimez vraiment ce type de littérature et n’hésitez pas à lire quelques auteurs comme Philip K. Dick pour vous en inspirer.

En Salle, Claire Baglin

Premier roman d’une jeune auteure qui puise son inspiration fictionnelle dans le quotidien, En Salle traite de deux sujets en parallèle, l’enfance et la prime jeunesse d’une narratrice issue d’une classe sociale qu’on dira populaire, et donc de sa vie mais aussi de la culture (au sens large) de sa famille, et son travail dans une enseigne de restauration rapide (au moment où elle écrit son témoignage). En deux mots plutôt qu’en cent : fuyez ce bouquin, vous économiserez 16 balles (un argument en ces temps d’inflation, non ?).

Bookmakers, Richard Gaitet

La collection Bookmakers proposée par les Editions Points, en collaboration avec Arte Radio (puisque les entretiens que Richard Gaitet donne à lire ici sont tout d’abord des entretiens radiophoniques, et le titre Bookmakers, le nom d’une émission qui donne la parole à ces écrivains), propose aux lecteurs de découvrir des écrivains francophones (ici, Nicolas Mathieu et Alice Zeniter), considérés par le journaliste si l’on en croit la quatrième de couverture comme « les plus grand-e-s ».

Pour passer du format d’une émission radio au livre, ces entretiens sont prolongés par des échanges mail qui donnent plus d’étoffe et de longueur à l’interview. Gaitet a quelques principes louables, entre autre celui de s’en tenir à un cadre non promotionnel (« qui plombe l’essentiel du discours littéraire »). Il ajoute qu’il n’invite que des « artistes dont l’œuvre, d’une façon ou d’une autre, m’intrigue et me remue ». Le résultat, pour ces deux premiers numéros d’une collection qui en comptera peut-être d’autres, allez savoir, n’est pas inintéressant, même si le choix des deux auteurs me laisse, pour ma part, circonspect. J’ignorais que Mathieu et Zeniter faisaient partie des plus grands écrivains francophones et les quelques passages de leur prose qui figurent dans ces deux livres ne m’ont pas forcément convaincu ou donné envie de les lire. Il est certain qu’il vaudrait sans doute mieux lire des entretiens d’auteurs qu’on a déjà lus. C’est d’ailleurs ce que je ferai à l’avenir, comme je le fais la plupart du temps, d’ailleurs, ce qui me tiendra sans doute éloigné de cette nouvelle collection. Pas de suite au prochain épisode, donc.

L’Arbre d’obéissance, Joël Baqué

La vie de Saint Syméon contée par un scribe qui commence par raconter sa propre jeunesse, l’appel qui va le mener à la foi et l’engagement religieux (au point de devenir évèque), l’éloignant ainsi très tôt de l’amour qu’il éprouve pour Marya, dont la couleur des yeux ne lui importera « désormais pas davantage que le nombre d’écailles du lézard » pour le faire entrer dans le monastère de Téléda, au grand dam de ses parents, de religion copte, qui l’auraient plutôt vu berger. Deux petits chapitres, et puis le véritable projet du livre qu’écrit ce drôle de scribe est enfin révélé : « entreprendre cette vie de Syméon ».

Après La Fonte des glaces, roman léger et plein de fantaisie, qu’on aurait pu croire écrit pour le cinéma ou la télévision tant son ton tient de la comédie, Joël Baqué s’est donc attaché à un thème austère et plus ambitieux, la vie d’un « modèle pour qui cherche Dieu dans la souffrance » (Syméon est le premier stylite, il a vécu au IVe siècle en Syrie). Le personnage principal du roman passe donc la majeure partie de sa vie au sommet d’une colonne (après s’être fait emmurer, puis attacher à un rocher) où il prie Dieu, et il y meurt, pour finir. Il s’agit d’un saint chrétien, qui choisit de mortifier son corps pour clamer au monde son détachement de la vie et son amour du Dieu tout puissant. Autant le dire de suite, si ce roman semble sur la fin tirer à la ligne, le style du poète et romancier niçois est tout à fait à la hauteur de son sujet et on se dit en finissant l’ouvrage, mais aussi pendant sa lecture, qu’on a affaire à un véritable écrivain, dont la progression est spectaculaire.

Théodoret de Cyr, le narrateur de ce roman, nous conte également sa propre vie : il a connu Syméon au temps de sa jeunesse, lors de son arrivée au monastère. Syméon en sera finalement exclu pour péché d’orgueil, ses pratiques religieuses étant vite considérées comme impies. Face à pareille concurrence, le jeune Théodoret choisit une voie plus orthodoxe et devient moine copiste, puis s’élève dans la hiérarchie chrétienne. Le narrateur s’interroge, lui qui admire le saint, mais ne peut s’empêcher de voir dans l’austérité de son ascèse une pratique extrême qui va à l’encontre de la modestie des vrais croyants. Il ne s’agit donc pas d’une hagiographie, vous l’aurez compris. Mais le narrateur ne peut s’empêcher non plus d’admirer celui dont il écrit la Vie, tout en faisant le constat que jamais il n’aurait pu l’imiter. Du saint, il dit : « Toujours, il me précèderait ». Mais, après avoir essayé vainement de l’imiter, après avoir fait le constat que sa foi à lui est sans doute moins puissante, il prend ses distances avec ce modèle qu’on dirait aujourd’hui radicalisé. Il choisit les mots, est tout d’abord copiste (il copie des Vies de saints, bien sûr), avant d’écrire par lui-même. Les deux personnages sont donc deux hommes que presque tout oppose : l’un a fait la démonstration spectaculaire de son mépris de la chair et de la vie, l’autre n’a pas renoncé à tous les plaisirs et l’attrait qu’ont exercé sur lui les mots n’est pas le moindre de ces plaisirs.

La dernière étape après la lecture de ce roman consisterait sans doute pour le lecteur désireux d’aller au bout d’une démarche de connaissance à lire le texte de Théodoret, pas le narrateur du livre de Baqué, mais l’auteur véritable d’une Vie de Syméon que le vrai Théodoret (vous me suivez ?) a consacré au premier des stylites (le vrai Syméon). Suite au prochain épisode ?…

Réinventer le Roman, Alain Robbe-Grillet et Benoît Peeters

Entretiens inédits filmés en 2001, puis transposés pour l’édition de ce livre, le dialogue entre l’écrivain et l’essayiste et biographe est d’un intérêt incontestable pour l’amateur du nouveau roman qui connaît encore mal l’oeuvre de Robbe-Grillet, et en particulier ses films, mais aussi sa vie. Car les dialogues commencent par l’enfance et la jeunesse du maître du nouveau roman, ses parents d’extrême-droite (eh oui !). Peeters est un admirateur de l’écrivain, il lui a consacré une biographie, connaît son oeuvre parfaitement et a su s’effacer habilement pour permettre à son interlocuteur de s’exprimer librement. Il est vrai que les deux hommes se connaissent depuis longtemps. Peeters, tout jeune homme, a envoyé ses premiers textes à Robbe-Grillet, celui-ci l’a rencontré et même, à l’occasion, recherché. Il résulte de cette relation de sympathie que le « vieil » écrivain accepte en 2001 de se confier à son « jeune admirateur ». Il semble, à en croire Peeters, qu’interviewer Robbe-Grillet n’est pas chose simple : « Il était clair qu’il voulait être le maître du jeu, comme il l’avait toujours été. Le problème qui se posait à moi était donc de le déstabiliser de temps en temps sans trop l’agacer… »

Le livre s’ouvre sur le fameux « J’aime, je n’aime pas » de Robbe-Grillet. « Je n’aime pas penser à ce que je n’aime pas », écrit-il sans pourtant s’y refuser totalement, mais en finissant son texte par bien plus de choses qu’il aime pour conclure par « J’aime bien agacer les gens, mais j’aime pas qu’on m’emmerde ». Les choses sont dites, et elles sont claires. A bon entendeur salut ! Le texte n’est pas écrit à la demande de Peeters, il l’a été en 1980, à la demande de France Culture. On ne sait pas pourquoi il figure ici, mais c’est bien de pouvoir le relire.

Après quoi, une cinquantaine de pages sont consacrées aux jeunes années de l’écrivain. Puis, c’est son oeuvre littéraire qui est revue par les deux hommes, en faisant un détour par la figure de l’éditeur Jérôme Lindon, puis un autre par les deux écrivains du XIXe siècle Balzac et Stendhal (la théorie du nouveau roman de Robbe-Grillet s’est appuyée sur une analyse critique (très critique) du roman balzacien) : « C’est Eugénie Grandet et Le Père Goriot ! Bon. Ils sont d’époque, très bien. Qu’ils restent à leur époque. Mais Eugénie Grandet, je n’étais pas le premier, quand même, à le condamner. » et, plus loin, « Cette condamnation de ce Balzac-là, elle avait eu lieu sous la plume de Sartre lui-même, qui est un littéraire, sorti de l’Ecole normale supérieure, etc. » et enfin : « Je n’ai donc pas une passion considérable pour Stendhal, pas du tout comparable à celle que j’ai pour Flaubert, mais il y a dans son oeuvre de très longs passages de ce type-là, beaucoup plus modernes que chez Balzac, alors qu’ils sont à peu près contemporains… »

Les entretiens se terminent sur l’étude des films de Robbe-Grillet, dont Peeters parle comme d’un nouveau cinéma, qui donnent incontestablement envie au Béotien en matière de cinéma Grilletien de les découvrir. Un petit livre d’entretien indispensable pour les curieux d’un auteur trop souvent décrié par méconnaissance et conformisme tout autant que pour les passionnés de l’auteur du nouveau roman et cinéaste qui n’auraient pas vu les deux DVD tournés en 2001. Soyez curieux !

La Romancière, le film et le heureux hasard, Hong Sang-Soo

Dans une banlieue de Séoul, la vitrine d’une librairie et une femme qui pousse la porte, entre pour ressortir aussitôt et s’installer à une table devant la boutique. La femme qui vient lui demander ce qu’elle souhaite boire la reconnaît aussitôt. Les deux femmes se connaissent en effet, et Junhee, celle qui est venue de la grande ville pour revoir son amie perdue de vue, est une écrivaine reconnue. Un peu plus tard, dans un musée, elle rencontre un réalisateur de cinéma qui a failli adapter un de ses livres, puis y a renoncé. Ils décident d’aller marcher le long de la rivière Han où ils rencontrent Kilsoo, une jeune actrice qui vit là avec un homme et s’est retirée du cinéma. Le cinéaste, un homme d’une cinquantaine d’années, parle de gâchis et lui explique, avec une certaine lourdeur, qu’elle est regrettée dans le milieu. Il n’y a dans ce nouvel opus de Hong Sang-Soo guère plus d’intrigue que cela. Les personnages se parlent, mais ne se comprennent guère. Junhee réagit vivement à la façon dont le cinéaste s’adresse à l’actrice, le tance comme il le mérite, provoquant son départ. Cela lui permet de rencontrer plus simplement Kilsoo et, la complicité entre les deux femmes s’installant rapidement, de lui proposer de tourner un film, un court-métrage, qui ne serait pas un documentaire, mais sans lui donner plus de précisions sur la teneur de cette fiction. Mais l’écrivaine n’est pas au bout des rencontres de hasard, puisque Kilsoo lui propose de l’accompagner pour accueillir un vieux poète, dans la librairie de leur amie commune.

Comme les films précédents de ce réalisateur touche-à-tout qui tourne beaucoup, et fait quasiment tout dans son travail (jusqu’à la musique), ne laissant à un autre technicien que la prise de son, La Romancière, le film et le heureux hasard est un petit bijou dans lequel ce qui compte, ce n’est pas le récit, mais le discours. Parmi les thèmes abordés par les dialogues de ce film, qui peut faire penser dans la forme à ceux du Français Eric Rohmer, l’admiration : à deux reprises, l’écrivaine s’entend dire qu’elle est charismatique, ce qui semble l’étonner. Le cinéaste, qui est très content de lui-même, en attendrait peut-être autant. Autre thématique du film les petites rancoeurs du passé permet au dialoguiste de mettre dans la bouche de ses acteurs quelques répliques piquantes. Mais les rencontres entre femmes sont touchantes et elles s’en sortent toujours mieux que les hommes, engoncés dans leur autosatisfaction ou leurs petites « tares », qui les rendent souvent pitoyables. Ainsi en va-t-il du vieux poète, grand alcoolique devant l’éternel, qui semble fasciné par son amie écrivaine, mais incapable de mieux faire que boire en sa compagnie ou avoir avec elle autre chose qu’une relation sans lendemain. Quant à la romancière, personnage principal du film, tournée vers l’avenir tout en vivant le présent avec une certaine intensité, malgré ses failles, elle semble avoir les faveurs du réalisateur, par son insatiable curiosité, sa belle modestie, son ouverture aux autres et sa sincérité. Encore un beau film de Hong Sang-Soo, dans un noir et blanc qu’il affectionne (peut-être aussi pour des raisons économiques) et qu’il maîtrise à la perfection, tout en se permettant une courte incursion dans la couleur lorsque les deux nouvelles amies tournent le court-métrage qu’elles visionnent l’une après l’autre à la toute fin du film sans que rien ne se dise sur le sujet.

La Femme de Tchaïkovski, Kirill Serebrennikov

Après un premier film rock sur la scène russe des années 80, tourné en noir et blanc et ponctué d’effets spéciaux faits maison, le sublime Leto, un second film tourné avec les moyens du bord depuis son appartement où il était confiné par le pouvoir russe, adaptation d’un premier roman sur la maladie de la société russe (les deux chroniqués ici il y a quelque temps) et qui éberluait le spectateur par un traitement de la couleur sidérant, l’extraordinaire La Fièvre de Petrov, Serebrennikov nous revient avec un film d’époque au classicisme surprenant dans la forme, mais pas omniprésent, et qui, à y regarder d’un peu plus près, n’a rien de si classique. Nous voilà empêtré dans de beaux draps avec cette entame !… Tchaïkovski (pianiste et compositeur russe du XIXe siècle, faut-il le préciser ?), amateur de jeunes hommes et incapable de regarder une femme avec un peu de désir ou d’amour, se voit assiégé par une jeune femme, Antonina Miliukova, qui dépose des lettres d’amour dans sa boîte aux lettres et réussit l’exploit de se faire épouser, en acceptant au passage de se soumettre pleinement aux caprices d’un homme qui se présente comme un ours invivable (tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes patriarcal possible). Son seul but est de le protéger (elle le dit à plusieurs reprises), de l’aimer (son amour est un pur fantasme, mais elle n’en a pas conscience) et tant qu’elle n’a pas obtenu ce qu’elle désire, on la voit adresser à son Dieu d’ardentes prières pour être exaucée. Hélas, le mariage dure peu, n’est jamais consommée et vient le moment où Tchaïkovski s’enfuit sous un prétexte artistique quelconque pour ne pas revenir et envoyer à la belle (Sublime Alyona Mikhailova) ses frères et son avocat afin de lui signifier qu’ils ne se reverront plus, puis pour lui faire signer une fausse lettre de dénonciation d’adultère et obtenir ainsi un prompt divorce. Antonina est sur le point de signer sous la pression du frère, mais se rétracte bien vite et se bat le reste de sa vie pour faire reconnaître un amour mutuel auquel elle ne peut s’empêcher de croire.

Comme annoncé dès l’amorce de cette chronique, le film est d’une facture classique, au moins en apparence, et réalisé avec un brio qui évoque le Milos Forman d’Amadeus (la légèreté punk du jeune Mozart en moins). C’est très beau, les scènes réalistes devant l’église où vient prier la folle d’amour montrent une Russie où les misérables semblent sortis du roman d’Hugo, c’est aussi un brin longuet, l’ennui semble poindre, mais on s’accroche, il ne s’agirait pas de quitter la salle avant la dernière image d’un film du formidable Serebrennikov, et on se dit qu’on a rudement bien fait de s’accrocher à son fauteuil quand arrive une scène inouïe dans laquelle on voit le « couple » dans une soirée entre hommes dans laquelle s’exprime le talent du réalisateur pour mettre en scène les gens « anormaux », ici des homosexuels assumés et à l’apparence tapageuse qui côtoient des homosexuels qui cachent leur « vice » sous une tenue de soirée noire bourgeoise et irréprochable. Portraits d’un vieil inverti, gras comme un cochon, et qui semble ne jamais se vêtir autrement que d’une robe de chambre, et d’un danseur aux allures de D’Artagnan qui emplit l’espace d’une chorégraphie magique, Serebrennikov aime filmer les soirées de fête dans des appartements (cf Leto) et y réussit sans coup férir. Vient un peu plus loin dans le film une scène dans laquelle notre vieille folle à robe de chambre présente à Antonina quelques six ou sept hommes qui seraient prêts à l’épouser et qui s’effeuillent entièrement devant elle pour qu’elle puisse faire un choix en connaissance de cause : scène rare, au cinéma, dans laquelle la nudité est masculine et en groupe, mais scène d’une violence inouïe. On arrive tout doucement vers la fin du film en se disant qu’on aurait préféré voir un nouvel opus à la facture contemporaine et plus radicale, quand le final nous remet les idées à l’endroit : l’héroïne danse dans l’appartement vide où elle a vécu depuis son mariage, danse sombre, danse de mort, et le danseur déjà vu à deux reprises dans le film en fait de même, chacun de son côté, final majestueux et qui coupe court au côté respectueux du film d’époque, on retrouve alors le Serebrennikov artiste contemporain plein d’audace déjà observé dans les deux opus précédents, ce metteur en scène talentueux qui travaille non seulement pour le cinéma, mais aussi dans le spectacle vivant et on se croirait bien, en effet, au théâtre. Chapeau l’artiste ! Quant à l’actrice Alyona Mikhailova, elle réalise un travail de haute volée, à la hauteur du personnage que le réalisateur lui fait incarner. Pour le reste, on attendra patiemment le prochain film de celui qui dans le cinéma actuel ose tout sans s’être encore planté.

La Déchéance d’un homme, Dazaï Osamu

Auteur inconnu, bibliographie à découvrir (?), Gallimard va chercher au Japon un écrivain de la première moitié du XXe siècle que les lecteurs lambda comme celui qui écrit cette humble chronique ne peuvent pas connaître. Le titre est osé, violent. L’homme, l’écrivain est né en 1909. Il s’est suicidé en 1948 et n’aura jamais 40 ans. Est-ce une autobiographie ? Il semble que non, mais va savoir… Il a publié très peu. Une très bonne nouvelle, semble-t-il, intitulée La femme de Villon (ce qui nous le rend sympathique). Deux romans importants : Le Disqualifié et Soleil couchant.

La préface sent bon son XIXe siècle : une voix nous parle du narrateur du texte qui va suivre, un texte en trois carnets. De trois photographies qu’il a vues de lui. La première, une photo d’enfance, la deuxième, une photo d’étudiant, la troisième une photo sur laquelle il semble impossible de donner un âge à cet homme. Dans tous les cas, il s’agit d’un homme singulier, inclassable et différent.

Puis commence le texte. Les 70 premières pages sont un peu ennuyeuses, pourquoi le cacher. Trop de psychologie, le narrateur raconte son enfance. Il est très vite devenu un « bouffon », mot qui pour se qualifier reviendra sous sa plume pendant tout le livre. Alors pourquoi se contenter de le répéter et ne pas en donner plus d’exemples concrets qui feraient vivre le bouffon plutôt que le traiter de bouffon ? Dire le bouffon, ne pas dire « je suis un bouffon » ou « j’étais un bouffon »… Fais donc vivre ton bouffon ! L’homme enfant est un beau paradoxe, bouffon en apparence, triste comme un clown triste à l’intérieur. OK, tout va bien, il y en a d’autres. Non, Osamu, t’es pas tout seul !

Puis à partir de la page 70, même si les défauts signalés précédemment ne disparaissent pas, le roman (car je le lis comme tel) devient plus intéressant, le bouffon entre dans sa phase de déchéance d’un homme, il manque son suicide avec une maîtresse qui ne rate pas le sien, il devient un délinquant que la justice traite comme un homme qui mérite une tutelle, il est rejeté par sa famille qui ne l’abandonne pas complètement puisqu’elle lui fait parvenir de l’argent, il est pris en charge par un ami de la famille qui le loge et lui fait la morale, il ne travaille pas ni ne fait des études, puis il rencontre une femme, boit du saké, trop de saké, ne trouve pas sa place. Car notre narrateur, ce bon enfant, bouffon de surcroît, qui aurait boulu être un artiste, mais ne s’en trouve pas le talent, est sans doute trop beau pour ce monde. Triste, mais plein d’humour dans son récit, il ne fait que décrire les 27 premières années d’une vie qui ne trouve pas de sens. Etrange livre, dont on ne dira pas qu’il doit être absolument découvert, mais peut-être les curieux de littérature japonaise auront-ils le désir de connaître l’œuvre de Dazai, tout ou partie, à eux de voir

Body Art, Don Delillo

Une artiste corporelle et un cinéaste plus âgé qu’elle prennent leur petit-déjeuner dans la cuisine de leur maison : entre Marguerite Duras et le nouveau roman, lorgnant peut-être vers l’objectivisme américain, ce premier chapitre ne déchaîne pas la passion du lecteur. Extrait : « Le thé n’avait pas de miel dedans. Elle avait laissé le pot de miel près du fourneau. / Il chercha des yeux un cendrier. / Elle poursuivait une conversation avec un médecin dans un article. / Il y avait trois kilomètres de gravier avant d’arriver à la route goudronnée qui menait au bourg. / Elle prit la figue sur son assiette à lui et enfonça un doigt dedans pour chercher de la chair en raclant l’intérieur de la peau. » Passons…

Le deuxième chapitre est la nécrologie de Rey Robles (mais ce n’est pas le deuxième chapitre), le mari de Lauren, qui s’est suicidé dans l’appartement de sa première femme. Changement de style. Ici, évidemment, il s’agit d’un style journalistique. Extrait : « Ses films suivants ont été des échecs commerciaux, largement ignorés par la critique. Les proches de M. Robles attribuent son déclin à l’alcoolisme et à la dépression intermittente. (…) Sa veuve Lauren Hartke, praticienne du body art, était sa troisième épouse. » Guère plus excitant que le premier chapitre. Next…

Deuxième chapitre, retour au style impersonnel et froid du début du livre, mais cette fois Lauren fait le ménage (il semble que Don Delillo ait envie de décrire de façon objectiviste, donc au plus proche d’une activité sans intérêt, l’action qui consiste à vaporiser des produits chimiques sur le carrelage d’une salle de bain. Puis il est question de « l’autobiographie à la con » de Rey. Le deuil est vaguement évoqué au passage (« Elle aurait voulu disparaître dans la fumée de Rey, être morte, être lui, et elle déchira le papier sulfurisé le long du bord dentelé du paquet et tendit la main pour prendre le carton de chapelure. » – traduction : cette femme peut vivre son deuil tout en se livrant à une activité de cuisine, pourtant elle a plus ou moins le sentiment d’être décorporée et déjà demain), mais on revient au quotidien le plus banal : Lauren se fait à manger. Puis, à la fin du chapitre, après avoir entendu des bruits dans la maison, elle découvre un petit homme frèle, mi-homme mi-enfant dans une chambre de l’étage. Palpitant !

Lauren est zen, ce petit homme incomplet qui squatte la maison qu’elle loue jusqu’au terme du contrat de six mois comme Rey et elle en ont décidé ne la fait pas flipper. Il est en caleçon et en T-shirt. Il parle bizarre, il a des phrases tout à fait complètement insensées : »Les arbres sont une partie. », ou « Je sais combien. Je sais combien cette maison. Seule près de la mer. » Le Horla de Maupassant à côté de ce M. Tuttle (le nom qu’elle lui donne, en souvenir d’un prof de quand elle était jeune), c’est du pipi de chat. Ils font connaissance. Enfin surtout elle, parce que lui il a l’air pimpin complet.

Chapitre quatre : elle essaie de le faire parler, elle cohabite avec lui, à certains moments il n’est pas auprès d’elle. Mais il commence à parler comme Rey, parfois comme elle, et puis à dire des choses qu’elle et Rey se disaient. C’est flippant ce bouquin ! Elle ne l’emmène pas avec elle au bourg, puis elle l’emmène avec elle au bourg, elle l’enferme dans la bagnole pendant qu’elle va au supermarché. Quand elle revient il s’est fait dessus, le salopard !

Il y a encore quelques chapitres comme ça, un qui parle du spectacle de Body Art de Lauren, un article de journal, et puis M. Tuttle disparaît un beau jour. C’est peut-être le deuil qui est fini (?). Comme le dit la quatrième de couverture du bouquin, il s’agit d’une « éblouissante variation beckettienne sur le corps, sur l’art et sur la mort ». Traduction : c’est un livre très chiant, génial peut-être, mais très chiant, et donc pour le trouver génial, je crois qu’il faut être un brin dérangé.

La mer, sujet d’étude du plus puissant intérêt

Mer : n.f. Éthymologie : du latin mare – anc.fr. : mare : attesté dès le VIIe siècle ap. J.C. (634) dans le premier ouvrage de géographie du cartographe Jehan de la Sale : « la mare Méditerranée » au chapitre XI et « la mare du Nord » au chapitre XIV – moyen fr. : mar – XVIIe siècle : passage de la morphologie ancienne au mot moderne « mer » par transformation de la prononciation orale – attesté en 1634 dans un recueil de nouvelles marines anonyme.

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La casserole de cuivre, le chameau qui pleure et l’escalier rouge

Le chameau de ma sœur, bel animal à deux bosses pesant dans les deux-cent cinquante kilogrammes, à vue de nez dans la mesure où on n’a jamais réussi à le faire monter sur une balance pour des raisons techniques qu’il serait superflu d’évoquer ici, et à propos desquelles il semble raisonnable de faire confiance à l’intelligence de la lectrice, quant au lecteur, à quoi bon cultiver de vains espoirs !… s’est lancé dans un exploit sportif inédit en grimpant l’escalier rouge qui monte aux chambres du premier étage et qui, pour des raisons d’architecture domestique dont on peut faire l’économie pour ne pas saturer chaque atome de ce texte, tourne sur sa gauche à angle droit deux fois, car l’étage est haut et l’escalier aurait été démesurément long s’il avait été conçu et construit d’un seul tenant, il aurait donc défiguré la salle à manger par une omniprésence massive, synonyme d’espace perdu, mais toute la maisonnée a sans doute regretté ce matin ces deux angles droits qui rendent l’escalier rouge si discret, car l’animal, le chameau de ma sœur – d’aucuns se demanderont sans doute pourquoi et comment une femme moderne peut s’encombrer d’un chameau domestique dans une maison à la campagne, mais il serait vain de chercher à les convaincre qu’un chameau vaut bien un chien –, n’a pas refusé l’obstacle qui se présentait à lui après avoir avalé avec aisance les dix premières marches de l’escalier, un angle droit virant vers la gauche, et le chameau n’étant pas d’une nature anticipatrice, il n’a sans doute pas pensé que passé ce premier angle droit, il pouvait s’en présenter un autre, après treize marches supplémentaires, avalées au même rythme que les dix premières, ce qui fait qu’ayant franchi le premier obstacle avec mille contorsions – bien que rapportant ce fait avec l’objectivité d’un chroniqueur de la gazette locale, Le Courrier cauchois, bien connu des Haut-Normands, j’avoue ne pas avoir été témoin visuel de l’ascension de l’animal, ou plutôt de l’ascension de l’escalier par l’animal vers le premier étage d’une maison qui en compte quatre, j’imagine donc ses efforts pour hisser son poids considérable vers la chambre de ma sœur et son mari ou vers le bureau de celui-ci –, la faute à une panse rebondie et à la longueur du chameau, comparativement à celle d’un dromadaire, rendue plus importante de par sa bosse de plus, il s’est trouvé pris entre les deux angles droits de l’escalier rouge et, soudain découragé par la multiplicité des difficultés de l’ascension qui, pour un chameau, s’apparente à un col de première catégorie pour un coureur cycliste du tour de Lombardie, dont on minimiserait à tort la partie montagnarde, et le chameau de ma sœur a alors poussé un long cri déchirant suivi de longs sanglots sonores, c’est-à-dire, en terme zoologique, qu’il a blatéré à fendre l’âme, ce dont s’est inquiété l’ouvrier occupé dans la cuisine à faire chauffer dans une casserole en cuivre de cinq litres de la cire d’abeille qu’il a pour habitude d’étaler au pinceau sur le parquet rouge de l’escalier, du couloir de l’étage, des chambres et des bureaux, chaque 15 août de chaque année, c’est-à-dire une fois par an puisqu’en ce monde-ci, il n’est qu’un mois d’août sur les douze mois que compte l’année, et je dis bien en ce monde-ci, car rien n’indique que dans un des mondes parallèles où mon beau-frère fait cirer ses parquets d’acajou à la cire d’abeille il n’y a pas deux ou plusieurs mois d’août dans l’année, ce qui expliquerait que, dans ces mondes-là, les parquets parallèles des maisons parallèles de mes sœurs et de mes beaux-frères parallèles soient mieux entretenus, mais revenons à l’action décrite avant cette nécessaire parenthèse, l’ouvrier occupé dans la cuisine et dérangé par les larmes du chameau s’est dirigé vers le coin de la maison d’où provenaient les manifestations de la détresse animale, laissant sa casserole sur le feu pour s’apercevoir en montant les dix premières marches de l’escalier rouge que, passé l’angle droit qui tourne sur la gauche, l’ascension était rendue difficile sinon impossible par la présence encombrante du chameau de ma sœur qui, lassé d’attendre des secours, s’était allongé et endormi au beau milieu des deux angles droits, sa panse touchant les murs de part et d’autre de l’escalier et qu’il semblait, le chameau est un animal têtu, décidé à ne plus bouger de là, ce dont l’ouvrier prit conscience après l’avoir tiré par la queue pendant dix bonnes minutes sans parvenir à l’émouvoir, ce  qui l’obligea à inventer un stratagème de reptation verticale pour escalader le dos bossu de l’animal, ascension héroïque dont l’objectif était de passer dans la partie supérieure de l’escalier rouge pour tenter, mais en vain, de tirer sur la corde qui pend sous le menton barbu de Rémy (le nom de notre chameau), jolie corde rouge et verte tressée en fil de chanvre, fruit du savoir-faire artisanal du précédent propriétaire de la bête, qui cultive le chanvre et en fait de jolies cordes qu’il vend dans une petite boutique de la médina de Marrakech, pour lui faire passer le deuxième angle droit, le mener vers la plateforme ouvrant sur le couloir de l’étage, lui faire opérer un demi-tour sur lui-même pour lui faire redescendre vers des altitudes moins vertigineuses l’escalier rouge, sans oublier de franchir en se contorsionnant les deux virages à angle droit, et tandis qu’il s’escrimait à tirer sur la jolie corde rouge et verte, sans la moindre réussite, pour tenter de débloquer la situation, tandis que moi je lisais un roman assez intéressant pour me permettre de m’extraire du monde réel de la vie cauchoise si ennuyeux et dans lequel il ne se passe jamais rien d’un peu palpitant, la casserole continuait de chauffer sur le grand feu de la gazinière, et plus que la casserole, son contenu, cette cire visqueuse et épaisse, quand elle est froide, puis se liquéfiant sous l’effet de la chaleur, pour devenir, en approchant de l’ébullition, volatile, très volatile – le résultat sans doute de la présence dans cette cire de je ne sais quel constituant chimique, peut-être de la térébenthine si j’en crois l’odeur que le produit dégage en bouillant, mais je n’y mettrais pas ma main à couper car ma passion pour la lecture de romans policiers et d’une littérature d’essais qui en analysent le fond autant que la forme m’interdit de me pencher sérieusement sur la composition d’une bonne cire d’abeille pour parquet rouge –, si volatile que le liquide bouillant à gros bouillons finit par déborder les bords de la casserole en cuivre, chauffée au rouge, ou à blanc, s’enflammant au contact du feu de la gazinière et provoquant une explosion et un début d’incendie qui parvint à me tirer de ma lecture alors que j’approchais de la fin d’un chapitre treize qui ouvrait des perspectives intéressantes sur le plausible dénouement de l’enquête et sur l’identité du présumé coupable d’une série de treize meurtres tous plus affreux les uns que les autres, mais ayant lu malgré les circonstances le dernier paragraphe du chapitre je me décidai à sortir de mon lit pour m’élancer vers le coin de la maison d’où provenait le bruit sourd d’une explosion et rencontrer malencontreusement l’ouvrier qui, de son côté, avait descendu aussi vite que faire se peut l’escalier rouge en marchant sans ménagement sur le chameau endormi – j’imagine, puisque je n’ai pas été témoin visuel de la scène, mais il se pourrait que je ne me trompe point – et, nous relevant tous deux en nous tenant le front et en maugréant de concert l’un contre l’autre, nous reprîmes le chemin de la cuisine, moi une belle couverture en laine rouge de chameau entre les mains, l’ouvrier un extincteur d’incendie pendant au bout du bras gauche, pour lutter, chacun à sa façon contre le sinistre et éteindre au plus vite le feu qui menaçait d’embraser le placard situé au-dessus de la gazinière et dans lequel était caché aux regards le compteur de gaz de la maison, opération dont je m’acquittais prestement en recouvrant de la couverture la casserole transformée en volcan, aux dépends de la belle laine rouge, pendant que l’ouvrier, après avoir chaussé ses lunettes, déchiffrait péniblement le mode d’emploi collé sur la paroi rouge métallique de l’extincteur ce qui, je ne saurais dire pourquoi, provoqua chez moi un bâillement que j’étouffais tant bien que mal en lâchant un Eh ! ben… pour signifier l’émotion qu’un tel fait avait suscité en moi, avant de retourner à mon livre dont, j’en avais en tout cas bon espoir, les pleurs du chameau ne viendraient pas me sortir ce jour – il n’avait qu’à finir sa sieste dans l’escalier rouge.

