J’en fais mon affaire, Mario Levrero

L’éditeur (surnom Le Gros, on se croirait dans un bon vieux polar…) du narrateur lui refuse son bouquin, et l’avance sur droits qui va avec, mais lui propose pour gagner 2 000 $ de retrouver l’auteur d’un roman génial que la maison a reçu sans adresse précise, sinon un nom (Juan Perez, genre Marcel Dupond) et une ville, Penurias. Il en fait son affaire…

Pendant l’essentiel du livre, l’enquête va d’échec en échec. On comprend que le roman dont l’auteur est recherché n’est pas autre chose qu’un tissu de « stéréotypes progressistes », le narrateur le lit un peu, mais il est très vite en manque de polars… Progressivement, c’est sa psyché qui prend le devant de la scène, et il a une âme délabrée (récits de son errance dans la ville de Penurias, de ses multiples erreurs dans la conduite de l’enquête, d’une histoire d’amour plombée d’avance avec une magnifique prostituée, d’une cuite avant de quitter Penurias…), au moins autant que celle de l’auteur Mario Levrero, mais dont l’âme délabrée est passionnante, puis on comprend, et ce assez vite, qu’il ne réussira pas plus que le Gros a trouver l’auteur du livre, car il est évident qu’il commet trop d’erreurs et que c’est sa quête inconsciente d’une belle jeune femme qui est le vrai sujet du livre. 

J’en fais mon affaire est construit comme le recommandait le divin Jorge Luis Borges : « Pour écrire une bonne histoire, il faut avoir deux intrigues, une fausse pour égarer le lecteur au départ, et une vraie qu’il faut garder secrète jusqu’à la fin. » Le non moins divin Mario Levrero a adopté la méthode Borges pour écrire ce délicieux petit roman qui joue avec les codes de l’enquête policière, en un florilège de clichés, et nous mène par le bout du nez dans un excellent livre où il est question au moins autant de lui que de son narrateur, dont on peut se demander pour finir s’il n’est pas son alter ego, question à laquelle je réponds par l’affirmative, connaissant un peu maintenant cet écrivain fantasque et génial, dont je recommande la lecture des quatre livres traduits en français (quelle misère ! mais quelque chose me dit que les autres vont venir).

Pas d’Orchidées pour Miss Blandish, James Hadley Chase

Animer des ateliers d’écriture est une activité passionnante qui mène à des expériences de lectures pour le moins surprenantes et à des concours de circonstances qu’on pourrait associer au hasard objectif des surréalistes ou à des expériences lumineuses proches de celles que relate Mario Levrero dans Le Roman lumineux, chroniqué dans ces pages il y a peu. Si l’auteur de ces lignes était un tant soit peu mystique, ce dont il est permis de douter… Me voilà donc invité à animer l’atelier d’écriture d’un événement nîmois, Nîmes Noir, dont la couleur ne laisse aucun doute quant au genre littéraire, sous-genre oserais-je dire, auquel nous avons affaire. Or, il va de soi que je ne suis lecteur ni de policiers ni de romans noirs. Qu’à cela ne tienne, le hasard fait bien les choses, et la lecture récente de Levrero me mettait avant même que je me sente obligé d’en lire sur la piste du polar ! Il y est question, car Levrero lit les polars à la chaîne, du sadisme de Chase, qui décrit selon lui les crimes de façon terrible. Bien, qu’il en soit ainsi, je vais lire James Hadley Chase. J’en trouve un chez mon libraire préféré. Et aujourd’hui, dans une boite à livres, deux de plus (mdr). Et puis, un Henning Mankell, qui pue le roman noir et le crime genre abattoir : Meurtriers sans visage (ptdr). Bref, nous nous égarons, il s’agit quand même de rédiger une chronique sur un des premiers romans noirs de l’histoire.

Donc, comme le titre l’indique on ne peut plus clairement, il n’y aura pas d’orchidées pour le mariage de la fille du richissime Blandish, une môme (les jeunes femmes sont toutes des mômes et les hommes les appellent « mon chou », qu’ils soient du milieu ou du côté des flics) qui va se faire kidnapper par deux débiles sans dimension, et assister en direct à l’assassinat de son promis, avant de se retrouver entre les mains de la bande de M’man Grisson et de son psychopathe de fils, Slim, l’homme au couteau qui jaillit soudain entre ses doigts comme s’il apparaissait et disparaissait à volonté, un type au regard jaune. L’intrigue, pour laquelle nous nous en tiendrons à cela, serait assez impossible à résumer, tant les rebondissements sont nombreux et surprenants. Et il ne s’agit pas de vendre l’histoire, pour ceux qui voudraient la lire en toute innocence. C’est du réalisme pur jus, sans psychologie inutile, sans sentimentalisme fumeux. Une écriture froide et efficace. Un bouquin qui se lit à toute allure, sans perte de temps inutile. On file vers le dénouement comme au volant d’une vieille Buick déglinguée poursuivie par les fédés du Kansas. Pour ce qui est du sadisme supposé de James Hadley Chase, il faudrait sans doute chercher ailleurs. Certes, ça ne rigole pas, et les femmes sont des proies. Les meurtres de types encombrants sont légion, mais c’est décrit à la va-vite, aussi vite qu’un couteau quitte la main de Slim ou qu’une balle sort du canon d’un revolver. Bref, pour l’atelier, c’est pas gagné. mais comme souvent quand je lis un roman noir (ce qui arrive très rarement), je me suis laissé happer. C’est sûr, Hadley Chase savait y faire.

Les Déboires du vrai policier, Roberto Bolaño

Dans un avertissement au roman, Roberto Bolaño écrit que le vrai policier est le lecteur qui « cherche en vain à mettre de l’ordre dans ce roman démoniaque ». Nous voilà donc prévenu en commençant ce livre, mais si selon l’auteur chilien toujours, il y aurait deux façons de vivre, celle des assassins, dont la devise anarchiste Ni Dieu ni maître et l’action pure tracent les lignes directrices, et celle des détectives qui filent les assassins et cherchent des indices, rien n’empêcherait alors de lire Les Déboires du vrai policier comme un assassin. C’est à dire en se laissant aller au plaisir de découvrir les personnages d’Amalfitano, de sa fille Rosa et de l’écrivain français Arcimboldi, dont on sait déjà sans l’avoir encore lu, qu’ils sont tous trois des personnages importants de 2666 ; en s’abandonnant à la joie de retrouver la fraîcheur juvénile, la tendresse délicate de l’auteur d’une œuvre romanesque que l’on a lue avec délectation il y a déjà quelques années, en se réservant pour plus tard l’énorme roman cité un peu plus haut. Bref, en ne cherchant pas forcément les indices d’une intertextualité entre les Déboires et d’autres textes de Bolaño, comme Des Putains meurtrières ou Appels téléphoniques, en ne cherchant pas nécessairement les indices littéraires à la traque desquels nous soumet l’avertissement. En somme, et pour en finir avec ce long préambule, en se livrant au seul plaisir d’une lecture naïve, comme si l’on était un lecteur vierge du romancier-poète chilien, ce que l’on n’est pourtant pas, mais quelle importance ?

Il n’empêchera pas que l’on retrouvera dans ce texte, sur lequel l’auteur a travaillé toute sa vie, et qui n’est donc pas un roman de jeunesse (quelle épouvantable catégorie romanesque !) des caractéristiques déjà rencontrées dans les grands textes lus précédemment. Tout comme dans Anvers, par exemple – et nous voilà déjà troquant le costume d’assassin contre celui de détective -, il y a dans Les Déboires du vrai policier un choix narratif souvent assumé par Bolaño, celui d’une structure fragmentaire, décousue, qui avec un livre d’un pareil volume (près de trois cents pages, et il est inachevé, on peut donc en déduire que le projet de l’auteur était d’écrire un pavé) confirme que sa quête littéraire allait bien dans ce sens. Sans être aussi détachée de la structure chronologique propre au roman qu’elle pouvait l’être dans Anvers, cette écriture fragmentaire autorise la parenthèse dans une intrigue dont on ne sait pas encore à quel point elle est secondaire, comme dans les chapitres où le narrateur résume le contenu de romans fictifs d’Arcimboldi, « sport littéraire » auquel Bolaño aimait tant s’adonner (lire La Littérature nazie en Amérique, par exemple), tout comme Jorge Luis Borges avant lui. Oui, inutile de s’intéresser de trop près à cette fichue intrigue. On sait qu’Amalfitano, à Santa Teresa où il est professeur d’université, est suivi. On sait ensuite qu’un flic enquête sur lui, à la demande d’un supérieur dont on connaît l’histoire. Mais le livre s’achève, puisqu’aussi bien il est inachevé, sans qu’on sache ni pourquoi l’enquête est diligentée, ni quel résultat elle donnera (on se prend à rêver d’entrer en contact avec l’esprit de Roberto par on ne sait quelle pratique spirite pour en apprendre un peu plus là-dessus, tout comme il pourrait peut-être nous renseigner sur l’avenir qu’il prévoyait pour Rosa, la fille d’Amalfitano, une fille si belle que dans un ville comme Santa Teresa, on peut se faire du mouron à son sujet). Alors, on se laisse aller au plaisir de retrouver le goût de Bolaño pour les listes, les grandes catégories – souvent littéraires – surprenantes, comme dans l’incipit – d’anthologie – du roman : « Pour Padilla, se souvenait Amalfitano, il existait une littérature hétérosexuelle, homosexuelle et bisexuelle. les romans, d’une façon générale, étaient hétérosexuels. La poésie, en revanche, était absolument homosexuelle. dans l’immense océan de celle-ci, il distinguait plusieurs courants : pédés, tantes, tapettes, folles, fioles, lopettes, gonzesses et tarlouzes. Toutefois, les deux courants principaux étaient celui des pédés et celui des tantes. Walt Whitman, par exemple, était un poète pédé. » Suit alors une liste délirante des noms de poètes et de leur appartenance à l’un ou l’autre courant de la poésie façon Padilla ! Si j’ai bonne mémoire, il y a dans Les Détectives sauvages des listes aussi fantaisistes que celle-là. Le chapitre 19 des Déboires nous en propose une seconde, sur le rôle du poète, avec une suite de nom répondant à des catégories amusantes : « Le banquier de l’esprit : T.S. Eliott » ; « Celui qui jouerait le meilleur gangster à Medellin : Alvaro Mutis », etc…

Des déboires, pour en revenir au titre, il n’y a pas que le lecteur – le vrai policier, je vous le rappelle – qui en connaisse. En matière de déboires, les personnages sont vernis : Amalfitano a perdu, trop jeune, sa merveilleuse épouse, qui lui laisse une jeune enfant, Rosa, dont il sera désormais le père et la mère (et ce n’est simple pour personne, ce jeu-là) ; Padilla, son jeune amant poète barcelonais, finit malade du Sida. A Padilla, il reste l’écriture d’un roman, Le Dieu des homosexuels ; à Amalfitano, le bonheur d’avoir lu des milliers de livres. A nous autres lecteurs, il nous reste ces mêmes plaisirs, et entre autres aujourd’hui, celui de lire deux inédits de Roberto Bolaño (la chronique de L’Esprit de la science fiction viendra bientôt). Je ne peux que vous souhaiter ces mêmes plaisirs, car le rôle de la littérature, j’en suis convaincu, est bien de remplacer le monde et le monde, justement, il est par les temps qui courent d’une tristesse infinie. Alors que la littérature est une source de joies sans cesse renouvelée. Amen !

On retrouve, dans le roman que nous chroniquons ici, à la manière d’un détective assassin, ou d’un assassin détective, l’éternelle jeunesse d’un écrivain dont les qualités d’écriture sont surprenantes chez un homme de son âge, quel que soit le livre et quel que soit l’âge auquel Bolaño l’a écrit, car dans les livres qu’il a écrit jeune, on peut s’étonner de la maturité politique qu’il avait déjà atteinte, on peut s’étonner de la maturité littéraire qui était déjà la sienne, et dans les livres qu’il a écrit peu de temps avant sa mort, on peut s’étonner de ce ton d’éternel jeune homme qu’il n’a jamais perdu tout en se disant qu’il a la culture énorme, en matière de littérature ou d’Histoire (et en particulier d’Histoire du nazisme et du fascisme, deux thèmes centraux de son œuvre, comme si autopsier le nazisme était la voie pour comprendre le fascisme et le Mal qu’il représente, le Mal, autre thème central de l’œuvre de Roberto…), d’un vieillard. Chaque fois que je lis Bolaño, je me demande comment il a pu accumuler pareille culture en si peu de temps, tout en vivant. Et comment Roberto Bolaño s’y prenait pour intégrer cette culture à son œuvre romanesque (même question pour Enrique Vila-Matas, même si les deux écrivains ont des méthodes clairement très différentes, mais les deux s’étaient reconnus et s’appréciaient). Quand on en vient à se poser ce genre de question sur un écrivain, on peut se dire qu’on a à faire, qu’on a affaire à un très grand. Ce n’est pas si important, mais s’il y a parmi les potentiels lecteurs de cet humble compte rendu quelqu’un qui n’a jamais lu ROBERTO BOLAÑO, il s’agit de le, la convaincre de très vite se rendre dans la meilleure épicerie arabe de son quartier pour y acheter l’œuvre complète du Chilien, ça tombe très bien une maison d’édition française s’est attaquée au projet, déjà bien avancé. Allez-y, les amies, allez-y, les amis, mais allez-y !

Luzzu, Alex Camilleri

Premier film attachant d’un réalisateur maltais, Luzzu, à cheval entre documentaire et fiction, nous présente les derniers jours de travail d’un jeune pêcheur qui a hérité son outil de travail (une barque de pêche traditionnelle) de son père, qui le tenait lui-même de son père, etc… Une panne, une réparation à effectuer sur la proue, une pêche de moins en moins fructueuse, la concurrence écrasante des chalutiers qui épuisent les fonds marins, des lois de pêche stupides qui obligent à rejeter hors période un espadon pourtant mort quand la pêche industrielle ne se prive pas de se livrer au trafic, tout semble pousser les derniers représentants d’une profession en voie de disparition à renoncer à leur activité pour laisser la place aux grandes entreprises et Jesmark Scicluna ne fait pas exception. Il a une compagne qui, comme elle finit par le dire, n’a pas la même conception du travail que lui, un enfant tout juste né dont la croissance n’évolue pas selon les normes médicales et, s’il a bien résisté à la folie du monde moderne pour ne pas se renier, Jesmark va devoir peu à peu renoncer à ses valeurs morales et se livrer à des actions illégales pour compenser les mauvais résultats de la pêche. Tout, dans son environnement, l’y aura poussé : un port en pleine évolution, avec ses symboles d’un monde en pleine évolution et qui se globalise (présence envahissante des porte-conteneurs, des bateaux de pêche industrielle qui remplacent les luzzu), méthodes du milieu (à la criée, les « petits » passent après les « gros », au risque de ne pas vendre le fruit de leur pêche et de devoir faire le tour des restaurants pour essayer de sauver ce qui peut l’être – dans les coulisses, Jesmark voit ce qu’il n’aurait pas dû voir : la vente illicite d’espadon hors période de pêche…), évolution des modes de vie qui semble lui crier qu’il est dépassé, tout, jusqu’à l’Europe, dont la principale raison d’être sur l’île semble bien d’inciter les petits pêcheurs traditionnels à rendre leur luzzu, leur licence, bref leurs armes pour laisser la place libre aux entreprises modernes qui détruisent et épuisent la Méditerranée. A travers le triste destin d’un jeune homme attaché à son île et à ses traditions dépassées, Luzzu donne à voir l’évolution d’un monde où le libéralisme contemporain met au rencard les restes du monde ancien dont on se dit qu’il valait bien mieux que celui-là, dont la violence ne peut, à terme, que se retourner contre l’homme et son environnement. De ce point de vue, ce film a valeur de témoignage et s’ajoute à la longue liste des œuvres cinématographiques qui nous auront alerté sur les méfaits d’un système économique et politique dont, par notre silence et notre inaction, nous sommes tous les complices.

Le Roman lumineux, Mario Levrero

Poussé en 2000, par quelques ami-e-s, à faire la demande d’une bourse à la fondation Guggenheim, Mario Levrero a le bonheur d’être élu et de se voir en situation de finir un vieux projet d’écriture, Le Roman lumineux, texte dans lequel il narre ses expériences « lumineuses », autrement dit des aventures parapsychologiques ou mystiques, comme on voudra. Mais la plume de Levrero est velléitaire et, pour s’obliger à écrire, il commence un journal de la bourse, qu’il va présenter en prologue du Roman lumineux, un prologue de 450 pages… Voilà dès lors le lecteur plongé dans un journal délirant, celui des addictions de l’auteur, addiction a l’ordinateur, entre autres, un journal de psychose, le journal d’un nyctalope incapable de se coucher avant le jour du lendemain, qui vit totalement en décalage avec le commun des mortels et raconte jour après jour sa folie douce. Ce qui est incroyable, c’est que les thèmes abordés sont d’une banalité incroyable sans que le journal soit pour autant ennuyeux et Mario Levrero nous apparaît comme un drôle de type, sympathique et amusant, dont on ne se lasse pas de lire les aventures quotidiennes. On pense à Charles Bukowski, même si les deux hommes ne se ressemblent pas vraiment, et on a le plus grand mal à lâcher le journal quand vient l’heure d’éteindre la lumière.

Il est question des lectures de Levrero : Somerset Maugham, des romans policiers à foison (l’une des addictions de Levrero), une écrivaine espagnole, Rosa Chacel, dont les livres semblent ennuyer leur lecteur, mais aussi d’écrivains plus prestigieux, Kafka, Beckett, Burroughs, etc… Il est question de ses ateliers d’écriture, de ses promenades en ville, que de gentilles amies font avec lui, pour le sortir un peu, mais il est surtout question de sa lutte pour se désaccoutumer de son ordinateur, de ses sales habitudes qui consistent à jouer, à télécharger des photos pornographiques (ah ! ces petites jeunes femmes japonaises toutes nues…), à « voler » des logiciels, etc… Il est aussi question du cadavre d’un pigeon sur un balcon en dessous des fenêtres de Mario, qui observe la « veuve » du mort venir lui rendre des visites régulières, seule ou avec son nouveau mari et ses petits, métaphore filée qu’on va suivre jusqu’à la fin du journal, avant d’entamer Le Roman lumineux lui-même, dans lequel il va être question de télépathie, mais aussi de la conversion de Levrero à la religion catholique, sous l’influence d’un drôle de curé. Tout comme dans Le Discours vide Mario Levrero réussissait à intéresser son lecteur à des exercices de graphie, dans Le Roman lumineux, il réussit le tour de force de nous faire nous passionner durant 580 pages pour une vie vide, elle aussi, un discours qui « tourne en rond » autour de la procrastination, de l’incapacité de l’écrivain à faire son travail, qui peut rappeler un autre écrivain, uruguayen lui aussi, Carlos Liscano. Le livre se termine sur un retour aux principaux thèmes du journal, pour clore le texte, ce dont Levrero s’acquitte avec brio. Comme l’a signalé Enrique Vila-Matas, à qui on peut faire confiance en matière de littérature, Le Roman lumineux est « Un livre unique, étrange, extraordinaire, même s’il nous parle de thèmes intemporels, de la grisaille quotidienne et de ce que le sort nous réserve. Je n’ai jamais pu l’oublier. » On ne peut mieux dire, me semble-t-il, sur ce texte gentiment dingue.

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« Après avoir lu Junky, j’ai voulu lire davantage de Burroughs ; Felipe m’a prêté deux autres livres, non sans m’avertir qu’il y avait de grandes différences avec Junky ; il n’était pas très sûr qu’ils allaient me plaire. Felipe connaît mes préjugés envers les auteurs homosexuels, qui ne sont pas en réalité des préjugés, mais des jugements esthétiques ; et, effectivement, lorsque j’ai commencé à lire Parages des voies mortes, j’ai trouvé que, à la différence de Junky, le thème de l’homosexualité occupait un premier plan. D’autre part, il était aux antipodes de la rigueur narrative de Junky, et j’ai failli renoncer à la lecture. Mais il y a quelque chose de spécial chez Burroughs qui m’a poussé à continuer à lire, avec une perplexité totale face à ma propre attitude, parce que, vraiment, je ne saisissais pas les raisons secrètes que je pourrais avoir de lire ce livre. De fait, il s’est depuis lors passé quelques semaines, et j’ai encore quelques pages à lire pour le finir. Ce n’est pas une lecture facile ni gratifiante et, cependant, il m’a été impossible de le laisser tomber, même si j’ai dû intercaler sa lecture avec la consommation d’une montagne de romans policiers. d’autre part, les fantasmes homosexuels et les tombereaux d’expression macabres et grossières ne m’ont pas gêné, et je ne comprends toujours pas pourquoi. Pour une raison inconnue, Burroughs est incapable de me heurter. » Mario Levrero, Le Roman lumineux

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« L’Angoisse du gardien au moment du péno (que les traducteurs espagnols ont traduit d’une manière légèrement différente de ma traduction maison) est un livre de Peter Handke, un Autrichien qui, s’il est bien loin d’être un Bernhard, est aussi bien loin du portrait que brosse Bernhard en passant en revue les collègues co-nationaux, c’est-à-dire qu’il n’a pas l’air d’être un idiot. Celui qui en a tout l’air est l’auteur du prologue, un certain Javier Tomeo. J’ai vu le livre il y a une dizaine de jours, chez le bouquiniste d’à côté, et il m’a semblé intéressant pour je ne sais quelle résonance qui n’est pas arrivée à se transformer en souvenir. (…)

Par un rabat du livre, j’apprends que le roman a été porté au cinéma par Wim Wenders. J’aimerais voir le film parce que, s’il est bien fait, il peut être très intéressant – visuellement, je veux dire. Surtout si l’intention narrative a été respectée.

Par principe, je ne lis jamais le prologue d’un livre avant le livre lui-même, et ces derniers temps j’essaie de ne même pas lire les quatrièmes de couverture, surtout s’il s’agit d’éditions espagnoles, parce qu’il y a chez les Espagnols, une véritable passion de présenter au lecteur par avance les contenus essentiels du livre. Le comble, je crois, c’est un roman de Nero Wolfe, où l’on dévoile qui est l’assassin rien de moins qu’en couverture. Ce prologue ne constitue pas une exception, et je n’ai jamais été aussi reconnaissant à mes principes ; si je l’avais lu d’abord, il aurait totalement gâché ma lecture. Mais je me réjouis de l’avoir lu après avoir lu le roman, parce qu’il s’est révélé extrêmement comique. Le préfacier commence par dire que c’est un livre difficile à comprendre ; au milieu de son texte, il dit qu’il ne comprend pas ; et, vers la fin il écrit qu’il ne comprend pas non plus le titre. C’est très étonnant parce que même moi j’ai compris le titre. Moi qui ne prête pas attention à ses subtilités. Justement, vers la fin du livre, un personnage fait un bref récit qui explique le titre et, presque à la fin proprement dite, le personnage principal répète exactement le même récit, en modifiant toutefois les circonstances, et là le lecteur saisit de nouveau le sens du titre. C’est sans équivoque et simple, mais le préfacier ne l’a pas compris.

Il n’a pas compris non plus le roman, et il a l’air d’ignorer qu’un roman n’est pas fait pour être compris. »

Mario Levrero, Le Roman lumineux

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

thomas-bernhard

« Après avoir prêché dans le désert des années durant, après avoir été méprisé et blâmé pour avoir certaines opinions, voilà que je tombe sur une espèce d’âme jumelle. On peut lire page 54 de Maîtres anciens, un livre impossible à classer de Thomas Bernhard :

« Voyez-vous, Beethoven, le dépressif chronique, l’artiste d’Etat, le compositeur d’Etat par excellence, les gens l’admirent, mais au fond Beethoven est un personnage parfaitement repoussant, tout, chez Beethoven, est plus ou moins comique, quand nous écoutons Beethoven, nous entendons sans cesse une détresse comique, le grondement, le titanesque, la stupidité de la marche militaire, jusque dans sa musique de chambre. Quand nous écoutons la musique de Beethoven, nous écoutons plus de tintamarre que de musique, la marche cadencée des notes, en sourdine, l’Etat », dit Reger.