Approche, Michel Castanier

Petit roman d’une centaine de pages, Approche est un roman d’un auteur nîmois dont on peut considérer qu’il mériterait de trouver maison d’édition à la mesure de son talent d’écriture (il a été publié par UNDR Editeur, une très petite maison nîmoise tout ce qu’il y a de plus confidentielle). Auteur d’un second roman, La Geste du potager, honoré par un prix Auguste 2010 dont on ne trouve nulle trace sur Internet, livre actuellement introuvable, Castanier s’attaque dans Approche à un thème on ne peut plus délicat, la pédophilie. Roman malaisant, donc, à la lecture duquel on se demande s’il était bien nécessaire, après l’inoubliable Lolita de Nabokov, de s’atteler, à plus forte raison de lui chercher un éditeur. L’écriture, car il s’agit avant tout de cela, est irréprochable. Distanciée, travaillée, tenue du début à la fin, elle évoque, peut-être à cause du choix de la personne (2e personne du pluriel), le style d’un écrivain du nouveau roman. Une belle écriture, en somme, au service d’une intrigue qui rapidement plonge le lecteur dans une certaine forme de malaise. Julien, le vieil ami, d’un docteur qui fait dans la médecine sociale, refait surface après des années de silence et de distance à peine rompus par quelques appels donnés de loin en loin, et quelques lettres de circonstance (pour la naissance des filles de son frère de lait), jusqu’au jour où il s’étonne de n’avoir jamais rencontré la famille de son vieil ami. Une invitation est lancée, l’homme fait ce qu’il faut pour ne pas déplaire à la femme de son ami, se rend indispensable en proposant spontanément un prêt qui permet au docteur de s’installer à son compte en banlieue parisienne, dans une petite ville où se faire une clientèle va vite s’avérer compliqué. Peu de temps après ces retrouvailles, et d’autres rencontres, il achète une maison en face de celle de ses amis, s’installe et devient comme le cinquième membre de la famille, passant à l’improviste et, comme il est célibataire, acceptant les invitations à manger avec facilité. Le portrait psychologique du personnage est mené avec finesse, mais le lecteur comprend vite que le bonhomme est pour le moins tordu et que son inclination amoureuse le fait se tourner vers un objet interdit, la fille mineure de ses amis, avec laquelle il établit une complicité nauséeuse. Le personnage n’est guère sympathique, il s’insinue dans la vie intime de ses amis, et de leurs filles, comme s’il était un tonton proche de ses nièces. Il sympathise avec la femme de son vieux copain, et se permet à son sujet des remarques très rapidement malvenues, parce que trop intimes. Il a tout du serpent qui guette sa proie et s’en approche en prédateur, utilisant même un enregistreur pour marquer sur la bande magnétique des moments de la vie familiale ou des deux petites. Bref, on voit venir une fin désagréable, et on ne sera pas déçu, puisque le personnage principal de ce roman finit par laisser entendre à ses amis qu’il éprouve des sentiments pour quelqu’un, sans jamais préciser plus que cela la nature de cet amour, puis finit par avouer dans un avant-dernier chapitre d’une violence subtile son attachement amoureux pour la petite Andréa à son père lui-même ! La scène se termine par un malaise physique du grand malade qui rentre chez lui pour tomber mort d’un arrêt cardiaque que le docteur a bien sûr vu venir, sans rien faire pour contrer ce destin fatal. Dernier chapitre, enterrement et vente de la maison d’en face. On lit la dernière ligne du roman soulagé d’en finir avec cette lecture éprouvante et convaincu qu’Approche, malgré ses qualités stylistiques et la force de sa narration, n’est pas un roman indispensable. On se dit enfin qu’on aurait préféré lire La Geste du potager, dont le titre laisse espérer que ses personnages sont plus sympathiques et les thèmes moins tristement sordides. Next !

Dossier K., Imre Kertész

Des années durant, après qu’il ait obtenu le Prix Nobel de littérature et qu’on ait commencé à s’intéresser un peu à cet écrivain, Imre Kertész a clamé que son œuvre était romanesque et non pas autobiographique. Mais il avait beau dire, c’est comme si on ne l’avait pas cru et la question de l’origine autobiographique de ses romans lui était reposée sans cesse. Dans Dossier K., il accepte donc de parler de lui et de sa vie à un interlocuteur qui le connait bien, et pour cause, son éditeur et ami Zoltan Hafner. Bien sûr, Hafner se fait l’avocat du diable et semble jouer avec l’idée que les écrits de Kertész sont étroitement liés avec sa vie, que le héros d’Etre sans destin, c’est lui, comme pour pousser l’auteur dans ses retranchements et le pousser à clarifier plus encore des mises au point déjà faites. Inutile de dire que pour l’écrivain hongrois la vérité autobiographique n’existe pas et qu’il reste campé sur ses positions. « Avec ta théorie de la fiction, tu masques la vérité. Tu t’exclus de ta propre histoire. » Réponse radicale de Kertész : « En aucun cas. Seulement, ma place n’est pas dans l’histoire, mais derrière mon bureau (même si à l’époque je ne possédais rien de tel). Permets-moi de citer quelques exemples célèbres qui témoignent en ma faveur. est-ce que Guerre et Paix serait un excellent roman même si Napoléon et la campagne de Russie n’avaient pas exister ? » Non, Kertész n’est pas le personnage principal de ses textes ! Et si son expérience de vie est bien à l’origine de son inspiration fictionnelle, elle n’est qu’un matériau qu’il ne faudrait pas imaginé restitué sans modification, due aux aléas de la mémoire ou à la volonté de l’écrivain. Kertész accepte donc de se « raconter » à cet ami qui suit au plus près la chronologie de sa vie, le fait parler de son enfance et de sa famille, de son expérience des camps, de ses livres aussi. Et Hafner mène une sorte d’enquête pour faire avouer à son écrivain les passages de ses textes où il a fait des biographèmes tirés de sa vie des éléments de pure fiction. L’exercice peut paraître quelque peu formel et la démarche maniaque, mais c’était peut-être à ce prix que pouvaient être levées les ambiguïtés d’une œuvre qu’il serait facile de voir comme purement autobiographique, malgré les déclarations de son auteur. C’est l’occasion de mieux connaître la vie de Kertész, mais aussi son œuvre que l’interrogatoire serré d’Hafner permet de découvrir sous l’angle de la vérité et du mensonge. Et ainsi d’en apprendre un peu plus sur le travail de l’écrivain méconnu (jusqu’à ce que la Suède révèle son existence au reste du monde) que fut Kertész sur la mémoire dans la fiction, et sur les liens entre vérité, réalité et roman, dans lequel tout est faux, même ce qui est vrai. Un livre que Kertész non sans humour présente dans un court prologue comme « une autobiographie en bonne et due forme », mais surtout, « si on accepte la proposition de Nietzsche qui ramène les sources du genre romanesque aux Dialogues de Platon », comme un « véritable roman ». Car l’homme ne lâchait rien sur ses positions théoriques.

La plus secrète Mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr

Les quelques lecteurs et lectrices des chroniques littéraires de ce blog connaissent l’avis de leur auteur sur la plupart des prix Goncourt qu’il a pu lire (et ils ne sont guère plus nombreux que les lectrices et lecteurs de ce blog). Et bien pour une fois, un roman récompensé par ce prix trouve grâce à mes yeux ! Il est vrai que Mbougar Sarr a placé en exergue de son texte une belle citation de Roberto Bolaño, tirée de 2666 comme il se doit. Une citation qui se finit par « la plus secrète mémoire des hommes », qui donne donc son titre au roman. Quelle plus belle façon de rendre hommage à un grand écrivain et de s’abriter sous son aile pour écrire un livre ambitieux et puissant ?

L’histoire est inspirée de la vie littéraire d’une météorite nommée « Yambo Ouologuem », auteur en 1968 d’un livre honoré par le prix Renaudot (si j’ai bonne mémoire), Le Devoir de violence, et aussitôt lynché par la critique qui a vu, après quelque temps, dans ce livre visiblement puissant un plagiat. Fin de la carrière littéraire de cet écrivain prometteur, qui a ensuite continué à écrire mais sous deux pseudonymes différents quelques romans de plus. Ou comment tuer un artiste au nom de la sacro-sainte propriété intellectuelle, comme si l’intertextualité n’était pas revendiquée par les plus grands écrivains et comme si le « plagiat » empêchait toute création (une petite pensée au passage pour l’inoubliable auteur d’un roman fabuleux, Le Bavard, chroniqué ici il y a quelque temps, et qui confessait qu’à ses débuts, il pensait qu’écrire consistait à piller les auteurs passés avant lui). Mais passons… Diégane Latyr Faye est un jeune homme qui vit à Paris et écrit un premier roman. Une femme de rencontre, écrivaine confirmée, lui parle d’un roman mythique, publié en 1938, et introuvable, Le Labyrinthe de l’inhumain, et de son auteur génial, comparé à Rimbaud, mais tombé dans les oubliettes de l’histoire littéraire sur lequel il va se livrer à une véritable enquête pour tenter de percer le secret de sa vie. Tiens, tiens, une enquête sur un écrivain mystérieux, disparu, que personne ou presque n’a vu et dont nul ne sait ce que fut sa vie ? Vous avez dit Roberto Bolaño… Mais Mbougar Sarr ne serait-il pas un vil plagieur ? Trêve de plaisanterie, pour un prix Goncourt, La plus secrète Mémoire des hommes est un roman qui embarque son lecteur dans un texte sur la littérature (vous avez dit méta-littérature ?), un texte de passionné de l’écriture, mais aussi un roman qui vous fait faire le tour du monde ou presque, un roman avec une intrigue qui tient debout (une histoire), bref le roman d’un écrivain qui aime raconter des histoires pour des lecteurs qui aiment lire des histoires (ce serait peut-être la seule critique que je pourrais lui faire, mais bref…). C’est très bien écrit, parfois trop bien écrit, Mbougar Sarr ne se lasse pas d’employer des mots rares qui réclament d’aller en chercher la définition dans un très bon dictionnaire, c’est parfois agaçant, mais Beckett, à ses débuts, y allait lui aussi de sa confiture de mots inusités, de gros mots bien rares, comme pour montrer qu’on a beau être jeune, on n’en a pas moins des lettres. Pas grave… Mbougar se laisse aussi aller à des bons mots faciles, quand il se moque d’un jeune écrivain qui « à force d’être dans l’air du temps, finira enrhumé », on se dit que l’art de la punchline a envahi la littérature et qu’on s’en passerait volontiers.

Mais ne soyons pas trop critique, La plus secrète Mémoire des hommes est pleine de défauts de notre temps, son auteur en l’écrivant a sans doute joui de ses facilités d’écriture, quitte à en abuser parfois, mais son roman n’en mérite pas moins d’être défendu. Son écrivain génial et déchu, T.C. Elimane est un fantôme de la littérature, victime du racisme d’une critique d’une autre époque, mais il existe dans le roman au point de nous passionner pour son existence si mystérieuse qu’on suit sans hésiter une seconde celui qui cherche à en percer l’énigme, jusqu’au bout d’un livre qui se lit sans perdre haleine. Bref, un excellent prix Goncourt, pour une fois décerné à deux maisons d’éditions : Philippe Rey, pour la France, et Jimsaan pour le Sénégal, sans doute peu habituées à ce type de récompenses. Pour une fois, le jury du Goncourt sera sorti de ses (mauvaises) habitudes.

2666, Roberto Bolaño

Livre-monde, livre-monstre, 2666 de Roberto Bolaño est roman de quelques 1350 pages dans lequel on pénètre sans bien savoir quand on en sortira. Commencée en juillet dernier, cette lecture m’a donc mené (par le bout du nez, parfois) jusqu’au mois de décembre, sans qu’à aucun moment la lassitude pointe son nez. Il est vrai que promener pareil pavé dans son sac à main n’est pas chose aisée. Aussi la lecture se faisait-elle uniquement à la maison, le soir avant de dormir. Et j’en suis sorti plus impressionné que jamais par cet auteur chilien malheureusement décédé en 2003 ou 2004, je ne sais plus très bien, je déplore cette disparition car, pour retrouver son univers, il ne me reste plus qu’à relire les romans ou recueils de nouvelles et de poésie de ce très grand écrivain. C’est ainsi.

La première partie du texte, intitulée La Partie des critiques, n’est pas la plus forte. Elle est plutôt légère, il y est question, mais peut-on dire ce qui se passe dans un roman ?, des relations libertines (et amicales-amoureuses ?) d’une jeune universitaire anglaise avec trois de ses collègues, espagnol, français et italien. Tous sont spécialiste d’un auteur dont nul ne sait où il se cache, Benno von Archimboldi. Et nous voilà partis à sa recherche, car comme dans Les Détectives sauvages où de jeunes poètes se lancent à la recherche d’une poétesse mythique dont nul ne sait ce qu’elle est devenue il y a ici enquête sur Archimboldi, avec nos quatre chercheurs, au gré de nombreux déplacements en Europe, de colloque en colloque, jusqu’à se rendre au Mexique avec eux, où Archimboldi aurait peut-être été vu. Un Mexique qui va s’avérer ensuite, plus loin dans le roman, s’avérer être l’espace géographique central du livre, celui où le mal a élu son nouveau lieu de prédilection. Car bien sûr, comme toujours chez Bolaño, le thème central du livre est bien celui du mal et du crime sous toutes leurs formes. Ecrire pour exorciser ? (tout en sachant que pour lui, « rien de vivant ne peut être sauvé »).

La deuxième partie, celle d’Amalfitano, nous fait retrouver ce personnage déjà croisé dans un roman inachevé et publié tout récemment en France, Les Déboires du vrai policier, dont on peut penser qu’il s’agissait d’une sorte de brouillon de La Partie d’Amalfitano, sans en être sûr toutefois car l’écrivain avait peut-être un premier projet autonome sur ce professeur d’université, lui aussi, qui se fait virer d’une fac espagnole et ne retrouve du travail qu’à Santa Teresa, au Mexique. Où bien sûr nos quatre universitaires européens vont être accueillis par lui.

La troisième partie, celle de Fate, surprend d’emblée, car elle nous emmène cette fois aux Etats-Unis, aux côtés d’un journaliste afro-américain, qui écrit sur la communauté noire, mais souhaite enquêter sur une histoire de féminicides au Mexique, dans la ville de Santa Teresa où il finit par débarquer pour couvrir un match de boxe dont il se désintéresse rapidement. Santa Teresa est l’équivalent littéraire de la vraie ville de Ciudad de Juarez où dans notre triste monde plus de 400 femmes ont été assassinées sans que les coupables ne soient découverts par la police. Tout converge dans le roman vers Santa Teresa. Fate va y rencontrer la fille d’Amalfitano, belle étudiante qui fréquente de drôles de types qui tournent à la cocaïne. Puis le journaliste américain va sortir du roman, non sans y avoir joué son rôle.

La quatrième partie, La Partie des crimes, est celle dont parlent tous les lecteurs de 2666 comme d’une lecture éprouvante. Elle relate de façon clinique, comme dans un rapport d’autopsie, la découverte des cadavres de femmes tuées à Santa Teresa. Et ils sont nombreux ; il faudrait d’ailleurs compter les descriptions macabres de ces corps dans le roman (combien y en a-t-il, au juste ?). Les comtes rendus sont entrecoupés d’histoires de nombreux personnages qui tous sont liés à l’enquête : flics, journalistes, présumés coupables… et surtout peut-être du récit déjanté et drôle d’un profanateur d’églises que croisent les flics chargés de l’enquête sur les féminicides. Car le talent de Bolaño consiste aussi à réussir l’exploit d’alléger une partie très longue et pesante par un humour dont on se demande comment il parvient à le faire fonctionner dans une intrigue comme celle-là.

La cinquième partie, celle d’Archimboldi, est un pur chef d’œuvre : elle retrace la vie de l’écrivain depuis l’enfance et ramène le lecteur dans une période où le mal règne en maître, celle de la seconde guerre mondiale. Puis, se termine sur le départ de l’écrivain pour le Mexique et clôture le livre sur cette fin ouverte.

2666 (ce chiffre n’est pas là par hasard, mais le titre du livre mériterait une étude approfondie pour en donner le sens littéral et tous les sens…) est à mes yeux le plus grand livre qu’il m’ait été donné de lire, et ce n’est pas rien après tant d’années de lecture. L’écriture en est maîtrisée quel que soit le genre romanesque auquel se livre l’auteur, et dans ces cinq romans il ne se prive pas d’explorer des types de littératures très éloignés les uns des autres. Pour le reste, on peut aussi lire ce roman génial comme un défi lancé au lecteur (n’est-ce pas le cas de tous les chefs-d’œuvre ?) : impossible en effet de faire une synthèse complète et cohérente de 2666, les critiques en seront pour leur temps et leur peine, car comment lire un livre qui montre le chaos du monde et dont la structure originale et d’une certaine façon chaotique n’est pas faite pour donner un sens à quoi que ce soit. Lecteur, construit donc le sens de ta lecture, est peut-être le message envoyé par un écrivain dont la culture littéraire était impressionnante… Et puis, conscient d’écrire la pièce maîtresse de sa bibliographie (il est question dans la première partie des pharmaciens instruits qui ne lisent que des œuvres mineures et se tiennent à distance des « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu » (ne donne-t-il pas là une description exacte du livre qu’il écrit ?) des écrivains, comme le Moby Dick de Melville (que cite Bolaño), par exemple. 2666 couronne une œuvre que Bolaño savait sur sa fin, et que l’on pourrait considérer comme une espèce de tentative vouée à l’échec de grand exorcisme du Mal fasciste, dont les féminicides mexicains seraient peut-être une version « apolitique », celle d’un monde devenu musée de l’horreur. Pour lui, écrire consistait pour l’écrivain, à la façon d’un samouraï, à se battre contre un monstre en sachant par avance que l’échec serait l’inévitable issue de son combat. C’est peut-être ce que veut nous rappeler, entre autre, ce livre-puzzle (un puzzle inachevé, inachevable), le rôle de l’écrivain selon Roberto Bolaño, un écrivain admirable, qui portait haut la littérature et retournait sans cesse au combat, un écrivain mort trop tôt et que pour ma part, je n’ai pas fini de pleurer.

L’Ange noir, Antonio Tabucchi

Antonio Tabucchi, le romancier italien et portugais dont aucun livre ne semble devoir rebuter l’auteur de ces modestes lignes, est une fois de plus l’objet d’une de ces chroniques. La faute au titre de ce recueil de récits (c’est ainsi qu’en parle Tabucchi), trouvé dans une librairie marseillaise le même jour que le moins enthousiasmant La Sorcière, de Marie Ndiaye. Question de thématiques fantastiques, peut-être, sans doute. Mais avec L’Ange noir, pas de déception au tournant, pas de moue réprobatrice du lecteur. On n’est jamais déçu avec Antonio Tabucchi, c’est un écrivain remarquable, qui donne encore toute la mesure de son talent dans ces textes courts. La thématique de l’ange noir est présente dans quasiment tous les contes (pour reprendre le mot qu’utilisait Borges en parlant de ses nouvelles) du livre. Tabucchi, dans un court texte de préambule, nous confie que ces histoires l’ont accompagné une bonne partie de sa vie ; l’une d’elles, Premier de l’an, convoque le personnage de Jules Verne, le fameux Capitaine Némo. Il s’agit de la reprise d’un texte écrit bien longtemps avant cette version, prévue à l’origine dans un roman (de jeunesse, sans doute) jeté par la suite. Il ne faut sans doute jamais désespéré en littérature et en écriture : les textes qu’on écrit pour ensuite les oublier au fond d’un tiroir, d’un ordinateur ou des oubliettes de ses propres annales peuvent toujours ressurgir un jour et vivre une seconde vie, plus féconde. Merci Antonio Tabucchi pour cette « leçon » d’humilité et d’espoir ! « Les deux premières pages de ce roman ont resurgi à l’improviste d’un tiroir sous la forme d’une revue qui appartenait à ma jeunesse et dont j’ai la nostalgie. Ces pages ont agi. Et elles ont réclamé une suite à l’histoire, non pas comme je l’avais écrite mais comme je l’imagine à présent. » Cette histoire, la plus complexe par sa structure du livre, dont toute la saveur se dévoile sur sa fin, n’est peut-être pas celle que j’ai préférée, mais qu’importe. Sa genèse est plus qu’intéressante et Tabucchi faisait bien sans doute de la livrer à ses lecteurs. Le texte inaugural du livre se termine sur un hommage à Eugenio Montale, dont Tabucchi se souvient qu’il est le propriétaire intellectuel du titre du livre.

Il est donc question, dans ce recueil de récits, d’histoires d’anges noirs, d’apparitions soudaines de l’invisible dans la vie de personnages en prise avec des situations toutes inspirées par le réel, qu’il s’agisse d’une bande d’amis qui, en se séparant après une soirée passée chez l’un d’entre eux, tombent sur un infâme collaborateur d’une police politique (Nuit, mer ou distance), ou d’une écrivaine qui prend le train pour aller donner une conférence dans une ville italienne (Bateau sur l’eau), mais les retards de l’équivalent italien de la SNCF en Italie vont lui valoir une expérience et une rencontre troublantes avec un vieux monsieur qui se terminent par une rencontre sans doute encore plus perturbante. Tabucchi, bien sûr, profite de son personnage (une écrivaine), pour glisser l’air de ne pas y toucher quelques considérations sur l’écriture, et en particulier sur les débuts d’histoire : « Le problème était de savoir par où commencer. Où commence une histoire ? Elle pensa que les histoires ne commencent pas, les histoires arrivent et elles n’ont pas de début. » A la façon d’un Vila Matas, Tabucchi fait donc un peu de fiction méta-littéraire (ce qui n’est pas fait pour déplaire à l’auteur de ces notes de lecture), tout comme dans la première nouvelle du recueil, Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi, où il est encore question des débuts d’histoires, qui sont portés par des voix entendus au bar ou dans la rue, des propos dont le narrateur retient une phrase qu’il note aussitôt en ce disant que ça lui fera un bon incipit pour une histoire qu’il écrira le soir-même : « Parfois cela peut démarrer par un jeu, un petit jeu secret et presque enfantin que tu es le seul à connaître et que par pudeur tu ne confierais à personne, des choses de ce genre ça ne se fait pas, mais c’est un jeu, disons plutôt une plaisanterie avec soi-même, ou avec les autres, les passants occasionnels, les clients occasionnels, car ce sont eux les compagnons de ton jeu, même s’ils ne le savent pas. Parce qu’ils parlent. » Et la nouvelle se développe ensuite, convoquant un premier ange noir, prénommé Tadeus, un ange noir qui aime les plaisanteries, et peut-être surtout les mauvaises plaisanteries, qui communique avec le narrateur par la bouche des gens qu’il investit comme un coucou pour transmettre ses messages… Et comme Tabucchi est joueur lui aussi, on retrouve un personnage appelé Tadeus dans la seconde nouvelle, mais dont on ne sait s’il y a entre lui et l’ange noir du texte précédent le moindre lien.

Il resterait trois récits à chroniquer pour couvrir ce recueil, mais l’auteur de ces lignes étant pris d’une crise de flemmingite aiguë, il se contentera d’en recommander la lecture car dans le cochon tout est bon.

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Eo, Jerzy Skolimovski

L’âne Eo (prononcer Eyo, ou quelque chose comme ça…) est le personnage principal de ce film, dans lequel Jerzy Skolimovski filme merveilleusement les animaux (chevaux, vaches, ânes, hibou, araignée…) par amour, nous dit le générique final, des animaux et de la nature. Ce petit animal sympathique a une maîtresse délicieuse, dans le cirque où tous deux travaillent, mais ce sera de courte durée. Pour que le film advienne, il faut bien que l’animal sorte de cet univers où il est protégé par l’amour de celle avec qui il se produit chaque soir en public. Eo passe alors par un haras où l’on dresse les chevaux (très belles scènes), mais un événement sans importance met un terme à sa présence au milieu des nerveux équidés, et il se retrouve dans une ferme où les ânes sont nombreux et où les propriétaires des lieux reçoivent des enfants handicapés qui fréquentent dans la douceur et la bienveillance animaux et humains. Mais là encore, il faut pour les besoins de l’intrigue qu’Eo s’émancipe. Eo s’évade donc…

Scènes nocturnes oniriques et expérimentales dans une forêt fréquentée par les loups, point de vue de l’âne sur le monde et photo magnifique, sur fond de musique contemporaine exécutée à l’orgue (par moment, surtout quand la peur s’en mêle, à la limite du supportable). Les véritables aventures d’Eo commencent. Il trace sa route, arrive au petit jour dans un village où les pompiers parviennent à le capturer, est libéré, assiste activement à un match de football, croise des hommes sur lequel le regard de Skolimovski est sans doute moins bienveillant qu’avec les animaux (il est vrai que les connards sont légion chez les hommes) et le film se poursuit ainsi, d’aventures en mésaventures, de rencontres plus ou moins heureuses avec les hommes en rencontres dangereuses, les hommes ne s’en sortent pas à leur avantage, et on sent que l’histoire va mal se finir. Skolimovski s’offre une scène gore et drôle, avec un petit meurtre à la va-vite et on se dirige comme ça vers la fin du film, entre moments de poésie et scènes genre cinéma d’art et essai. L’animal au doux regard, que rien ne retient plus auprès des hommes marche vers son destin, le spectateur s’est attaché à lui. Et l’image de fin tombe, telle un couperet. Jerzy Skolimovski a fait œuvre utile avec ce beau film. Les hommes vont sans doute devoir revoir leur relation à l’animal, tôt ou tard, le plus tôt sera sans doute le mieux.

La Sorcière, Marie Ndiaye

Le titre de ce roman peut sans doute donner envie de le lire à des lecteurs qui ne sont pas passionnés de réalisme. Lucie, la narratrice de ce roman, est la sorcière en question, une sorcière de bas niveau, alors que sa mère est capable de tous les exploits. le livre commence quand ses deux filles ont douze ans et sont prêtes à être initiées. Tout le monde le sait, l’héritage génétique saute une génération. Maud et Lise vont très vite s’avérer particulièrement douées. Ok, jusque-là tout va bien. Hélas, comme tout un tas de romans qui respectent les conventions classiques du roman ………. (chercher un adjectif qui rime), La Sorcière nous offre donc une famille au grand complet, avec un mari qui manque d’enthousiasme et pue l’envie de fuir le foyer conjugal à plein nez, un type qui ne s’intéresse pas aux dons de sa femme et ne s’occupe pas de ses filles, qui ne s’en préoccupent pas plus que ça, une voisine aux goûts vulgaires, qui a un certain charisme mais est surtout une fâcheuse, une cité pavillonnaire un peu miteuse, nous voilà avec des personnages contextualisés, un père et une mère séparés, que Lucie voudrait réconcilier, on se demande bien pourquoi (quel conformisme !), un père qui est en pleine réussite professionnel (il bosse dans le privé, dans les assurances, je crois… et alors qu’il vient d’avoir une belle promotion se fourre dans une sale histoire de fraude professionnelle qui lui vaudra sa place). Pfffff ! On va y arriver. En fait, cette histoires de sorcières, si on oublie qu’elles ont des pouvoirs, c’est une triste histoire de gens de la france profonde, sans passions, sinon le fric et un pseudo-pouvoir pour la voisine Isabelle, sinon le fric et le plaisir egotique de se faire une femme plus jeune que lui pour le père, avec au milieu de tout ça une sorcière paumée, la Lucie, qui subit la vie, son mari qui se taille en lui volant les douze mille francs que son père lui a donnés, à la légère, puisque c’est du fric volé qu’il lui redemande finalement, mais trop tard, un mari veule et sans consistance qui fuit la famille pour en adopter une nouvelle qui lui pèsera aussi vite que la première, une sorcière, Lucie, qui subit la métamorphose et la surprise que lui font ses filles, qui ne contrôle rien, qui retombe entre les pattes de sa voisine Isabelle quand elle devrait se féliciter de la voir quitter la cité, bref, c’est une histoire abracadabrante, aux rebonds foireux, qu’on peut trouver fantaisiste, mais qui en fait ne décolle pas du ras des pâquerettes et multiplie les hasards tellement énormes (chaque fois que Lucie se déplace quelque part en France, elle croise et retrouve Isabelle) qu’on n’y croit pas et les facilités d’une intrigue si alambiquée qu’il faut bien que son auteure se laisse aller à des tours de passe-passe à la noix pour la dénouer. C’est franchement poussif.

A part ça, Marie Ndiaye a une syntaxe de très haut niveau (elle a d’ailleurs obtenu le Prix Goncourt pour Trois Femmes puissantes, c’est vous dire si c’est une bonne écrivaine… hin ! hin ! hin !), son bouquin est publié chez Minuit (ils ont dû penser qu’il avait un potentiel commercial certain), et des journalistes de la presse parisienne l’encensent : Lepape (Le Monde) trouve ça brillant : « … la plume ensorceleuse de Marie Ndiaye confectionne un roman paré de toutes les séductions » (sic). Pour le reste de sa critique, publiée à la fin du roman, elle est vraiment géniale, car elle réussit à voir du génie là où il n’y en a pas. Quant à Michèle Grazier (Télérama), elle fait dans la métaphore pour trouver des qualités indiscutables au bouquin et à son écrivain, ou alors elle accumule les clichés critiques : « Marie Ndiaye la virtuose ne veut pas jouer le jeu de l’émotion ordinaire, elle casse les pentes trop douces de la compassion, elle brouille les pistes, elle substitue le rire aux larmes. Et comme les plus grands écrivains, elle nous envoûte. » (N’hésitez pas à acheter tous les livres de Marie Ndiaye !). A noter que ces deux citations pourraient être utilisées pour parler de n’importe quel autre livre ou écrivain, même si les deux journalistes ont pris le soin d’utiliser des mots du champ lexical de la sorcellerie. Bref, lisez ce livre si ça vous chante, mais ne vous attendez pas à tomber sur un chef-d’œuvre. La sorcière ferait une très bonne série télé…

L’Amant, Marguerite Duras

Relecture, évidemment, de ce Prix Goncourt 1984 (ça ne nous rajeunit pas, ma bonne dame…), histoire de revenir sur une non-lecture, faite il y a presque quarante ans, en pensant sans doute à autre chose, par ennui, avec le sentiment final de n’avoir rien compris rien retenu. Cette fois, j’étais donc mûr pour apprécier un roman de haute littérature primé par le jury Goncourt, pour une fois que ce prix allait à un vrai livre. Mais bon, si la sagesse populaire dit que jamais deux sans trois, il n’y aura pas de troisième lecture de L’Amant de Marguerite Duras, faut pas non plus pousser grand-père dans les orties.