Une année de lecture : 2021

Le moment d’un bilan rapide est venu. Lecture ou relecture, peu importe, l’essentiel étant de conserver le souvenir du meilleur, parfois du sublime. Les romans qui m’ont procuré les plus vifs plaisirs de lecture sont en tête de cette liste (sans souci de classement précis). Les liens indiqués renvoient aux chroniques écrites pour ces livres marquants.

Bohumil Hrabal, Vends Maison où je ne veux plus vivre : https://bricea.home.blog/2021/12/18/vends-maison-ou-je-ne-veux-plus-vivre-bohumil-hrabal/

Les Tentacules, Rita Indiana : https://bricea.home.blog/2021/02/09/les-tentacules-rita-indiana/

Edie – La Danse d’Icare, Véronique Bergen : https://bricea.home.blog/2021/08/23/edie-la-danse-dicare-veronique-bergen/

Dans le mirador, François Bizet : https://bricea.home.blog/2021/10/30/dans-le-mirador-francois-bizet/

La 7e Fonction du langage, Laurent Binet : https://bricea.home.blog/2021/11/22/la-7e-fonction-du-langage-laurent-binet/

Djinn, Alain Robbe-Grillet : https://bricea.home.blog/2021/11/29/djinn-un-trou-rouge-entre-les-paves-disjoints-alain-robbe-grillet/

Octaèdre, Julio Cortazar : https://bricea.home.blog/2021/12/11/octaedre-julio-cortazar/

Les Palabreurs, Bohumil Hrabal : https://bricea.home.blog/2021/12/21/les-palabreurs-bohumil-hrabal/

Le Tonneau magique, Bernard Malamud : https://bricea.home.blog/2021/04/25/le-tonneau-magique-bernard-malamud/

Le Commis, Robert Walser : https://bricea.home.blog/2021/09/23/le-commis-robert-walser/

Monsieur Songe, Robert Pinget : https://bricea.home.blog/2021/01/22/monsieur-songe-robert-pinget/

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« La grande surprise en matière de lectures récentes, ç’a été Sivainvi (horrible traduction espagnole du titre original Valis), un roman de Philip K. Dick. Là, Dick entrelace sa science-fiction et des données autobiographiques évidemment réelles, et plutôt que d’un roman, il s’agit d’un traité philosophico-religieux de premier ordre. J’ai été surpris de découvrir à cette occasion que Dick a vécu quelques expériences similaires à certaines que j’ai vécues, même si dans son cas es expériences sont allées beaucoup plus loin. De toute façon, certaines de ses conclusions ressemblent aux miennes, même si, aussi sous cet aspect, il va beaucoup plus loin. Je me réjouis infiniment de n’avoir jamais goûté à aucun type de drogue (sauf quelques-une autorisées, comme le tabac). Je ne crois pas que j’aurais pu survivre à des expériences de l’intensité de celles de Philip K. Dick. Bon, lui non plus n’y a pas survécu. En tout cas, c’est très agréable de lire ces choses qui, d’une certaine manière, relativisent notre propre folie. »

Mario Levrero, Le Roman lumineux

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« Je continue à couper doña Rosa Chacel ; avec Beckett, maintenant, et avec un livre sur Beckett, un essai avec quelques éléments biographiques que j’ai trouvé intéressant même si les essais m’ennuient plutôt. Mais ma curiosité envers Beckett était très grande et ce livre m’a éclairé sur un certain nombre de points. Avant, j’avais lu un récit très comique, vraiment comique, intitulé Premier Amour, et maintenant je lis d’autres histoires. Beckett réussit toujours à m’arracher quelques éclats de rire. Je sais, bien sûr, que son œuvre ne s’épuise pas avec sa comicité et, justement, un de mes désaccords avec l’auteur du livre est là. L’auteur réfute ceux qui cherchent des significations philosophiques particulières chez Beckett et interprètent son œuvre à partir de ses significations ; avec ça, je suis parfaitement d’accord. Moi aussi, je pense que l’Art, en général, ne doit pas se mesurer à ses contenus. Mais l’auteur, un Allemand, exagère un peu en ôtant toute importance aux significations. Il s’appuie en partie sur les dires de Beckett, mais c’est un fait bien connu que les auteurs ne disent jamais exactement la vérité sur leurs œuvres, souvent parce qu’ils l’ignorent. Ce que je veux dire, au sujet de mon désaccord avec l’Allemand, c’est que : d’accord Beckett ne construit pas ses œuvres en fonction de quelque signification ou message ou idéologie que ce soit, et c’est ainsi que doit être l’Art ; parfait. Mais mon désaccord réside dans le fait que ça ne revient pas au même qu’un personnage s’appelle Godot ou s’appelle autrement. Ce Godot a une signification, de toute évidence renvoyant à Dieu. Cela, je suis d’accord, n’explique pas l’œuvre ni ne lui donne sa force, ne justifie pas son existence ; mais ne nions pas le fait qu’il y a aussi des significations dans l’œuvre. L’important de la littérature ne réside pas dans ses significations, mais ça ne veut pas dire que les significations n’existent pas ou qu’elles n’ont pas leur importance. J’ai souvent dit et écrit : « Si je voulais transmettre un message idéologique, j’écrirais un pamphlet. », avec ces mêmes mots ou d’autres. Mais ça ne veut pas dire que dans ma littérature, il n’y ait pas d’idées exposées, et que ça ne mérite pas la peine d’exposer ces idées. » Mario Levrero, Le Roman lumineux

Le parallèle entre L’ultime Auberge de Kertész et Le Roman lumineux se poursuit, non pas que ces livres soient identiques, mais les écrivains cités, Kafka et Beckett, le sont par l’un et par l’autre. Normal, me direz-vous, tous deux sont géniaux… C’est bien ce que je pense, moi aussi, tout comme la citation de Mario Levrero ci-dessus sur Beckett me convient parfaitement, à tel point que j’aurais pu l’écrire moi aussi. Mot pour mot.

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« J’ai acheté encore une fois L’Amérique, de Kafka ; trente-cinq pesos. L’édition Emecé, assez bien conservée. Possible que j’aie bientôt envie de relire ce roman. Je ne l’ai pas relu depuis cette première fois, en 1966, lorsqu’il a fait naître en moi le désir de devenir écrivain. Chaque fois que j’installe ma bibliothèque, je le rachète, et je finis toujours par le prêter et le perdre ; mais ce livre ne doit pas manquer à ma bibliothèque et, hier, justement, j’avais remarqué que je ne l’avais pas. La semaine dernière, Chl avait acheté un exemplaire exactement pareil. Aujourd’hui, elle a déniché La Muraille de Chine. » Mario Levrero, Le Roman lumineux

Comme Imre Kertész, Levrero écrit un roman dans lequel le journal tient une place considérable (ici, les 400 premières pages d’un roman qui en compte 600). Comme Imre Kertész, Levrero a une relation privilégiée avec l’œuvre de Kafka. Les livres de ma bibliothèque semblent parfois s’attirer les uns les autres et leurs auteurs avoir ensemble une certaine communauté d’esprit, avec moi aussi d’ailleurs !

White Building, Kavich Neang

Le white building est un immeuble historique de la ville de Phnom Penh (Cambodge) où l’Etat a logé d’anciens artistes, d’anciens fonctionnaires, un « immeuble unique qui était devenu emblématique d’une époque qui disparaît » comme le dit Kavich Neang ; « On y vivait en communauté, des peintres, des musiciens, des couturières, la porte ouverte sur le couloir. Il y régnait une atmosphère particulière qui m’a fait grandir en tant qu’artiste. »

Le film est divisé en chapitre, « Bénédictions » ouvre sur l’histoire de trois jeunes gens sympathiques, qui dansent un smurf un peu nouveau, se préparent pour une compétition, un concours plutôt, évoquent les filles, se baladent en scooter (à trois sur le même engin, dans la circulation folle de la ville), tentent un peu de draguer un autre scooter avec trois jeunes filles, moqueuses, vont faire trois sous en dansant pour manger dans un bar, jusqu’à la fin du chapitre où l’un d’entre eux annonce qu’il ne sera pas là la jour J, qu’il déménage, part vivre en France avec sa famille. Fin d’une période heureuse, qui nous laissait envisager un film léger.

On est dans les années 2010. La rumeur de la démolition de l’immeuble, avec proposition de rachat des appartements à un prix au mètre carré insuffisant pour espérer se reloger en ville, se fait insistante. Samnang, le personnage principal, est le fils du chef des copropriétaires. Dans la deuxième partie, « La Maison aux esprits » qui s’ouvre sur une réunion à la fin de laquelle les habitants se divisent : il y a ceux qui acceptent le nouveau prix proposé, jugé insuffisant par celui qui l’a négocié, et ceux qui le refusent. Le père de Samnang n’est pas très bien, son gros orteil est infecté à cause de son diabète. Le fils le voit en cauchemar, habillé en costume, immobile – mauvais signe. Gros plans sur l’état de délabrement du building (les infiltrations d’eau, les plafonds cloqués et noircis… aussi noir que l’orteil qui commence à gangréner !). Le père et la mère s’en tiennent, contre l’avis du « bon médecin », consulté trop tard, aux soins traditionnels : gingembre et miel. Il y a des tensions entre la mère et la fille, partie dans un appartement un peu plus loin ; les anciens relax et contemplatifs, attachés aux traditions et les jeunes, plus dynamiques, passionnés ne se comprennent pas toujours.

La dernière partie, « Saison de la mousson » nous montre la famille après les expulsions réalisées. Retour aux terres originelles, en campagne, « lieu paisible, proche de la nature, mais c’est peut-être le lieu d’une réunion impossible pour la famille de Samnang » conclut le réalisateur.

White Building est un très beau film, un peu mélancolique, un peu nostalgique, qui donne envie de découvrir l’œuvre à venir de Kavich Neang, puisque nous venons de voir son premier long métrage. Un nouveau nom à suivre…

Bad Luck banging or Loony porn, Radu June

Six ans après l’inoubliable Aferim ! Radu June nous offre avec Bad Luck banging or loony porn un nouveau film (récompensé par un Ours d’Or au festival de Berlin) de haute tenue. L’intrigue en est simple : une professeure enseignant dans un lycée de Bucarest à la réputation sans faille doit défendre son poste devant une assemblée générale des parents d’élèves scandalisés par le scandale d’une sex-tape circulant sur Internet, qui montre l’enseignante dans une posture scabreuse au lit avec son mari. La mise en forme narrative de l’intrigue est un peu plus complexe… Le tout début du film nous montre le contenu de la fameuse sex-tape, cru et pour le moins porno, avant qu’une première partie nous montre le personnage principal du film traversant Bucarest à pied (on se dit tout d’abord qu’après une ouverture en fanfare, le réalisateur se permet des longueurs…), prétexte à mettre en évidence dans le décor urbain d’une grande ville roumaine tout ce qui peut être de l’ordre de la vulgarité, de l’indécence du monde contemporain, de la référence discrète, et même du clin d’œil appuyé, à la pornographie, mais aussi de la violence décomplexée de sa population… La deuxième partie du film rompt catégoriquement avec cette narration qui prend son temps et nous montre Emi faire quelques démarches pour éviter de perdre son poste, dans un Bucarest en folie, masqué et hyper-tendu. Des extraits de documentaires, de publications Internet, sorte de petit musée des horreurs roumaines sous-titré par des légendes explicites qui font faire au spectateur un second voyage historique, sociologique, politique et sociétal dans une Roumanie qui a eu maintes fois à faire avec l’obscénité et l’immoralité. On se dit que l’affaire d’Emi est bien peu de chose au regard de ce que le pays a vécu par le passé et vit encore aujourd’hui. On se dit aussi que Radu June a choisi d’emprunter des chemins de traverse pour traiter du thème de son film, qu’il a choisi la légèreté d’une comédie de mœurs pour parler de thèmes finalement pas tous aussi léger qu’une histoire de sex tape. La troisième et dernière partie nous fait alors entrer de plain-pied dans la comédie en dénouant l’intrigue, dans la cour d’honneur du lycée qui accueille la réunion avec les parents remontés comme des coucous et qui veulent visiblement la peau de la prof, qui se défend à coups d’arguments intellectuels, tout cela dans la caricature (un haut-gradé de l’armée qui ne cache pas son antisémitisme et son amour du nazisme, une mère d’élève puritaine et drapée dans ses valeurs morales réactionnaires, un pilote d’avion violent et machiste…), l’humour débridé (prises de paroles de parents plus ou moins grotesques, plus ou moins crédibles aussi, mais qui renvoient sans doute à des postures politiques, nationalisme exacerbé, fascisme et nostalgie de l’époque communiste autoritaire, encore en cours en Roumanie et qui sont autrement plus obscènes que le petit film de la « prof porno »), avec proposition de trois fins différentes, dont une totalement délirante qui permet de sortir de cette comédie grinçante sur un hénaurme éclat de rire, histoire de rappeler que tout cela est une fiction, même si cette fiction est l’occasion de revisiter le réel à travers un filtre qui ne force pas l’optimisme.

L’ultime Auberge, Imre Kertész

Journal d’une partie d’échecs contre la mort, dont l’issue est courue d’avance, L’ultime Auberge est une fois de plus un livre superbe d’Imre Kertész qui mêle dans un même texte les genres du roman (L’ultime Auberge) et du journal (Secrets dévoilés et Le Jardin des trivialités) en alternance, sans qu’on sache très bien si le projet de roman, dont on peut dire qu’il n’est pas abouti, ne serait pas un prétexte pour se persuader qu’on est encore écrivain, ou un moyen de repousser la mort (tant qu’il a un projet d’écriture, Kertész ne peut pas mourir) ou encore un prétexte à écrire un journal, dont on ne sait pas très bien s’il ne serait pas le dernier moyen littéraire de l’écrivain hongrois d’écrire encore, ou le projet principal d’un livre qui joue à cache-cache avec lui-même… Car le journal l’emporte, et de loin sur les quelques pages romanesques, tant par le volume que par la qualité littéraire, comme témoignage autobiographique des derniers efforts de l’homme et de l’écrivain pour : 1. quitter son pays, la Hongrie, contre lequel il récrimine, à la façon d’un Thomas Bernhardt (même si Kertész n’écrit sous l’influence de personne) 2. témoigner par avance de sa fin de vie 3. dire sa lutte contre la maladie, la déchéance physique et la mort 4. dire sa lutte, malgré ou à cause de la déchéance, pour rester un écrivain, tout en ne cessant de regretter la perte du grand style, en constatant encore et encore son insatisfaction littéraire, à la façon d’un Flaubert dans ses correspondances. Bref, L’ultime Auberge n’est en rien un livre joyeux, d’autant que son auteur ne se prive pas d’aborder des thèmes qui n’engendrent pas l’optimisme : enfer de la maladie (il est diagnostiqué Parkinson), déchéance de l’Europe, conséquences sur l’activité littéraire des obligations liées à la réception du Prix Nobel de littérature (Kertész n’est pas le premier à se plaindre de ne plus pouvoir écrire à cause des sollicitations trop nombreuses que lui valent ce qu’il appelle « le gros lot »), détestation de son propre pays, sans parler de ses obsessions liées au fait d’être juif, à une forme de « paranoïa » juive face à un monde qui à l’en croire s’apprête sans cesse à terminer le travail commencé par Hitler pour en finir avec les Juifs, à une forme d’obligation à défendre la plupart du temps l’Etat d’Israël, contre vents et marées quasiment, même quand il a conscience de certaines dérives israéliennes, considérations politiques sur la démocratie en Europe, sur ses défaillances et ses défaites, dans lesquelles on retrouve l’idée du fascisme mou développée par Pasolini, déclinée en fascisme discret chez Kertész, etc… Ce n’en est pas pour autant un livre « plombant », mais un livre ou la grande culture de l’écrivain s’exprime généreusement, un livre où sa pensée n’apparaît pas diminuée, où il est question de sa passion pour la musique classique, pour Gustav Malher entre autres, d’une admiration certaine pour l’écrivain Franz Kafka, d’un hommage en passant à Samuel Beckett, où on a plaisir à le suivre dans le cheminement qui accompagne la construction d’une oeuvre, un livre ou la grande humanité de Kertész est bien présente, un livre qui, même s’il le dénigre, se construit en s’écrivant, signe s’il en est qu’il s’élève bien au-dessus d’un projet conçu contre et avec la maladie et qu’on peut le ranger avec les grandes réussites de son signataire. En explorant le Jardin des trivialités, Kertész reste malgré tout au-dessus de la ligne de flottaison, reste un grand écrivain qui jamais n’ennuie ou ne paraît fade, garde la dignité qui a toujours été la sienne.

N’en étant encore qu’à la découverte de cet auteur admirable, après le sublime Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, dialogue fleuve entre deux hommes, maelström stylistique de très haut niveau, et Roman policier, un texte sur et radicalement contre le fascisme d’une très grande qualité littéraire lui aussi, j’ai plaisir à constater qu’à chacun de ces opus, je lis non pas chaque fois le même livre, comme c’est souvent le cas avec la grande majorité des écrivains – y compris les très bons écrivains -, mais chaque fois un livre différent, ce qui me semble être la signature des très grands. Voilà pourquoi je me prépare à lire avec ferveur toute l’œuvre d’Imre Kertész, qui disait que ses livres ne lui survivraient pas.

L’ultime Auberge, Imre Kertész – Morceaux choisis

« Hier soir, Godot, dans la mise en scène de Täbori – ce qui est à peine croyable, sachant qu’il a déjà quatre-vingt-douze ans. Spectacle instructif, d’autant plus que c’était la première fois que je voyais sur scène une pièce de Beckett. La représentation était, à mon avis, nulle ; elle n’a pas plu non plus à M. et nous avons longuement analysé la raison – nous en sommes presque arrivés à suspecter la pièce ; je me suis rappelé la grimace de Reich-Ranicki à Baden-Baden, qui n’a jamais considéré Beckett, dont on célébrait le centième anniversaire de la naissance comme « le plus grand écrivain du XXe siècle ». Par ailleurs, ces classements sont très énervants ; peu importe, j’ai trouvé la représentation « joviale » et la jovialité est ce qu’il y a de plus étranger à Beckett. Les dialogues étaient fades, insignifiants pourrait-on dire, ce qui est quand même absurde en ce qui concerne Godot. En ce moment – il est six heures du matin – je lis l’excellente biographie de Beckett par Knowlson. Beckett est un grand auteur, et il le restera. » L’ultime Auberge, Imre Kertész

L’ultime Auberge, Imre Kertész – Morceaux choisis

« J’ai rêvé de Kafka. Je lui parlais au téléphone. Nous avons pris rendez-vous et il est venu. Son visage ne ressemblait pas à celui qu’on voit sur les photos. Il était plutôt terreux, avec une barbe drue. Quand j’ai raconté mon rêve à M., elle m’a demandé si ce n’était pas plutôt mon père. Question intéressante, je ne sais que répondre… Peut-être la barbe, le visage levantin… Mais la question demeure : était-ce Kafka dans le rôle de mon père, ou mon père dans celui de Kafka . Il était aimable avec moi, une sympathie est née. Je ne me rappelle plus de quoi nous avons parlé. C’était un grand rêve réconfortant, un pâle reflet de mes grands rêves d’antan. » Imre Kertész, L’ultime Auberge

L’ultime Auberge, Imre Kertész – Morceaux choisis

« Kafka, suite. Etait-ce un martyr ou était-il simplement maladroit ? C’était un écrivain génial, mais il ne se fie pas à ce qu’il écrit. Conscient de sa valeur, il reste d’une modestie dévastatrice. Les femmes l’adorent, mais il s’empêtre dans des amours malheureuses où, au lieu de satisfaction, il ne trouve qu’humiliation. Il apprécie la vie, on peut dire que c’est un hédoniste et pourtant il mène une existence d’ascète. De nature solitaire, il veut constamment se marier. Il fait de la gymnastique, s’adonne au jardinage pour entretenir sa santé, dort la fenêtre ouverte en hiver, pratique la marche à pied, la natation, mais contracte une maladie mortelle et meurt avant l’âge. – Destin émouvant, et on pense à Goethe pour se consoler. Il a lui aussi eu sa part de malheur, mais il a « mieux exploité » sa souffrance. Peu importe. Le personnage de Kafka, peut-être même plus que son œuvre, nous tourmentera toujours, et je me demande si ce n’est pas là son véritable héritage. » Imre Kertész, L’ultime Auberge

L’ultime Auberge, Imre Kertész – Morceaux choisis

Hamlet et la question du moi futur - Bruno Jarrosson

« Trois jours à Copenhague. Le grand fiasco européen. Bel ennemi, vilain ami. Les étrangers qu’ils ont accueillis à leur époque libérale sont devenus un fardeau pour eux ; ils se sont donc tournés vers la droite et attendent qu’elle mette de l’ordre, c’est-à-dire qu’elle assigne des limites à la démocratie. Chaos et incertitude ; la terreur fait trembler l’Europe, et l’Europe se couche devant la terreur comme une mauvaise putain devant son maquereau. » Imre Kertész, L’ultime Auberge

Toujours aussi vrai, me semble-t-il, et pas seulement pour le Danemark. Un miroir tendu à la France actuelle ?…

L’ultime Auberge, Imre Kertész – Morceaux choisis

« Il a fallu survivre aux nazis. A l’époque bolchévique, il n’y avait aucun espoir de survie ; le système ne semblait pas devoir disparaître un jour. Pourtant, je n’ai jamais accepté son existence. Je ne me suis pas inséré dans sa pensée, je n’ai pas pratiqué son langage, je ne me suis pas installé dans ce qu’on appelle la vie normale : je n’ai pas fondé de famille, je ne me suis pas constitué de véritable base existentielle, pour ainsi dire. Je vis maintenant pour la première fois dans un monde qu’on peut dire réel. Comment est-il ? Absurde, lui aussi ; mais au moins son absurdité est-elle réelle. » Imre Kertész, L’ultime Auberge

L’absurdité de notre monde est en effet réelle, et de plus en plus difficile à accepter…

L’ultime Auberge, Imre Kertész – Morceaux choisis

« Le sentimentalisme de la survie est fini, de même que le libéralisme sexuel, philosophique et comportemental d’après-guerre : c’est le retour d’une époque virile, d’un conformisme brutal, peut-être de la guerre. En tout cas, celui du fascisme (ou quel que soit le nom qu’on lui donne). Je dirais que l’ère de l’hédonisme est arrivée, si tant est que l’hédonisme est la pratique d’une société composée d’hommes et de femmes véritables. Mais où sont les hommes et les femmes ? Selon un esthète libéral qui se prend pour un essayiste influent, non seulement c’en est fini du sérieux sous toutes ses formes, mais il n’est plus représenté que par des artistes est-européens qui s’agitent dans des costumes mal taillés et ne savent que faire de leur malheur. Si ce n’est assommer le monde avec leur mauvaise humeur. Ainsi, le monde occidental se trouverait-il déjà par-delà le bien et le mal et ne songerait-il plus qu’à s’amuser ? Mais de quoi ? Et dans quel but ? Finalement, il n’y a rien de plus ennuyeux qu’une bonne distraction. » Imre Kertész, L’ultime Auberge

Bonne année, bonne santé, bon fascisme discret à toutes et tous !