Aujourd’hui, à la télé, dans les médias, on ne nous parle plus guère de Duras, la star du moment s’appelle Ernaux, il faut faire vendre ses livres (qui s’étalent sans pudeur sur les tables de toutes les bonnes librairies de France, omniprésents, c’est Gallimard qui va être content !) et l’animateur historique de la Grande Librairie, qui se contente maintenant de la Petite Librairie, nous parle, enthousiaste, de je ne sais plus quel roman, oui, Les Années, et de nous chanter les louanges de cette auteure qui écrit merveilleusement et fait de sa vie, de la vie le matériau de sa littérature. Comme si elle avait inventé une nouvelle manière. Revenons à L’Amant. Que fait Marguerite Duras dans ce bouquin ? Exactement ce qu’Ernaux fait, de la littérature avec un moment de sa vie, choisi dans sa toute jeunesse (la narratrice a quinze ans). Bon, le bouquin s’appelle L’Amant. Il pourrait tout aussi bien s’appeler La Mère (dont il est abondamment question dans ces 140 pages, une drôle de mère, dépressive un peu, beaucoup, pas très sympathique avec ces deux enfants les plus jeunes, et qui n’a pas réglé, c’est le moins qu’on puisse dire, son Œdipe avec son fils aîné), Le grand Frère (une espèce de pervers narcissique, un beau numéro de PN comme on dit parfois aujourd’hui, que la narratrice considère comme le responsable de la mort du petit frère, mais après une lecture attentive cette fois, je ne saurais pas dire pourquoi ni comment, mais bref, un bon à rien qui joue au casino tous les biens de sa mère et de sa famille, incapable qu’il est de gagner sa vie, un parasite en somme !) ou La Mort du petit frère (un petit frère plus âgé de quelques années que sa sœur, la narratrice, qui l’aime bien, un petit gars qui n’apprend pas grand chose à l’école, et qui se destine à devenir comptable, il n’y a pas de sots métiers !). Bref, il est question des relations familiales de la narratrice avec sa mère et ses frères (le paternel est aux abonnés absents), d’une drôle de famille dont le goût du dialogue n’est pas l’atout numéro 1. Mais bon, L’Amant, ça t’a une autre gueule, et quand on veut choper un prix important, c’est sans doute plus porteur. Car de l’amant, s’il en est bien question dans ce roman (qui a obtenu le Prix Goncourt en 1984, il est important de le rappeler), c’est quand même un peu comme en marge. Annie Ernaux, elle, quand elle écrit un bouquin sur sa vie amoureuse et sexuelle, il n’est question que de ça (Passion simple, Se perdre… Pensez à acheter tous les romans d’Annie Ernaux, soyez braves !). Bon, revenons à L’Amant, je ne vais pas vous raconter l’histoire, vous la connaissez par cœur, même si vous n’avez pas lu le bouquin, vous avez au moins vu le film qui en a été tiré. C’est vous dire si c’est un bon livre ! Il y a donc bien quelques pages consacrées à cet amant chinois, celui par qui tout le malheur de la mère arrive, puisque la passion de sa fille, qui a quinze ans et va au lycée, en internat, d’où elle sort comme d’un moulin, avec l’aval pour finir de sa mère, pour aller passer la nuit dans la garçonnière de son amant chinois, cette passion scandaleuse va faire la réputation de sa fille, qu’il sera impossible de marier, la catin, maintenant qu’on sait ce qu’on sait ! Il y a aussi quelques (très belles) pages sur Hélène Lagonelle, une petite garce avec qui la narratrice est mon cul ma chemise à l’internat, et qui est belle comme un hélicoptère, une fille simple, pas une intellectuelle, qui ne comprend pas grand chose à sa vie, qui voudrait bien mieux retourner auprès de sa mère (ah, les filles et leur mère, chez Duras !) que d’aller dans ce lycée où elle n’apprend rien, qui ne comprend rien à ce qui lui arrive et ce qui va lui arriver quand on va la marier, qui promène son corps scandaleux et beau dans l’internat où elle se balade à poil (« Elle est impudique, Hélène Lagonelle, elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs. » Je crois que la bave me monte aux lèvres, là…) : « Je suis exténuée par la beauté du corps d’Hélène Lagonelle allongée contre le mien. Ce corps est sublime, libre sous la robe, à portée de la main. Les seins sont comme je n’en ai jamais vus. Je ne les ai jamais touchés. » Et en plus, la narratrice elle mettrait bien la Hélène Lagonelle dans le lit de son amant chinois pour qu’il fasse sur elle, Hélène Lagonelle, ce qu’il fait sur elle, la narratrice, et sous ses yeux encore ! Bref, c’est L’Amant, de Marguerite Duras, un roman qui a eu le Prix Goncourt en 1984, une sorte « d’autofiction » (on appelait pas ça encore comme ça, à l’époque), un roman en partie autobiographique, qui raconte la rencontre d’une jeune femme de quinze ans avec un Chinois un peu plus âgé (il a quand même une trentaine d’années le bougre !) qu’elle, un type à femmes, qui tombe éperdument amoureux d’elle, mais c’est un amour impossible, elle, elle fait son éducation amoureuse et elle s’en fout des sentiments, lui, de toute façon, son père a d’autres intentions pour lui, il le mariera avec une femme qu’il a choisie pour lui, une Chinoise, ça va de soi, un mariage de raison en quelque sorte, sacrément arrangé le mariage. Mais le truc, c’est qu’il (l’Amant) lui avouera un jour, à la narratrice, au téléphone, qu’il l’aime encore et qu’il l’aimera jusqu’à la fin de ses jours, là, c’est la fin du roman, j’ai dévoilé le dénouement, c’est pas bien ! Et n’oubliez surtout pas d’acheter tous les livres d’Annie Ernaux !

Tropique du cancer, Henry Miller

L’homme est sympathique. Henry Miller, auteur du Colosse de Maroussi, lu dans un temps lointain où la Grèce me semblait être une sorte de paradis sur terre. Mais pour le reste de son œuvre, qui compte quelques titres visiblement importants, il m’aura fallu bien du temps avant d’y jeter un œil. Le hasard aura donc choisi pour moi ce Tropique du cancer, trouvé dans un vide-grenier pour la modique somme de 0,50 ! L’auteur est ambitieux. Il veut se situer au-dessus de la littérature. Soit, qu’il en soit ainsi. Son narrateur, qui est-il ? Lui, semble-t-il. Le bouquin est écrit en 1934. Avec un peu d’avance, Miller me fait donc penser au Céline des derniers romans, dans la démarche, une narration à la première personne avec des histoires qui viennent tout droit de la vie. J’avoue qu’aujourd’hui, ce type de bouquin ne me mobilise pas en tant que lecteur. Et puis, il y a le style. Lyrique à souhait, loin de la froideur ennuyeuse de l’objectivisme ou autres écritures impersonnelles dans l’air du temps d’aujourd’hui, qui s’envole vers la poésie en prose, par moments, se satisfait du prosaïque ou du vulgaire de la vie quotidienne à d’autres moments. C’est bien foutu, le gars sait y faire, mais les anecdotes rapportées ne sont pas si souvent passionnantes. Des histoires de poules, à fric ou sans le sou, des histoires d’Américains à Paris, sans le sou la plupart du temps. Des histoires de boire, aussi. Avec beaucoup d’avance, Miller fait penser, parfois, en bien moins trash, au divin Bukowski. Mais Bukowski jure ses grands dieux qu’il n’arrive pas à lire Miller, il ne l’aurait donc pas influencé. Miller pourrait faire penser aux Beats, aussi, à Kerouac peut-être. Mais cela importe assez peu. On peut parfois se dire qu’il a lu Rabelais, Lautréamont… Il rend surtout hommage, en parlant de lui à plusieurs reprises, à Walt Whitman. Le livre se lit facilement, entre quotidien et transcendance, entre pensées profondes et allusions à la météo ou aux conditions de vie difficiles des uns et des autres, et surtout du narrateur. Ici et là, une sorte de prémonition du chaos vers lequel va le monde de l’époque, mais sans dimension historique ou politique. Le projet du bonhomme est vite présenté : « Ce n’est pas un livre. C’est un libelle, c’est de la diffamation, de la calomnie. (…) C’est une insulte démesurée, un crachat à la face de l’Art, un coup de pied dans le cul à Dieu, à l’Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à l’Amour !… à ce que vous voudrez. » OK, Henry. Tu t’emballes un peu, non ? Pour honorer pareil contrat, il aurait sans fallu être plus radicalement radical que tu ne le fus à cette occasion. J’ai lu ton livre, dont l’écriture ne m’a pas déplu, je n’y ai pas vu un tel chef-d’œuvre situé au-dessus de la littérature. Peut-être fut-il accueilli en son temps comme un ouvrage scandaleux, qu’en sais-je, peut-être avais-tu envie d’y voir un brûlot ou un libelle, mais le temps a passé, et d’autres ont poussé plus loin que tu ne le fis l’art de la provocation et de l’outrage, et ce livre, Tropique du cancer, m’a paru bien inoffensif. Merci quand même, Henry, pour tes louables efforts…

Mon Pays imaginaire, Patricio Guzman

Patricio Guzman, pour les lectrices ou lecteurs qui ne le connaîtraient pas (comme je les plains), est un réalisateur de documentaires chilien qui a tourné et construit des chefs d’œuvre du genre, dont les titres sont, entre autres, Nostalgie de la lumière, Le Bouton de nacre et La Cordillère des songes (un triptyque unique en son genre, somptueux, une ode à un pays qu’il aime et qu’il pleure, pays dont il s’est exilé en 1973, année pathétique de la prise de pouvoir du détestable Pinochet et de la mort d’Allende). Son nouvel opus, Mon Pays imaginaire, retrace les dernières années d’un pays qui retrouve sa fierté et sa mémoire, depuis un bel automne dont bien des peuples pourraient s’inspirer. Mais laissons la parole à Guzman : « Octobre 2019, une révolution inattendue, une explosion sociale. Un million et demi de personnes ont manifesté dans les rues de Santiago pour plus de démocratie, une vie plus digne, une meilleure éducation, un meilleur système de santé et une nouvelle Constitution. Le Chili avait retrouvé sa mémoire. L’événement que j’attendais depuis mes luttes étudiantes de 1973 se concrétisait enfin. »

C’est à un retour à un documentaire plus classique auquel se livre le réalisateur, même si dès les premières images et un gros plan sur des grosses pierres (il est encore question de la Cordillère), on reconnaît immédiatement son style inimitable et sa voix, en off, comme toujours. Il est donc question de la vie sociale et politique du Chili, de 2019 à 2021, deux années durant lesquelles, à l’initiative tout d’abord des jeunes qui, en se tenant à distance respectable des organisations politiques, se sont mis à se structurer pour organiser la révolte dans la rue (face à un pouvoir qui matait les manifestations et l’opposition dans la rue à la façon dont la dictature le faisait avant lui), puis des femmes qui, majoritairement, ont donné un élan plus puissant à ce mouvement libérateur. Patricio Guzman ne s’y trompe pas quand il donne la parole seulement à des femmes pour témoigner sur ce mouvement. Ce sont elles qui avaient le plus de choses à revendiquer, ce sont elles qui souffraient le plus de l’oppression dont le peuple chilien a été trop longtemps victime et d’un patriarcat qui accompagne toujours les vraies dictatures et les fausses démocraties. Qu’on y pense un peu : la « démocratie » chilienne fonctionnait encore jusqu’en 2021 avec la Constitution écrite par Pinochet. Les images de rues embrasées alternent avec ces témoignages de femmes, commentées par la voix et le texte, toujours aussi émouvant, de Patricio Guzman. Il regrette dès le début de n’avoir pas été présent à Santiago pour filmer la première flamme. Mais il s’est rendu sur place bien vite et le bonheur de voir, sous l’œil de sa caméra, cette ville qui résiste avec courage aux flics et aux militaires (Etat d’urgence déclaré contre l’ennemi intérieur, un ennemi dont il parle devant les caméras des télévisions de façon ridicule et anachronique, par l’ancien Président de la République Sebastian Piñera) hyper-violents et mal commandés, voire livrés à leurs impulsions fascistes, de voir les rues de cette ville emplies par la foule des 1 millions 500 000 manifestants qui obtiendront après deux années de lutte acharnée (« Nous ne reviendrons jamais en arrière » est une phrase qui revient régulièrement dans les propos des femmes filmées par Guzman ») l’abandon de la constitution fasciste et l’écriture de la nouvelle constitution par un panel de gens du peuple choisis parmi les manifestants, ce bonheur-là, il le partage merveilleusement avec les spectateurs de son film. Les concerts de casseroles dénonçant l’inactivité du gouvernement malgré la pression de la rue (peu de temps avant l’écriture d’une nouvelle constitution, Piñera n’avait fait prendre aucune réforme allant dans le sens social d’une amélioration des conditions de vie du peuple) sont aussi de beaux moments, filmés à l’envi, et à juste titre. Le peuple chilien a obtenu satisfaction, il a transforme par les urnes sa lutte victorieuse, en se débarrassant d’un Président vendu au capitalisme le plus brutal et qui fonctionnait à la façon d’un héritier du dictateur, et en élisant un homme jeune et plus démocrate qui, souhaitons-le pour ce beau pays, saura changer la vie. C’est évidemment l’espoir que Guzman affirme à la fin de son très beau film documentaire qu’il ne faut, à moins d’être d’extrême-droite, en aucun cas manquer.

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun

Quand Genet téléphone à Ben Jelloun pour lui proposer une rencontre en lui disant que s’il ne le connait pas, lui a lu ses livres, il se dit que c’est le monde à l’envers… Jean Genet, Menteur sublime raconte cette rencontre, ces rencontres entre les deux hommes, qu’il n’ose appeler amitié. Par chapitres courts, il est question de l’homme Genet, celui qui n’est plus un écrivain, c’est en tout cas ce qu’il affirme, et qui se consacre essentiellement au militantisme de ses dernières années, et en particulier à sa défense de la cause palestinienne, pour laquelle il a fait appel à Tahar Ben Jelloun : Sa voix ; Politique ; Saint Genet ? ; Giacometti ; Homosexualité ; Tumeur ; Genet accusé ; Ecrire ; Incohérences, parmi d’autres, et comme pour donner une idée de la tonalité du livre. Il y est aussi question de ceux qui tournent autour de Jean Genet, ces trois hommes, Jacky, Abdallah et Mohamed, mais aussi de quelques femmes, et en particulier de Leila Shahid, que Genet va vite « adopter », chose rare chez lui avec les femmes.

Les deux écrivains ne parlent jamais de littérature, ou presque. Genet ne veut pas parler de ses livres. A quelques reprises, il livre à Ben Jelloun quelques « secrets » d’auteur, que Tahar Ben Jelloun considère visiblement comme des leçons à ne pas oublier. Douze ans de rencontres sans parler littérature une seule fois, c’aurait été quand même un peu fort ! Il existe déjà un très beau livre sur Jean Genet, une biographie de Jean-Bernard Moraly, Jean Genet, la Vie écrite, qui donne à voir un autre Genet, celui que cacherait une image, celle que le menteur sublime aurait créée par ses romans et à laquelle tout le monde aurait fini par l’identifier. Le récit de Tahar Ben Jelloun, avec toutes ses anecdotes, mais aussi avec l’analyse qu’il donne du personnage politique et intime, Jean Genet. C’est aussi la période où, se sachant malade et proche de la mort, Jean Genet écrit son dernier livre, sans en parler à qui que ce soir, Le Captif amoureux, dont il est un peu question à la fin dans les souvenirs de Tahar Ben Jelloun. Bref, le Menteur sublime de Tahar Ben Jelloun est un texte à lire pour qui souhaiterait en savoir plus sur les dernières années de « l’écrivain voleur », auteur de si beaux romans et d’une œuvre qui fait de lui l’un des plus grands auteurs du XXe siècle, aux côtés de Céline et Beckett, qu’on se demande un peu abasourdi pourquoi il est si peu cité et si peu lu, pourquoi la France semble vouloir l’oublier (Genet la détestait profondément, et à juste raison), pourquoi les librairies qui ont quelques ouvrages de Jean Genet sur leurs étagères sont si rares (c’est d’ailleurs à mes yeux un critère assez imparable de qualité d’une librairie de fond qui se respecte : avoir aussi des bouquins de Genet à proposer aux lecteurs, et pas seulement tout Proust et quelques Céline !). Un livre à lire sans peur de se tromper.

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 9

« Genet devant la mort ne se mentait plus. Lui qui avait osé biaiser, une fois de plus, un jour que je lui parlais de ce livre de Cioran – au titre pourtant si évocateur pour lui -, De l’Inconvénient d’être né, et me répondre, en me regardant comme si j’avais fait une bêtise : « Cioran ? Des petits aphorismes… Mais quand il sort le soir, il a peur d’être attaqué par des voyous ! »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 8

« Genet me manque, son regard me manque, ses critiques aussi. Il m’a aidé, à son insu, il m’a libéré de l’attrait pour la vanité, pour le paraître et la complaisance. Son ombre est parfois là ; elle surgit quand j’écris; quand j’ai un doute. Je tourne chaque phrase plusieurs fois dans ma tête avant de l’écrire. C’est pour cette raison que mes manuscrits comportent peu de ratures. Comme Genet, je reprends tout le chapitre. Je déchire ou efface et réécris. J’ai appris cela de lui sans qu’il me l’ait enseigné. J’imagine ce qu’il aurait fait, ce qu’il aurait dit. Peut-être que je me trompe, peut-être que Genet avait une exigence d’une autre envergure. Mais en le côtoyant durant une quinzaine d’années, avec quelques interruptions, j’ai appris ou deviné ce qu’il exigeait d’un écrivain, d’un créateur. Il était tellement lucide, tellement tranchant qu’il ne fallait surtout pas jouer devant lui un rôle, faire semblant ou mentir. Le mensonge était pour lui une autre affaire. il était capable de nier l’évidence, mais pas sur le fond, juste à propos de la forme. »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 7

« Genet essaya de m’expliquer comment les choses s’étaient passées. Il broda un peu autour du thème de la blessure, du drame et de la beauté. Il me dit surtout qu’avec cet artiste il n’y avait aucune place pour le truquage, les faux-semblants, les apparences arrangées. Il insistait sur le malaise qui l’avait pris à la gorge quand il s’était retrouvé dans cet espace si étroit, face à cet homme qui allait le dessiner. Il disait : »Mais dessiner quoi ? Mon visage, mes joues roses, mes yeux ? Oui, mes yeux, mon regard, je savais qu’il allait fouiller par là… » C’est peut-être à cause de cela que dans L’Atelier d’Alberto Giacometti Genet évoque cette question de « l’inexorable… de la peut, de la terreur… »

Quand nous parlions de Giacometti, Genet devenait un autre. Il se souvenait, ce qu’il évitait de faire d’habitude. En même temps, il me faisait part de la fascination qu’exerçait Giacometti sur lui. Pourtant, ils étaient si différents. Lorsque je racontai à Genet que Giacometti se saoulait en compagnie de Samuel Beckett, et qu’ils allaient voir des putes, il me répondait : « Oui, j’en ai entendu parler ; Beckett devait être drôle ! »

Tahar ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 6

« De temps en temps, Genet évoquait quelques souvenirs de l’époque où il fréquentait Giacometti. Il me disait combien il était impressionné par son atelier, un espace si minuscule, rempli d’œuvres inachevées, si gris et même si sombre. Il me parlait de sa femme Annette, de sa modestie, de son « effacement ». Genet insistait : « Il n’y avait jamais de familiarité avec cet artiste ; il était d’un autre monde qui n’avait rien à faire avec le milieu des artistes parisiens ; j’aimais le voir travailler, mettre la main dans la matière. Je crois qu’il a exprimé avec beaucoup de rigueur la solitude absolue… Ton titre, La plus haute des Solitudes, ça fait penser à ses statues ; c’était un poète ! »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 5

« Quand tu écris, me dit Genet, pense au lecteur, donne-lui ta main, ou prends la sienne ; sache qu’il n’est pas obligé de te suivre et qu’à n’importe quel moment il peut lâcher ta main et s’en aller. Alors, il faut être avec lui, non contre lui. Evite les élucubrations, le maniérisme, les mots difficiles qui te font plaisir mais qui te font perdre le lecteur, attention, il ne s’agit pas de le caresser dans le sens du poil, non, mais sois sincère, et raconte-lui une histoire même si elle est cruelle, méchante ou simplement terrible… Evidemment, il ne s’agit pas d’être content de toi ! Et puis, je voudrais attirer ton attention sur ce qu’on appelle « le lyrisme ». Je sais qu’il n’y a pas d’autre manière de dire la beauté d’un acte ou d’une personne que par ce chant intérieur qu’on traduit par des mots ; mais il faut qu’il soit juste, je veux dire, fais attention de ne pas croire que tous les actes héroïques sont beaux donc exprimés par une forme lyrique. »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 4

« Pas de famille, pas d’attaches, pas envie d’être enraciné dans un lieu et une histoire, Jean Genet avait emprunté le sillage d’Arthur Rimbaud, l’aventurier, le vendeur d’armes et aussi le poète qui s’était éloigne de la France parce qu’il percevait lui aussi ce pays comme une blessure, depuis le jour de sa naissance. Genet m’a parlé aussi de Rimbaud. C’était un après-midi calme, avec une lumière douce. Nous étions au jardin du Luxembourg ; on le traversait parfois pour aller vers Montparnasse. Il me dit qu’après Nerval, celui du Voyage en Orient, c’était le poète qui l' »intimidait » le plus. je lui dis : « Il te fait rougir ? » – Non, il me fait baisser les yeux ! »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 3

« Genet n’était pas un homme juste. Il se moquait pas mal d’être ou de ne pas être juste. Il portait des jugements acerbes et sans appel sur les gens et ne laissait pas à son interlocuteur la moindre chance de contester ses a priori. Il ne s’intéressait pas aux écrivains. En tout cas, quand je l’ai rencontré, il détestait parler de littérature, de poésie ou même de la langue. Il jouait à celui qui avait fait le tour de la question. Je trouvais cette attitude non seulement injuste mais inhumaine, car il se mettait hors d’atteinte. Il recevait des centaines de livres souvent dédicacés qui s’amoncelaient dans son petit studio ou qui s’entassaient dans un coin du bureau de Laurent Boyer chez Gallimard. Il ne les lisait pas, parfois ne les ouvrait même pas. Je me suis souvent demandé par quel heureux hasard il avait lu mon premier roman, point de départ de notre rencontre.

Le Colporteur, Peter Handke

Livre de jeunesse de Peter Handke (publié en 1967), Le Colporteur est présenté comme un nouveau roman, ce qui m’a donné envie de le lire. D’emblée, la démarche de l’écrivain surprend. Un long texte en italique, comme des didascalies, expose pour le lecteur certaines clés de l’écriture du premier chapitre, et sans doute du roman dans son intégralité, une sorte de théorie de l’écriture du livre, en somme, qui va revenir à chaque début de chapitre. Démarche intéressante, qui donne aussitôt envie d’en savoir plus, mais qui ne va pas sans difficulté pour le lecteur, puisque les explications, les théories d’écriture de Handke ne sont pas toujours aussi simples que cela à comprendre. Quand après cinq pages de cette glose sur le texte à venir, on attaque la lecture de ce « roman policier », on comprend mieux pourquoi Handke s’est amusé à venir en aide à ceux qui le lisent. Le premier chapitre est en effet écrit en une série de phrases sans bord (une trouvaille de Franz Kafka, dans la nouvelle Le Chasseur Gracus, mais dont l’écrivain praguois n’abusait pas, puisque bien vite l’intrigue lui permettait de revenir à une écriture plus continue), qui m’oblige à lire le texte à voix haute pour essayer de suivre l’histoire, car sinon on pourrait bien n’y rien comprendre… Le Colporteur est un court texte de 180 pages, Handke réussit le tour de force de l’écrire entièrement en phrases sans bord, avec ces débuts de chapitre de didascalies de roman. Pour le lecteur, c’est un défi de lire ce roman sans craquer avant la fin en jetant l’éponge par dépit, faute de compréhension du texte qui avance sans qu’on puisse savoir vers où. On sait qu’il y a un premier crime, puis un deuxième, qu’une enquête a lieu, que le colporteur est suivi, par on ne sait qui. Mais on peut se lasser de cette méthode, et c’est ce qui m’est arrivé à la page 90, soit à la moitié du livre. Je ne sais si j’y reviendrai, j’en serais fort étonné à vrai dire. Peter Handke m’a tuer !…

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 2

« Il fumait des cigarillos Panter, la fumée dégageait un mauvais parfum. En entrant dans le restaurant, je crus bien faire en lui disant que j’admirais son œuvre. Sans s’énerver, il me dit : « Ne me parle plus jamais de mes livres ; j’ai écrit pour sortir de prison, pas pour sauver la société ; j’ai sauvé ma peau en m’appliquant comme un bon écolier, voilà, c’est tout. »

J’étais surpris, un peu décontenancé, ne sachant pas comment réparer cette gaffe. J’avais quelques illusions et pensais qu’un grand écrivain ne parlait pas ainsi de son œuvre. C’était le côté naïf de mes débuts en littérature. Mais j’avoue que cette réaction violente, surprenante, m’a énormément aidé dans ma vie et mon travail. Pour la première fois je rencontrais un écrivain ne supportant pas qu’on évoque devant lui son œuvre. C’était si rare. Je lui en redemandais la raison. Il me regarda puis me dit : « Qu’est-ce qui est important ? Un homme ou une œuvre ? »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 1

« Blanche écarlate, la voix de Jean Genet. Le souvenir d’une voix a une couleur ; celle de Jean Genet avait quelque chose de lumineux et en même temps d’espiègle. Je l’entends encore. Voix travaillée par le tabac, un peu enrouée, presque féminine, mais une voix qui sourit. Avec le temps, elle est devenue épaisse, calme et toujours présente, pressante. Il écrira dans Un Captif amoureux : « Comme toutes les voix la mienne est truquée, et si l’on devine les truquages aucun lecteur n’est averti de leur nature. »

J’étais loin d’être averti de ces truquages. Il y avait quelque chose de constant dans cette voix, un ton qui variait peu. Il ne parlait jamais fort et, même quand il était en colère, son exaspération ne s’exprimait qu’avec des mots choisis. C’était chez lui naturel. »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey

Un recueil d’essais qui donne l’exemple, par sa liberté d’esprit et de jugement, à toute la critique littéraire mondiale (et en particulier à la critique américaine à laquelle Vizinczey ne passe aucune de ses compromissions, et à juste titre visiblement), mais aussi au petit monde des universitaires si sûrs de leur supériorité intellectuelle, Vérités et mensonges n’use à aucun moment de la langue de bois et s’autorise à attaquer certains des grands écrivains reconnus par l’histoire littéraire quand ils lui semblent faire dans la fraude et le mensonge (Melville et Goethe). Vizinczey a de toute évidence en littérature un maître, Stendhal. Il lui consacre deux essais dans lesquels il dit tout son amour pour ses grands textes, mais aussi pour le reste de son œuvre qu’il met à la hauteur de La Chartreuse ou Le Rouge et le noir. Vizinczey reconnaît à Balzac un grand talent de critique. Vizinczey prend la défense de Rousseau contre un essayiste, Huizinga, qui a trempé sa plume à l’encre du dépit et de la mauvaise foi pour nuire à l’écrivain des Lumières. Vizinczey aime Illusions perdues de Balzac et sait en montrer toute la grandeur. Vizinczey déteste le Nabokov de Lolita et L’Enchanteur et ne s’en cache pas. Vizinczey n’aime pas Malraux. Vizinczey n’aime pas Goethe, qu’il considère comme un écrivain de cour vendu et menteur. Vizinczey rend justice à Heinrich von Kleist, qu’il vénère. Vizinczey pense que Troyat est un médiocre. Vizinczey sait que Gogol est un écrivain génial, qui mériterait mieux que Troyat comme biographe. Vizinczey déteste l’establishment littéraire américain (et il a sans doute raison). Vzinczey pense que Kleist est l’un des plus grands écrivains de tous les temps et que Sainte-Beuve n’était pas honnête. Vizinczey est un écrivain intéressant (lire son Eloge des Femmes mûres) et un essayiste libre et pertinent.

Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey – morceaux choisis 13

« Il y a fondamentalement deux sortes de littérature. L’une vous aide à comprendre, l’autre vous aide à oublier ; la première vous aide à devenir une personne libre et un citoyen libre, l’autre aide les gens à vous manipuler. L’une s’apparente à l’astronomie, l’autre à l’astrologie.

Le problème avec cette analogie est que la différence entre l’astronomie et l’astrologie, entre la science et le charlatanisme, est claire comme le jour pour la plupart des gens, alors que la différence entre la vraie et la fausse littérature ne l’est pas. La flagornerie, les mensonges lénifiants, la prétention, les illusions, les auto-justifications sont constamment pris pour de la grande littérature, alors que la grande littérature est le plus souvent vilipendée, ignorée et censurée. »

Steephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey – morceaux choisis 12

« La grande majorité des livres inutiles est écrite au sujet de la littérature par des universitaires et imposée aux étudiants, ce qui les prive du temps dont ils auraient besoin pour lire et relire les grands écrivains. La plupart de ces livres ont pour objet d’énumérer les échecs de Tolstoï, les imperfections de Shakespeare, ou de nous démontrer que Gogol était un petit homme un peu toqué. Ainsi, les étudiants apprennent à quel point leurs médiocres professeurs sont plus intelligents que les plus grands esprits de la civilisation occidentale. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey – morceaux choisis 11

« Etant donné que toute littérature est invention, de nombreux lecteurs, ainsi que des critiques, ne peuvent concevoir que la fiction puisse receler des mensonges. Les chevaux-philosophes de Swift, les anges de Mark Twain, les fantômes de Kleist incarnent des vérités profondes sur la nature humaine et la société (c’est en ce sens que tous les contes de Grimm sont véridiques), et à l’inverse, un roman apparemment réaliste, dans lequel rien de physiquement impossible ne se produit, et qui se présente par endroits comme un reportage sur des événements historiques, peut n’être rien d’autre qu’un tissu de mensonges. »

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 10

« Aucun écrivain n’est capable de créer un seul personnage ou une seule scène qui outrepasse son propre registre émotionnel. Kleist, dont les œuvres flambent toujours de l’embrasement soudain des passions, avait une aptitude exceptionnelle aux émotions extrêmes – la félicité extrême aussi bien que le désespoir extrême, l’amour aussi bien que la haine. Il vivait, selon l’expression d’un de ses compagnons d’armes, « exposé à ses tempêtes intérieures ».

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 9

Dessin de Stephan Rodriguez : Heinrich Von Kleist

« Kleist n’édulcore jamais rien, que ce soit pour excuser ses personnages, ou pour mettre de l’ordre dans son récit. Il ne confond pas non plus profondeur et mystification, comme bien des auteurs modernes ; dans une œuvre de Kleist, on n’a jamais à se poser la question de savoir qui fait quoi à qui et pourquoi. Mais ce dont il ne se mêle pas, ou plutôt, ce qu’il met en lumière, ce sont les contradictions inexplicables de la vie. Gœthe, comme jadis les producteurs d’Hollywood, pensait qu’il fallait transformer la réalité en la rendant plus équilibrée, plus harmonieuse, et moins brutale (…) au bénéfice du réconfort et de l’élévation morale ; or Kleist représentait la vie telle qu’il la trouvait – incertaine, inquiétante, et inexplicablement absurde. »

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 8

« Si tous les hommes, au lieu de leurs yeux, avaient des lunettes vertes, ils en concluraient que les objets qu’ils aperçoivent à travers elles sont verts – et jamais ils ne pourraient savoir si leur œil leur montre les choses telles qu’elles sont, ou s’il leur ajoute quelque chose qui n’appartient qu’à lui. Il en va de même pour notre entendement. Nous ne pouvons décider si ce que nous nommons vérité est vraiment la vérité, ou si elle nous paraît seulement telle… Ah, Wilhelmine, si l’épine de cette pensée n’atteint pas ton cœur, ne souris pas d’un autre qu’elle a blessé au plus profond de son être… »

Ce fut une découverte capitale – car elle l’affecta au point qu’il en vit les conséquences sur tous les aspects de la vie et, à partir de là, put créer tout une série de personnages puissants que leurs propres erreurs de jugement ou des apparences trompeuses entraînent à des extrêmes.

Stephen Wizinczey, Vérités et mensonges en littérature

A propos de Heinrich von Kleist

Juste sous vos Yeux, Hong Sangsoo

Une femme vieillissante, Sangok, qui réside aux Etats-Unis depuis plusieurs années rend visite à sa sœur cadette en Corée du Sud. Elle a aussi rendez-vous avec un réalisateur de cinéma, qui l’a vue dans des films datant des années 90 et garde de son visage filmé un souvenir ébloui. Elle n’est plus actrice depuis déjà longtemps, pourtant il souhaite la faire tourner dans un film dont il a le projet, mais dont le scénario n’est pas encore écrit (il lui faudrait un an avant de pouvoir tourner).

Le film dont il est question ici commence dans l’appartement de la jeune sœur de Sangok. L’actrice devenue commerçante (elle a une boutique d’alcools), déjà réveillée, finit son café en regardant dormir celle à qui elle rend visite. On l’observe depuis un moment, elle est encore belle, très fine, s’allonge sur le canapé ou elle passe la nuit, se masse le ventre, s’adresse à un Vous qui semble être un esprit, une entité ou une force supérieure et à qui elle parle comme à une personne présente. C’est que Sangok a une spiritualité personnelle qui reviendra régulièrement au long du film et en particulier quand elle ouvrira son cœur au réalisateur avec qui elle a rendez-vous et qu’elle finit par retrouver après que les deux femmes soient sorties pour prendre un petit-déjeuner sur une terrasse auprès d’une rivière, dans un décor beau et apaisant qu’elles vantent toutes deux (il est question en passant de la possibilité que Sangok revienne vivre en Corée, de ce qu’elle gagne aux Etats-Unis, très peu en vérité, elle n’a pas d’économie, puis des relations à distance des deux sœurs, ou plutôt de leur inexistence, de blessures anciennes…), puis qu’elles aient rendu visite au jeune neveu de Sangok, dans un petit snack qu’il tient avec son amie (mais il est absent), avant qu’enfin la rencontre professionnelle (à laquelle Sangok, après avoir hésité à l’honorer, se rend, retrouvant le cinéaste et son assistant dans un café fermé, mais dont il a les clés…) ait lieu. Il semble que le film dont rêve le cinéaste ne puisse pas avoir lieu du fait de Sangok. Un court-métrage est alors envisagé, en remplacement, qui commencerait dès le lendemain. On pense même a une ville, Incheon si ma mémoire est bonne. Le réalisateur dit à l’ancienne actrice toute son admiration, elle remercie, elle rit beaucoup, elle est effectivement lumineuse, les cœurs s’ouvrent, mais il ne s’agit pas d’en dire plus ici. La scène est suffisamment cruciale pour qu’on la passe sous silence… Le mysticisme de Sangok a ses raisons qui sont dites et très belles. On boit beaucoup. Il y a de la délicatesse dans les échanges entre les deux personnages, comme dans tous les échanges qu’entretient Sangok avec tous ceux qu’elle croise, même un court moment, durant ce film d’1h26, beaucoup de politesse toute coréenne entre les personnages, c’est très délicat, charmant. Quand le réalisateur parle de sa conception du cinéma (Sangok a vu ses films qu’elle a aimés), il parle de la nouvelle comme du genre littéraire qu’il préfère et veut reproduire dans chacun de ses films, qu’il souhaite réaliser comme autant de formats courts. Il semble bien que ce soit aussi et surtout le projet de Hong Sangsoo dans ce dernier opus de sa longue filmographie, et c’est une réussite éblouissante que je vous engage à ne rater sous aucun prétexte, tant le film est beau, à la façon d’un hommage vibrant à la vie.