L’ultime Auberge, Imre Kertész – Morceaux choisis

« Ce qu’on fait aujourd’hui de la démocratie n’a pas grand-chose à voir avec la res publica ; je parlerais plutôt de démocratie de marché. Avec un peu d’autodiscipline, c’est une forme d’existence très agréable, mais elle prendra vite fin à cause de son évolution insolente vers la centralisation de l’argent et du pouvoir ; alors c’en sera fini de l’autodiscipline et de la douceur de vivre. N’est-ce pas une sorte de fascisme discret qui nous attend, avec emballage biologique, restriction totale des libertés et relatif bien-être matériel. » Imre Kertész, L’ultime Auberge

Ecrit de cela il y a vingt ans, cette note semble lire la situation actuelle avec une acuité qui ne se démentira sans doute pas dans les années qui viennent…

Le Club des tueurs de lettres, Sigismund Krzyzanowski

Publié en France par les éditions Verdier, Sigismund Krzyzanowski est donc cet auteur russe né en 1887 et mort en 1950, non publié de son vivant que l’éditeur russe Vadim Perelmouter a « découvert » aux archives pendant la période soviétique (regarder et écouter son témoignage sur notre blog ces trois derniers jours). J’ai trouvé dans une librairie montpelliéraine la version de poche de ce roman bizarre (écrit entre 1922 et 1924) et en ai fait l’acquisition sans penser que l’auteur, dont je ne connaissais pas le nom (et pour cause), était une espèce de « génie de la littérature » méconnu. Je me suis tout d’abord méfié, à cause du titre qui renvoie à cette mode récente des romans dont les titres font référence à des « clubs » ou des « cercles » divers et variés et qui me semble-t-il ne pèchent pas par excès d’originalité. Mais passons, à la lecture de la quatrième de couverture, il m’a semblé que ce bouquin abordait des thèmes spécifiques à la littérature et qu’il pourrait éventuellement m’intéresser. Ce fut en effet le cas. A la lecture du Club des tueurs de lettres, je m’aperçus que Krzyzanowski avait eu une idée intéressante, celle d’écrivains désireux de ne plus publier une ligne de leur vivant (comme si l’auteur avait la certitude qu’il ne publierait pas de son vivant, comme s’il avait la préscience de la maladie qui l’emporterait, lui faisant perdre avant cela l’alphabet…) et se réunissant chaque samedi pour, malgré leur décision de ne rien publier, continuer à s’adonner à la littérature en disant un texte de leur cru, qui ne sortirait évidemment jamais de leur petit comité. C’est ainsi que le roman s’apparente à un recueil de nouvelles, ou de textes littéraires de genres divers, puisque le premier de ces textes une courte pièce de théâtre, et que par la suite il y aura également quelques contes. Ces textes font voyager le lecteur dans le temps, de l’Antiquité et du Moyen Age au début du XXe siècle. Le plus difficile de ces récits est sans doute celui du chapitre IV, basé sur un « délire » scientifique qui, d’inventions en inventions toutes plus loufoques les unes que les autres, va permettre à une société d’introduire dans le corps de ses citoyens, sous le prétexte sécuritaire, au départ, d’en finir avec la folie, une sorte de vie préfabriquée de robots obéissants et incapables de rébellion (une société qui n’est pas sans faire penser à la dictature du prolétariat, mais qui est aussi la métaphore du club des tueurs de lettres dans lequel les sept participants renoncent à leur personnalité d’écrivain) et ce grâce à des machines, les « ex », qui se substituent à toute forme de volonté individuelle, les citoyens sous emprise d’une « ex » conservant leur pensée propre, mais s’avérant incapables d’agir en fonction. Evidemment, les quelques hommes de pouvoir qui tentent ainsi de conditionner leur peuple s’apercevront à leurs dépends que leur projet était irréaliste… Tout comme l’initiateur du club des tueurs de lettres s’apercevra peut-être que son idée est elle aussi utopique.

Les auteurs des textes portent tous un nom d’emprunt, qui se limite à une syllabe non porteuse de sens (Zes, Tev Daj, etc…) et les indifférencie suffisamment pour que tous soient presque confondus, pour la bonne raison qu’ils ont fait le même vœu, celui de ne plus écrire. Ils se réunissent chez le maître des lieux et « président » du club, dans une salle où trônent sept fauteuils, devant une cheminée et une bibliothèque aux rayonnages vides. Leur texte dit, et aussitôt mort, n’aura de vie qu’éphémère, sinon peut-être dans l’esprit des auditeurs où ils pourront continuer d’exister – et dans le livre qui s’écrit en racontant cette histoire d’écrivain renonçant à leur passion. Mais les choses ne vont pas se dérouler comme ces étranges candidats à l’oubli semblent en avoir décider, vous vous en doutez bien et nous nous en tiendrons là de cette chronique qui ne souhaite pas vous en dévoiler plus sur ce livre fantasque et étrange, qui mérite sans nul doute d’être lu.

Deus Irae, Philip K. Dick et Roger Zelasny

Monde post-apocalyptique dans lequel les survivants ont muté au point de ne plus avoir grand-chose d’humain, lutte entre deux Eglises, la spécialité de Zelasny, personnages à la K. Dick de camés, tous les ingrédients d’un bon livre de SF sont réunis dans ce bouquin écrit à quatre mains (et quelles mains !). Pour l’Eglise des Serviteurs de la Colère, adorateurs du Deus Irae, dieu de la colère est le seul vrai Dieu. C’est bien sûr Lui qui a déchaîné la foudre atomique sur le monde en guerre, mettant ainsi fin à la troisième guerre mondiale. Quant à l’Eglise chrétienne, elle est devenue minoritaire. Au milieu de tous ces êtres mutants, une personne handicapée, ni bras ni jambes, Tibor McMasters, peintre en quête de son génie, qui se déplace grâce à un étrange engin porteur d’un système extenseur I.C.B.M. et tiré par une vache blanche et noire, une Hollstein figurez-vous, part à la recherche du Deus Irae pour en faire le portrait que l’Eglise lui a commandé. Bien évidemment, les chemins ne sont pas très confortables, pas vraiment carrossables et la voiture à deux roues de Tibor mériterait un peu d’entretien. Plus on s’éloigne de la ville, et plus les mauvaises rencontres risquent de se multiplier : le Grand C. ou l’extension féminine de son extension péripatétique, ce qui ne vaut pas mieux, des mutants de l’espèce des lézards, des rolliers, des coureurs, des mutants taupes, ou encore les insectes, un chasseur, jolie faune des temps d’après. C’est ainsi que de rencontre en rencontre, parfois dangereuses, Tibor mène son odyssée, obligé de se faire dépanner par un autofac détraqué pas commode. Puis il est rejoint par Pete Sands, de l’Eglise chrétienne, et par Jack Schuld, un chasseur, aussi inquiétant que dangereux. L’homme que cherche Tibor, Lufteufel, incarnation du Deus Irae, est aussi celui que cherche Schuld. Les voilà donc qui voyagent ensemble. L’un aura son modèle, l’autre sa proie. S’ils le trouvent, évidemment.

Deus irae se savoure comme un bon livre de SF à l’univers imaginaire riche de surprises toutes plus délirantes les unes que les autres, qui se lit sans souci de quête d’un sens caché, même si le propos sur la religion, le bien et le mal, la nature d’un Dieu humain de la colère peut sans doute laisser supposer que l’effort d’écriture des deux écrivains est allé plus loin que de créer un monde fantastique réussi. Ce dont je me suis grandement satisfait.

La Fièvre de Petrov, Kirill Serebrennikov

Sans conteste possible, La Fièvre de Petrov est la révélation cinématographique de l’année pour quelqu’un (en l’occurrence, moi) qui a raté Leto, son précédent film « sur » le rock russe (manqué parce que, bon, le rock russe… sauf que… c’était tout autre chose, visiblement…). Mais peu importe, car Kirill Serebrenikov est entré avec La Fièvre de Petrov dans la courte liste des rares réalisateurs dont je ne raterai plus, sous aucun prétexte, le moindre film. Petrov, le personnage principal de ce film, rentre chez lui, dans un tramway (pas franchement nomme Désir) qui évoque un monde ancien (peut-être celui de l’Union Soviétique), secoué par une toux incroyable, visiblement fiévreux et malade comme un chien. Dans ce tramway, on est serré comme des sardines, chacun parle à voix haute et dit ce qui lui passe par la tête (les propos les plus politiquement infâmes s’expriment librement), des scènes hallucinantes, cauchemardesques vont y avoir lieu. Dont celle qui nous montre le tramway arrêté par une bande d’hommes en armes, Petrov sorti de force par un gueux qui lui tend un fusil, l’aligne dans un peloton d’exécution qui fait feu sur des « bourgeois » qui n’ont guère eu le temps de se défendre (seule une femme en tenue plutôt chic a réclamé un procès en bonne et due forme, mais maintenant les voilà tous et toutes allongés dans la neige avec une ou plusieurs bastos dans le corps – exit). Petrov est rapidement remercié pour le service rendu. La scène évoque Goya, on ne sait pas qui sont ces gens bien habillés qu’on vient d’exécuter (Serebrennikov règlerait-il ses comptes via la caméra avec le pouvoir de Poutine ? Quand il réalise le film, depuis son appartement, il y est assigné à résidence par le pouvoir de Poutine, et pour trois ans…). Nous voila de retour dans le tramway, estomaqué, alors que Petrov a repris calmement sa place, pas plus agité que cela, sinon par sa toux. Derrière le tram, apparaît un fourgon, dans lequel deux énergumènes lui font signe de descendre. Il s’agit d’amis de Petrov qui vont l’entraîner dans une folle nuit de beuverie. Le fourgon est un corbillard, et le cercueil set de table pour poser les verres et la bouteille de vodka. Les scènes à l’intérieur du fourgon sont tournées avec un filtre vert. Serebrenikov n’a peur de rien…

Pendant ce temps, dans une bibliothèque, des poètes russes, hommes et femmes, ouvrent une soirée de lectures qui se déroule sous la surveillance lointaine d’une bibliothécaire (la femme de Petrov) qui, quand la soirée dégénère, se métamorphose en « superwoman » russe, et plutôt méchante. Ses yeux virent au noir uni et elle massacre joyeusement à coups de poing un poète un peu trop violent à son goût. Le colosse à la gueule en sang, elle lui remet sa chapka sur la tête avant qu’il ne s’effondre, terrassé. Je pourrais m’essayer à raconter ainsi tout le film, c’est pas triste, mais il me faudrait sans doute cinquante mille caractères pour mener cette mission impossible à bien.

La Fièvre de Petrov est un film inracontable. On remonte ensuite dans les souvenirs d’enfance de Petrov, on passe de la couleur (aux traitements incroyables) au noir et blanc, au film super 8, au sépia me semble-t-il me rappeler. Il souffle dans cette histoire un vent de folie bien russe, une extravagance qui vire le plus souvent à tous les excès imaginables : Madame Petrov joue aussi du couteau de cuisine, y compris avec son fils qui s’est un peu ouvert le doigt et la vue du sang lui fait tourner l’œil au noir uni, et là elle l’égorge proprement au-dessus de l’évier – plus loin elle poursuit un type dans une banlieue sordide et le poignarde à qui mieux mieux dans un parc de jeux d’enfants, devant une barre d’immeuble incroyablement grande, longue et grise, tout ça dans la neige) ; dans le passé d’une Russie encore soviétique, une jeune femme blonde qui est peut-être la collègue de Petrova, ne peut s’empêcher de regarder chaque jeune homme qu’elle croise dans sa nudité (pas une femme nue dans ce film, que des hommes !) ; Petrov, qui croise à un moment de sa nuit d’errance un ami, écrivain raté, l’aide à réussir son suicide en appuyant pour lui sur son doigt placé sur la détente du revolver dont il a placé le canon dans sa bouche, puis quitte son appartement en y mettant calmement le feu…

Il y a malgré tout quelques moments où la folie hallucinée des Petrov, de tous ces personnages de roman (le film est l’adaptation d’un roman d’Alexei Salnikov que je ne saurais tarder à lire, Les Petrov, la grippe, etc…) se calme un peu. Quand on est dans la tête de Petrov, dans ses souvenirs, dans ses fantasmes, l’hystérie russe, sa grande violence sociale et politique se font un peu oublier pour permettre aux personnages de revenir à un peu plus de douceur, voire de tendresse (Petrov et son fils). Mais le film est une sorte de brûlot, dont la dimension politique n’est sans doute pas absente, un (bad) trip qui nous montre une Russie en proie à sa folie nationaliste, à sa folie tout court, à une violence exacerbée, une Russie qui n’a rien d’un pays apaisé et où la grippe qui touche les personnages n’est que l’allégorie du mal qui touche tout un pays. On sort de ce film (assez long, mais qui passe a la vitesse d’un météore) subjugué, en suivant le cadavre bien vivant du macchabée du fourgon d’Igor qui a quitté son cercueil pour rentrer chez lui, encore tout étonné d’être vivant (métaphore d’une Russie increvable, toujours ressuscitée ?). On quitte donc ce film subjugué, tout en se disant qu’on n’a pas tout compris tant la narration est explosée, mais que rien de tout cela n’est bien grave puisqu’on peut revoir les chefs-d’œuvre sans peur de s’ennuyer ou de se dire qu’on a déjà tout vu (quelqu’un a-t-il tout compris à 2001, Odyssée de l’espace ?…). Et La Fièvre de Petrov est justement un chef-d’œuvre, avec tous les excès d’un chef-d’œuvre russe, y compris dans ses quelques faiblesses. Quant à Serebrennikov, c’est visiblement un sacré cinéaste.