Anima Bella, Dario Albertini

Magnifique titre pour ce film italien qui semblait arriver à point après plus d’un mois de disette cinématographique pour réconcilier l’auteur de cette petite et très courte chronique, et pour cause, avec le cinéma, magnifique titre pour un film italien dont la durée très raisonnable, 1h35, n’a pas fait le poids face à l’ennui prodigieux que procurait à l’auteur de cette brève chronique cette histoire de jeune femme, 18 ans (on assiste brièvement à sa fête d’anniversaire au début du film), qui se voit dans l’obligation de prendre en charge son vieux père, veuf, de l’assister, de lui venir en aide, bref, de jouer pour lui le rôle d’une mère, et lui permettre ainsi (peut-être…) de se défaire d’une addiction aux jeux de bar qui l’a mené à s’endetter auprès de tous les habitants de la petite ville près de laquelle, ou dans laquelle ils vivent, et qui le pousse à mentir à sa fille, à lui emprunter de l’argent, à donner pour rembourser une dette dix de ses brebis, car la jeune femme est bergère et propriétaire de ses moutons, puis, en s’effondrant un soir devant son enfant qui le surprend à fouiller dans l’endroit où elle garde ses maigres économies, en s’effondrant non sans l’avoir brutalisée au préalable et en la suppliant, après s’être lamentablement excusé de sa violence, de l’aider, et encore, et encore, ce qui eut pour effet immédiat de décider l’humble auteur de cette inutile chronique à quitter séance tenante la salle obscure où il était censé assister à un film d’une durée totale d’1h34 mais qui s’avéra durer finalement 45 minutes, et du même coup de manquer la deuxième mi-temps de ce film éprouvant et donc le dénouement de cette intrigue qui pas un moment ne passionna son spectateur. Retour au cinéma raté, en attendant d’aller voir un film asiatique qui, espérons-le, n’aura pas le même effet sur l’esprit et les jambes de votre serviteur.

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 7

« Il confiait qu’il ne voyait qu’une seule règle en matière d’écriture : être clair. (« Souvent, je réfléchis un quart d’heure pour placer un adjectif avant ou après son substantif. Je cherche à raconter avec une idée, avec clarté, ce qui se passe dans un cœur. ») Par gratitude pour la critique enthousiaste de Balzac, il fit la promesse (non tenue) de « corriger le style » ; mais il ne faisait aucun doute dans son esprit que, des deux, c’était lui qui avait raison. Comme il l’avait déjà écrit ailleurs, « Il n’y a qu’une grande âme qui ose avoir un style direct. C’est pour cela que Rousseau a mis tant de rhétorique dans La Nouvelle Héloïse« . Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 6

« On me dit, écrit-il à Balzac, qu’il faut quelquefois délasser le lecteur en décrivant des paysages, des habits, etc. Mais ces choses m’ont tant ennuyé chez les autres ! J’essaierai. » Il n’infligeait pas à ses lecteurs ces passages « obligatoires » qu’il trouvait lui-même si pénibles – c’est la raison pour laquelle il compte parmi les rares auteurs que nous pouvons lire sans sauter des pages. Excusant ses erreurs de négligence en arguant du fait que le livre avait été dicté en à peine neuf semaines (chose à peine croyable !), il confiait innocemment qu’il n’avait jamais « songé à l’art de faire un roman », et qu’il ignorait l’existence de règles en la matière. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Il faut croire que les grands romanciers n’obéissent qu’à leurs règles, et que Stendhal n’avait pas même besoin de les connaître…

Dans un Royaume lointain, Amina Richard

Premier roman, de toute évidence très autobiographique, mais qu’importe, sur le thème de la quête du père d’une jeune femme métisse, quête qui lui prendra tout une vie, mais aussi sur le thème du temps qu’il faut pour renoncer, et donc du renoncement, Dans un Royaume lointain est de ces livres qu’on lit d’une traite (il y en a assez peu, quand on y pense bien, Je suis une Légende est peut-être le seul dont je garde le souvenir, souvenir d’une nuit vouée à sa lecture…). Amina Richard a une plume qui lui permettrait sans doute d’écrire sur n’importe quel thème sans ennuyer son lecteur, c’est une belle vertu d’écrivain. Phrases-paragraphes, phrases amples et longues (tout ce que j’aime), vocabulaire riche et juste, narratrice bien campée, coupée en deux, celle qu’elle est et, toujours présente, comme auprès d’elle, la petite fille qu’elle fut, avec ses rêves, ses désirs de petite fille sans père, Ndiolé, à qui la sage-femme, partie déclarer l’enfant à la mairie en l’absence d’un homme qui aurait reconnu le bébé, choisit de donner un nom chrétien (celui de sa grand-mère). Le royaume lointain de ce livre, autant que le Sénégal, où la narratrice se rend pour rencontrer ce fameux père qui jamais n’a pris de ses nouvelles ou n’a cherché à la rencontrer, homme respecté dans sa famille et son pays, il est professeur d’université, père d’une grande fratrie, un rien distant avec tous, père que l’arrivée de cette enfant qu’il a tout fait pour oublier embarrasse, c’est le moins qu’on puisse dire, autant que le Sénégal et même bien plus, est sans doute le pays merveilleux de l’écriture, dans lequel Amina Richard évolue comme chez elle, c’est-à-dire bien mieux que sa narratrice dans le pays de son père. Dans un Royaume lointain est donc un très beau livre, dans lequel chaque personnage est narré avec une délicatesse et une justesse de vue remarquables, en évitant intelligemment le pathos ou les ressentiments d’une narratrice que même les rebuffades de ce père égoïste ne fait pas sombrer dans le jugement, un roman où si tout n’est pas mis sur le même plan, une salutaire distanciation, première moitié du livre écrite à la deuxième personne, que le passage à la première personne ne vient pas rompre, permet à l’auteur de tenir son écriture jusqu’au bout. Sacrée belle prestation d’écriture pour ce premier roman, que je vous encourage vivement à lire, vous ne le regretterez pas. Une nouvelle auteure à découvrir, allez-y, les ami-e-s, mais allez-y !

Explorateurs de l’abîme, Enrique Vila-Matas

Plaisir de retrouver l’Enrique Vila-Matas que l’on aime, celui des années passées, peut-être pas l’Enrique Vila-Matas qu’il est devenu, cet écrivain vieillissant qui semble (me semble) se répéter en se caricaturant, mais l’Enrique Vila-Matas qui mettait déjà, car il l’a toujours fait, la littérature au cœur de ses œuvres, et les écrivains, mais avec un bonheur qu’il semble (me semble) avoir perdu, ou alors qu’il cherche à pousser à son extrémité, jusqu’au bord du bord, sans plus convaincre (c’est en tout cas ce qu’il me semble), dans Explorateurs de l’abîme, on retrouve donc ce vieil Enrique Vila-Matas, par moments au firmament de son style et de sa (méta)littérature. La première nouvelle du recueil, Café Kubista, semble écrite pour définir un projet, celui du livre qui se propose d’explorer les lointains chers à Kafka (le café Kubista se situe à Prague), les bords du précipice au-dessus de l’abîme : « Je pense qu’un livre naît d’une insatisfaction, d’un vide, dont les périmètres se révèlent au cours et à la fin du travail. Dans le livre que j’ai terminé hier, tous les personnages finissent par être des explorateurs de l’abîme ou plutôt de son contenu. Ils enquêtent sur le néant et n’arrêtent que lorsqu’ils tombent sur l’un de ses éventuels contenus, car il leur déplairait sans doute d’être confondus avec des nihilistes. Confrontés au monde, ils ont tous choisi de se pencher au-dessus du vide. » Comme si ce début était écrit en manière de préface, après en avoir fini avec le livre… Et, comme de juste, Vila-Matas attribue à Kafka une citation imaginaire, dont il dit à la fin du texte qu’elle a été déformée par une mémoire défectueuse, pour finalement la corriger et invalider ses hypothèses de lecture sur son propre texte. L’imposteur est de retour, qu’on se le dise…

Le recueil est donc situé par son auteur sous le patronage de Franz Kafka, dont un extrait du texte Le Départ, titré Autre Conte hassidique, nous ramène à la citation que la mémoire de Vila-Matas n’avait en rien déformée : « Loin d’ici, voilà mon but. » Est-il joueur, cet écrivain catalan ! La nouvelle suivante, La Modestie, nous conte l’histoire d’un chasseur de phrases, sans doute un des nombreux doubles littéraires de Vila-Matas, ce chasseur de citations qui n’hésite pas à en inventer, les prêtant à des auteurs réels ou fictifs. Sang et eau, qui suit, nous ramène au projet de l’écrivain, qui s’est remis à écrire des nouvelles, mais sans pour autant s’adapter au genre, en continuant à écrire comme un romancier, mais plus encore en continuant à faire dans le métalittéraire alors qu’il faudrait, au moins pour contenter ses contempteurs, écrire « des histoires de personnes normales, en chair et en os, ayant sang et foie ». Aussi ne s’étonnera-t-on pas de lire, aussitôt, une nouvelle titrée Nino, le fils insupportable d’un narrateur qui le verrait bien mourir avant lui, ce fils qui ne travaille pas, et a pour tout projet d’enquêter sur l’au-delà, et se dit déjà dans l’antichambre de la mort. La loufoquerie des personnages du recueil est à l’égal de celle de la plupart des personnages de papier des romans de Vila-Matas, celle d’Ainsi sont les autistes, par exemple, histoire d’un homme qui ne sait pas qu’il est autiste et le découvre quand il rencontre une infirmière, qui le lui annonce sans prendre de gants, puis finit par lui avouer qu’elle l’est elle-même et l’embauche dans son service, car elle ne saurait travailler qu’avec un de ses semblables. Loufoquerie du narrateur de Matière obscure, qui depuis son appartement espionne ses voisins, un couple, leurs disputes, leurs ébats, et finit par les terroriser en se présentant à eux comme Dieu lui-même avant de leur rendre leur tranquillité en ne leur ouvrant pas sa porte. Et nous voilà transportés dans un univers de nouvelles, avec des personnages normaux, qui n’ont rien de normaux, dont les aventures sont loin d’être normales (Le Jour dit, et son héroïne Isabelle Dumarchey à qui une Gitane prédit les conditions de sa mort, sans certitude sur sa date, et qui ne vit plus que dans l’angoisse permanente), et même dans une nouvelle de science-fiction (incroyable !) très réussie (J’ai aimé Bo). Illuminé, personnage principal de la nouvelle éponyme, communique avec son père mort quatre ans plus tôt, qui lui fait ses recommandations pour réussir sa vie. Et nous poursuivons cette lecture captivante jusqu’à Lumière extérieure, qui va être l’occasion d’une expérience personnelle de la synchronicité chère à Jung, dont il est question dans la nouvelle, et dont me parle (de la synchronicité chère à Jung, en me racontant l’histoire de la patiente de Jung et de sa phobie des coléoptères et de sa rencontre, au moment où elle en parle à Jung, de sa phobie, bien sûr, avec un scarabée qui a frappé deux fois à la vitre et à qui Jung ouvre la fenêtre sans l’avoir vu, le faisant ainsi entrer dans son cabinet, expérience salvatrice pour la patiente et son thérapeute…) le soir même, un ami. Vila-Matas et la vie sont facétieux. Parce qu’elle ne l’a pas demandé est l’occasion de retrouver Rita Malu, personnage créé de toute pièce par Vila-Matas dans Abrégé de la littérature portable (court texte publié à son nom, mais écrit en réalité par Yves Jouannais, à qui il a lui aussi offert certains de ses écrits pour qu’il les publie en son nom, bande d’imposteurs !), non plus en shandy de la littérature, mais en imitatrice de Sophie Calle, nouvelle dans laquelle Vila-Matas se met lui-même en scène dans une collaboration vouée à l’échec avec l’artiste contemporaine et photographe. Le lecteur normal (ou pas) se régale ! Fin du recueil avec retour à la métalittérature dans une nouvelle dont je ne citerai pas le titre et dont je ne parlerai pas plus que ça. Merci encore Monsieur Enrique, qu’il faut lire et relire même quand on s’en lasse, car même quand on s’en lasse, il reste bien un de ses livres qu’on n’a pas lu et qui nous fera dire qu’on ne se lasse jamais d’Enrique Vila-Matas.

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 5

« La plupart des nouveaux livres que je lis me paraissent à moitié achevés. L’auteur était visiblement content d’avoir fait quelque chose qui se tienne à peu près, puis il est passé à autre chose. Pour moi, écrire devient vraiment passionnant quand je reviens à un chapitre deux ou trois mois après l’avoir écrit. A ce stade, je le regarde moins comme un auteur que comme un lecteur – et quel que soit le nombre de réécritures auxquelles j’ai soumis à l’origine ce chapitre, je trouve toujours des phrases qui sont vagues, des adjectifs qui sont inexacts ou redondants. Il m’arrive même de trouver des scènes entières qui, bien que véridiques, n’ajoutent rien à ma compréhension des personnages ou de l’histoire, et donc peuvent être supprimées.

C’est à ce stade que je remâche le chapitre assez longtemps pour l’apprendre par cœur – je le récite mot à mot à quiconque est disposé à m’écouter -, et si je ne parviens pas à me souvenir d’un passage, je m’aperçois généralement que ce passage clochait. La mémoire est un bon critique. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 4

« Aucun écrivain ne peut davantage nous aider à nous guérir de ce malheur que nous nous infligeons à nous-mêmes que Stendhal ; le romancier en qui Freud voyait un « génie de la psychologie » nous fait toucher du doigt la tension permanente qui écartèle notre conscience entre nos réactions prévisibles et celles que nous éprouvons dans la réalité. Une façon de décrire son premier grand roman, Le Rouge et le Noir, est de dire qu’il s’agit d’un conte ironique sur un jeune homme si résolu à se placer dans des « situations heureuses », si certain de savoir ce qui le rendra heureux, qu’il ne parvient pas à se rendre compte des moments où il est véritablement heureux. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 3

« Rien de ce qui ait déjà été fait ne pourra vous apprendre comment réaliser quelque chose de nouveau, mais si vous comprenez les techniques des maîtres, vous avez plus de chances de développer la vôtre. Pour dire les choses dans le langage des échecs : il n’y a pas eu encore un seul grand maître qui n’ait pas connu par cœur les parties de championnat de ses prédécesseurs.

Ne commettez pas l’erreur classique d’essayer de tout lire pour être bien informé. Etre bien informé vous permettre de briller en société, mais ne vous sera absolument d’aucune utilité en tant qu’écrivain. Lire un livre afin de pouvoir bavarder à son sujet n’est pas la même chose que le comprendre. Il est beaucoup plus utile de lire et relire quelques grands romans jusqu’à ce que vous compreniez ce qui les fait fonctionner, et comment leur auteur les a construits. Vous devez lire un roman environ cinq fois avant de pouvoir discerner sa structure, ce qui lui donne sa puissance dramatique, ce qui lui confère son allure et son dynamisme. Ses variations en matière de tempo, d’échelle et de temps, par exemple : l’auteur décrit une minute en deux pages, puis consacre une seule phrase en deux années – pourquoi ? Quand vous aurez compris cela, vous aurez vraiment appris quelque chose. »

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 2

« Tout cela pour dire que les plus grands romanciers anglais et américains sont Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tolstoï, Stendhal et Balzac traduits en anglais. Il y a certes des nuances vouées à être perdues, et des erreurs de traduction flagrantes (tel le titre A Harlot High and Low pour Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac), mais tout de même, il n’y a pas de plus vive émotion intellectuelle que de lire ces écrivains.

La seule émotion encore plus vive est de les relire. lire La Chartreuse de Parme une fois est à peu près aussi absurde que d’écouter Cosi fan tutte une seule fois ; ce n’est qu’à la cinquième ou la sixième lecture que l’on en sait assez pour prendre part à la vision d’un génie. »

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 1

Tu écriras ce qui te plaira

Cela signifie qu’il n’y a pas lieu de vous forcer à vous intéresser à quelque chose qui vous ennuie. Quand j’étais jeune, j’ai perdu beaucoup de temps à essayer de décrire des vêtements et des meubles. Je ne m’intéressais pas le moins du monde aux vêtements et aux meubles, mais comme Balzac leur vouait un intérêt passionné, qu’il parvenait à me communiquer, je pensais que je devais maîtriser l’art d’écrire de passionnants paragraphes sur les armoires avant de pouvoir devenir un bon écrivain. Voués à l’échec, mes efforts épuisèrent tout mon enthousiasme pour le cœur de mon sujet.

Maintenant je n’écris plus que sur ce qui m’intéresse. Je ne cherche pas de sujets : tout ce à quoi je ne puis m’arrêter de penser – voilà mon sujet. Stendhal a dit que « la littérature est l’art de leaving out » (laisser de côté), et je laisse de côté tout ce qui ne me paraît pas important.

L’un des dix commandements de l’écrivain selon Vizinczey, à retenir et imiter.

L’Appareil-photo, Jean-Philippe Toussaint

L’Appareil-photo est un très court roman de Jean-Philippe Toussaint, son troisième, qui poursuit et achève la recherche littéraire entamée avec La Salle de bain. Il s’ouvre sur un incipit dont l’auteur dit lui-même qu’il s’agit là d’un manifeste, qui annonce au lecteur que l’auteur se moque ouvertement de lui ‘ »C’est très radical, comme incipit, c’est vraiment se foutre du monde. ») : « C’est à peu près à la même époque de ma vie, vie calme où d’ordinaire rien n’advenait, que dans mon horizon immédiat coïncidèrent deux événements qui, pris séparément, ne présentaient guère d’intérêt, et qui, considérés ensemble, n’avaient malheureusement aucun rapport entre eux. » Et nous voilà partis dans un roman centré sur « l’insignifiant, le banal, la prosaïque, le « pas intéressant », le « pas édifiant », sur les temps morts, les événements en marge, qui normalement ne sont pas du domaine de la littérature, qui n’ont pas l’habitude d’être traités dans les livres. » Outre, ce qu’en dit Toussaint, l’intérêt de cet incipit consiste à faire comme si le livre était déjà commencé et qu’on n’en lisait pas la première phrase (« C’est à peu près à la même époque de ma vie… », comme si le narrateur était déjà en train de nous raconter cette époque de sa vie, comme s’il avait déjà commencé). A quoi on pourrait ajouter la désinvolture du narrateur, qui fait dans l’à peu près, ce qui se vérifie par la suite dans le roman.

Quant au titre du roman, il en rajoute une couche, car le fameux appareil-photo n’arrive qu’à la page 101, à 24 pages de la fin. Toussaint joue donc bien avec son lecteur. Et le lecteur suit, dans un texte aux phrases longues, ciselées, un narrateur on ne peut plus désinvolte, dont l’activité principale consiste à lutter contre la réalité pour la tordre comme bon lui semble, un jeune homme dont la difficulté à vivre (qui s’exprime par sa nonchalance et dans une intrigue qui multiplie autant qu’elle le peut les événements amusants narrés avec une certaine forme d’ironie et de distanciation) va se transformer progressivement en désespoir d’être. L’histoire d’amour que conte le texte n’a donc pas plus de sens et d’intérêt que la découverte d’un petit appareil-photo dans les replis d’une banquette, ou que le fait d’aller chercher une bouteille de gaz primagaz alors que la consigne qu’on rapporte est une thermogaz… Philosophique, mais sans qu’on y trouve quelque réponse que ce soit aux questions existentielles posées par la vie du narrateur-personnage, le roman échappe à toute forme connue, et Toussaint le situe dans ce qu’il écrit, qu’il nomme roman infinitésimaliste, qui louche vers l’infiniment grand comme vers l’infiniment petit. Un roman qui ne se lit pas toujours avec bonheur, au gré des différents déplacements du narrateur, qui n’ont pas plus de sens ou de valeur que tout ce qu’il vit, un roman qui ne dénoue aucune des situations qu’il propose, sinon dans l’absence de dénouement. Bref, un roman bien plus intellectuel ou intelligent qu’il peut en avoir l’air, un roman formidablement écrit, mais un roman qui déçoit pourtant, malgré toutes les qualités (elles ne sont pas toutes énoncées dans cette chronique) qu’on peut lui reconnaître. Sachant que Toussaint s’en est tenu là de cette recherche, lire les livres suivants ne nous fera pas revivre cette expérience, qu’on peut pourtant tenter avec L’Appareil-photo.

Trois mille ans à t’attendre, George Miller

Trois mille ans à t’attendre, deux acteurs à gages, des effets spéciaux, des histoires façons contes des Mille et une nuits, une histoire d’amour (sans cul, pour ne pas se priver d’un public tous âges, donc familial) et le tour est joué. Le tour est joué ? Non, justement, car ce film qui se laisse voir sans provoquer une crise d’angoisse avec sortie immédiate de la salle s’il n’est pas un gros navet n’en est pas pour autant une réussite. Tilda Swinton est certes une narratologue, vieille fille sans désirs et heureuse dans sa solitude, très crédible. Idriss Elba, du haut de ses deux mètres, avec ses oreilles pointues et sa barbe bicolore est un djinn on ne peut plus crédible. Les effets spéciaux, utilisés à bon escient plus que pour faire des scènes choc, marchent bien et se concentrent essentiellement sur le corps du djinn : sa désincarcération du flacon et son incarnation (version taille XXL) dans la chambre d’hôtel de celle à qui il va proposer trois vœux fonctionne à merveille. Les histoires dans l’histoire, histoire de multiplier les occasions d’échapper à un scénario indigent, sont parfois acceptables. Les décorateurs de George Miller sont au top et les scènes qui se passent dans des royaumes merveilleux jettent de la poudre aux yeux du spectateur avec efficacité : l’instrument de musique du roi Solomon, la cour et le château de Saba, etc… Le casting des personnages secondaires est aussi irréprochable que celui des deux stars du film (un harem de femmes obèses à ravir, deux voisines anglaises méchantes à souhait très crédibles…). Non, le tour n’est pas joué, même si le dernier film de George Miller fera sans doute le nombre d’entrée nécessaire pour lui permettre de continuer à réaliser des films hollywoodiens sans intérêt, Trois mille ans à t’attendre, que je me suis laissé entraîner à aller voir de bon cœur par mon adorable fille, est un film sans intérêt que vous pouvez tout à fait vous dispenser de cautionner par une place de cinéma payante, même pour faire plaisir à votre progéniture, et George Miller est un faiseur. Next !

Rencontres de la photographie 2022, Arles

Que retenir de cette édition 2022 des Rencontres de la photographie d’Arles ? Hélas, trois fois hélas, pas grand-chose. Beaucoup plus de déceptions que de découvertes enthousiasmantes, de vrais manques par rapport à une période, de plus en plus lointaine dans le temps, où Arles était synonyme de découverte heureuse de photographes d’art géniaux, d’engouements variés et de révélations. Mais aussi de rétrospectives de grands noms toujours pleines de belles émotions esthétiques. L’appel à la collection Verbund, pour une exposition colossale consacrée aux photographes femmes, plus qu’intéressante, parfois pleine d’humour, mais aussi trop exhaustive pour être d’un niveau égal, certes… La découverte de quelques pièces (trop peu), plus proches des démarches de l’art contemporain que de la photographie pure, de Noémie Goudal (excellente artiste aux idées vraiment novatrices), certes…

Et rien de plus, ou presque, sinon sans doute une rétrospective bienvenue consacrée à un petit maître méconnu, mais dont certains clichés plein d’humour sont parfois passés dans le domaine commun, sans qu’on sache leur associer le nom du photographe en question. On y découvre que Romain Urhausen s’est essayé avec réussite, outre à une photographie de rue ou de portrait classique de grande qualité, à la photographie graphique, au nu et à une photographie expérimentale, pour résumer en une seule catégorie ses différents essais, avec un bonheur certain. C’était là, sans doute, l’exposition la plus satisfaisante de cette édition des Rencontres d’Arles, c’est maigre, c’est bien maigre, mais tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, car dans AMA, la revue gratuite de la LUMA d’Arles, le directeur des Rencontres, Christoph Wiesner peut soigner son égo en décrivant par le menu son travail de programmation à longueur de pages, et en évoquant, entre autres programmes de partenariat, les programmes BMW et Pernod Ricard (un petit jaune, Christoph ?). Il est vrai que la journaliste qui l’interviewe lui sert gentiment la soupe en posant des questions anodines et sans la moindre chausse-trappe, lui permettant d’étaler son auto-satisfaction. On attendra encore un an pour retrouver l’enthousiasme des années passées, quand les Rencontres d’Arles étaient un vrai motif de satisfaction et de plaisir esthétique, inch’allah !

Maison Européenne de la Photographie, Paris – Love Songs

MEP Paris, Love Songs, l’une des plus belles expositions vues dans ce lieu magique de la photographie d’art, à égalité sans doute avec celle consacrée il y a une dizaine d’années à Sebastiao Salgado et à son magnifique reportage planétaire, Genesis, c’est dire l’intérêt de ce tour du monde de l’amour en une douzaine de photographes différents. Et ça commence avec René Groebli, qui photographia sa femme, Rita Dürmüller, l’année de leur mariage (1952), pendant leur lune de miel dans un petit hôtel parisien.

Première déclaration d’amour sensible et romantique de cette exposition collective, dont les quelques clichés qui suivent sont extraits…

Et ça se poursuit, salle suivante, avec Emmet Gowin, un photographe que je ne connaissais pas, qui va photographier sa compagne Edith tout au long de leur vie. « Un moyen de retenir, intensément, un moment de communication entre un être et un autre. », selon l’auteur de ces beaux clichés dont les moins émouvants ne sont sans doute pas ceux de la période de la maturité de sa femme et modèle. Très beau, très sensuel hommage à la femme. « Si vous vous mettez à faire des images sur l’amour, c’est impossible. Mais vous pouvez faire des photos, et vous pouvez être amoureux. De cette façon, les gens sentent l’authenticité de ce que vous faites. » dit encore Gowin, ce que les belles photos suivantes démontrent clairement.

L’exposition se poursuite avec l’un de mes photographes japonais préférés (avec Fukase et bien d’autres), le justement célèbre, pour ses excès et son talent, Nobuyoshi Akari. Sentimental Journey, daté de 1971, et Winter Journey (1989-1990) nous présentent le voyage de noces de Yoko et son jeune mari et les derniers mois de Yoko, avant un décès survenu alors qu’elle n’avait que quarante-deux ans. Akari connaîtra ensuite une carrière fulgurante, dans lequel le cors des femmes restera pour lui un éternel objet d’inspiration et de création artistique.

« Voyage sentimental est le fruit de mon amour, et de ma détermination en tant que photographe. J’ai choisi l’amour pour débuter comme photographe et le hasard a voulu que ce commencement soit un roman personnel. J’ai l’impression que c’est le roman personnel qui se rapproche le plus de la photographie. » commente l’auteur.

Hervé Guibert est connu autant comme romancier que comme photographe. En 1976, il rencontre Thierry et en fait le personnage central de ses livres et de son œuvre photographique durant quinze ans. Une fois encore authenticité et beauté se sont donné rendez-vous, et l’amour transparaît dans ces clichés d’une subtile tendresse. Ce que confirme l’auteur dans cette déclaration d’intention pleine de délicatesse : « Dans l’écriture, je n’ai pas de frein, pas de scrupules, parce qu’il n’y a que moi, pratiquement, qui suis en jeu, tandis que dans la photo, il y a le corps des autres, des parents, des amis, et j’ai toujours une petite appréhension : ne suis-je pas en train de les trahir ? Je ne fais qu’une chose : témoigner de mon amour. »

Il y a encore Nan Goldin, dont l’art photographique surprend toujours, entre vulgarité sans concession de la pornographie et regard artistique d’une grande pureté, dans un univers punk à souhait qui n’est pas sans faire penser à celui, en littérature, d’une Virginie Despentes…

Evoquons encore une découverte réjouissante, RongRong&inri, photographe à deux têtes, des deux côtés de l’appareil, opérateur et modèle, lui chinois, elle japonaise, amoureux et qui ne partagent qu’une langue, celle de leur art (il s’écrivent malgré tout grâce aux idéogrammes chinois, communs à leurs deux langues). Travail magnifique…

Mentionnons encore Lin Zhipeng, qui vit à Pékin, et photographie une jeunesse chinoise qui vit sans interdit et dans la plus grande légèreté de l’être, avec une approche digne de l’art contemporain et plutôt innovante. Jugez-en par ces quelques clichés…

Et nous finirons par la troublante Hideka Tonomura, avec son Mama Love de 2007 centré sur l’intimité amoureuse de sa mère (!) qu’elle nous montre avec son amant dont elle a « cramé » l’image afin qu’il apparaisse au lit comme un Fantomas noir…

Il aurait été impossible d’être exhaustif avec cette exposition collective, dont l’essentiel de mon point de vue est rappelé ici afin de faire regretter cruellement aux quelques lectrices et lecteurs de ce blog qui n’auraient pas fait la démarche de se rendre à la MEP pour cet événement d’une qualité remarquable, dont le commissaire d’exposition n’a vraiment pas raté son coup, d’avoir laissé passer la date du 21 août 2022, date fatidique de fin de Love Songs…

Oblomov, Ivan Gontacharov

Classique de la littérature russe, Oblomov offre à son lecteur l’étude d’un caractère (Oblomov est un paresseux que rien n’arrive à sortir de son lit durablement, pas même l’amour, un homme qui procrastine, un homme qui renonce à tout sauf à sa paix) et une étude de l’ancien régime russe et de la petite noblesse qui ne travaille pas (Oblomov va même jusqu’à abandonner l’exploitation de sa propriété terrienne, se faisant voler par ses paysans et son staroste, l’homme qui dirige les travaux de son exploitation, au point de sombrer dans l’indigence jusqu’à ce que son seul ami prenne les choses en main pour lui éviter la ruine). Bien sûr les révolutionnaires russes se sont emparer du livre en y voyant une critique, voire un pamphlet contre le régime, mais Gontcharov ne se préoccupe pas, quand il écrit cet grand roman, de critique sociale, il ne juge à aucun moment son personnage ni ne le défend (de ce point de vue, Adamov était le traducteur tout désigné pour nous offrir le texte en français). Tout juste Stolz, l’ami allemand d’Oblomov, lui fait-il quelque critique en le traitant en homme impossible et en essayant de le faire sortir de son apathie et de sa léthargie. Mais le narrateur se garde bien d’évaluer le personnage.

L’Oblomovtchina (terme qu’emploie Stolz pour parler de la maladie de l’âme de son ami) est le sujet principal du livre. Après une première partie qui consiste en une longue description d’Oblomov, de sa langueur maladive, de son valet (au moins aussi paresseux que lui), et des quelques personnages qui lui rendent visite (parfois pour lui soutirer à manger et quelques kopecks) ; il s’agit donc d’une partie consacrée à des portraits qui se succèdent sans que le lecteur s’ennuie pour autant. La deuxième partie est centrée sur Stolz, un jeune homme d’une trentaine d’années avec qui Oblomov a grandi et fait ses études. Actif, curieux du monde, Stolz est l’anti-Oblomov, un homme qui bouge et veut réussir dans la vie. Pour Oblomov, sortir de sa chambre est impossible ou presque, voyager une idée ancienne bien oubliée. Constatant, en le retrouvant après un assez long temps de voyage, que son ami est devenu un irréductible sédentaire, il le secoue, l’oblige à manger en ville chaque soir, à sortir, et lui impose de l’accompagner en voyage à travers l’Europe. Comme Oblomov trouve une feinte pour ne pas partir au même moment que l’Allemand, il est décidé qu’il le rejoindra à Paris. Ce qui n’aura jamais lieu, bien évidemment. Avant son départ, Stolz présente à son ami une jeune femme de vingt ans, Olga, à qui il donne pour mission de faire bouger Oblomov. Ces deux-là vont tomber amoureux dans la troisième partie du roman, mais bien sûr, face au dynamisme et à la soif de vivre d’Olga, la force d’inertie d’Oblomov, motivée par des problèmes financiers qu’il utilise pour justifier son renoncement, va l’emporter et faire échouer l’aventure amoureuse et les objectifs de mariage et de vie commune.