Corps, Fabienne Jacob

Ce très court roman de Fabienne Jacob, une auteure que je ne connaissais pas jusqu’à la découverte de son existence dans la librairie d’un lieu d’exposition montpelliérain où les œuvres réunies et présentées au public portent toutes sur le corps, ce très court roman de Fabienne Jacob, donc, une auteure qui répond, quand on lui demande quel grand livre elle aurait aimé écrire, « Voyage au bout de la nuit », ce très court roman de Fabienne Jacob, disions-nous, commence d’ailleurs par une phrase, « Quand tout aura disparu, il restera cela. », qui m’a fait penser à l’incipit du Voyage, une auteure, Fabienne Jacob, qui écrit essentiellement sur le thème du corps – elle n’en est pas à son premier livre quand elle publie Corps –, mais il semble que le thème du temps l’intéresse aussi, ce très court roman de Fabienne jacob, ne nous égarons pas, s’appelle Corps. La narratrice du roman Corps travaille dans un institut de beauté, elle est donc bien placée pour parler du corps des femmes, c’est ce qu’on pense et c’est ce qu’elle dit assez vite. Cela dit, elle ne parle pas que du corps des femmes. Elle évoque aussi ce que vivent les femmes, ce qu’elles ressentent, mais la plupart du temps, quand même, au sujet, à propos de leur corps, et puis elle parle d’elle aussi, et tout particulièrement de son enfance, de sa grande soeur et de sa mère, aussi, entre autres femmes. Elle, la narratrice toujours, ne se prive pas de porter des jugements sur certains types de femmes (c’est d’ailleurs assez réjouissant) qu’elle peut au passage égratigner joyeusement. Par exemple, les femmes qui suivent certains diktats de la mode ou de l’air du temps, dont elle dit ne pas savoir qui les dicte, mais qu’elle dit détester ; celles qui ont des « seins morts », métaphore bien vue qui signale les faux seins ; celles qui ont « la peau hâlée », considérées comme « suspectes » ; celles qui veulent être remarquées, montrent tout, font du bruit, rient fort, parlent fort : « On veut pas les connaître pour la bonne raison qu’on les connaît déjà. » ; celles qui sont victimes de la mode, se cachent sous les marques : « On sait d’avance, elles ont rien à cacher. » ; celles qui se font des mèches, qui mettent du gloss, ou des caleçons. Bref, la narratrice n’aime pas le blig-bling féminin, le faux : « Les femmes, c’est mon métier, elles sont belles quand elles sont dans leur vérité. Exactement dans la coïncidence de leur corps et des années, cela s’appelle la vérité. »

N’allez pas croire que Monika, la narratrice, n’aime pas les femmes. Non, sinon elle ne serait pas esthéticienne. Son métier, dont il n’est pas question sur le plan de la pratique, pas de descriptions de soins du corps, de massages, d’épilation, juste quelques allusions en passant, il lui permet d’en savoir un rayon sur les femmes. Car elles se livrent toutes. Une fois à poil, elles parlent, se confient. Monika en sait plus sur leur corps et sur leur vie que tous les psys du pays… Il y a la bouchère, pour commencer, mais la bouchère, on n’en sait guère sur ce qu’elle vit, la bouchère elle vaut surtout pour sa peau blanche – ça, Monika, elle aime. La bouchère, c’est une secrète. Il y a aussi Alix, qui est passée à côté d’un homme vrai (pas un vrai homme), à côté de la passion. Il y a Adèle, une vieille dame que plus personne ne touche depuis la mort de son mari, sauf Monika bien sûr. Adèle, qui a un passé, une histoire de guerre. Il y a Grâce, dont la vie est comme un film. Il y a Ludmilla, aussi, celle qui ne veut pas assumer son âge, continue à s’habiller, à se comporter en petite fille…

Et puis, il y a Monika, sa sœur Else, leur mère. Et Monika raconte, elle aussi : ses peurs d’enfant, ses rapports avec sa sœur, leurs jeux, leurs interrogations, leur goût de fouiller, son cousin, qui lui vaut des émois, sa mère, la mort de sa mère. La femme dans sa vérité, c’est la femme qui coïncide avec les années, Monika n’élude rien, des années qui passent sur le corps des femmes, on explore avec elle l’enquête des deux petites filles qui veulent savoir pourquoi, comment elles ont pu naître, et n’y comprennent rien, de leur enquête sur ce quI se passe dans la chambre des parents, la nuit, la mort de la mère, bien des années plus tard…

Tout cela est écrit de façon sensuelle, « avec le corps, avec la peau » dit Fabienne Jacob, qui se « décapite » pour écrire, débranche le cerveau… Un style plutôt oral, avec quelques marques discrètes (pas de respect des règles de la négation, un usage de la virgule, ou plutôt un non usage, original) de l’oralité, mais un style très adapté au sujet, un beau sujet, le corps des femmes, qui n’exclut pas pour autant les hommes (les deux bouchers, l’Allemand, le cousin Jan…), même s’ils n’ont pas le premier rôle dans le livre. Un beau livre, un beau regard porté sur les femmes, sur la vérité du corps. Le corps, ce qui reste quand tout a disparu.

L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, Peter Handke

Commençons par ce qui n’est pas forcément essentiel dans la réception d’une œuvre d’art, car un roman est aussi une œuvre d’art : la lecture de L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty n’est pas d’un grand plaisir de lecture. En un premier temps, le style est froid, la phrase minimale, qui s’en tient à un factuel qui ne nous intéresse guère, celui d’un type qui vient de perdre son travail, croit-il et qui semble largué. Aussi les faits narrés ne sont-ils que platement quotidiens, répétitifs et rapportés dans un style qui est en adéquation avec ce à quoi il renvoie. Voilà qui est dit et qui, rappelons-le, n’est pas nécessairement essentiel. Quand le style change, aux environs de la centième page de cette édition, le livre n’en devient ni plus palpitant ni plus attrayant. On court vers la fin, avec le sentiment qu’on n’y arrivera pas, qu’on lâchera avant le point final. Tout en lisant, on se dit qu’on a une impression de déjà-vu : ça nous rappelle La Nausée de JP Sartre, par exemple quand Bloch, le personnage principal du texte, voit au fond d’une théière, plutôt que des brins de thé, des fourmis ; ou comme quand il voit les choses en ce qu’elles ont de limité, ce qui déclenche aussitôt chez lui une envie de vomir – un peu plus loin, le mot « nausée » est lâché. Mais l’histoire de ce monteur, ancien gardien de but, qui se croit licencié de son travail sans qu’on lui ait rien dit, puis qui étrangle une caissière après avoir passé la nuit chez elle, sans vraiment savoir pourquoi il le fait, ça nous rappelle également L’Etranger d’A. Camus, d’autant que Bloch se sent étranger au monde qui l’entoure, agit comme quelqu’un qui n’a plus de repères. Il n’est pas impossible après tout que Handke ait lu aussi Un Homme qui dort, de G. Perec. Bref, on se dit qu’il y a du palimpseste là-dessous, de l’intertextualité, et on ne s’en émeut pas plus, puisqu’on est soi-même un fervent adepte du pillage textuel, de la citation cachée et autres joies de ce qui pour certains chatouilleux de la propriété (intellectuelle) est assimilable à du plagiat. On n’en veut donc pas à Handke, d’autant que L’Angoisse est un de ses premiers romans (sauf que Handke sait très bien ce qu’il fait si l’on en croit ses écrits sur les méthodes littéraires qu’il entend utiliser et qu’il a beaucoup lu), et on lui en serait même presque reconnaissant, puisque réfléchir à tout ça fait passer la pilule amère d’une lecture pour le moins ennuyeuse (sur la littérature comme art de distraction, Handke a aussi son idée). Et puis Barthes a dit que « tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. » Alors, si Barthes l’a dit !… Bref, on s’ennuie en essayant de comprendre deux ou trois bricoles, en « essayant d’y voir plus clair », selon une expression de Handke lui-même. « Longtemps la littérature a été pour moi le moyen si ce n’est d’y voir plus clair en moi, du moins d’y voir tout de même plus clair. »

Quand l’auteur sort du factuel, ce qui finit par arriver, c’est la plupart du temps, peut-être toujours, pour expliquer ce que ressent Bloch, cette façon étrange qu’il a de se dissocier du réel qui l’entoure, ou de voir un réel qui se dissocie, allez savoir… On n’a pas le sentiment pour autant de verser dans la psychologie (il n’aurait manqué que cela…) et c’est là où il faut commencer à reconnaître une certaine force à ce bouquin et à son auteur. C’est de la description minutieuse. « Il lui sembla qu’un burin l’avait retranché de tout ce qu’il voyait ou plus exactement que c’étaient les objets qui avaient été coupés de lui. L’armoire, le lavabo, le sac, la porte : il réalisa enfin qu’il ajoutait par la pensée le mot pour chaque objet, comme sous une contrainte. » Et plus loin, « En réalité, sa nausée était semblable à celle que lui inspiraient parfois certains slogans publicitaires, refrains actuels ou hymnes nationaux qu’il ne pouvait s’empêcher, ensuite, de réciter ou de fredonner jusque dans son sommeil. Il retint sa respiration comme s’il avait le hoquet. Lorsqu’il inspira, ça recommença. De nouveau, il retint sa respiration. Au bout de quelque temps, ce fut efficace, il s’endormit. » Efficace. D’autres passages de ce tonneau suivent, qui font soudain penser que notre Bloch est en fait schizophrène et que, loin de plagier Sartre ou un autre, Handke se livre à une « étude de cas », qu’il décrit ce que vit et ressent un psychotique. Auquel cas, son livre est, commençons à nous l’avouer, sacrément réussi. Car la vie quotidienne de Bloch, dans tout ce qu’elle peut avoir d’inintéressant, est le prélude à ces crises qui surviennent régulièrement et dont il prend conscience sans prendre conscience, dont il prend conscience sans prendre conscience qu’il prend conscience… Et cela passe toujours par les sens, la vue et l’ouïe, principalement – comme c’était le cas pour le Roquentin de Sartre. « Tout ce qu’il voyait était frappant, littéralement. » ou « Il s’immobilisa parce que le téléphone sonnait. Comme chaque fois que le téléphone sonnait, il crut l’avoir su avec un instant d’avance. » Et cela passe aussi par un usage du conditionnel, qui contribue à mettre à distance la réalité, à la déformer : « On aurait dit que les détails encombrants salissaient et déformaient totalement les personnages et le décor où était leur place. (…) Le patron derrière le comptoir, on pouvait le traiter de cendrier, et on pouvait dire à la serveuse qu’elle était un trou dans le lobe de l’oreille. » Et puis passe des idées, des phrases, le mot « maladie » rejeté avec la phrase qui irait avec comme ridicule. Et puis, en approchant de la fin du roman, c’est le discours, le langage qui se désagrègent, dans un passage où les mots sont remplacés par des idéogrammes, puis dans un passage où la méfiance vis-à-vis du langage se fait plus forte encore, les phrases se succédant sans être achevées : « Il s’éloigna parce que – Devait-il motiver le fait qu’il s’éloignait afin que – Quel était son but lorsque – (…) En était-il déjà au point de – » Enfin vient la fin du texte, annoncée par un passage où il est question dans la tête de Bloch, sans qu’il sache bien qu’il y est question de lui : « Il est resté inactif trop longtemps. », et qu’elle dément. Comme quoi, comme une œuvre d’art peut être ennuyeuse, pas belle et sacrément intéressante, un roman peut être ennuyeux et redoutablement bien construit.