La dernière partie ramène notre personnage (un mythe, sans nul doute) à sa passivité de départ. Seule la situation a changé. Olga et Stolz ne sont pas oubliés, Tarantiev, un fieffé coquin qui se dit l’ami d’Oblomov mais ne pense qu’à le ruiner en sa faveur, réapparaît, une veuve, propriétaire de l’appartement où Oblomov s’installe définitivement, et son frère, tout aussi bien inspiré que Tarantiev avec lequel il fait équipe, font désormais partie du paysage. L’intrigue va trouver un dénouement dont on ne donnera pas la teneur. Oblomov est bien un très grand livre, un mythe moderne est né avec ce personnage dont la propension au renoncement n’est peut-être pas seulement une maladie, mais bien plutôt un mode de vie que seule l’âme russe pouvait développer à un tel point d’achèvement. Oblomov est un anti-héros avant l’heure (rappelons que le livre sort en 1859), mais un personnage qui trouve dans le renoncement non la souffrance, mais une certaine forme de paix et de sagesse. La pureté de son âme ne fait aucun doute (Stolz et Olga ne s’y trompent pas), et si, selon que le lecteur aime les belles histoires d’amour ou l’action, il trouvera notre paresseux que rien ne peut faire bouger ou changer insupportable, il n’en reste pas moins que sa névrose est remarquable et digne d’intérêt et qu’on ne peut en rien finir le livre « fâché » avec lui. Un livre à lire sans faute si ce n’est déjà fait.

Devenir, Peter Lindbergh – Pavillon Populaire de Montpellier

Les commentateurs de la photographie de mode nous servent toujours un argument fort, comme pour s’excuser d’admirer un photographe qui a travaillé en grande partie avec des modèles (devenues pour certaines des stars grâce à la puissance du milieu de la haute couture), pour des magazines qui reconduisent sans vergogne les stéréotypes sur la femme, et de nous en assurer, donc, le photographe de mode dont vous allez voir les clichés n’est pas un photographe de mode comme les autres, c’est un véritable artiste, un vrai photographe. Avec Peter Lindbergh, comme avec les autres, quelle que soit leur approche, l’argument fonctionne encore. Mais pour Lindbergh, c’est le respect de la femme qui l’emporte, une forme d’anti-sexisme presque avant l’heure, et puis bien sûr, l’art photographique (la photo de mode élevée au rang d’art, comme s’il était le premier à s’y être collé… La photographie qui suit ne me semble pas l’exemple même d’une photo qui ne chosifie pas les femmes, mais peu importe, elle est vraiment très belle…

C’est donc à une rétrospective que le Pavillon Populaire invite les amateurs de photo (qu’elle soit de mode ou non) et, comme chaque fois avec ce genre d’exercice on a le droit aux premiers pas du maître, qui a commencé par un « pèlerinage » à Arles (un grand tournesol en noir et blanc est sans doute une sorte d’hommage à Van Gogh…), puis aux différentes étapes de sa carrière jusqu’à la consécration, bla-bla-bla… et aux interactions photographiques avec la littérature et le cinéma (hommage à Nabokov, avec une Lolita, qui n’est pas sans évoquer le Wim Wenders de Paris Texas. Quand on vous disait que Lindbergh est un artiste ! Quelques citations du maître, ici et là, en début de salle nous en livrent l’essence de la pensée artistique : « Avec le noir et blanc on n’essaie pas de faire plus joli, de faire chic ou de faire agréable, non, c’est authentique… La couleur s’arrête en surface. Le noir et blanc pénètre la peau : pour moi, il ne s’agit pas de beau ou pas beau, mais de vrai ou pas vrai. » Bien joué Peter, et nous voilà confronté aux portraits (grands tirages) de quinze beautés on ne peut plus vraies. Puis, à des photos, toujours en noir et blanc, de danse (quand on vous disait que Peter Lindbergh est un artiste), quand Peter photographiait Pina Bausch et sa troupe. Bref, Peter Lindbergh est un photographe qui aimait photographier les femmes, le faisait très bien et avait parfois des idées de fou. La photographie qui suit peut sans doute être vue comme une espèce de stéréotype à la noix du cinéma hollywoodien, mais elle me semble vraiment marrante…

Pour en revenir au thème du féminisme de Lindbergh, une ou deux petites citations plutôt sympathiques du gars : « Mon idéal a toujours été les femmes que j’ai rencontrées en école d’art, très indépendantes et qui n’avaient besoin de personne pour dire ce qu’elles avaient à dire. » et « La beauté, c’est le courage d’être soi-même, contre la terreur de la jeunesse et de la perfection. » Voilà, pas grand-chose de plus à dire sur cette rétrospective, sinon que Peter Lindbergh était un grand photographe, et qu’il avait le droit de travailler pour la mode (sans qu’il y ait besoin de l’en excuser), comme d’autres avant lui, ah ! Helmut Newton…

Le Pavé de l’ours, Toshiyuki Horie

Très beau titre, emprunté à la fable de La Fontaine, L’Ours et l’amateur des jardins, pour ce petit roman un rien ennuyeux de Toshiyuki Horie (auteur inconnu au bataillon jusqu’alors, mais visiblement considéré au Japon comme le successeur de Mishima) qui nous narre les retrouvailles de deux anciens amis d’université, l’un français, Yann, et le narrateur, un Japonais qui traduit je ne sais plus quel livre sur Littré. Ça tombe on ne peut mieux, ils se retrouvent à Avranches (Normandie), ville d’origine de Littré, et dans la campagne environnante. Il n’y a guère plus d’intrigue dans ce livre que ce qui vient d’être écrit, les deux ne vont pas passer plus d’une soirée ensemble et le roman nous fait suivre leur dialogue qui va des tournois de lancer de camembert à la vie de Littré, en passant par la fable de La Fontaine, ou encore Primo Levi ou Jorge Semprun (Yann a des origines juives, et sa famille n’a pas coupé aux exactions nazies), mais aussi le fils de la voisine né aveugle. J’allais oublié : Yann est photographe. Les deux amis passent un moment à regarder ses photos, il va en offrir une au Japonais, c’est l’occasion de quelques paragraphes descriptifs et explicatifs d’un ennui certain. La quatrième de couverture des éditions Gallimard, collection Du monde entier, nous vend un « livre inclassable » qui « nous offre un moment de grâce littéraire absolue ». Je n’aurais pas acheté ce livre s’il ne m’était tombé dessus dans une bibliothèque partagée, où je le redéposerai au plus vite, pas convaincu (le moins du monde) par son intérêt. Il est vrai qu’un Japonais qui écrit sur la campagne normande me fait autant d’effet qu’un Français qui fait camper ses personnages au Japon, à l’exception notable de Jean-Philippe Toussaint.

Les Promesses d’Hasan, Semih Kaplanoglu

Adepte des trilogies (Les promesses d’Hasan est le deuxième volet de sa deuxième trilogie), Semih Kaplanoglu est un cinéaste turc plutôt rare dans les salles de cinéma françaises puisque le premier volet, Les Promesses d’Asli, n’est pas sorti dans l’hexagone (on peut se demander pourquoi…). Passons. La première image du film (le reflet du ciel dans l’eau d’un puits presque plein, bientôt troublé par la chute d’un seau qui modifie l’image et la rend plus simple) nous prévient d’emblée, le réalisateur aime les cadrages qui mettent la tête à l’envers, d’une esthétique irréprochable (et le film n’en manquera pas), il aime poser sa caméra juste au bon endroit pour faire de ses films des objets plastiques d’une beauté certaine. L’homme qu’il nous présente, ce Hasan dont il est question durant tout ce film, n’est pas aussi beau que les plans qu’il se plaît à produire, même s’il ne s’agit pas d’un salopard fini. Son visage, tourmenté (celui d’un homme qui a passé la cinquantaine), son regard, ses silences, pendant toute une assez longue partie du film n’en disent que peu sur son caractère. Hasan est un agriculteur qui a les soucis d’un homme de la terre prenant soudain conscience que les engrais chimiques et les pesticides qu’il répand sur ses champs ou dans son verger sont dangereux pour la santé (la mort du chat de la maison), il a les soucis d’un homme de la terre à qui un ingénieur électricien apprend un beau jour qu’on va installer dans son champ de tomates un pylône électrique, des soucis de terrien. Il évite de s’en ouvrir à sa femme, Emine : le chat, il reviendra bientôt ; le pylône, il ne lui en dit rien, ni de sa visite au juge qui s’est occupé de la succession familiale et lui a attribué la ferme et la plus belle terre (depuis, il y a déjà plus de vingt ans, son frère ne lui parle plus). Pour régler les problèmes auxquels il doit faire face, Hasan est capable de mobiliser des gens plus puissants que lui… Le pylône finira dans le champ voisin, non cultivé, de son frère, où un arbre magnifique trône encore, tant que la compagnie d’électricité n’intervient pas… C’est quand Emine et Hasan sont tirés au sort pour le Hadj (le vœu le plus cher de son épouse) que les mauvaises actions d’Hasan remontent peu à peu à la surface. Pour partir faire le pèlerinage à la Mecque, il faut s’être purifié en demandant leur pardon à ceux qu’on a offensés… Petit à petit, Hasan va voir les uns et les autres (il en oublie peut-être) et on en découvre un peu plus sur sa façon de faire avec les autres, jusqu’à sa visite, un rien tardive, à son frère.

Les beaux plans (sur l’eau, l’arbre, la campagne omniprésente, y compris dans la bande-son avec le bruit du vent), les scènes surprenantes (dans le verger de pommiers, les rêves d’Hasan, tourmentés…) se succèdent. Kaplanoglu, ici et là, nous gratifie de sa vision sur la vie d’un couple d’agriculteurs turcs et sur une société malade (le rôle ambigu et hypocrite de l’Europe par rapport aux pesticides, le Hadj comme affaire commerciale juteuse…). Deux heures trente de très beau cinéma, à ne pas manquer en ces temps de canicule (il fait frais dans les salles obscures).

Dédales, Bogdan George Aperti

Le cinéma est un art de l’illusion et Bogdan George Aperti en joue avec un certain brio dans ce polar qui traite, une fois encore, d’un thème douloureux, celui des violences faites aux femmes (viol et féminicide). Cristina, une jeune novice, quitte son couvent pour se rendre à l’hôpital pour une raison qu’on ignore un certain temps. A l’aller, elle fait le voyage dans le taxi du frère d’une nonne avec qui elle entretient d’excellentes relations, un type pas très sympa qu’on imagine bien lui faire vivre le pire, à la façon dont il la regarde un peu à la dérobée, et à sa façon de parler. Mais il ne faut pas se fier aux apparences avec Aperti… Un deuxième voyageur les rejoint dans un bled, un peu plus loin, médecin pro-science et très anti-religieux, qui s’adresse de façon peu amène à la jeune novice et la mettant sans la connaître dans le même sac que tous ceux qui prient pour guérir plutôt que d’aller voir le toubib, au point de faire intervenir le chauffeur en faveur de la jeune femme. Il ne faut pas se fier aux apparences… A l’hôpital, le médecin emmène Cristina chez son collègue neurologue et lui sert de coupe-file. La jeune femme n’a pas vraiment besoin d’un neurologue, elle a rendez-vous avec une autre spécialiste dans la salle d’attente de laquelle elle se rend ensuite.

Au retour, elle trouve un autre taxi. Le chauffeur a l’air plutôt sympathique. Il ne faut pas se fier aux apparences, il va profiter du moment où la novice s’isole dans un bois pour se changer et reprendre l’aspect d’une novice pour se jeter sur elle, et dans une scène hallucinante de viol en hors-champ, la mettre hors d’état de témoigner en finissant son travail avec une pierre (objet contendant redoutable pour tuer une personne, même jeune, en la frappant au visage et sur le crâne). C’est la scène centrale du film, pendant que le sale mec commet son sale acte, la caméra fait un 360° et nous montre deux vergers à cheval regrouper leur troupeau, sur fond de cris de peu et de souffrance (le bruit des sabots couvre la voix de la novice…).

Deuxième partie, un flic acharné et obsédé par l’affaire, enquête, prêt à tout (jusqu’à créer de toute pièce un indice) pour faire avouer le présumé coupable, qui nie en bloc. Autoritaire, à l’excès, au point de faire subir à son adjoint une sanction injuste parce qu’il tient des propos mystico-religieux (encore !), nerveux, violent avec le coupable, on le voit dans une scène importante chercher à faire parler la victime (la pierre n’a pas eu raison de sa vie) pour lui faire identifier le coupable sur photos. En vain. Elle finit par lui chuchoter quelque chose à l’oreille (on ne saura pas quoi…), mais l’inspecteur compte sur le choc provoqué chez le coupable par la confrontation avec le lieu du crime sur lequel il l’emmène, avec trois de ses subordonnés. Il a un putain de pétard sur lui et on craint un dérapage. La fin du film arrive, au bout de deux heures d’une drôle d’enquête, celle du spectateur qui se demande s’il doit croire ce qu’il voit ou entend, et après un switch bien amené, le dénouement tombe, glaçant, froid et coupant comme une lame. tout le monde rentre à la maison. Aperti joue avec les codes du polar pour faire autre chose, on se demande un peu quoi en sortant de ce film dont on se dit qu’on la vu sans déplaisir, mais qu’on n’a sans doute pas vu un film complètement abouti. Il est vrai que son réalisateur a mis la barre très haut. L’a-t-il franchie ? On n’en sait à vrai dire foutre rien.

Les Nuits de Mashhad, Ali Abbasi

Depuis le roman de Roberto Bolaño (bientôt chroniqué dans cette page), 2666, le thème des violences faites aux femmes, et plus encore des féminicides, est souvent traité par les cinéastes (il n’y a sans doute aucune conclusion à en tirer, mais il faut bien commencer d’une façon ou d’une autre…). Le réalisateur Ali Abbasi (voir également Border, réalisé en 2018), s’attaque à une histoire qui aurait sans doute pu ressembler par le nombre de victimes (le criminel a l’intention de tuer les deux cents prostituées que compte sa ville) à celle que traite le roman chilien. Saheed, un « bon père de famille » de la ville sainte de Mashhad (où se retrouvent plus de vingt millions de pèlerins chaque année) se mue la nuit en assassin de prostituées, qu’il repère et ramène chez lui sur sa moto pour les étrangler sans plus de façon, histoire, prétend-il, de nettoyer la ville du vice qui y sévit. Parallèlement, on suit la journaliste d’un grand quotidien de Téhéran, venue à Mashhad pour y enquêter sur cette série de crimes. Rahimi subit au quotidien le paternalisme étouffant des hommes, leur sentiment de supériorité, leur violence sexuelle, et ce n’est sans doute pas sans raison qu’elle se prend de passion pour cette affaire. C’est un fait que pas un homme du film ne s’en tire à son avantage, que ce soit le collègue de Rahimi (le gentil de la bande, protecteur et « raisonnable », dont on voit bien qu’il a un faible pour son amie journaliste, mais sans espoir tant son conformisme de « mâle » le dessert…), l’employé préposé à l’accueil d’un hôtel (prêt à refuser la réservation de Rahimi sous prétexte qu’elle n’est pas accompagnée par un homme), le flic (machiste et libidineux, qui se dévoile dans une scène malaisante), les amis anciens combattants de Saheed (prêts à tout, sans hésiter à contourner la loi, pour lui éviter la peine de mort), et Saheed lui-même (« l’assassaint », à l’esprit pour le moins dérangé).

On voit un thriller, qui prend aux tripes, dans une tension qui va crescendo dès lors que les crimes se suivent et se ressemblent, et que Rahimi s’implique individuellement dans l’enquête, au point de jouer les chèvres pour faire tomber le meurtrier, avec son collègue qui la suit, mais trouve le moyen de perdre de vue la moto et de laisser à un triste sort l’héroïne du film. Sans la moindre faiblesse, ce thriller pas comme les autres pousse son propos jusqu’au bout, ne se satisfaisant pas de résoudre son intrigue par un dénouement moral attendu et exact au rendez-vous, mais en montrant la journaliste qui termine son enquête par des entretiens du genre glaçant avec quelques victimes du meurtrier, dont son fils, qui a si bien intégré la violence faite à sa famille par Saheed qu’il s’improvise déjà en continuateur de « l’œuvre » paternelle en prenant sa sœur pour modèle et en montrant à la journaliste comment faisait son père. Glaçant et brillant. La participation des Nuits de Mashhad au festival de Cannes a valu Zar Amir Ebrahimi le Prix d’interprétation féminine.

La Servante et le catcheur, Horacio Castellanos Moya

Comme chaque été, un bon vieux Castellanos Moya vient mettre dans la torpeur d’une canicule propice à ce genre d’émotions un bon coup de Noir made in Salvador ! Et du Noir avec majuscule de majesté, car l’auteur salvadorien, menacé de mort par les salauds qu’il dénonce à tour de romans, dans une suite hispano-américaine (La comédie inhumaine) dont la moindre des forces n’est pas de donner à lire des « romans noirs efficaces », mais des brûlots qui font toucher du doigt ce qu’a pu vivre le Salvador, et par extension nombre de pays sud-américains, dans une dictature où tout finir par pourrir, où les cartels de la drogue, les bandits de tout poil, les flics et les tortionnaires, les délateurs, les hommes politiques ou d’affaires, les bourgeois, liste non-exhaustive, s’en donnent à cœur joie et rivalisent de petitesse, dans le sordide et la violence sous toutes ses formes. Les petites gens qui cherchent à survivre dans ce panier de crabe font ce qu’ils peuvent. Ici, la servante n’est pas une couarde qui s’agenouille face aux salauds, mais elle reste à sa place, sauf quand ceux qu’elle aime ou qu’elle respecte sont pris dans le guépier. Le catcheur, lui, est un fieffé salopard, qui torture à tour de bras, participe aux opérations qui consistent à arrêter des subversifs pétard à la main, mate le cul de tout ce qui bouge et se déhanche agréablement, sport national (la façon dont les hommes traitent les femmes en dit long et mieux que n’importe quel traité ou essai sur le sujet, c’est l’air de ne pas y toucher l’un des thèmes centraux du bouquin : comment les hommes parlent des femmes, les regardent, les touchent, les forcent, et aucun n’y échappe sous l’œil scrutateur de Moya).

Salvador, années 70, en pleine guerre civile, qui oppose les flics et l’armée de la junte militaire et les fameux subversifs, communistes révolutionnaires, pour la plupart jeunes et décidés. Le vieux catcheur est dans un sale état, avec son ulcère à l’estomac qui dégénère au point de faire de lui un mourant en activité, car rien ne lui ferait lâcher son boulot et il refuse d’être hospitalisé, et il retrouve par le hasard des arrestations qui tombent sur la famille Aragon, la gentille Maria Elena, dont il aurait aimé faire la conquête du temps de leurs jeunes années, parce qu’elle a besoin de son aide pour avoir des nouvelles d’un jeune couple arrêté par le Palais Noir. Belka, la fille de Maria Elena est infirmière, elle cherche à s’élever socialement pour nourrir sa mère et son fils (acheter une voiture, une maison), elle ne « fait pas de politique ». Justino, son fils, étudiant, s’est engagé à fond dans une orga révolutionnaire (sans que sa famille le sache). La ville est à feu et à sang, l’imbroglio va être poussé à son comble, dans un roman tendu comme un arc, dans lequel la violence et la peur sont les composantes centrales d’une intrigue bien imbriquée, bien tordue, digne du meilleur Moya dont on se dit qu’il réussit une fois encore à ne pas écrire le même livre, encore et encore, alors que le projet de cette grande série est un et unique. Du grand ouvrage, comme toujours.

Pereira prétend, Antonio Tabucchi

Des années que je tournais autour de ce livre sans jamais l’emporter dans le totbag réservé à mes achats en librairie… Et puis cette fois… Antonio Tabucchi est un auteur italien, presque aussi italien que portugais… Il a consacré au grand poète lisboète, Fernando Pessoa, quelques-uns de ses livres, dont Une Malle pleine de gens, Requiem… et rien de ce qu’il a écrit durant une vie artistique très active ne m’a jamais déçu (Le Jeu de l’envers, Rêves de rêves, etc…). Il était donc grand temps de renouer avec cet auteur plein de talent, et Pereira prétend, « roman de Lisbonne », était sans nul doute l’ouvrage qui méritait de vivre et revivre dans une lecture de plus. Fin des années trente, Lisbonne, Pereira, journaliste qui ne s’intéresse pas à la politique (ce que la dictature de Salazar préférait), issue d’un grand journal où il était en charge de la page des faits divers, est désormais responsable de la page culturelle d’un journal catholique de l’après-midi, le Lisboa, dont le directeur de publication est un proche de Salazar. Il est veuf, malade du cœur, plutôt mal portant et a un goût immodéré pour les omelettes aux herbes, la citronnade (trop) sucrée de la brasserie où il a ses habitudes et les auteurs français du XIXe siècle, qu’il traduit pour faire passer leurs nouvelles sous forme de feuilletons dans sa page. L’idée d’engager un jeune homme dont il a lu un article philosophique intéressant sur la mort pour lui faire écrire par avance les rubriques nécrologiques de grands écrivains catholiques (ou pas) le mène à entretenir avec lui des relations régulières, qui vont l’entraîner dans une direction qu’il n’aurait imaginée. Car Monteiro Rossi a une fiancée aux idées politiques républicaines, et ses articles ne parlent pas des écrivains que cible Pereira (Mauriac, Bernanos, etc…), mais d’écrivains étrangers aux préoccupations de son « patron », la plupart du temps, et révèlent clairement un engagement politique impropre aux colonnes dun journal indépendant comme le Lisboa…

Le titre du roman, qui apparaît dès l’incipit (« Pereira prétend avoir fait sa connaissance par un jour d’été. »), revient sous forme de leitmotiv en début et en fin de chapitre, et plus souvent encore, dans tout le texte. On comprend donc vite que ce texte est une sorte de rapport que fait un policier, ou autre garant de l’ordre, sur ce que Pereira peut avoir à révéler sur Monteiro Rossi ou pour assurer sa propre défense face à un interrogatoire serré. On se demande simplement, puisque l’intrigue semble déjà en partie dénouée, comment l’auteur italien va mener son affaire. C’est au chapitre XV, à travers la découverte, vie un docteur aux idées modernes, d’une théorie psychologique sur « l’individualité comme une confédération de plusieurs âmes (…) qui se place sous le contrôle d’un moi hégémonique » changeant. Il se trouve que le moi hégémonique de Pereira, sous l’influence de Monteiro Rossi et de sa compagne, est sans aucun doute en mutation. Notre ami Pereira va donc changer. Pour découvrir comment et ce qu’il en résultera, lisez cet excellent roman de Tabucchi, un de plus, qui nous plonge dans un Portugal pas si souvent évoqué, dans une péninsule ibérique en pleine tragédie (guerre d’Espagne), dans une Europe qui se prépare à la guerre contre le fascisme et où l’auteur nous rappelle que fermer les yeux dans une dictature est une posture qu’il est difficile, même quand on ne s’intéresse pas à la politique, de tenir sans se trahir soi-même. Au risque de perdre son statut, et plus encore, Pereira est donc face à un dilemme qu’il lui faudra bien résoudre d’une façon ou d’une autre.

Ne m’appelle pas Capitaine, Lyonel Trouillot

Première lecture, et très agréable découverte, d’un roman de cet auteur au nom connu, Lyonel Trouillot, Haïtien à l’écriture poétique et littéraire de haute tenue, Ne m’appelle pas Capitaine est de ces livres qui se lisent avec une certaine délectation. Aude est une jeune femme de la bourgeoisie haïtienne qui ne se mêle pas aux autres, se contente dans sa vie sans relief de fréquenter les siens, sa famille et ses amis de classe (dans les deux sens du terme), de faire quelques études parce qu’il faut bien empiler les diplômes non pour en faire quelque chose mais pour se montrer à la hauteur de son milieu social et, peut-être, finir par trouver une voie, et de passer de fête d’anniversaire en fête d’anniversaire, de mariage en mariage, de soirée en soirée avec « la bande » (que des gens de ton milieu social) sans s’interroger sur la vanité d’un telle vie. Dans sa famille, la curiosité n’est pas « une vertu cardinale », dans sa famille, la couleur de peau est essentielle, il convient de ne pas être trop noire, surtout pas trop noire, et d’être claire de peau, le plus clair de peau possible (une vertu cardinale pour la tante Martha), dans sa famille on a des « rituels de riches », dans sa famille, « le reste du monde n’a pas de nom », dans sa famille, on se ferme à l’autre (« Il m’avait imaginée. C’est une chose très rare dans le monde d’où je viens. »). Aude a de la chance, ceux qu’elles va rencontrer grâce à un vieux monsieur qui s’est retiré de la vie et garde une tendresse pour les gens de son quartier, le Morne Dédé, et surtout pour les jeunes sans rien, qui vivent dans la rue – sa maison est bien assez grande pour leur offrir un asile, surtout la nuit -, ceux-là lui donnent le surnom de « Blanchette » (la couleur de sa peau…). Quand elle débarque chez ce vieux solitaire qui ne parle plus que seul, à une femme disparue depuis longtemps et à qui il demande sans cesse de ne pas l’appeler Capitaine, c’est pour réaliser un travail étudiant, un article sur un quartier qu’elle ne connaît pas, quelque chose comme une enquête journalistique, faire le portrait d’un témoin et restituer une mémoire. Le vieux la maltraite, d’abord, lui rappelle qu’elle n’a pas grand-chose à faire dans un quartier comme celui-là, qu’elle n’y croisera que des gens qui ne verront que sa richesse et sa différence, il la secoue. Pourtant le vieil ours va vite la protéger (en lui procurant un gardien, Jameson, qui l’accueille dans le quartier, l’y guide et la conduit jusqu’à la maison du Capitaine, en montant même dans sa voiture : une rencontre a lieu…), après l’avoir fait parler d’elle accepter de se livrer, bref jouer le jeu du diplôme de la belle bourgeoise, en buvant du café avec elle. C’est donc l’histoire de la rencontre de deux mondes que tout oppose que nous livre Trouillot, l’histoire d’une initiation (la petite bourgeoise qui trouve sa voie en rencontrant les monde des subalternes qu’on ne fréquente surtout pas) et de la remise en cause de ses préjugés de classe et de sa propre famille. L’enquête qu’elle mène sur ce quartier dont elle n’a jamais entendu parler auparavant devient également une enquête sur ses origines et sur elle-même, qui lui permettra de s’ouvrir aux autres sans peur de ce qu’ils représentent socialement et politiquement. Merci Capitaine ! Sur un sujet pas si simple, Lyonel Trouillot réussit donc un très beau livre sur l’apprentissage de la tolérance et de l’ouverture. Un livre qu’il n’est peut-être pas inutile de lire…

L’Evangile selon St Matthieu, Pier Paolo Pasolini

Inutile de résumer l’intrigue de ce film, que tout le monde connaît par cœur, je pense. On m’avait vanté ce film comme étant le meilleur de Pier Paolo Pasolini (les gens sont menteurs !). Loin de cela, la longueur de la pellicule (2h17, quand même…), le peu d’intérêt qu’on peut trouver pour une histoire qu’il est difficile de ne pas anticiper (en sentant l’urgence d’en arriver au plus vite à la mort et la résurrection, histoire d’être enfin libéré de cette attente pour retourner tout simplement à sa vie) font que L’Evangile selon St Matthieu finit vite par ennuyer malgré les qualités purement cinématographiques du film. On retrouve ainsi les galeries de beaux portraits chères au maître, les deux acteurs principaux, Jésus et Marie, sont beaux et bien choisis ; Joseph (qui joue un rôle mineur) est peut-être un peu plus décevant. Mais on aurait sans doute trouvé judicieux que Pasolini ne montre pas tant de fidélité au texte qu’il adapte, loin de ce qu’il a pu faire avec Médée, et on se demande encore et toujours, au point qu’il faudra bien finir par répondre à cette question en lisant sur le sujet un texte intelligent et bien documenté sur la pensée du réalisateur communiste révolutionnaire et anticonformiste, pourquoi Pasolini s’est imposé ce sujet. Que cela ne vous empêche pas d’aller voir les grands films de Pier Paolo quand ils passeront dans votre cinéma favori, celui-là autant que les autres…

Médée, Pier Paolo Pasolini

Pur chef-d’œuvre du cinéma pasolinien, Médée est le troisième volet de sa trilogie antique. Commençant par l’éducation de Jason par le centaure Chiron, le film se détache de l’œuvre originale d’Euripide (avec une conclusion aux antipodes du texte mythologique : « Il n’y a pas de Dieux ») en y ajoutant également le mythe d’Argos et des argonautes, pour ensuite plonger le spectateur dans une scène inouïe de sacrifice humain (au Dieu soleil, à la renaissance de la végétation) au pays de Médée, où se trouve la fameuse Toison d’or. D’emblée, le décor choisi, une ville en partie troglodyte, en partie construite à flanc de montagne, est sublime, les costumes archaïques des habitants, et en particulier des hauts dignitaires, d’une beauté incroyable, la scène, quant à elle, est hallucinante (la musique n’y est pas pour rien, au moins autant que le thème du sacrifice). Comme souvent (toujours) dans les films de Pasolini, les scènes dans lesquelles il filme des mouvements de foule sont prétexte à donner au spectateur une série de portraits (il aime filmer les visages) tous plus beaux les uns que les autres (les casques, les colliers, les vêtements noirs ou bigarrés, mais les visages rudes et naïfs des paysans, en opposition au visage noble et altier de Maria Calas, font de cette galerie de portraits un monument du cinéma).

La seconde partie du film, qui se déroule à Corinthe, est tout aussi belle et fait référence, non plus à la seule culture antique, mais à l’art de la peinture classique : cadrage somptueux, scènes dignes des plus grands tableaux de la Renaissance. Quant à la Callas, inutile de dire que son jeu passe essentiellement par les expressions de son visage, fascinant, et que sa présence contribue à sublimer la version de Pasolini. Tout l’art du cinéaste dans cette magnifique adaptation de la tragédie, dans laquelle le verbe est rare et laisse la place aux images et à des traditions musicales diverses et variées (Japon, Bulgarie, Iran…), consiste à réaliser un film résolument contemporain, plastique, autant qu’archaïque, antique et classique. A tel point que ce film (de 1969) semble avoir été réalisé au XXIe siècle. Un pur chef-d’œuvre.

Mamma Roma, Pier Paolo Pasolini

Deuxième film du réalisateur italien, Mamma Roma est un coup de maître qui confirme que Pasolini est très vite un immense cinéaste. Un noir et blanc et des plans magnifiques, Pasolini sait déjà tout filmer, les personnages (principaux autant que secondaires), la ville et l’architecture, les terrains vagues aussi bien. Mamma Roma est une prostituée gouailleuse, dont le maquereau se marie (ce qui la libère). Elle s’installe dans un quartier populaire, façon quartier avant l’heure, et tient un étal sur le marché. Objectif : faire de son fils un jeune homme « bien ». Mais celui-ci traîne avec des petits délinquants et s’encanaille un peu. Tous les moyens sont bons pour lui faire suivre le droit chemin, y compris le chantage exercé aux dépends d’un restaurateur qui accepte de prendre Ettore comme serveur, mais le jeune homme n’aime ni l’école, qu’il a vite quittée, ni le travail, qu’il quitte encore. La plus grande partie du film est portée par l’excellence du jeu d’Anna Magnani, sa verve, son rire, ses monologues ou ses dialogues, son personnage de pute au grand cœur avec laquelle se plaisent à déambuler les hommes qui surgissent auprès d’elle dans la nuit des lieux de tapin pour l’accompagner en écoutant ses souvenirs et en riant de sa gouaille, se relayant autour d’elle. Puis, on suit son fils, on retrouve son ancien souteneur qui est toujours en quête d’argent et compte sur la bonne volonté de Mamma Roma. La fin du film bascule du profane au sacré, consacrée qu’elle est à la brutale déchéance d’Ettore, qui vit une passion christique fatale, et la dernière scène à la passion d’une Mamma Roma, le tout filmé admirablement et accompagné par la sublime musique de Vivaldi. Un très grand film, parmi les nombreux chefs-d’œuvre de Pier Paolo Pasolini que la maison Carlotta propose en versions restaurées. Un bonheur à ne surtout pas manquer.

Goodnight Soldier, Hiner Saleem

Deux pères et deux familles qui se détestent cordialement, deux jeunes gens, Ziné et Avdal qui jouent les Roméo et Juliette, une guerre contre Daesh, un pays, le Kurdistan, des combattants, les Peshmergas. Avdal s’est engagé, rien ne l’y obligeait. Ziné et lui ont décidé de s’opposer à leurs familles en se mariant. Au front, Avdal sauve la vie de son commandant, mais est blessé. Le chirurgien qui l’opère lui permet de remarcher. Pourtant, le soir des noces, Avdal prend conscience que sa blessure l’a métamorphosé. Il n’est plus lui-même, dit Ziné. La jeune femme s’accroche autant qu’elle peut à leur amour, le jeune homme aimerait y croire lui aussi, mais sa rencontre avec le chirurgien ne lui laisse aucun espoir. Dès lors, il ne pense qu’à offrir à Ziné sa liberté.

Beau film que cette ode à l’amour et à la liberté. Mais il est difficile dans un pays de culture musulmane de résister à la pression sociale, aux familles qui s’immiscent dans la vie des jeunes couples, jusque dans leur lit, même. La belle Ziné devrait être enceinte ! On enjoint le jeune couple de se dépêcher de bien faire les choses pour que naisse un enfant. On s’étonne que Ziné trouve un travail dans une raffinerie de pétrole. On jase dans le dos du couple. Insupportable pression, qui s’intensifie quand tout le monde sait qu’Avdal est impuissant, handicap unanimement considéré comme une tare, une honte, y compris par Avdal lui-même. Le film, même s’il n’oublie pas de sourire avec quelques scènes proches de la comédie, finit hélas par s’enliser un peu dans le mélodrame, en s’appesantissant sur la dépression qui gagne, sur les larmes de la jeune femme, sur la honte et la tristesse du jeune homme, les moments de solitude de l’un et de l’autre, seuls ou ensemble. Quelques gestes symboliques un peu excessifs, pour une fin moins désespérante que prévue. Le propos manque d’une dimension politique et sociale qui lui donnerait une puissance qu’il n’a pas, hélas, mais il ne faut pas pour autant condamner ce film dont la thématique fait tout l’intérêt.

Nue, Jean-Philippe Toussaint

Quatrième et dernier volet de la tétralogie consacrée à Marie Madelaine de Montalte, l’amoureuse du narrateur (ils sont séparés depuis le premier volume…), une créatrice de mode qui dessine de drôles de robes (en miel, en romarin, etc…), Nue en termine en beauté avec le thème du sentiment amoureux déployé par Toussaint dans ces quatre romans. Peu ou pas d’intrigue (les meilleurs bouquins, entre nous soit dit), après avoir passé quinze jours ensemble les deux se séparent à Paris et le narrateur attend que Marie l’appelle, ce qu’elle ne fait pas, sans avoir l’idée qu’il pourrait tout aussi bien prendre son téléphone et l’initiative du coup de fil (ah, les hommes !). Le narrateur pense donc à sa Marie, à cette femme au « tempérament océanique » (une caractéristique déjà évoquée dans Fuir), il l’invente et la réinvente sans cesse, bons et mauvais côtés ressassés sans cesse, avec humour parfois (un humour assez souvent réservé aux parenthèses), avec amour toujours. Il pense à leurs moments passés, les revit, les revisite, repense à ses propres dérobades (comment il l’épie à travers le hublot du toit d’une salle d’exposition où elle est l’artiste présentée, et il n’entre pas dans la salle car, bien sûr, il n’a pas de carton d’invitation même s’il est plus ou moins attendu et, en plus, il y a un gardien qui pourrait bien ne pas le voir avec plaisir et, bref !…), il est spécialiste des dérobades et s’absente même quand il est censé être présent… Bref, Jean-Philippe Toussaint s’est choisi un thème d’une banalité déconcertante et difficile à traiter (écrire sur le sentiment amoureux !) qu’il traite avec une finesse et une délicatesse à la hauteur des plus grands, en véritable écrivain. Et comme dans Fuir, il nous fait le coup d’une intrigue qui pourrait s’emballer en s’envolant vers le polar, le thriller ou le roman noir, mais que nenni, c’est une fausse piste, tout est dans l’analyse des sentiments, mes agneaux, c’est vraiment de la grande écriture, mes lapins, il faut lire ça sans barguigner, et derechef s’il vous plaît.

Piller / Ekphrasis, Berlinde de Bruyckere – MO.CO. Montpellier

L’artiste belge Berlinde de Bruyckere, peu exposée en France, trouve à Montpellier l’occasion de présenter son œuvre dans une belle et vaste exposition personnelle (une cinquantaine d’œuvres) qui donne à voir de façon impressionnante une œuvre singulière et forte (sculptures, installations, dessins, aquarelles, collages). Inspiré par la peinture de la Renaissance flamande, son travail n’en est pas moins puissamment contemporain, même si la référence à la peinture religieuse et à la mythologie antique est omniprésente, ce que l’artiste confirme en parlant de pillage inhérent à l’acte artistique comme élément central de son approche. Sombre, dérangeante, l’exposition donne à voir (de façon parfois hyper-réaliste, comme avec les reconstitutions, à partir de peau véritable, de corps de chevaux) l’alchimie d’un geste artistique qui utilise des matériaux humbles (cire, peau, couvertures…) pour les magnifier dans des ouvres d’une beauté formelle indéniable.

La confusion entre le végétal, l’humain et l’animal est également au centre de cette exposition (sculpture After Cripllewood II, monumental moulage en cire d’un tronc d’arbre), de même que les thèmes du corps souffrant, des plaies, de l’érotisme – on n’en finirait pas d’énumérer tous les thèmes et les différents aspects de la richesse de l’œuvre de Bruyckere. La référence aux Métamorphoses d’Ovide est également présente, dans la pièce Infintum II, avec ses tronçons de bois aux formes phalliques. La série Arcangelos et la pièce Tre Arcangeli sont des œuvres étranges, qui montrent des êtres aux formes humaines recouverts de peaux (on ne voit que leurs pieds et la partie basse de leurs jambes), posés sur la pointe des pieds comme s’ils allaient prendre leur envol. Misérables et sublimes, comme tous les êtres vivants, ces archanges sont d’une beauté troublante, ce qu’on pourrait dire de la plupart des pièces montrées dans cette très belle exposition d’une figure majeure de l’art contemporain qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte si l’on passe par la ville de Montpellier.

La Maman et la putain, Jean Eustache

Film culte de générations de grands réalisateurs et d’un public de cinéphiles, La Maman et la putain de Jean Eustache (1973) enfin restauré ressort au cinéma cet été et c’est une occasion à ne pas manquer. C’est tout d’abord une expérience unique : une pellicule de trois heures quarante, un film qui tient essentiellement sur le dialogue (voire le monologue, car le personnage joué par Jean-Pierre Léaud, particulièrement égocentré, passe son temps à parler et à se faire écouter par ses maîtresses), une intrigue on ne peut plus ténue (un jeune homme qui vit avec une femme un peu plus âgée que lui (jouée par une Bernadette Lafont plutôt sobre) en rencontre une deuxième (Françoise Lebrun), sans se résoudre à faire un choix), un jeu d’acteurs totalement décalé (la diction de Léaud !) et, bien sûr, un film en noir et blanc. Bref, du cinéma de chambre, qui donne l’impression d’être au théâtre plutôt qu’au cinéma, un film considéré à juste titre comme un chef-d’œuvre inusable, et c’est bien le cas, car malgré les cinquante ans qui se sont écoulés, il n’a pas pris une ride. Quelle fut la réception du film à l’époque ? Il semblerait que le film ait fait scandale à Cannes. Mais aujourd’hui, il est difficile de ne pas le voir en se disant qu’Alexandre, le personnage masculin du film, est un drôle de coco qui, malgré son succès, s’y prend on ne peut plus mal avec les femmes (la scène qui ouvre le film, durant laquelle il fait sa demande en mariage à Gilberte, une jeune femme qu’il a on ne peut plus maltraitée, voire violentée certains mauvais jours, en est un exemple), se ridiculise plus souvent qu’à son tour et ne fait pas toujours illusion (les scènes de fin pendant lesquelles Veronika lui règle verbalement son compte sont jubilatoires). Interrogation sur l’amour, le couple et la « liberté » dans le couple (la liberté de l’homme, en fait), La Maman et la putain est un grand texte (qui mérite sans doute au moins autant d’être lu qu’entendu) dont l’idéologie « libertaire » mériterait d’être revue de façon plus actuelle et féministe. Ça n’en fait pas pour autant un film daté et vieillot, le témoignage sur une époque qui apparaît clairement comme révolue est pour le moins intéressant, mais on en viendrait presque à souhaiter voir sortir un remake de La Maman et la putain, tourné aujourd’hui par une réalisatrice (On pense à Claire Denis, par exemple), et non par un réalisateur qui met en scène d’un point de vue essentiellement masculin ses difficultés relationnelles et le désordre de sa vie amoureuse, même si le personnage d’Alexandre est montré sans fard.

Decision to leave, Chan-Wook Park

Grand film que ce Decision to leave : narration hyper-maîtrisée, cadrage et photographie magnifiques, bande-son d’une grande beauté, personnages délicieusement ambigus et fouillés, etc… Rien n’est laissé au hasard avec Chan-Wook Park, y compris les transitions les plus surprenantes (le passage de la première à la deuxième partie fait s’interroger le spectateur sur le personnage féminin, qu’on ne reconnaît pas en un premier temps, et sur un personnage masculin, Paf, qui débarque sans crier gare… est-ce bien toujours le même film, oui en réalité…) ou les scènes dans lesquelles un personnage qui n’a rien à faire là est invité pour signifier combien sa présence réelle serait logique. On peut ne pas être fan de polar et se faire prendre au piège de l’intrigue, rien d’étonnant à cela, il s’agit de bien plus que d’un film de genre. Le drame psychologique fonctionne merveilleusement, l’histoire d’amour n’est pas parfumée à l’eau de rose, quant à la fin qu’on pourrait trouver romantique (romantoque), elle est bien plutôt digne d’une tragédie et d’une beauté formelle qui fait passer l’émotion comme une lettre à la poste. Il y a du Wong Kar-Wai chez ce réalisateur coréen, amour impossible quand tu nous tiens ! Par manque d’envie d’en dire trop long sur l’intrigue, l’auteur de cette chronique vous recommande ce film en tous points somptueux sans évoquer l’histoire. C’est un grand film que ce Decision to leave, vous disais-je. Le haut du panier de ces six premiers mois de cinéma. Allez-y, mais allez-y !

I’m your Man, Maria Schrader

On ne sait pas bien pourquoi Alma, qui travaille depuis trois ans sur un sujet de recherche pointu, se satisfait parfaitement de sa situation d’éternelle célibataire qui a mis sa vie privée au rancart pour se consacrer à son travail et ne croit plus visiblement au bonheur amoureux, a été choisie pour une expérience consistant à vivre trois semaines avec un androïde programmé spécialement pour la rendre heureuse. Son patron lui en donne en peu de mots la raison : elle est la seule célibataire (ou presque) de la boîte. Toujours est-il qu’après une première rencontre avortée (bug du robot), la voilà flanquée de Tom qui a encore beaucoup à apprendre avant de satisfaire pleinement sa compagne humaine en devenant moins stéréotypé dans son approche d’une femme. L’acteur qui joue ce rôle de composition, Dans Stevens, est parfait. Le film, dont la revue Cineuropa nous dit qu’il est « exquis tout en étant étonnamment complexe », a d’ailleurs reçu l’ours d’argent de la meilleure interprétation à Berlin (2021), mais il a été étrangement décerné à Maren Eggert (qui joue le rôle d’Alma !).

I’m your Man se veut réflexion sur le couple, le bonheur en amour, la solitude affective ou je ne sais quoi d’autre dans le genre. Ce n’est pas un film de science-fiction, on est loin des idées brillantes d’Isaac Asimov quand il écrivait sa série sur Les Robots (c’est d’ailleurs ce qui manque au scénario, car on se demande constamment quelles lois précises régissent le fonctionnement du robot, qu’on peut assimiler à un simple algorythme, et pourquoi Tom se comporte parfois comme il se comporte, en faisant preuve de curiosité pour le savoir, par exemple, et en particulier lorsqu’il est seul). C’est une comédie dramatique qui se laisse voir.

Le sujet du film correspond sans doute au vieux fantasme de l’humanoïde programmé pour satisfaire amoureusement (et sexuellement, cela va sans dire) l’être humain (ce qui fera peut-être se déplacer plus d’un spectateur masculin), ce qui n’est pas une idée idiote. Il est traité avec finesse et sans aucune lourdeur, en jouant rarement avec les stéréotypes et en se gardant des clichés. Le compte rendu d’Alma, à la fin du film et après qu’elle ait congédié son Tom avant la fin de l’expérience (et après avoir fait l’amour avec lui pour la seule et première fois), est clair et de bon sens : une relation de ce type, complètement unilatérale, n’est rien d’autre qu’une illusion. Mais la dernière scène du film semble revenir sur cette morale évidente. Bon, pour être sincère, je n’ai aucune idée du propos qui serait celui de la réalisatrice (s’il y en a un), et je me demande surtout s’il n’y aurait pas eu moyen de faire un film un peu plus « rock’n roll », un peu moins sage, bref un film corrosif sur un sujet qui pouvait appeler une mise en scène moins convenue et classique.

El buen Patron, Fernando Leon de Aranoa

On devrait parfois se fier à ses impressions, ici sur une affiche qui en dit long sur ce film, entièrement construit sur le personnage d’un patron paternaliste et pour un acteur (Javier Bardem) qui, aussi bon soit-il, ne parvient pas à sauver un scénario lourdingue et une direction d’acteur sans finesse. Le bon patron, contrairement à ce qu’en disent les journalistes spécialisés, ne fait pas « rire avec brio ». Trop de caricature, trop de scènes dont on pourrait se passer, à quoi le propos répété à outrance peut être ajouté, comme si le réalisateur prenait ses spectateurs pour des demeurés à qui il serait justifié de répéter deux ou trois fois la même histoire pour qu’ils en comprennent toute la subtilité, comme si on ne savait pas rapidement que le bon patron est une enflure. La complexité de la situation de Juan Blanco (el buen patron), qui finit par s’enliser dans les stratégies fangeuses au point qu’on se dit qu’il ne s’en sortira pas sans tomber le masque, sans avoir un petit peu honte de lui, sans reconnaître un petit peu qu’il se comporte comme un gros fumier avec ses employés, et avec les gens qu’il côtoie en général, ou même sans finir entre deux flics, fait que la réalisation multiplie les lourdeurs, que le scénario devient insupportable et qu’on s’en désintéresse progressivement. Et comme tout n’est pas à jeter dans ce film, il y a bien quelques scènes (comme la scène du cimetière ou la toute dernière scène) qui pourraient être sauvées du naufrage, si seulement la démonstration s’allégeait un peu, avec un peu de finesse par exemple, mais non, le réalisateur s’enfonce en remontrant une facette du personnage qu’il a déjà eu l’occasion de mettre en scène (faire un discours à son petit monde, en les dominant physiquement par une position surélevée – faire preuve d’un cynisme à toute épreuve quelle que soit la situation). Comme si vraiment le film s’adressait à un public à la comprennette enrayée. C’est ainsi qu’on surprend de Aranoa à multiplier les redites dans un film dont il est difficile de ne pas se dire qu’il est désespérément et définitivement lourd. A fuir. Et puis, ce cinéma de caractère qui se veut critique acerbe du paternalisme patronal nous semble pour le moins anachronique, tant la figure du patron qui veut faire croire que ses stagiaires sont ses filles, ses employés ses fils, son entreprise une grande famille est datée et tant ce type de politique managériale a cédé la place à des formes de manipulation des salariés bien plus violentes encore.

Petite Fleur, Santiago Mitre

Lucie et José forment un couple mixte franco-argentin, parents d’une petite fille nouvelle-née (avec laquelle Lucie est un peu en difficulté), installés depuis peu à Clermont-Ferrand (bonjour la grisaille) où José (dessinateur de BD) travaille chez Michelin avec la mission de refaire le logo de l’entreprise (avant de se faire virer rapidement, sans que la raison soit précisée). Quand Lucie trouve un boulot, c’est au tour de José de s’occuper (avec bonheur) de l’enfant. Mais très vite le couple bat de l’aile. Lucie se lance dans une thérapie (Gestalt : bonjour la caricature de thérapeute) et José, qui semble un peu paumé, rencontre un voisin, Jean-Claude, un drôle de type, qui fait un sale boulot (il s’occupe de virer les ouvriers dans des entreprises qui dégraissent), et qui est passionné de jazz et de bon pinard. A partir de ce premier moment passé en commun, et qui se finit sur un coup de louchet au niveau de la trachée de Jean-Claude (qui l’a un peu cherché), José et lui se voient chaque jeudi, avec pour acmé le passage du morceau Petite Fleur de Sydney Bechet et le meurtre (joyeux, gore, saignant, consenti) de Jean-Claude signé José (qui s’y fait vite).

Quand Lucie quitte José (pour des raisons qu’il ne s’agirait pas de dire ici sauf à narrer tout le film), la routine de l’Argentin déraciné s’installe inexorablement, mais il retrouve le chemin du dessin, même s’il n’a pas de scénario. Vous l’avez compris, Petite Fleur est une sorte de comédie qui se penche, à sa façon, sur la relation de couple, au moment où il fonde une famille, peut-être de loin sur l’exil, mais dont le propos est sans doute la quête de l’équilibre et la routine. Ça se laisse voir (bien mieux qu’une comédie française – combien de navets pour un bon film – y en a-t-il d’ailleurs ?), c’est parfois plutôt drôle. Le personnage du thérapeute est tellement caricatural que ça en ressemble à du règlement de compte, mais l’intrigue est assez sympa. C’est sans prétention comme un bonne comédie, on sort de la salle en se disant qu’on a passé un bon moment, mais qu’on aurait pu aussi faire autre chose de sa soirée. Next…

Fuir, Jean-Philippe Toussaint

Deuxième volet de la tétralogie de Marie, Fuir est un roman de Jean-Philippe Toussaint que ses essais sur sa pratique d’écriture m’a donné envie de lire. Ecrire, dit Toussaint, c’est fuir… S’éloigner du monde réel pour tenter d’en livrer la substantifique moelle, comme il le dit à peu de chose près. Si tel est le cas pour cet écrivain contemporain dont la pensée est éminemment sympathique, intelligente, attrayante, alors, sans doute, ce texte doit-il donner au lecteur un aperçu « au plus près » de sa poétique. Autant donc recommencer la découverte de cet auteur (après une lecture de son seul premier roman, La Salle de bain, choisi à l’époque pour son titre, et un peu pour son résumé qui m’avait sans doute fait penser à L’Homme qui dort, de Perec…) en lisant Fuir. Le discours de Toussaint sur le style m’a fait également penser que l’homme avait revu sa façon d’écrire, en cherchant à sortir d’un style qui m’avait paru minimaliste dans son premier livre.

En effet, Fuir est un roman dans lequel le style est travaillé, loin de la « ligne claire » des un-e-s et des autres, et la phrase longue n’y est pas rare, l’écrivain cherche clairement une voi-e-x différente, comme ses essais le laissent penser. Quand l’urgence est au rendez-vous, l’urgence littéraire dont il développe de façon intéressante le concept dans L’Urgence et la patience, quand le thème de la fuite est présent et emporte tout, sans pour autant laisser de côté l’intrigue (car la fuite y est centrale), le texte se met à vivre intensément et l’écriture est là, le souffle, le style, bref la littérature. Marie, la compagne du narrateur, personnage central de cette série de quatre romans, est absente pendant le deux premiers tiers du texte, qui se passe en Chine. Une femme, Li Qi, pourrait, sinon la remplacer, du moins en être une sorte d’alternative. Mais il n’en sera rien. Un homme, inquiétant, pour le moins, accompagne le narrateur même quand il pense en être débarrassé, au point de croire qu’il n’existe que pour ne lui laisser aucune autonomie. Il en va peut-être autrement. Mais il s’agit de la tétralogie de Marie, et la dernière partie du livre ramène l’intrigue et le lecteur vers elle, sur l’île d’Elbe, contraste saisissant entre les villes de Shangaï et Pékin, grise et polluée, et la luminosité d’azur de la Méditerranée. Pourquoi le narrateur doit-il retrouver si soudainement cette femme qu’il aime et interrompre brusquement son voyage, entamé sous de bons auspices, malgré quelques rebondissements douteux, qui l’entraînent vers un monde d’illusion dont il est sans doute préférable de se tenir à distance, pourquoi le retour en Europe s’impose-t-il si impérativement ? La réponse à cette question est à vrai dire sans importance. L’essentiel est de suivre ce narrateur dans cette errance qui mène vers Marie, une femme qu’il fuit sans pouvoir la quitter, une femme qui le quitte sans pouvoir le fuir, en se laissant porter par une écriture des sensations qui vaut qu’on se détourne du tout-venant des romans sans profondeur. Retrouvailles réussies avec la littérature de Jean-Philippe Toussaint, cet admirateur sincère de Beckett qui a trouvé sa voie et mérite plus qu’une simple considération. Si écrire, c’est fuir, alors Jean-Philippe Toussaint fuit très bien…

Tous les hommes sont menteurs, Alberto Manguel

Alberto Manguel, qui fut en ses jeunes années lecteur de Borges (voir son court récit Chez Borges). Alberto Manguel, l’essayiste (voir son Journal d’un lecteur ou La Cité des mots). Enfin, Alberto Manguel, le romancier. Tous les Hommes sont menteurs est donc un roman, qui expérimente une narration tournante : cinq parties, cinq narrateurs différents, et le premier narrateur n’est autre qu’Alberto Manguel lui-même. Ce n’est d’ailleurs pas la partie la mieux réussie. Tout tourne autour autour d’un personnage, Alejandro Bevilacqua, qu’on sait mort dès le début du livre. Terradillo, un journaliste français d’origine espagnole, mène l’enquête sur la mort inexpliquée de ce réfugié argentin. Chaque narrateur du livre donne sa vision du personnage, vision divergente des quatre autres, bien sûr. On ne se demande évidemment pas qui ment, sans doute aucun. En revanche, les personnages secondaires mentent sans doute, dans l’intrigue. Bevilacqua, qui ne se lasse pas de raconter sa vie à ceux qui veulent bien l’écouter, même si comme Manguel ils en sont las, ment sans doute sans même en être conscient. Qui est donc ce Bevilacqua ? Pauvre bougre sans relief, élevé par une grand-mère rigide et castratrice, selon Manguel ; génie littéraire auteur d’un seul livre, mais un chef-d’œuvre, selon sa dernière maîtresse, édité à Madrid sans que Bevilacqua ne soit prévenu, livre qui est le déclencheur de la mort de son présumé auteur ; imposteur, salaud littéraire, selon Manuel Olivares, qui prétend être le véritable auteur d’Eloge du mensonge, ce chef-d’œuvre édité sous le nom de Bevilacqua ; salopard qui a séduit la femme d’un autre, du nom de Gorostiza, sauf que ce Gorostiza, fils de colonel, le vendra, lui et celle qu’ils aiment tous les deux, aux militaires argentins, ce qui lui vaudra de connaître les geôles et la torture de la dictature ? Difficile de faire un portrait objectif du personnage, ce à quoi renonce finalement le dernier narrateur du roman, Terradillos, ce journaliste qui ne se sent pas l’âme d’un conteur ou d’un romancier et renonce à écrire la vie de cet écrivain si particulier. Un seul livre, et aussitôt publié, la mort ! Comment écrire un texte objectif à partir de témoignages si contradictoires ?

Manguel s’est sans doute bien amusé en écrivant ce roman, malgré des débuts un peu laborieux (psychologie un brin ennuyeuse, étalage d’une culture littéraire énorme, mais parfois encombrante, même quand Manguel convoque Enrique Vila Matas, qui connaît bien sûr Bevilacqua, à l’aune de son Bartleby et cie, roman sur les écrivains qui préfèreraient ne pas… écrire, et abandonnent la littérature après un ou deux bouquins, quelques lourdeurs dans l’intrigue qui rendent la lecture un rien redondante…), et réussit à embarquer son lecteur dans ce kaléidoscope qu’est le roman, dans lequel se reflète, toujours changeant, toujours changé le visage multi-facettes d’Alfredo Bevilacqua, homme falot ou homme génial, véritable Bartleby de l’écriture ou auteur de mauvais romans-photos, terrible séducteur ou homme qui ne choisit pas en amour, salaud ou héros. Bevilacqua, Bevilacqua, Bevilacqua. Amour et littérature, création et imposture. Pas étonnant que Manguel ait convoqué dans son bouquin le grand Vila Matas. Vila Matas aurait pu écrire ce roman. Je pense même que c’est lui qui l’a écrit et l’a offert à Manguel, comme il se plaît à le faire avec le critique français d’art, Jean-Yves Jouannais, qui le lui rend bien, d’ailleurs, en lui offrant certains de ses bouquins que Vila Matas publie alors à son nom sans barguigner.

Les Petrov, la grippe, etc. Alexei Salnikov

Les Petrov, la grippe, etc, du poète russe Alexei Salnikov, est bien sûr le roman qui a été adapté par le trublion génial du cinéma Serebrenikov (titre : La Grippe de Petrov, chroniqué sur ce blog il y a déjà quelques mois). L’image de couverture du roman dans sa traduction française est d’ailleurs issue du film… Il est rare de lire un livre après en avoir vu l’adaptation cinématographique, c’est le plus souvent dans l’autre sens que les choses se font… Il est assez rare, il me semble, de préférer le film au livre. C’est pourtant le cas pour ces deux objets si proches et si différents que sont La Grippe de Petrov et Les Petrov, la grippe, etc., que je n’ai pu m’empêcher, pendant ma lecture, de comparer. Il est vrai que le film est d’une force étonnante. Serebrenikov, sans être infidèle au texte, en a magnifié les passages les plus importants, a su tirer parti des particularités des personnages pour filmer quelques scènes d’anthologie… Par exemple, Petrova, la femme de Petrov, durant ses crises de folie, quand elle se transforme en tueuse sans pitié, devient un personnage fantastique, dont les pupilles se dilatent au point que l’iris en devient entièrement noire, et que même le blanc de l’œil disparaît. C’est le signal du début de sa folie meurtrière, qu’elle assouvit joyeusement, du poing ou au couteau, sur des hommes dont le comportement a le malheur de lui déplaire. Dans le livre, ou plus exactement dans le chapitre sobrement intitulé Petrova devient folle, ces excès de folie sont annoncés par une « spirale froide qui palpitait en elle, dans la zone de son plexus solaire », ce qui est moins impressionnant que le regard modifié du personnage dans le film. D’autant que ce qui est dans le livre présenté comme une forme de folie, n’est pas commenté dans le film, mais donne lieu à deux scènes d’une violence magnifiée par la mise en scène et son aspect fantastique et fantasmé.

Ce n’est évidemment pas tout, là où le film semble à plus d’une occasion complètement délirant, le roman reste sage, tant dans son intrigue que dans sa forme narrative. On y retrouve avec plaisir les personnages de Petrov, Petrova et Petrov junior, le personnage insupportable d’Igor, une vague connaissance de Petrov qui obtient à peu près toujours ce qu’il veut des autres, à savoir qu’ils sortent avec lui le soir pour s’enivrer de vodka dans des errances sans fin à travers la ville et le froid. Mais là où le film fait de la virée de Petrov et Igor, dans un corbillard garni (d’un cercueil et son macchabée, et du chauffeur !), le centre de sa narration (en le magnifiant par une folie de bon aloi et quelques effets simples, mais d’une efficacité et d’une esthétique incroyable), le roman ne lui consacre qu’une courte partie de son premier chapitre, pour ensuite se concentrer sur la vie des Petrov, ce qui se passe dans la tête de Petrov, ce qui se passe en Petrova quand elle pète un plomb…

De ce point de vue, la lecture du roman m’a sans doute paru un peu longuette, même si j’avais plaisir à retrouver l’univers de cette famille, « entre délire et réalité » comme le dit la quatrième de couverture, mais quand il s’agit de narrer entre délire et réalité, Serebrenikov est indépassable. Les trois cent pages du roman m’ont donc paru un peu trop nombreuses, on aurait pu sans doute se contenter de deux cents, mais il s’agit malgré tout d’un bon premier roman et je serais curieux d’entendre un lecteur qui n’aurait pas vu le film me parler du texte d’Alexei Salnikov. Pour finir, en pensant que l’image peut sans doute rendre un univers délirant avec plus d’efficacité que la phrase, il me revient à la mémoire que Salnikov est un poète (visiblement reconnu dans son pays comme l’un des plus importants du moment) et qu’il ne devrait donc pas manquer d’images fortes et de capacité à aller du côté de la folie en mettant le feu à son texte et ses phrases. Ce n’est hélas pas le cas dans ce roman qui ne manquait pourtant pas d’occasions de mettre en branle une machine poétique forte et turbulente, en particulier dans les quelques scènes qui s’y prêtaient et il s’en trouve quelques-unes. Mais le texte reste sage, trop sage. Hélas, mille fois hélas.

Je tremble ô Matador, Rodrigo Sepulveda

Sublimée par l’excellent acteur chilien Alfredo Castro (vu récemment dans Karnawal dans le rôle d’un voyou sorti de prison, où il était déjà incroyable), celle qui n’a pas de nom, un travesti sur le retour (« Je suis vieille », dit-elle à son jeune ami Carlos, dont elle est évidemment tombée amoureuse), a accepté de cacher à son domicile des « cartons de livres d’art », dans lesquels elle s’aperçoit vite que le jeune homme qui lui a sauvé la mise après une descente de la violente police de Pinochet dans un cabaret de travestis cache en réalité un véritable arsenal. L’adaptation cinématographique est plutôt très fidèle au roman, même s’il a bien fallu couper les chapitres où le lecteur est entraîné par Pedro Lemebel dans la vie de Pinochet et de sa femme. On retrouve les mêmes scènes que dans le roman, l’anniversaire de Carlos avec des enfants du quartier, la scène durant laquelle une bourgeoise qui reçoit « le général » à sa table lui commande une nappe brodée, un travail pour lequel elle tient à ne pas être déçue, les scènes avec les copines travesties du personnage principal. Le regard porté sur ce petit monde des « tafioles » comme les appellent les flics du dictateur est aussi tendre que celui de l’écrivain. Le jeune architecte est lisse, bien moins charismatique que le vieux travesti, mais il prévoit avec ses camarades de combat un attentat contre le tyran. C’est ce qui va soutenir l’intrigue, puisque « la Loca », revenue sans doute de tous les combats amoureux, a encore un cœur capable de s’émerveiller et succombe, fermant les yeux sur ce qui se passe chez elle, cela lui permettant après tout de revoir celui qu’elle aime. Elle se tient pourtant à distance du politique, pour une raison qu’elle explique à son architecte et qu’on ne trouvait pas dans le roman (Lemebel était communiste) : « Il n’y a pas de folles chez les communistes, pas plus que que chez fascistes. Le jour où la Révolution nous fera une place, tu me trouveras au premier rang. »

Tengo miedo, Torero, le titre du film en espagnol, est aussi celui d’une chanson sud américaine traditionnelle. La loca l’écoute en boucle, ce sera le mot de passe qu’elle utilisera avec son « chéri » activiste, en cas de besoin. Aussi le film fait-il une place importante à la musique (en particulier quand le loca rejoue ses anciens numéros de cabaret) et la bande-son mérite qu’on l’écoute hors contexte, avec entre autres un passage du merveilleux traditionnel La Llorona. Quant à la photographie, plutôt léchée, du film, elle participe du plaisir qu’on a à suivre les aventures des deux marginaux. Enfin, les dialogues et la mise en scène laissent une belle place à l’humour. Autant de qualités qui font de Je tremble ô Matador, sinon un grand film, du moins un film auquel on assiste avec plaisir.

Clara Sola, Nathallie Alvarez Mesén

Costa-Rica, dans une maison isolée près d’une forêt, vivent trois femmes : la mère, sa fille Clara (40 ans) et Maria sa petite-fille orpheline (15 ans). Clara a un don de guérison (elle a d’ailleurs vu la Vierge), mais aussi un handicap (une colonne vertébrale sérieusement déformée), dont on se demande s’il n’est pas doublé d’un handicap mental (léger). Clara communie avec la nature, elle sent venir les tremblements de terre et annonce la pluie, entretient une relation quasi fantastique avec sa jument blanche Yuka, ressuscite un scarabée qu’elle garde dans sa chambre. Les cérémonies religieuses de guérison qu’organise sa mère pour le habitants du village malades, où Clara doit se conformer à un rite pesant, les frontières autour de la maison, symbolisées par des chiffons bleus attachés à des poteaux par la grand-mère, semblent infranchissables. Il semble que Clara ne choisisse pas grand-chose dans sa vie. Le plaisir lui est interdit, parce qu’elle a vu la Vierge, certes, mais aussi comme il est souvent interdit aux personnes handicapées. Sa mère lui fait tremper les doigts dans une purée de piment fort pour éviter toute dérive… « Elle recommence ses cochonneries », commente-t-elle, alors qu’une novella diffuse à la télévision une scène de baiser et que Clara laisse errer sa main où il ne faudrait pas. Clara vit une vie dans laquelle son hyper-sensorialité est contrôlée. Le carcan religieux, la frustration sexuelle, la privation de liberté, jusque dans le choix des robes qu’elle doit porter, sévissent et on peut se demander si le destin de Clara ne symboliserait pas celui des femmes en Amérique du Sud… Pourtant cette jeune femme, si soumise en apparence, va progressivement s’émanciper, tout en douceur, de cet emprisonnement familial, mais aussi de façon violente, de la chape de plomb qui lui est imposée par le conditionnement maternel. L’arrivée d’un jeune saisonnier qui travaille au village y est sans doute pour quelque chose, en réveillant le désir pour un homme chez Clara. Ce film pourrait être banal, mais la réalisatrice, Nathalie Alvarez Mesén, en choisissant pour sa mise en scène la poésie, le réalisme magique, la sensorialité et une sensualité à fleur de nature, une bande-son en parfaite adéquation avec la forme du film, transcende son sujet (comme son héroïne, le film n’est pas bavard et ce sont les images, les symboles et la musique qui importent), jusqu’à un final assez formidable, spectaculaire sans excès et à double-sens qui permet au spectateur de prendre congé, de cette héroïne magnifiquement incarnée par la danseuse Wendy Chinchilla Araya, en fonction de sa propre sensibilité. Morte ou vivante, Clara s’est libérée de son emprisonnement, dans un film sensible, subtil et délicat à ne manquer sous aucun prétexte.