Bref, L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est un roman que je vous recommande, car il drôlement bien fichu. Bref, L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est un roman que je ne vous recommande pas, parce qu’il est ennuyeux. Bref. Car pour en faire le tour avec un minimum d’intelligence, il faudrait étudier longuement L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, en l’analysant à l’aune de tout ce qu’a pu écrire Peter Handke par ailleurs, et là n’est pas notre projet, même si d’autres lectures de cet auteur intéressant et redoutablement conscient de ce qu’il cherche suivront.

Les Palabreurs, Bohumil Hrabal

Selon Linda Lê, les personnages des Palabreurs de Bohumil Hrabal ont l’air de « pensionnaires d’asiles qui ont obtenu un permis de sortie provisoire » ou « d’occupants éphémères de cette vie qui préparent en grande pompe leur sortie définitive ». « Ces palabreurs sont habités par une obsession joyeuse de la mort. Ils s’adonnent avec délice au macabre euphorique ». Bien vu, qu’il s’agisse du notaire de la première nouvelle, qui prépare son testament et demande à une jeune femme de lui dessiner des belles phrases pour sa tombe ; qu’il s’agisse de Bamba, un tout petit homme (le directeur des pompes funèbres locales, comme de juste) qui accepte pour voir Prague dorée, qu’un de ses amis poètes, un colosse de 2m de haut, le soulève du sol par la tête, quand il sait très bien (Voulez-vous voir Prague dorée ?) ; qu’il s’agisse des personnages de Bambini di Praga, qui sont tous plus fous les uns que les autres (la nouvelle, la plus longue du recueil, se termine une nuit, dans un asile, où les protagonistes viennent pique-niquer !) ; qu’il s’agisse des motards de la nouvelle La Mort de Monsieur Baltisberger, qui roulent à tombeau ouvert pour gagner une course, conduisent « avec une telle colère » que ça ne peut se terminer autrement que par la mort de l’un d’entre eux ; qu’il s’agisse de M. Burgan (nouvelle Les Palabreurs) qui se blesse sans cesse, et ça commence par une faucille qu’il agite en tous sens au-dessus de sa tête pour chasser les abeilles, au point de se la planter dans le crâne, et bien sûr sa femme et lui rient de bon cœur à l’évocation des nombreuses blessures qu’il s’est infligées, c’est un vieux Monsieur Trompe-la-mort qui est même tombé du toit… ; qu’il s’agisse du père de Hrabal lui-même, dont les folies à moto lui ont valu tant de chutes, dont il rit sans doute encore, qu’on s’étonne qu’il ne se soit pas tué sur la route, tous les principaux personnages de ces nouvelles sont bien des grands fous, poursuivis, obsédés par la camarde.

Pour Claudio Magris, au contraire, « Le monde Hrabal est dominé par la solidarité fraternelle entre amis, par une bonté allègre qui le relient à la vie comme un cordon ombilical qu’aucune déception ou amertume ne sauraient couper… » C’est ma foi tout aussi vrai et nous ne départagerons pas les deux écrivains dont nous venons d’emprunter les analyses qui pourraient paraître divergentes, car Hrabal, c’est sans doute tout cela à la fois, et tant d’autres choses encore, comme lorsque Magris, toujours ,signale : « Hrabal offre le meilleur de lui-même dans la finesse et la précision de certains moments fugitifs : un manège qui tourne dans l’ombre bleutée du soir » (très belle scène où un homme et une femme assis dans leurs nacelles respectives, accrochés tous deux par des chaînes qui les relient au toit du manège, tournent et s’éloignent l’un de l’autre, puis se rapprochent et se rejoignent, s’attrapant par la main avant que l’homme ne repousse la femme au loin…), « le profil des toits dans le coucher du soleil, la conversation d’une fille aveugle dans un train face à l’indifférence de la contrôleuse et du paysage qui défile à l’envers » (très belle nouvelle dans laquelle chacun des passagers du compartiment évoque à tour de rôle, à l’exemple de la jeune fille aveugle, les qualités et la folie de leur père), « un dialogue à l’hospice ou à l’asile ». C’est aussi, dans Le Notaire, la vie au bord de la rivière, qui se reflète à l’envers et fait qu’un cheval marche sur les sabots d’un autre cheval, son double de miroir, ou quand un homme, tout de noir vêtu, et qui marche vers une femme à jupe rouge, la saluant en se décoiffant et en tombant son melon si bas que dans son reflet il puise de l’eau dans son chapeau. Ou encore, les deux buralistes dont un est aveugle, qui vont à leur kiosque à tabac et à journaux en tandem… Hrabal, c’est aussi des images très belles, une littérature qui donne à voir le monde et plus que tout Prague dans toute sa beauté. Hrabal, c’est tout cela et une extravagance que Magris lui reprocherait presque, mais dont pour ma part je ne me lasse pas, car elle lui fait atteindre des sommets de bonne narration. Oui, Hrabal est décidément un grand conteur, un narrateur de première qu’il faut lire sans hésiter pour le plaisir sans cesse renouvelé du texte. Allez-y, les amis, mais allez-y !

Un Héros, Asghar Farhadi

Si Franz Kafka était notre contemporain, il adorerait Un Héros ! Car son personnage principal, ce fameux « héros » que nous invite à suivre le titre du film d’Asghar Faradhi connaît un destin qui n’est pas sans faire penser à celui du K du Procès : plus il cherche à se défendre dans son « affaire », plus il cherche à comprendre ce qui lui arrive, plus il veut prouver son innocence, plus il veut restaurer son honneur et sa réputation, et plus il déchoit, plus il échoue, plus il apparaît au contraire comme coupable, jusqu’à une fin qui peut faire penser elle aussi à celle du roman de Kafka, toute proportion gardée, car si le héros de Faradhi n’est pas condamné à mort selon la loi de son pays, c’est tout de même à une mort symbolique qu’il doit se résoudre. Reprenons, pour faire vite, le synopsis qui nous est proposé du film ici et là : « Rahim est en prison à cause d’une dette qu’il n’a pas pu rembourser. Lors d’une permission de deux jours, il tente de convaincre son créancier de retirer sa plainte contre le versement d’une partie de la somme. Mais les choses ne se passent pas comme prévu… »

En effet, rien ne se passe comme prévu : Rahim va tout d’abord se résoudre à rendre l’argent que sa compagne a trouvé dans un sac abandonné dans la rue, par souci d’honnêteté, alors qu’il lui permettrait de négocier avec son créancier un retrait de la plainte qui le condamne à une peine de prison. Puis, il passe pour un héros, mis en avant qu’il est par la direction de sa prison, une association caritative qui s’occupe de prisonniers méritants, les télés, les réseau sociaux, bref par tout une société désireuse de mettre à l’honneur des citoyens qui se comportent de façon exemplaire, et ce d’autant plus qu’ils ont pu « fauter » auparavant. Jusque-là, tout va bien, puisque le comportement de Rahim va sans doute lui permettre de sortir de prison, d’obtenir un travail à la préfecture, et ainsi de rembourser à tempérament sa dette. Mais il y a un hic : son créancier ne croit pas du tout à l’histoire de Rahim, ne se prive pas de le dire, au point que l’on commence à se méfier de lui, qu’à la préfecture on veut vérifier son histoire, que les réseaux sociaux se retournent contre lui, et que dès lors il paraît suspect aux yeux de tous, y compris à ceux de l’association qui a organisé pour lui un appel à la générosité publique et de la direction de la prison qui change d’attitude à son égard. Dès lors, tout ce que va tenter le modeste héros, ce type éminemment sympathique mais pas le moins du monde héroïque, pour se justifier, démontrer qu’il n’a monté aucun coup pour passer pour ce qu’il n’est pas, défendre son honneur, restaurer sa réputation, va se retourner contre lui et sa cause, va l’enfoncer, le discréditer un peu plus, le compromettre malgré lui, malgré sa volonté de se comporter humainement, selon des principes moraux qui lui correspondent et qu’il ne retrouve pas forcément chez ceux qui lui font la morale ou l’enjoignent à suivre leur morale. Dès lors, ses actes vont parfois dépasser sa volonté de bien faire, il va perdre tout crédit, le film devient véritablement oppressant, jusqu’à la fin qui tombe comme un couperet et à laquelle on se dit que, comme K, il pourrait échapper. Oui, ça ne fait aucun doute, Franz Kafka aurait adoré ce film et il aurait même peut-être ri, là où le spectateur d’aujourd’hui est glacé d’effroi.

Vends Maison où je ne veux plus vivre, Bohumil Hrabal

Bohumil Hrabal est grand ! J’en étais déjà convaincu avant d’avoir lu ce livre, mais Vends Maison où je ne veux plus vivre est venu le confirmer avec éclat. Comment présenter ce livre ? Roman ? Oui et non… Recueil de nouvelles ? Oui ou non… Texte poétique ? Oui mais non… Ce livre assez inclassable est donc un texte littéraire, dont le genre nous importe finalement assez peu, qui s’ouvre sur un texte titré Kafkaesques (hommage évident à l’auteur pragois de La Métamorphose), dont l’incipit est le suivant : « Tous les matins, le logeur entre dans ma chambre sur la pointe des pieds, j’entends ses pas. La chambre est longue, si longue qu’un vélo ne serait pas de trop pour parcourir l’espace qui sépare la porte de mon lit. Le logeur se penche sur moi, puis il se retourne pour adresser un signe à quelqu’un qui se tient à la porte :

– M. Kafka est présent, dit-il. »

La référence à l’univers de Franz Kafka, au Procès entre autres, est évidente, mais Bohumil Hrabal ne s’est pas effacé devant l’écrivain à qui il envoie un petit signe malicieux. Car si le texte commence comme un livre de Kafka, il va se poursuivre comme un livre de Hrabal, et sans doute pas le moindre. Véritable chef-d’œuvre, dont l’auteur était semble-t-il très satisfait, Vends maison est le plus poétique de ses textes. Il faut donc parfois accepter de suivre un narrateur dont le propos n’est pas nécessairement de nous conter une ou des histoires, comme c’est généralement le cas des narrateurs de Hrabal, mais d’écrire un texte qui s’égare dans les méandres de collages ou de montages, qui confèrent à la narration un aspect surréaliste, comme le font certains dialogues délibérément décalés :

– J’ai le plaisir de vous proposer des brosses à dents.

– Non, non, ce n’est pas possible.

– Elles viennent de loin, oui, importées de France, en nylon, deux cent soixante-huit couronnes la douzaine.

– Non, non et non, ce n’est pas possible.

– Trop cher ? Comme vous voudrez, mais nos clients dansent à merveille sur les parquets cirés avec notre produit, monsieur le commis.

– C’est pour cela qu’elle gémissait si fort.

– Et comme nouveauté, sachez – c’est confidentiel – que nous avons en stock des brosses à cheveux pour enfants. Puis-je prendre votre commande ?