La Semaine perpétuelle, Laura Vazquez

Laura Vazquez est une jeune poétesse marseillaise dont l’œuvre de poésie sonore peut sans doute, si l’on veut y apposer une étiquette, être située dans la filiation d’un Christophe Tarkos. Ici, avec La Semaine perpétuelle, on a affaire à un premier roman, dont la poétique est proche de ce que Vazquez écrit habituellement, et qui peut faire penser à ce qu’écrit Charles Pennequin (même si la jeune auteure ne le citerait sans doute pas parmi ses influences, ce dont à vrai dire je ne sais rien). Autant dire que ce livre n’est pas à classer sur le même rayon que les romans plan-plan qui inondent les tables des librairies, ces bouquins sans âme, ces bouquins qui ne cherchent surtout pas à expérimenter, ces bouquins à l’intrigue linéaire, ces livres assez impersonnels qu’on oublie aussitôt qu’on les a lus, soulagé d’en finir avec eux. Bref, La Semaine perpétuelle narre, si on peut dire, si on veut en résumer « l’intrigue », l’histoire d’une drôle de famille : le père a des éponges pour tout, plafond, sol, murs, couverts, grand-mère, enfants, même pour effacer le passé, enfin il aimerait en avoir une de ce genre, et il nettoie tout, sans cesse ; Sara, la fille aînée, ne supporte pas trop la réalité trop proche ; Salim, le fils, ne sort plus de la maison, ne va plus à l’école, et publie sur Internet des vidéos, mais aussi des poèmes ; la grand-mère est malade et même plus, elle va mourir si sa fille ne lui fait pas don de je ne sais plus quel organe, peut-être du sang. La mère s’est barrée, elle a abandonné toute la maisonnée, le père ne veut plus parler d’elle, ça le met en colère, il veut l’oublier. Voilà le fil rouge de ce texte, qui part vers d’autres cieux, poétiques, à la moindre occasion. Les jeunes protagonistes du livre ont toujours le portable à la main et le texte parle beaucoup des publications délirantes de Salim, mais aussi de ce qu’il trouve sur Internet, des commentaires sur ses vidéos ou ses textes.

L’écriture est étrange, simple, obsessionnelle, répétitive (cf Pennequin) et n’est pas celle de la majorité des romans, il s’agit d’une écriture poétique, on pourrait dire que La Semaine perpétuelle est un roman-poème (cf Pennequin). En voici l’incipit : « Une tête ne tombe pas, elle ne peut pas tomber. Elle est reliée par un fil qui descend jusqu’en bas de la personne, et sil la tête tombe, le reste tombe. Il ne faut pas casser notre tête, mais on peut casser nos membres. Quand on se casse un membre, on se souvient du membre. Quand une dent s’infecte, elle vibre à l’intérieur, on dirait qu’elle nous parle. » etc… Il y a quelques trouvailles dans l’histoire, un espace noir dans la chambre de Sara, par exemple, dans lequel il ne faut pas entrer, qu’il ne faut pas approcher de trop près. Un jour, Sara dit à son père qu’elle est entrée dans le trou noir de sa chambre. Il ne lui ai rien arrivé de grave, mais le père n’aime pas ça, il lui reproche, il reproche à ses enfants, de toujours faire des histoires. Il a l’assistante sociale, un homme, sur le dos depuis que Salim n’est plus scolarisé. Le père est inquiet, il ne voudrait pas perdre le logement social qu’on lui a accordé. « Je peux vous enlever votre maison, ce qui compliquerait une situation déjà complexe, et ça personne ne le souhaite, monsieur, surtout pas moi, surtout pas vous, vice-versa. (…) Tous les documents relatifs aux personnes à charge ont été remplis par ma supérieure dans un bureau blanc sur un ordinateur énorme. Un bureau neuf, non personnalisé, sur un ordinateur immense. J’ai assisté en personne à la procédure d’unification des éléments. La situation est alarmante, monsieur, façon de parler bien sûr, car alarmante ne signifie pas qu’une alarme va sonner dans votre maison, ne vous y trompez pas. » Voilà comment parle l’assistante sociale, qui est un homme.

Le roman est long (320 pages), il aurait sans doute pu être plus court, sans que l’ensemble en souffre. Laura Vazquez a écrit une œuvre originale, depuis sa voix de poète sonore, un texte qui mérite de trouver ses lecteurs et ses lectrices, car tous les écrivains qui cherchent autre chose, ce qui est son cas, le méritent. Lisez sans peur Laura Vazquez !

L’Urgence et la patience, Jean-Philippe Toussaint

Court recueil d’articles sur l’écriture, L’Urgence et la patience confirme que Jean-Philippe Toussaint est un écrivain très à l’aise avec le recul réflexif sur sa pratique et un lecteur dont les goûts littéraires sont aussi avisés que ses analyses. Tout comme dans le récent ouvrage de la collection Secrets d’écriture, Toussaint y revient d’abord sur ses premiers pas d’écrivain, avec une modestie remarquable, puis, dans un très court texte, sur ses bureaux (un lieu de travail comme un autre), avant de nous offrir un texte plus conséquent sur ce qui constitue à ses yeux l’essentiel de l’acte d’écriture, deux façons de faire qui s’opposent et se complètent, s’opposent et se marient, l’urgence et la patience, deux notions qu’il juge « apparemment inconciliables » (mais les apparences sont trompeuses, on le sait). Sans patience, la patience qui permet au livre de se construire peu à peu, sous le crâne de l’écrivain, puis sous sa plume, pas d’urgence en vérité. Sans l’urgence, celle qui permet au texte de venir comme l’eau coule de source, celle qui permet aux phrases de s’agencer à merveille, à quoi servirait la patience ? Il y a chez les écrivains, souligne Toussaint, des patients (Flaubert en serait sans doute le premier représentant) et des urgents (Rimbaud), mais au bout du compte, comme toujours avec ce genre de catégorisations, chaque écrivain est inévitablement les deux à la fois, avec sans doute une tendance dominante. Après ce chapitre qui donne son titre au livre, quelques articles moins forts, dont ceux consacrés à la lecture de Proust, mais qui parle surtout des fauteuils dans lesquels Toussaint a lu la Recherche, et à la lecture de Dostoïevski (plus pertinent), dans lequel l’auteur se penche sur le don du Russe quand il s’agit de manier la prolepse. Avant de finir en beauté avec trois articles consacrés à la seule influence de Toussaint, le grand, le génial Samuel Beckett, influence que l’auteur a du dépasser pour pouvoir écrire lui-même et se faire une personnalité d’écrivain. Dans cette fin de livre, le lecteur que je suis a bu du petit lait, car tout ce qui s’écrit sur l’écrivain irlandais me semble digne d’être lu. Et les textes de Toussaint n’échappent pas à cette croyance. Bref, je vous recommande L’Urgence et la patience à plus d’un titre, si vous vous intéressez aux essais littéraires, cela va sans dire.

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 12

« Comme chez tous les grands auteurs, comme dans tous les grands livres, c’est dans des questions de rythme, de dynamique, d’énergie, dans des critères de forme que le livre se joue. La voie avait été ouverte par Flaubert cent ans plus tôt, quand il rêvait d’un livre sur rien (« un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en l’air »). Mais même de ce « rien » flaubertien, comme ultime matière romanesque exploitable, Beckett paraît se méfier. Beckett se méfie des agréments du « rien », comme il se méfie des outils qui pourraient l’exprimer. Beckett ne vise qu’à l’essentiel, dénudant la langue jusqu’à l’os pour approcher une langue inatteignable. S’il choisit d’écrire en français, c’est parce que le français lui apparaît comme une langue où l’on peut écrire sans style, alors que l’anglais offrirait trop d’occasions de virtuosités. Mais il y a, je crois, quelque chose de plus dans l’œuvre de Beckett, quelque chose qui se situe au-delà même du langage. Au-delà du langage, il reste quoi, alors, dans un livre, quand on fait abstraction des personnages et de l’histoire ? Il reste l’auteur, il reste une solitude, une voix, humaine, abandonnée. L’œuvre de Beckett est foncièrement humaine, elle exprime quelque chose qui est du ressort de la vérité humaine la plus pure. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 11

« D’une certaine façon, l’œuvre de Beckett est inabordable, ou, pour le dire autrement, tous les critères habituels de présentation d’un livre sont ici caducs, inappropriés, débiles, inopérants. En général, pour présenter un livre, on évoque son histoire. Ici, l’histoire est absente, et l’intrigue, l’anecdote, réduite au minimum. L’histoire n’est pas l’enjeu, ce n’est pas là que le livre se joue, ce n’est pas l’essentiel. Il serait vain et téméraire (ou « frivole et vexatoire », pour reprendre de savoureux adjectifs de Beckett dans Murphy) de vouloir essayer de résumer Molloy, Malone meurt et L’Innommable. On échouerait nécessairement à remplacer les mots par les mots, quand il s’agit de Beckett. « J’ai l’amour du mot, les mots ont été mes seuls amours, quelques-uns » (Têtes mortes). Le contexte historique est tout aussi absent de l’œuvre de Beckett, il n’est jamais fait allusion à une situation politique ou à un contexte social, nous sommes dans un temps pur préservé de l’histoire, nous sommes dans un monde atemporel. Mais où sommes-nous, alors ? Nous sommes dans une conscience, me semble-t-il, dans l’esprit de Beckett, et nous y vivons heureux quelques heures, le temps de la lecture. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Duel à Ichijoji, Hiroshi Inagaki

Après la très agréable surprise du premier volet de la trilogie de Musachi, le deuxième volet, Duel à Ichijoji, nous a paru bien fade, disons-le d’emblée. La faute à cette métamorphose qui fait du personnage de Takezo, un paysan rustre, brutal et un peu fou, un « sage », un samouraï un tantinet trop propre sur lui, même s’il reste toujours aussi amoureux de son sabre, bref un héros convenu, qui gagne évidement tous ses combats, que ce soit contre un grand maître ou contre 80 combattants d’une école de Kyoto, tous plus traitres les uns que les autres, qui ont jeté aux orties l’honneur du samouraï et n’hésitent pas, pour venir à bout de Musashi Miyamoto, le plus grand samouraï du Japon, qui ne recule devant aucun combat, même les plus difficiles, sauf peut-être le combat qu’il semble mener contre les femmes, devant lequel il prend inévitablement la fuite. Bref, là où nous avions grandement apprécié dans La Légende de Musashi un film qui mêlait les genres, avec ses personnages de comédie (Takezo, le moine Takuan) et ses quelques combats bien dans l’esprit du film de samouraï, Duel à Ichijoji ne passe pas la rampe. Nous l’avons sans doute vu avec plaisir, mais un plaisir mesuré, qui a mis un terme au projet de voir la trilogie en trois soirées. Ce soir La Voie de la lumière, dont le pitch est connu d’avance quand on a découvert le personnage du samouraï ambitieux et talentueux Kojiro Sasaki, qui va évidemment défier Musachi. L’issue de leur combat est certes indécise, mais elle se décidera hors notre présence et nous n’en témoignerons donc pas demain ! Quant aux spectateurs de cette trilogie qui comparent Inagaki à Kurosawa, nous les laisserons à leurs spéculations et autres billevesées…

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 10

« Je ne me suis pas à proprement parler identifié à Molloy, ou à Malone, mais j’ai compris, en lisant Beckett, que c’était là une façon d’écrire possible. Les autres écrivains que j’admirais, Proust, Kafka, Dostoïevski, je pouvais les admirer sans avoir besoin d’écrire comme eux, mais avec Beckett, c’était la première fois que je me trouvais en présence d’un écrivain auquel j’ai senti inconsciemment que je devais me mesurer, me confronter, de l’emprise duquel je devais me libérer. Sans en être vraiment conscient, je me suis mis à écrire comme Beckett (ce qui n’est pas une solution quand on cherche à écrire – car, qui qu’on soit, vaut mieux écrire comme soi). J’ai été au bout de cette impasse, j’ai connu une période d’abattement et de dépression. Cela a été une épreuve douloureuse, mais salutaire, j’ai dû me défaire de cette influence décisive, de ce regard terriblement lucide sur le monde, noir, pascalien, en même temps que porteur d’énergie et d’un humour triomphant. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

La Légende de Musachi, Hiroshi Inagaki

Premier volet d’une trilogie, La Légende de Musachi de Hiroshi Inagaki (1954) est l’histoire d’un jeune villageois qui, voyant passer une armée, décide de s’engager pour aller combattre, avec à l’esprit le rêve de devenir un grand samouraï. Il n’a rien à perdre, sa famille le rejette parce qu’elle le considère comme trop violent, il n’a pas de promise, contrairement à son ami Matahachi qui délaisse sa mère et la jolie Otsu pour l’accompagner. On est en 1600, le Japon vient de passer par une longue période de guerre civile. Las, la guerre n’est pas le terrain de jeu où les deux hommes se feront une renommée de grands combattants. Leur camp est vaincu, et nos deux héros s’enfuient comme ils peuvent, Matahachi blessé et soutenu par Takezo. Ils trouvent refuge chez une veuve et sa fille, chez qui Matahachi va faire le choix de rester. A peine revenu au village, Takezo connaît quelques ennuis. Une battue est organisée pour l’arrêter, mais on ne peut le circonvenir aussi facilement, car ce fou furieux met en déroute toutes les milices les mieux armées ! Seul le moine zen du village, Takuan Soho, est assez filou pour le ramener au bout d’une corde au village.

Takezo, qui, à la fin du film, est rebaptisé Musachi, est joué par l’acteur fétiche du cinéma japonais des années 50, Toshiro Mifune. Performance de haut niveau de l’acteur qui sait tout jouer, la furie, la violence, la folie, mais aussi la sagesse. Son personnage, dans les dernières images du film est méconnaissable et on du mal à croire que c’est le même acteur qui lui prête ses traits. Le jeu de Mifune n’est pas le seul atout de ce film, dans lequel on plonge avec délice. Les aventures de Takezo sont en effet intéressantes à suivre, même si l’intrigue peut paraître décousue et si les scènes du film se suivent et se ressemblent, ou pas… C’est le portrait d’un homme, et surtout d’un futur grand samouraï, qui s’esquisse progressivement : fruste et violent, au départ, plutôt effrayé par les femmes, il faudra toute la bonne volonté de la jolie Otsu pour le faire s’intéresser, de loin, au beau sexe, un peu fou, naïf face au pervers Takuan qui le roule dans la farine comme il veut, Takezo est un paysan mal dégrossi. Le premier volet de la trilogie va lui permettre d’évoluer vers la sagesse et la philosophie grâce à la ruse du moine qui parvient à l’enfermer dans une chambre du château d’Hiroshi, avec des piles de livres de sagesse qu’il devra à tout prix assimiler s’il veut en sortir libre. Les dernières images du film (qui se voit avec le même plaisir qu’ont les enfants à entendre des contes) nous montre un Musachi métamorphosé, prêt à partir pour son initiation de samouraï, seul, bien sûr, puisque s’il revoit Otsu avant son départ, il prend la fuite après lui avoir fait croire qu’il l’emmenait avec lui. Normal : le rôle d’Otsu consiste à attendre les hommes en qui elle croit. La pauvrette !… Suite avec Duel à Ichijoji ce soir. Chic !

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 9

« Je ne prends quasiment pas de notes préparatoires avant de commencer un livre. Il faut qu’un roman soit déjà en cours pour que ma pensée puisse s’accrocher à un épisode du livre existant, à une scène en gestation qui commence à émerger lentement dans mon esprit, à la manière de ces formes blanchâtres aux contours flous et mouvants qu’on voit se dessiner sur les échographies. Les notes, c’est donc plutôt pendant les phases d’écriture que je les prends. Parfois, à Ostende, je m’arrête sur la digue et j’exhume un carnet de ma poche, que j’extrais de chiffonnements de mouchoirs en papier pailletés de grains de sable, pour griffonner rapidement quelques mots debout sur la digue, dans le vent et la bruine, parfois sous l’averse, c’est très beau de voir alors cette idée que je note se diluer instantanément sous la pluie. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

L’Ecole du bout du monde, Pawo Choyning Dorji

Au royaume du Bhoutan, pays du « Bonheur National Brut », concept inscrit dans la constitution en 1988 et véritable modèle de développement culturel et environnemental du pays, un jeune homme orphelin et instituteur qui doit une cinquième et dernière année de travail à son pays est nommé dans le village le plus reculé du pays, à Lunana très précisément. Village de montagne (4800 mètres d’altitude), Lunana ne s’atteint qu’après six jours de marche, sous l’escorte attentionnée de deux hommes du village qui tentent de partager avec Ugyen leur plaisir de vaincre le dénivelé et de marcher vers leur village, en évitant les ornières boueuses et en traversant les ruisseaux et les rivières. Ugyen est musicien, son rêve serait de faire carrière en Australie, c’est un urbain que les hautes et pures montagnes n’attirent pas, que l’enseignement ne passionne pas. Il voudrait quitter ce travail d’instituteur, mais il doit encore une année. Le jour de son arrivée à Lunana, il parle d’ailleurs de repartir dès le lendemain. La classe est une cabane aux murs de terre, il n’y a pas de tableau, pas de matériel, des tables et des chaises rudimentaires. le lendemain matin, après une nuit plutôt fraîche, une petite fille vient réveiller le maître. L’école commence normalement à huit heures trente. La rencontre dure peu de temps, le maître renvoie chez eux les élèves, mais alors qu’on l’imagine prêt à marcher vers la vallée pour quitter les lieux, il prépare des cours pour le lendemain et le film va nous donner à voir sa métamorphose. La rencontre avec les enfants, tous plus gentils les uns que les autres, avec le chef du village, plein de respect pour l’enseignant, et plein d’espoir pour les jeunes élèves (le maître est celui qui touche l’avenir), avec une jeune chanteuse qui lui apprend un chant difficile et qu’elle maîtrise à la perfection, vont l’inciter à faire preuve d’imagination pédagogique pour transformer sa classe et transmettre aux enfants, sous le regard d’un yak offert par la chanteuse (sa bouse séchée est utilisée pour allumer le feu du petit poêle de la classe et de la chambre du maître) et qui mange du foin au fond de la classe, les connaissances élémentaires dont ils ont besoin pour commencer leur formation. Bien sûr, les enfants sont respectueux et plein de gratitude pour ce jeune maître, les habitants du village également, et la rencontre est belle. Bien sûr, le paysage de haute montagne est somptueux et les images magnifiques. Bien sûr, on pense que l’instituteur va rester et abandonner son rêve d’artiste.

Le film est d’une beauté simple, pleine d’émotion et les valeurs humaines qu’il véhicule font du bien à l’âme. La transformation philosophique du jeune homme, qui arrive de mauvaise humeur, le casque de son téléphone portable sur les oreilles, écoutant une musique occidentalisée de piètre qualité (comme celle qu’il joue), bref d’un jeune homme individualiste qui découvre les belles valeurs spirituelles, collectives et humaines des habitants de Lunana est de celles qu’on peut apprécier dans toute intrigue d’initiation bien mené. Ce monde à l’opposé du monde moderne dont il rêve lui offre bien plus qu’il ne l’imaginait en y arrivant. Lorsqu’il part, Ugyen n’est plus le même jeune homme, même s’il n’a pas oublié son rêve de départ. Il est sans doute désormais un adulte, qui saura tirer les leçons de la plus belle expérience de sa jeune existence.

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 8

« L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience. Elle en est la récompense, le dénouement miraculeux. Tous les efforts que nous avons consentis au préalable pour le livre ne tendaient en réalité que vers cet instant unique où l’urgence va surgir, le moment où ça bascule, où ça vient tout seul, où le fil de la pelote se dévide sans fin. Comme au tennis après les heures d’entraînement, où chaque geste est analysé, décomposé, et refait à l’infini, mais reste raide, figé et sans âme, il arrive un moment, dans la chaleur du match, où on commence à lâcher ses coups et où on réussit certaines choses qui auraient été inimaginables à froid et n’ont été rendues possibles que par la rigueur et la ténacité de l’entraînement qui a précédé. Dans ces moments, dans la chaleur de l’écriture, on peut tout tenter, tout nous réussit, on effleure la bande du filet, on frôle les lignes, on trouve tout, instinctivement, chaque position du corps, le fléchissement idéal du genou, la façon d’armer le bras et de lâcher le coup, tout est juste, chaque image, chaque mot, chaque adjectif pris à la volée et renvoyé sur le terrain, tout trouve sa place exacte dans le livre. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Utama, la terre oubliée – Alejandro Loayza Grisi

Premier film de Loayza Grisi, Utama, la terre oubliée est une œuvre cinématographique de très grande qualité, que les contemplatifs aimeront pour la splendeur désolée des paysages que les hauts plateaux boliviens proposent, pour la lenteur de l’action et le temps de l’intrigue, enfin pour une histoire où la symbolique et un mysticisme discret sont au rendez-vous. Virginio, un vieil homme, et sa femme Sisa (deux personnages formidablement campés par des acteurs sobres et amateurs, des habitants du village) ne projettent pas de quitter leur terre, à l’instar d’une majorité de villageois, à un moment où la désertification gagne, où faire boire leur troupeau de lamas devient une aventure quotidienne de plus en plus délicate, à un moment où faire pousser quelques rangs de patates et de haricots s’avère aléatoire. Il n’a pas plu sur Utama depuis trop longtemps. Leur fils a choisi de vivre à la ville depuis des années. Quand Clever, leur petit-fils de 19 ans, leur rend visite à l’improviste, Virginio se méfie. Il sait que la question de leur départ va être posée, mais lui, qui se sait malade et même gravement malade, veut mourir chez lui, et sans doute pas dans l’anonymat glacé de la blancheur d’un hôpital.

Le conflit entre les deux hommes, conflit de générations, ne nous est pas épargné, mais c’est aussi leur véritable rencontre qui est superbement mise en scène, dans des moments de banalité partagée, celle d’un rude quotidien de labeur et de souffrance, celle de la découverte de la fragilité de Virginio (« Tu vas mourir », se dit-il à lui même, après une énième quinte de toux à n’en plus finir). La relation entre la grand-mère et le petit-fils est plus douce. Le jeune homme se plie à la discipline que lui impose son grand-père, comme pour le mettre à l’épreuve. Les deux vieillards s’accrochent à leurs traditions et à leur terre.

Les questions posées par le film sont profondes. Comment éviter des exodes rurales et des migrations imposées par le réchauffement climatique ? Comment couper à la perte de modes de vie traditionnels et à la disparition de cultures aussi belles qu’anciennes dans ces conditions ? Quelle place des êtres humains qui n’ont jamais connu que la ruralité et leur métier de paysan, la modestie d’une vie de labeur, d’élevage et de petite agriculture pourraient-ils trouver dans un monde urbain où la technologie est la nouvelle religion ? Virginio, en choisissant de ne pas se faire soigner et de mourir dans la dignité et dans son lit, Sisa, en choisissant de ne pas quitter sa terre, même une fois veuve, répondent à leur façon à la troisième question. En colère après son petit-fils, Virginio lui reproche : « Si tu savais lire les signes, tu saurais déjà. » La fable spirituelle, portée par le « personnage » du condor qui vient se poser aux pieds de Virginio et semble lui signifier sa fin prochaine (c’est un signe que le vieil homme lit sans le moindre doute), n’est pas envahissante, mais apporte au personnage de Virginio un peu plus de profondeur encore (la cérémonie religieuse pour en appeler au retour de la pluie, avec sacrifice d’un lama, sur la montagne la plus haute, et avec tout les hommes du village est traitée avec sobriété). A l’inverse de son grand-père, Clever est un jeune homme matérialiste et qui ne sait rien de ses origines. Il parle l’espagnol quand Virginio s’y refuse et préfère le quéchua. Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent, sans manichéisme, puisque le grand-père est dépeint comme un homme rude, qui refuse de parler à sa femme de sa maladie et considère même qu’elle devrait quitter le monde en même temps que lui et qu’il traite son petit-fils avec une grande dureté. Clever ne parle pas à sa place, mais cherche à lui imposer tout de même de dire ce qu’il a à dire à Sisa, il fait même venir un médecin qui ne peut que confirmer les craintes du jeune homme, mais s’avouer vaincu devant l’inflexibilité de Virginio, qui n’ira pas à la ville pour se faire soigner. Pourtant la transmission a quand même lieu (à travers la remise d’un objet symbolique remis en héritage par le grand-père à son petit-fils dont il considère qu’il saura en faire meilleur usage que lui, mais aussi dans leurs journées partagées et dans le récit que le vieux fait au jeune des derniers moments du condor quand il se sait bientôt mort), la tendresse est évoquée en filigrane et rien de déprimant n’arrive aux personnages de l’intrigue de ce merveilleux film, dans lequel tout n’est que beauté, ode à la liberté et à la nature, aussi rude et aride soit-elle. Même si ce monde de l’Altiplano, et on le comprend pendant toute la durée du film, est en grand danger.

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 7

« Tout commence et tout finit toujours par la patience dans l’écriture d’un livre. En amont, il faut laisser le livre infuser en soi, c’est la phase de maturation, les premières images qui viennent, les personnages qui s’esquissent. On rassemble de la documentation, on prend des notes, on élabore mentalement un premier plan d’ensemble. Cette phase de préparation poussée à l’extrême, le danger serait de ne jamais commencer le roman (le syndrome de Barthes, en quelque sorte), comme le narrateur de La Télévision qui, par scrupules exagérés et souci d’exigence perfectionniste, se contente de se disposer en permanence à écrire « sans jamais céder à la paresse de s’y mettre ». Car, s’il est essentiel de retenir longtemps un texte, il est quand même indispensable de le lâcher un jour. En aval, dès qu’une page est terminée, on l’imprime et on la relit, on l’amende, on la rature, on trace des flèches à travers le texte, on corrige, on ajoute quelques phrases à la main, on vérifie un mot, on reformule une tournure. Puis on réimprime la page et on relit, et ainsi de suite, à l’infini, traquant les fautes et débusquant les scories, jusqu’à l’ultime échenillage des épreuves. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 6

« L’urgence, telle que je la conçois, n’est pas l’inspiration. Ce qui en diffère, c’est que l’inspiration se reçoit, et que l’urgence s’acquiert. Il y a dans le mythe de l’inspiration – le grand mythe romantique de l’inspiration – une passivité qui me déplaît, où l’écrivain – le poète inspiré -, serait le jouet d’une grâce extérieure, Dieu ou la Nature, qui viendrait se poser sur son front innocent. Non, l’urgence n’est pas un don, c’est une quête. Elle s’obtient par l’effort, elle se construit par le travail, il faut aller à sa rencontre, il faut atteindre son territoire. Car il y a bien un territoire de l’urgence, un lieu abstrait, métaphorique, situé dans des régions intérieures qui ne s’abordent qu’au terme d’un long parcours. C’est par l’immersion qu’il faut l’atteindre. Il faut plonger, très profond, prendre de l’air et descendre, abandonner le monde quotidien derrière soi et descendre dans le livre en cours, comme au fond d’un océan. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

The Duke, Roger Mitchell

1961 : Kempton Bunton, chauffeur de taxi désinvolte dans la conduite de ses diverses carrières professionnelles, militant d’une télévision gratuite pour les personnes âgées et capable de prendre le risque de perdre son boulot (ce qui ne manque pas) dans une usine de pain pour défendre un collègue pakistanais des brimades racistes d’un petit chef bête et méchant, mari sympathique mais désinvolte qui écrit des pièces de théâtre toujours refusées, vole un tableau du duc de Wellington, peint par Goya, et d’une valeur de 140 000 livres, à la National Gallery de Londres. Robin des bois des temps modernes, il envoie des lettres avec demande de rançon pour redistribuer l’argent de cette rançon aux retraités qui paieront ainsi leur contribution télévisuelle à la BBC grâce à son forfait.

Comédie sociale rondement menée, drôle et captivante, jouée par des acteurs de tout premier plan, The Duke lorgne vers le mélo sans tomber dans le piège, est sans doute plein de références au cinéma anglais du XXe siècle (et même, de façon discrète, à la comédie musicale), offre à son spectateur une intrigue pleine d’humour british, avec des dialogues de haute volée, des personnages à caractère, et tout ce qu’il faut pour divertir joyeusement le public qui a envie de passer une soirée légère. Et ça marche bougrement bien. Les petites gens qui s’en prennent au gouvernement et jouent les vengeurs par solidarité, c’est un cliché qui plaît. On rit donc, à l’anglaise et sans éclats, des bons mots du vieil Anglais obsessionnel et un peu anar, de sa verve gouailleuse, de son esprit social et de son désintérêt qui le poussent, jusque devant un tribunal à faire rire le public et même une partie de la cour. Cette comédie est doublée, en douce, d’une histoire gentiment mélodramatique que nous ne dévoilerons pas ici. Le tout est bon enfant et se laisse voir avec plaisir quand on a envie d’aller au cinéma chaque soir et qu’on sait qu’on verra quelque chose de plus profond le lendemain, mais le classicisme de la réalisation n’en fait pas un chef-d’œuvre.

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 5

« D’ordinaire, l’urgence préside à l’écriture d’un livre et la patience n’est que son complément indispensable, qui permet de corriger ultérieurement les premières versions du manuscrit. Chez Proust, il semblerait que la patience précède l’urgence. Proust n’écrit pas de première version d’A la Recherche du temps perdu, il se contente de vivre, il prend tout son temps, comme s’il relisait avant même d’avoir écrit. C’est sa vie, la patience, et l’urgence, c’est son œuvre. Mais chaque façon personnelle de concevoir l’écriture est une névrose unique. Kafka, tous les soirs, se mettait à sa table de travail et attendait l’élan qui le porterait à écrire. Il avait cette fois en la littérature, il ne croyait qu’en elle (« je ne peux ni ne veux être rien d’autre »), et il pensait tous les soirs qu’adviendrait pour lui cet idéal inaccessible : écrire. Parfois, en effet, cela venait. Il a écrit Le Verdict en une nuit, et La Métamorphose sera écrite dans le même état de grâce. A côté de ces nuits de fièvre et d’urgence, la pratique de l’écriture est une quête aride au quotidien pour Kafka. Rien ne vient, jamais. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 4

« La ligne du livre doit-elle toujours être crescendo de la première à la dernière ligne ? Non, on peut ménager des accélérations à l’intérieur même des parties, on peut jouer avec les ruptures de rythme, on peut faire résonner la dernière phrase d’un paragraphe. Toutes ces choses se calculent, se dosent et se mesurent. Ce sont des questions techniques, c’est affaire de métier. Un livre doit apparaître comme une évidence au lecteur, et non comme quelque chose de prémédité ou de construit. Mais cette évidence, l’écrivain, lui, doit la construire. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 3

« Il y a parfois une contradiction entre le désir que j’ai d’écrire des phrases qui peuvent durer, qui sont proches de l’aphorisme et la nécessité que de telles phrases n’arrêtent pas la lecture, ne la freinent même pas. Il faut que ces phrases se fondent dans le cours du roman, sans nuire à sa fluidité, qu’elles s’enfouissent dans le texte, presque camouflées, de façon qu’elles brillent sans trop attirer l’attention. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Karnawal, Juan Pablo Felix

Prix de la meilleure réalisation au festival de Guadalajara, ce premier film de l’Argentin, Juan Pablo Felix, est présenté comme un mixte de road-movie et de western, mais je le situerai plutôt parmi les films noirs (d’autres parleraient de thriller), ce en quoi il n’a guère suscité mon émoi. Pourtant, les acteurs sont bons : Alfredo Castro, dans le rôle du père, donne une vraie épaisseur à son personnage de détenu tout juste libéré et déjà prêt à retomber dans une sordide histoire de vol de camions citerne et de père raté ; Monica Lairana est une mère très convaincante et le jeune Martin Lopez Lacci est une vraie découverte. Film très bien interprété, donc, et c’est peut-être l’un de ses principaux atouts.

On est à la frontière de l’Argentine et de la Bolivie, que le jeune acteur s’apprête à traverser avec un colis embarrassant qu’il doit remettre, contre une somme rondelette, à un petit délinquant, un revolver qui va servir, mais il ne sait pas ce qu’il transporte, à un crime. Il est danseur de Malambo (la découverte de cette danse argentine très impressionnante est le deuxième atout du film, hélas, les scènes de danse sont peu nombreuses) et va pouvoir s’acheter les bottes de ses rêves, essentielles pour la compétition de Malambo à laquelle il s’apprête à participer. Cabra rentre chez sa mère. Son beau-père, un flic plutôt antipathique, est présent dans la maison. Mais la sortie de prison du père de Cabra va court-circuiter les dernières répétitions du jeune danseur qui a pourtant un solo à travailler et une chorégraphie qu’un professeur de haut niveau supervise.

Le père demande à la mère de lui amener sa voiture (un vieux modèle poussiéreux abandonné dans le garage de la maison) et son fils qu’il n’a pas vu depuis quelques années. Bien évidemment, la voiture tombe en panne au moment de prendre le chemin du retour. Bien évidemment, le trio profite du carnaval andin (autre atout de ce film et qui donne lieu à une belle scène onirique, avec personnages en costumes tous plus beaux et ethniques que ceux de Rio) pour passer une soirée durant laquelle le père boit plus que de raison et tente de renouer avec son ex-compagne, avec un bonheur qui ne sera que passager. Bien évidemment, El Corto revoit des types peu fréquentables, et un coup se prépare. A partir de ce moment, on change d’intrigue et le scénario devient un peu faible. Le film se termine sur la compétition de Malambo, El Corto tente, via un de ses protecteurs, avocat marron, de sauver son fils des flics qui le recherchent pour avoir traversé la frontière avec un gun qui a déjà fait une victime, etc… Karnawal est un premier film, une demi-réussite, si on veut se contenter de la partie pleine du verre. Hélas, la partie vide n’arrive pas à passer inaperçue.

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 2

« Il y a toujours en jeu, je crois, dans l’écriture, ces deux notions apparemment inconciliables : l’urgence et la patience.

L’urgence, qui appelle l’impulsion, la fougue, la vitesse – et la patience, qui requiert la lenteur, la constance et l’effort. Mais elles sont pourtant indispensables l’une et l’autre à l’écriture d’un livre, dans des proportions variables, à des dosages distincts, chaque écrivain composant sa propre alchimie, un des deux caractères pouvant être dominant et l’autre récessif, comme les allèles qui déterminent la couleur des yeux. Il y aurait ainsi, chez les écrivains, les urgents et les patients, ceux chez qui c’est l’urgence qui domine (Rimbaud, Faulkner, Dostoïevski), et ceux chez qui c’est la patience qui l’emporte – Flaubert, bien sûr, la patience même. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

L’Urgence et la patience, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 1

« J’aime l’idée qu’on puisse définir un livre comme un rêve de pierre (l’expression est de Baudelaire) : « rêve » par la liberté qu’il exige, l’inconnu, l’audace, le risque, le fantasme, « de pierre », par sa consistance, ferme, solide, minérale, qui s’obtient à force de travail, le travail inlassable sur la langue, les mots, la grammaire. Quand on a trop le nez dans le manuscrit, l’œil dans le cambouis des phrases, on perd parfois de vue la ligne du livre. Or, j’aime me représenter le livre comme un ligne. J’aime cette abstraction, où la littérature rejoint la musique, et où la ligne du livre ondule, monte, descend au gré de pures questions de rythme. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Zombi, Joyce Carol Oates

Plongée saisissante dans les pensées intimes, le flux de conscience (ou d’inconscience) d’un délinquant sexuel américain, d’un pervers de tout premier ordre au rêve récurrent, transformer l’un des jeunes gens qu’il ne peut s’empêcher de kidnapper et violer en zombi tout à ses ordres et à sa dévotion par une simple opération d’une barbarie innommable de lobotomie imitée des techniques de la psychiatrie de son pays – le schéma de lobotomie transorbitale, directement sorti d’un livre scientifique américain des années 80 fait frissonner – et aux fantasmes effrayants par leur naïveté autant que par leur folie, Zombi n’est pas un roman à mettre entre toutes les mains. Quentin, qui ne se nomme que par ses initiales, Q.P., est un pauvre type, d’une naïveté infantile, mais aussi une victime autant qu’un bourreau. Il a du mal avec le contact visuel, qu’il évite la plupart du temps, éprouve peu ou pas d’émotions (sinon à l’idée de posséder un ZOMBI rien qu’à lui, ce qui l’excite au plus haut point), parle parfois de lui à la troisième personne du singulier, ne rêve pas, est attaché à son obsession numéro 1 : réussir, en enfonçant un pic à glace dans l’œil d’un des jeunes types qu’il kidnappe en les endormant afin de toucher une partie de leur cerveau et le priver d’une bonne de certaines de ses facultés intellectuelles et le transformer ainsi en ZOMBI obéissant et aimant. « Un vrai ZOMBI serait à moi pour toujours. Se mettrait à genoux devant moi en disant JE T’AIME MAÎTRE, IL N’Y A QUE TOI MAÎTRE. ENCULE-MOI MAÎTRE A ME DEFONCER LES BOYAUX. & j’essuie la purée poisseuse dans des poignées de papier hygiénique & retourne dans mon box où je les laisserai cachés dans ma serviette pour qu’ECUREUIL les débarrasse sans le savoir. MON ZOMBI ! » Nous sommes donc dans le cerveau d’un grand malade, et pour le meilleur comme pour le pire, car c’est lui qui parle du début jusqu’à la fin, avec sa langue, son absence totale de recul ou de culpabilité, ses fantasmes, etc… et le lecteur n’a pas d’autre choix que de le suivre dans toutes ses turpitudes, et il n’en manque pas dans ce roman décapant, puisque toutes ses tentatives de zombification des types dont il s’amourache le temps d’un passage à l’acte échouent et se finissent inévitablement par la mort du cobaye. Qu’à cela ne tienne, Quentin laisse passer un peu de temps avant de renouveler l’essai. Rien ne peut l’en empêcher, ni le psychologue qui le suit depuis qu’il a été jugé pour agression sexuelle sur mineur, ni son père, un prof d’université renommé et adepte de la bonne morale WASP, qui a pourtant trempé dans des expériences scientifiques douteuses avec son mentor, un vieux prof dont on apprend les méthodes après sa mort (il fait alors disparaître de son domicile les photos qui les montraient ensemble, lui encore jeune étudiant, son prof, plus âgé), c’est en tout cas ce qu’on peut déduire de ce passage du livre, ni sa sœur, proviseure d’établissement scolaire, ni sa mère, qui ne fait que pleurnicher à l’idée que son Quentin soit un délinquant, mais se leurre le plus souvent en imaginant que c’est Dieu merci imposssible.

Carol Joyce Oates signe un drôle de livre, un peu cradingue et très souvent drôle, au rythme soutenu (l’usage de l’esperluète à la place du « et » y aide bien, mais aussi le choix d’une langue orale et « diminuée »), l’absence de narrateur externe permet d’éviter le jugement, car Quentin s’accepte tel qu’il est, les chapitres courts ne font pas s’appesantir le texte sur la psychologie du personnage, on est la plupart du temps dans le factuel ou dans les rêves éveillés et les stratégies du malade mental, et le texte est accompagné des dessins maladroits ou ridicules de Quentin. Bref, c’est brut de décoffrage, et sacrément efficace. On a parfois « les dents du fond qui baignent », mais il ne faudrait pas s’en plaindre. Après tout personne ne nous a forcé à suivre les aventures de Quentin, un triste exemplaire parmi tant d’autres de ce que la société américaine peut créer de plus mauvais.

Limbo, Ben Sharrock

Des réfugiés venus d’horizons divers réunis (Afrique, Turquie, Syrie…) sur une île du nord de l’Ecosse, comme pour les tenir à l’écart, filmés par un réalisateur qui a l’intelligence de traiter un sujet grave par l’humour, la dérision, l’absurde, sans pour autant éviter le tragique de destins peu enviables, attendent une réponse qui tarde (des mois !) à leur demande d’asile. On en suit essentiellement quatre, dont un jeune Syrien qui a fui la guerre avec ses parents (eux sont en Turquie), pendant que son frère aîné est resté au pays pour se battre.

La première scène est hilarante, complètement décalée : un couple de formateurs (éducateurs, bénévoles ?) apprend aux migrants des rudiments de langue anglaise, et certains codes qui font penser à un mauvais cours d’éducation civique. Les deux Ecossais, un homme et une femme, d’un ridicule risible, se livrent sous les yeux exorbités des réfugiés à un simulacre censé faire leur éducation sur la conduite morale à tenir en boîte quand on danse avec une femme européenne. Le va-et-vient entre la scène qu’ils simulent (une danse à mourir de rire avec dérapage de l’homme vis-à-vis de la feme) et le groupe de migrants estomaqués pousse le comique à son paroxysme. On suit donc nos réfugiés, dont le temps est rythmé par l’attente du facteur et le déplacement jusqu’à une cabine téléphonique perdue en rase campagne, d’où ils appellent la famille, mais aussi par de longs moments à ne rien faire, Omar (le jeune Syrien) ne se déplaçant jamais sans son étui d’oud, comme s’il craignait de se le faire voler. Il a la main dans le plâtre depuis plusieurs mois et ne peut donc jouer. Quand le plâtre lui est ôté, son instrument ne sonne plus comme avant et il le regarde tristement, incapable de travailler. Son ami turc, dont on finira par comprendre, à demi-mots, qu’il a quitté son pays parce qu’il ne pouvait pas y être lui-même » (homosexualité), le pousse à jouer, en vain.

Ben Sharrock traite donc son sujet par l’humour, en évitant soigneusement le pathos, sans pour autant fuir le drame ou la tragédie. Les scènes comiques sont nombreuses, celle où le Turc vole un coq qu’il installe dans le refuge qu’on a mis à leur disposition (une maison tristounette, mais où ils sont autonomes), n’est pas des moindres, mais le rire est souvent jaune et le personnage du Turc est un personnage de clown triste. Le loufoque est au rendez-vous, contrebalancé par une forme de poésie triste, un temps long dont l’ennui n’est pas exclu, par des histoires individuelles dures et qui nous rappellent que la migration n’est ni une comédie ni un caprice de ceux qui partent. Omar, le musicien talentueux et reconnu dans son pays, est un personnage perdu, différent des autres (parce qu’artiste), nostalgique et malheureux. Autant que le récit des histoires individuelles ou les situations ubuesques et absurdes, la beauté des scènes d’extérieur, qui nous montrent une île froide et désolée, à des années-lumière des régions d’origine de ces hommes qui frappent à la porte de l’Europe, nous rappelle qu’ils ne sont pas là pour nous envahir. Tout le propos du metteur en scène est d’un humanisme bienvenu (tous ces hommes sont nos frères humains) sur un sujet brûlant et son regard décalé et bienveillant compense heureusement les quelques maladresses et autres moments plus faibles du film, comme la rencontre onirique d’Omar avec son frère combattant, dans une cabane improbable au haut d’une montagne où il y a un peu de réseau et où il passe la nuit devant un feu, ou comme le concert qu’il donne à la fin du film devant quelques compagnons et un parterre de locaux pendant lequel le morceau d’oud est vite noyé par une musique dégoulinante de nappes synthétiques tout à fait insupportables. Un film que ces quelques temps faibles ne doit surtout pas empêcher de voir.

Le Président, César Aira

Ecrit en 2019, Le Président est donc le dernier roman d’Aira traduit en français (et stratégiquement, voire avec opportunisme, publié en pleine campagne électorale française), après ce qui reste sans doute son chef-d’œuvre absolu, Prins. Premier élément qui fait la grandeur de ce nouvel opus, un style particulièrement léché, et il ne s’agit pas de resservir l’argument éculé de la traduction pour évacuer cet aspect (la traductrice, Christilla Vasserot, a réalisé un travail remarquable, sans aucun doute fidèle à la qualité stylistique de l’original, et si ce n’était pas le cas elle ferait sans doute autre chose…). Pour le reste, on est en terrain connu avec le maestro Aira, Le Président est un nouvel ovni littéraire qui, l’air de ne pas y toucher, aborde la réalité par le biais du conte et entraîne le lecteur dans les méandres d’une histoire à dormir debout pour lui donner à réfléchir sur le politique autant que sur le littéraire, sur les rapports entre fiction et réalité ou entre réalité et fiction.

Comme l’a dit le divin Bolaño, qui a signalé l’auteur argentin par ce jugement, « Une fois que vous avez commencé à lire César Aira, vous ne pouvez plus vous arrêter. »… et je l’ai cru, ne manquant dès lors aucune de ses nouvelles publications françaises. Et avec Aira, on va de surprise en surprise, toujours embarqué dans des histoires dans lesquelles l’imaginaire est roi et les sacro-saintes règles de la narration remises en cause et jetées aux orties par un écrivain au talent duquel tout est permis (la marque des grands). Notre président argentin n’est donc pas du genre réaliste. Grand procrastinateur devant l’éternel (son seul acte d’importance semble être de tenir un carnet des choses qu’il se doit de réaliser en s’en gardant surtout), il sort chaque nuit dans la ville de Buenos Aires, pour observer le petit peuple, les gens qui dépendent de son inaction, et sans doute découvrir dans ce spectacle chaque nuit renouvelé le grand secret de la réalité, une réalité dont il se méfie en s’en tenant à bonne distance, tout comme il s’impose la pauvreté pour ne pas sombrer dans la corruption et donner ainsi à ses opposants des arguments pour abréger son mandat. Le jour, il dort ou lit le journal, le numéro unique d’un journal écrit pour lui seul et attend le soir pour ressortir. Quoi d’autre ? penserez-vous… Le Président marche la nuit en pensant à son ami d’enfance, le petit Birrete, devenu fou ou mort (le président n’en sait rien), et aux deux femmes de sa vie : Xenia, l’autonome, la pragmatique, celle qui n’a jamais eu besoin de personne pour vivre et survivre, librement, dont il aimerait percer le secret pour en faire profiter son peuple (qui en aurait sans doute besoin par ces temps de crise), qui tient une petite boutique dont lui a fait don le président ; et la Rabina, celle qui a fait son initiation sexuelle et amoureuse. Les deux femmes ont pour point commun de s’être fait kidnapper par des demandeurs de rançon (jamais payées par le Président, trop pauvre pour cela, et qui pense que payer pousserait les brigands à demander toujours plus.

Le président marche donc, flâne la nuit dans sa ville, et le texte nous livre, outre son histoire minimaliste, son flux de conscience et ses inventions, son imaginaire, ses hypothèses, car il pense que Ravina n’a jamais été libérée, et il se dit qu’il doit régler deux affaires, celle-ci, et celle qui lui permettrait de partager avec toute l’Argentine le secret intime de Xenia, mais il nous livre aussi son regard sur la réalité du pays, tout ce qui fait de lui, évidemment, un alter ego du romancier, ce que confirme la fin du roman, traitée en une page sans qu’on la voie venir, alors que l’on approche de la dernière phrase en se demandant une nouvelle fois comment Aira va s’en sortir pour boucler son texte. Il y a aussi dans ce roman très court, mais plein d’idées et d’axes de lecture, deux lieux symboliques, l’Hôpital Argerich, hôpital présidentiel auquel le président semble ne pas pouvoir accéder, et un autre, le Prestige Hygiénique, bâtiment gigantesque et inachevé, sorte d’équivalent romanesque de la Tour de Babel, devenu le repère de tous les délinquants et criminels de la capitale argentine, deux lieux aimantés vers lesquels notre président est toujours attiré et qui mériteraient une étude approfondie pour en comprendre les secrets fictionnels. Bref, il n’est l’heure de se livrer à ce genre de conjectures et les futurs lecteurs du dernier roman traduit de César Aira, prévenus de l’importance de ces espaces, s’en occuperont (le rôle de l’espace chez Aira est bien plus important que celui du temps et son œuvre énorme pourrait s’intituler « L’espace retrouvé »). Il y aurait aussi la « chambre » du président, dans la Casa Rosada, un tout petit réduit à peine meublé, où il passe ses journées et ses chaussures à semelles orthopédiques qui auraient bien besoin d’être changées (mais leur prix !…). Conte oriental façon Aira, satire politique ou regard « crépusculaire » d’un écrivain posé sur la fragilité de la condition humaine (comme le suggère en vrac la quatrième de couverture de l’édition française), qu’importe, il me semble bien à moi que ce livre est un nouveau texte sur la fiction et les raconteurs d’histoire à la Aira, qui se tiennent à distance de la réalité pour mieux en décrire, en creux, les ressorts. Lisez César Aira, il en restera de toute façon quelque chose, vos livres d’Aira !

L’Atelier noir, Annie Ernaux

Les journaux d’écriture d’Annie Ernaux (de 1982 à 2015) portés à la connaissance des lecteurs par l’édition forment ce texte intitulé L’Atelier noir (excellent titre). On y découvre les inquiétudes de l’écrivaine quant à la mise en roue de ses projets, ses questionnements (parfois redondants, comme le sempiternel problème de la personne à choisir, « je/elle » le plus souvent), sa recherche permanente d’une forme à donner à chaque texte en gestation. On est prévenu dès la lecture de la quatrième de couverture, signée par l’auteur : « C’est un journal de peine, de perpétuelle irrésolution entre des projets, entre des désirs. Une sorte d’atelier sans lumière et sans issue, dans lequel je tourne en rond à la recherche des outils, et des seuls, qui conviennent au livre que j’entrevois, au loin, dans la clarté. »

Il s’agit également, de l’aveu de l’écrivaine, d’un « pas de côté » suggéré par deux éditrices, donc d’une commande. Pas de côté par rapport à l’écriture, aux livres « habituels » d’Annie Ernaux. Pas de côté dont elle se sent incapable, comme elle se sent incapable de définir son chemin d’écriture. En se décidant finalement à publier ces textes « secrets », après hésitation (« Mais allais-je exposer les doutes, les hésitations, les recherches vaines, les pistes abandonnées, tout ce travail de taupe creusant d’interminables galeries, qui prélude à l’écriture de mes livres »), en considérant qu’elle prend un risque à le faire – on peut se demander si elle n’a pas finalement opté pour une solution de facilité. Avec une ambition, annoncée, de son chantier d’écriture : « faire advenir un peu de vérité ».

De ce point de vue, L’Atelier noir est une réussite. Pour le lecteur qui espère y trouver des questionnements littéraires de premier ordre, des pistes de réflexion nouvelle sur l’écriture et la genèse des œuvres, le texte n’est sans doute pas aussi percutant et efficace que les essais d’auteurs sur leur œuvre et leurs méthodes d’écriture (cf Le Voyageur, de Robbe-Grillet ; C’est vous l’Ecrivain, de Toussaint ; J’habite une tour d’ivoire, de Handke), textes dans lesquels une réflexion intellectuelle de haute volée est proposée au lecteur. Ici, dans ces carnets d’écriture, on est loin de cela. Les questions se posent, parfois de façon répétitive, sans que les réponses qui y sont parfois apportées (pas toujours) ressemblent à des révélations sur une méthode d’écriture et sur la littérature. Ce n’est pas pour autant un texte indigent ou inintéressant, ça se lit avec plaisir par moments (en particulier quand Ernaux y parlent de certaines de ses lectures, parfois sans complaisance), mais certaines périodes laissent le lecteur sur sa faim, sans doute parce que les carnets sont livrés de manière assez « brute de décoffrage », sans réécriture et dans un mode « notations », comme un abrégé des interrogations inévitables que posent des projets de textes dont l’objectif est la plupart du temps le sempiternel « écrire la vie » d’Annie Ernaux. Par ailleurs, on ne sait pas toujours de quel projet exact il s’agit, les textes dont il est question n’étant pas forcément signalés par le titre qu’ils auront une fois édités. En fin d’année, la mention du titre du livre enfin achevé et publié est faite et on comprend alors, si on ne l’a pas encore deviné, de quel objet il était question. En filigrane de ces années de doutes et d’hésitations, on perçoit quelque chose comme la genèse d’une œuvre dans son intégralité (ou presque) et on se fait une idée, partielle quoiqu’intéressante, de la vie artistique et intime d’une écrivaine sur une période de trente-trois ans. On peut voir le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein, en fonction de l’intérêt qu’on porte à l’œuvre de l’auteure née à Yvetot (76). Quoi qu’il en soit, L’Ecriture comme un couteau, son essai sur sa propre poétique, m’a paru, même s’il ne m’a pas comblé, plus profond et puissant que ses « journaux d’écriture » – ceux d’Henry James, l’auteur du roman fantastique Le Tour d’écrou, m’avaient quant à eux ennuyé au point de les abandonner en cours de lecture et j’en viens à me dire que ces textes de préparation de l’écriture devraient sûrement rester dans les annales des écrivains plutôt qu’être publiés. Que cela ne vous empêche pas pour autant de lire L’Atelier noir si vous êtes un-e inconditionnel-le d’Annie Ernaux ou si vous êtes tout simplement curieux d’entrer dans l’avant des romans d’une écrivaine singulière et dans la mise à nue de ses inquiétudes ! Pour ma part, j’en sors peu convaincu, et très étonné par les références musicales, pour la plupart d’une banalité consternante, qu’Annie Ernaux cite dans sa mise en marche du processus de mémoire qui ouvre chacune de ses période d’écriture ! Mais c’est un détail sans importance, avouons-le.

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 11

« Hier soir j’ai regardé Wanda, le film de Barbara Loden. Je m’en souvenais peu, sauf qu’elle quitte son mari et ses enfants, elle erre à la merci des rencontres d’hommes. J’avais oublié la fin. Or cette fin est, pour moi aujourd’hui, affolante. La caméra cadre le visage, figé, de Wanda au milieu de fêtards, entre deux hommes dans une boîte. On la voit, muette, prenant la cigarette qu’un homme lui allume, tournant la tête à droite, à gauche, absente. Elle n’est plus là, elle n’est plus rien. Avant elle a dit « je ne vaux rien » à un homme. La caméra fixe son visage muet. Peu à peu celui-ci se dissout. » Annie Ernaux, L’Atelier noir

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 10

« Qu’est-ce qui me touche tant dans le dernier livre d’Alice Munro ? (Fugitives) »

« Ce que j’aime chez Alice Munro, c’est la justesse des moments, des pensées de femme, mais je souffre toujours de la forme traditionnelle de ses nouvelles. » Annie Ernaux, L’Atelier noir

Lues au moment où Munro a obtenu le prix Nobel de littérature, Fugitives m’a laissé sur la même impression que toutes ces femmes qui fuient une vie, un homme, une situation contraire… étaient décrites avec justesse, mais que l’écriture et la forme des nouvelles n’avaient absolument rien de nouveau, qu’il s’agissait d’un recueil qui rejoindrai dans l’oubli bien d’autres livres de nouvelles plus ou moins décevants. Les Lunes de Jupiter, autre recueil de nouvelles sur des femmes fragiles mais fortes lu en 2013 lui aussi, ne m’a pas convaincu qu’il y aurait le moindre intérêt à poursuivre la découverte d’une œuvre qui me semble finalement assez éloigné du génie qu’on peut parfois reconnaître aux auteurs nobelisés.

Hit the Road, Panah Panahi

Un parking poussiéreux en bord de route, une voiture familiale arrêtée : à l’arrière, au milieu, imposant et barbu, le père, la jambe, plâtrée, tendue entre les deux sièges avant ; auprès de lui, un petit garçon, facétieux, au caractère déjà très affirmé, par moments intenable ; devant siège du copilote, la mère, qui rit de tout, mais retient souvent des larmes, jusqu’à se gifler en chantant à tue-tête pour ne pas laisser paraitre sa tristesse ; au volant, le fils aîné, silencieux. Nous sommes quelque part en Iran. Cette scène inaugurale dure un moment, et tourne autour du portable que le petit a emporté avec lui et dont il ne voudrait se défaire sous aucun prétexte jusqu’à ce que son père le lui confisque et que la mère aillé le cacher sous une pierre. Puis la voiture démarre.

On va suivre ainsi cette étrange famille vers une destination dont on ne sait rien, ainsi égaux avec l’enfant à qui on ment le plus souvent, spectateurs « captifs » de ce road movie apparemment délirant. Mais derrière la légèreté qui préside le plus souvent aux échanges des membres de la famille, une violence qui se cache mal, celle du père à l’égard de ses deux fils et peut-être de lui-même, s’exprime sous forme de métaphores (filées) et de comparaisons péjoratives : des nuisibles, et plus exactement des insectes peu sympathiques : cafards et autres saloperies de ce genre, voilà ce qu’ils sont. Le tout-petit, bien sûr, n’est pas de reste, appelant quand il s’y croit autorisé son frère « Monsieur Merdeux ». Chaque départ de l’automobile est ritualisé, le père jouant les moniteurs d’auto-école pour rappeler à son aîné les différents gestes à réaliser pour quitter un emplacement de parking et rejoindre la route. L’émotion de la mère est toujours à deux doigts de s’exprimer par des larmes ou un discours qui se retient de ne pas tomber dans le pathos. Le conducteur est de plus en plus visiblement malheureux. On comprend progressivement que c’est de son départ qu’il s’agit, qu’il va quitter le pays. Il a l’âge d’être appelé pour le service militaire et il est question de façon allusive d’une convocation qui n’est pas arrivée, mais peut-être l’envoie-t-on à l’étranger pour des raisons économiques. On ne le saura pas. On laisse croire à l’enfant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, que le frère va se marier, etc… Dans le coffre du break, le petit chien du garçon est malade, il a été récupéré à peu de frais, mais on lui fait croire que tout va bien, même si à un moment il s’écrie que l’animal est tout mou. De haltes en haltes, on se rapproche de la destination finale et des passeurs qui vont prendre en charge le grand fils pour préparer son départ. On n’en dira pas plus sur la fin du film qu’il s’agirait de laisser à découvrir à ceux qui le verraient après avoir lu cette chronique. Le film est à la fois drôle, émouvant, presque pathétique, mais a l’immense mérite de proposer une vision décalée d’un sujet grave, politique et de garder une distance qui passe par le non-dit, le faux-semblant et l’ironie ou la dérision, à la façon peut-être dont la société iranienne plonge ses citoyens dans ces mêmes travers. C’est sans doute au spectateur, poussé à être actif dans son analyse ou sa réception du film, plutôt que de subir des émotions imposées par la gravité ou le pathos, de faire « sa religion ». L’oppression vue à travers le filtre de la dérision, comme si de rien n’était, mais montrée de façon d’autant plus éclatante peut-être. Premier film à découvrir sans hésiter.

L’Absence, Peter Handke

Voilà bien un roman qui illustre la citation trouvée il y a peu chez Annie Ernaux, citation de Kenzaburo Oé où il est question du style comme manière de mettre à distance le sens, de retarder l’apparition du sens, pour le lecteur, il va de soi ! L’Absence, de Peter Handke, pose à son lecteur sympathisant (ce qui ne veut pas dire adhérent) la question de l’acceptation de l’ennui face au style (s’ennuyer en lisant un roman ne condamne pas celui-ci à la médiocrité). L’Absence, aussi, lance au lecteur un défi (déjà rencontré chez Claude Simon) : « Lis ce livre jusqu’au bout si tu le peux ! » On y retrouve donc, comme souvent chez Handke (même si son œuvre est loin de nous être si connue) une évocation de la banalité du quotidien, et même si le voyage qu’entreprennent quatre personnages, anonymes, est tout sauf ordinaire, et même si ce moment de l’histoire du roman est un moment extraordinaire, ce que le lecteur ne découvre qu’en approchant du dénouement, mot approximatif dans la mesure où l’intrigue de ce livre, que le lecteur paresseux cherche comme pour pouvoir se raccrocher à une « valeur sûre », un truc qui va le rassurer un peu en le replongeant dans ses habitudes de lecteur paresseux et désireux de ne pas sortir des sentiers battus (et rebattus) de ce que trop de lecteurs paresseux ont tendance à considérer comme ce qui ferait La littérature, dans la mesure où l’intrigue de ce livre, disais-je, est une intrigue en filigrane et ne cherche pas à toute force un dénouement, c’est même peut-être le contraire puisqu’on pourrait aussi bien dire que la fin du texte renvoie à son début. Car tout dans ce roman exigeant tient sur le style, ce qui aurait semblé beau à Flaubert, puisqu’en apparence ce livre correspond à peu de chose près à ce qu’aurait voulu faire l’écrivain normand, à ce qui lui semblait beau, un livre sur rien, qui se tient par le seul style. L’absolu flaubertien, si souvent recherché par les grands auteurs du XXe siècle qui ont cherché à innover, le défi envoyé par Flaubert aux auteurs qui le suivront et l’auront lu, auront aimé ses idées en matière d’écriture, est peut être omniprésent dans le cerveau de Handke quand il écrit L’Absence et d’autres romans, comme L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, l’auteur de cette chronique se plaît à le croire. Toujours est-il que L’Absence, ce n’est que de la littérature, du style, de l’écriture, un bouquin qui est à des années-lumière de ce qu’écrivent les auteurs conventionnels qui pensent qu’un roman c’est d’abord une histoire. Cela tient à de petits rien qui ont leur importance : quatre personnages anonymes (sans nom) mais qui sont pourtant nommés (le joueur, le soldat, la femme, le vieil homme) qu’on suit dans une ville où tout semble banal ; des descriptions très longues, très précises, qui occupent toute la place et congédient sans autre forme de procès l’éternelle intrigue : une langue d’une précision impitoyable, un vocabulaire riche et recherché (le mot simple peut aussi être le bon mot), une écriture fleuve, avec peut-être quelque chose de lyrique malgré l’aspect « nouveau roman » de la manière ; l’ordre sous-jacent que ce texte intime au lecteur (pour lire ce texte, tu devras être concentré, impossible de me lire en ayant l’esprit ailleurs !). J’en oublie sans doute. Il y a quelque similitude entre L’Absence et les recherches des écrivains du nouveau roman. Handke ne se défausse pas de cette filiation dans ses essais où il reconnaît en Robbe-Grillet une influence, le citant parmi les grands écrivains, auprès de Faulkner, Kafka, Dostoïevski, ou Flaubert, dont les livres l’ont changé et où il déclare, par exemple : « En littérature, je ne peux plus supporter aucune histoire, aussi variée et imaginative soit-elle, et toute histoire me paraît même d’autant plus insupportable qu’elle est plus imaginative. » Mais dans les phrases qui suivent, l’auteur autrichien, comme pour démentir les lignes qui précèdent celles-ci dans cette chronique, ajoute : « Mais je ne peux plus non plus supporter les histoires où apparemment rien ne se passe : l’histoire consiste précisément en ce que rien ou presque rien ne se passe, alors que la fiction de l’histoire est toujours là, sans réflexion, sans examen. » S’il s’agissait d’un regard rétrospectif sur son travail, on pourrait penser que Handke se renie, ou renie une part de son travail avec cette deuxième citation, mais le texte dont elle est extraite date des années 70 ! Après tout, peut-être Peter Handke n’a-t-il jamais cherché à écrire un livre sur rien, et après tout c’est peut-être pour cela qu’il y arrive si bien, ou qu’il s’approche si bien de l’objectif d’en écrire, ou qu’il échoue mieux encore, ou que, sous couvert de faire croire au lecteur qu’il écrit sur rien, il écrit bien sur quelque chose ! Fin de cette chronique sur rien, ou sur quelque chose, un livre. Un beau livre, au style irréprochable. Un livre ennuyeux, dans lequel il semble qu’il ne se passe rien, ou presque rien, mais à la fin duquel on comprend qu’il se passait bien quelque chose, et pas rien ! Un livre de littérature, ça ne fait aucun doute. Pas un livre qui raconte une histoire comme on en raconte aux enfants. Un livre qui, une fois encore quand on tourne autour de ce que les Editions Minuit ont appelé (joli coup de marketing) le « nouveau roman » (pas une école, pas un mouvement, même pas un collectif d’auteurs, une invention pure et simple), prouve que la recherche en littérature, la volonté d’innover sont à l’origine, peut-être, de quelques retentissants échecs, mais aussi et surtout de coups de maître et de chef-d’œuvre. L’Absence en est un. Coup de maître ou chef-d’œuvre, à vous de voir. Handke était-il fier de son travail en achevant ce roman en 1987 ? Il pouvait l’être. Pour finir, citons le traducteur du texte, pas des moindres, et qui ne s’attaque jamais à des romans faciles, traducteur entre autres, de Franz Kafka : Georges-Arthur Goldschmidt, ce qui semble une belle garantie de qualité (et du roman original et de sa version française).

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 8

« Mon projet par rapport à Roubaud, La Boucle, il examine (jusqu’ici 50 p. de lues) la mémoire. Comme dans Le grand incendie de Londres, je suis frappée par le manque de style, beaucoup de phrases inutiles, surtout, on a envie de dire qu’on s’en fout de ce récit, finalement guère différent du « souvenir d’enfance » qu’il fustige. Bien que tout soit juste, intelligent. Il n’y a pas l’Histoire, ni le présent concret (on ne voit que le présent de l’écriture). Comme lui, j’ai un grand projet, le « grand roman total » mais j’ai l’orgueil, ou la prétention, ou la sottise, de vouloir le réaliser. »

En voilà un qui est habillé pour l’hiver !… J’aime bien cette intransigeance et cette absence de délicatesse pour le livre d’un confrère. En tout cas, voila quelques lignes et un jugement sans concession qui me confortent dans l’idée (suivie de l’acte, ou du non acte, de ne pas lire Roubaud – la vie est courte, on ne peut pas tout lire) de lire autre chose, tout comme je ne lis plus les livres d’Annie Ernaux. Celui-là est quand même le cinquième, après La Place, Les Armoires vides (lus avant trente ans), L’Ecriture comme un couteau, et L’Usage de la photo.