– Oui, mais jamais je ne pourrai la quitter. »

La narration, elle aussi, suit ce cours étrange, proposant dans certains textes-chapitres-nouvelles (?) deux histoires enchevêtrées, comme dans La Trahison des miroirs par exemple, où l’on suit la désopilante aventure de Valerian, devenu un beau matin sculpteur et peintre, qui participe à un concours artistique (L’action Jirasek), et celle d’un maçon qui va assister à la destruction d’un monument dédié à Staline (en 1964). Les personnages du livre sont aussi bien des intellectuels (le philosophe) que des gens du peuple, ils travaillent comme « volontaires » dans une fonderie où ils côtoient des détenues qui travaillent près d’eux (toutes relations sont interdites, même si le gardien est plutôt libéral). Poldi, la belle, dont le narrateur est amoureux est sans doute l’une d’elles, peut-être bien celle qui a sauvagement assassiné sa mère, car dans Vends Maison où je ne veux plus vivre, la cruauté, la violence sont omniprésentes, mais dans une optique où le monstrueux confine au merveilleux, comme le signale dans son intéressante postface Petr Kral. Et le mot « merveilleux » est à la fin le qualificatif qui convient le mieux à ce texte de Hrabal où Prague est magnifiée, élevée au stade de cité surnaturelle, merveilleuse. C’est là toute l’alchimie de la poésie de Hrabal mise en œuvre dans ce livre formidable que je ne peux que vous recommander vivement si vous souhaitez découvrir un écrivain tchèque du XXe siècle qui surpasse, et de loin, certains de ses contemporains plus célèbres que lui.

Le Traducteur cleptomane et autres histoires, Dezsö Kosztolanyi

Pour qui ne connaît pas Deszö Kosztolanyi, nous irons à l’essentiel. Grand écrivain hongrois parmi les grands écrivains hongrois, il est sans nul doute l’équivalent pour son pays de Jaroslav Hasek, Milan Kundera ou Bohumil Hrabal pour la Tchécoslovaquie. C’est dire qu’on a à faire à un des maîtres de la littérature de la Mittel Europa. Allons un peu plus loin, Kosztolanyi est un auteur du début du XXe siècle (il est mort en 1936) qui s’est particulièrement illustré dans l’art de la nouvelle, et ce petit livre est justement un recueil de nouvelles. On retrouve dans chacun des textes du Traducteur cleptomane, l’alter-ego de papier de Kosztolanyi, Kornél Esti, à tour de rôle narrateur, personnage principal, mais changeant, de toutes ces histoires, dans lesquelles on retrouve le ton inimitable de l’auteur, son pessimisme teinté d’humour et de fatalisme – de ce point de vue, Kosztolanyi est très proche de Hasek, dont nous ne pouvons nous empêcher de recommander au passage Les Aventures du brave soldat Chveik, son chef-d’œuvre. On ouvre le recueil et nous voilà plongés dans la Budapest des années 1920, avec des personnages hauts en couleur comme ce traducteur de qualité qui, sortant de prison pour vols répétés, ne peut s’empêcher de se livrer à son vice jusque dans sa façon de traduire un roman policier anglais – un petit bijou de nouvelle ; Kornél Esti, en poète sans le sou, qui avoue à un ami qu’il a hérité en son jeune temps d’une fortune considérable, qu’il n’a de cesse de dilapider petit à petit en en faisant le don à des inconnus, à raison de 150 couronnes par jour – des mille et une façons de donner son argent sans que le donateur ne soit connu de son obligé ; Kornél Esti, dans le train qui traverse la Bulgarie, en grande conversation avec un contrôleur bulgare, quand il ne sait pas un mot de sa langue ; Kalman Kernel, le chef d’entreprise prospère dont l’affaire coule soudain, qui en crée d’autres sans plus de succès, puis qui disparaît pour ensuite réapparaître (le texte se termine sur une comparaison entre son sort et celui des écrivains, car bien sûr c’est comme si toute sa famille lui en voulait de ne pas être disparu…) ; un pharmacien au bord du suicide, qu’une simple vente remet en (en)vie ; Sarkany, le poète le plus miséreux du monde ; l’écrivaine dont le manuscrit de 1308 pages, de la plus mauvaise graisse, encombre le bureau de K. Esti ; le Président insomniaque d’une association culturelle qui dort pendant les conférences qu’il a l’honneur et l’avantage de présenter, dans sa bonne ville de Darmstadt – pure merveille, une vingtaine de pages consacrées au sommeil du Président pendant les conférences, analysé par Kornél Esti, de la grande écriture. Esti est bien sûr le personnage le plus important du recueil, et toutes les histoires auxquelles il prend part sont ou drôles ou surprenantes et captivantes. Le style de Kosztolanyi est d’une grande élégance, fluide et il sait narrer. Le lecteur, subjugué, passe de l’une à l’autre des nouvelles sans à aucun moment ressentir le besoin de faire une pause, et c’est ainsi qu’on lit un livre en une après-midi, ravi d’un si beau voyage dans l’espace et le temps. N’hésitez pas, vous aussi, à le faire, ce sera un grand plaisir de lecture.

Un Célibataire, Emmanuel Bove

Etrange petit roman que cette « étude de caractère » d’Emmanuel Bove, auteur inoubliable de Mes Amis, qui aurait pu être titré, aussi bien qu’Un Célibataire, Un Ridicule. Car Albert Guittard, s’il est bien célibataire, est surtout un grand névrosé qui ne se comprend pas et ne comprend à peu près rien à ce qui lui arrive dans ce livre dont, avouons-le, nous ne savons que penser. Albert Guittard est un ancien chef d’entreprise retiré des affaires, il approche la soixantaine et est toujours célibataire. Il vit à Nice, où il fréquente un couple, les Penner, tout en détestant le mari, sans doute parce qu’il est attiré par sa femme. Une autre femme, belle et jeune, Brigitte Tierbach, mariée à un vieux docteur lui plaît sans doute beaucoup. Guittard, un grand naïf qui se fait parfois l’effet d’être encore un collégien quand il se trouve face à une femme qu’il désire, ne sait pas se montrer discret, tout le monde voit clair dans son jeu, il a parfois des velléités de se comporter en monsieur, mais ses actes sont la plupart du temps motivés par des arrière-pensées et des stratégies qui s’avèrent toutes inefficaces et motivées par l’amour propre. Il est donc la plupart du temps assez ridicule, ne se rend compte que trop tard qu’il est transparent et que la petite société qu’il fréquente finit par le trouver non seulement étrange, mais assez insupportable, bref pas fréquentable. On parle en son absence de son comportement avec les dames, on ne se prive pas de lui faire savoir. Il se sent chaque fois victime d’on ne sait quelle malveillance. Guittard n’est pas un mauvais bougre, mais il ne connaît rien à la vie et se compromet malgré lui.

On a l’impression, en lisant ce livre, de lire une pièce de théâtre – les situations sont toutes théâtrales, on pourrait tout aussi bien faire une adaptation du roman pour le théâtre de boulevard – ou de voir un film. C’est que tout tourne autour du personnage principal, qui n’est pas sans faire penser, l’excès de la caricature en moins, à certains personnages de Molière, comme le Misanthrope, dans ses relations avec les femmes, des autres personnages – les femmes jouent un rôle essentiel dans le roman – et c’est à une étude de caractère, dans laquelle la psychologie a son importance, que se livre Bove. C’est ainsi que la lecture peut alterner entre agacement – la psychologie, le personnage, c’est un peu vieillot, reconnaissons-le – et le bon plaisir de lire une écriture juste, de se laisser aller au seul plaisir du texte sans se montrer plus exigeant que cela, tout comme on avait admiré dans Mes Amis le savoir-faire d’un écrivain du début du XXe siècle qui mérite sans nul doute d’être redécouvert, d’être encore lu pour lui éviter une seconde disgrâce – il était un écrivain pauvre et, à sa mort, on s’empressa de l’oublier. Et pourtant, Emmanuel Bove fait partie de ces auteurs « mineurs » que Colette, Beckett , Rilke et plus près de nous Vila Matas n’ont pas manqué d’encenser. A découvrir, donc, pour les curieux de livres et d’écrivains délaissés par l’histoire littéraire.

Octaèdre, Julio Cortazar

Dans le même esprit que celui d’un recueil écrit en 1958, Les Armes secrètes, mais sans forcément aller chercher le fantastique sous la surface du réel, Octaèdre propose au lecteur huit nouvelles de très bonne graisse, comme l’aurait dit Rabelais. Car force est de reconnaître que Julio Cortazar est un maître de la nouvelle et que dans cet opus publié en 1974, il est tout bonnement au sommet de son art. Voilà qui est dit, vous pouvez donc sans peur d’être déçu lire ce court livre, qui comme souvent avec la collection L’Imaginaire de Gallimard offre au lecteur du meilleur. Le procédé littéraire de Cortazar est assez génial : partir de situations réelles, d’un quotidien parfois banal pour donner de la réalité une vision moins simplette par un simple glissement qui modifie singulièrement les choses, relations humaines en particulier, conception de la vie et des lois du monde qui entoure les personnages, etc… La dernière nouvelle du recueil, Cou de petit chat noir, en est une démonstration. Dans le métro, un homme ganté s’amuse, en tenant la barre pour garder son équilibre, à répondre du doigt au doigt d’une jeune femme, gantée elle aussi, qui s’est aventurée à chercher le contact avec la main de Lucho. Rien de plus banal et plat que cette situation. Mais quand ils finissent par se parler, Lucho apprend, sans y croire tout d’abord, que les mains de la jeune femme ne lui obéissent pas et n’en font qu’à leur tête, cherchant ainsi régulièrement le contact avec d’autres mains, d’hommes, de femmes tout aussi bien, lui rendant visiblement la vie impossible. Une autre des huit nouvelles, Manuscrit trouvé dans une poche, se déroule dans le métro, il s’agit encore de séduction, organisée comme un jeu aux règles précises avec lesquels le narrateur ne peut pas tricher : il repère une jeune femme qui lui plaît dans le compartiment, la regarde dans le reflet de la glace, lui donne deux prénoms, un pour elle, un autre pour son reflet, sourit à ce dernier. Si le sourire est rendu, l’homme descend à la même station qu’elle et n’a le droit de l’accoster que si elle prend la direction qu’il a au préalable pronostiquée… Avec Marie-Claude, il triche. Le jeu et ses règles se compliquent alors un peu plus.

La mort est aussi l’un des thèmes de ce recueil de nouvelles. La première, Liliana pleurant, est le récit que se fait un grand malade, qui se sait condamner et imagine le jour de ses obsèques, les actions et réactions de ses amis, de sa femme, de son médecin qui est aussi un ami, de celui qui le remplacera auprès d’elle, Liliana. Jusqu’au moment où l’impossible semble se produire. L’autre nouvelle, Lieu nomme Kindberg, ne pourrait être racontée sans en gâcher la découverte. Le style qui explore Cortazar pour dire les discussions des deux personnages est éblouissant. Difficile parfois de savoir qui dit quoi, mais est-ce bien l’essentiel ? Enfin, Là, mais où, comment ? semble être une nouvelle autobiographique sur la mort d’un ami, le deuil impossible, une mort sans cesse revécue.

La deuxième nouvelle, Les Pas dans les traces, a pour thème l’écriture, l’ambition littéraire et sociale d’un critique littéraire qui va jusqu’à l’imposture pour être reconnu puis revient sur son erreur et s’apprête à disparaître du monde littéraire. Une nouvelle qui a sans doute dû plaire à Enrique Vila Matas, dont on reconnaît bien là les thèmes de prédilection. Eté est l’une des très fortes nouvelles du recueil, par le fait d’une image d’une force inouïe, celle d’un cheval blanc qui terrorise un couple désuni dans sa maison, en courant dans le jardin pour apparaître soudain devant la baie vitrée du salon et s’y frotter pour disparaître aussitôt, comme s’il allait essayer d’entrer dans la maison. Puissant.

Pour finir, Les phases de Severo est sans doute la pépite de ce recueil, une nouvelle où le fantastique est bien présent, un fantastique à la Borges, une nouvelle magistrale que je vous laisse le soin de découvrir sans vous en parler au préalable. Car ce livre mérite votre lecture.

La Chevelure sacrifiée, Bohumil Hrabal

Retrouver la phrase d’un Bohumil Hrabal au meilleur de sa forme stylistique, au sommet de sa verve qu’il met au service d’une narratrice haute en couleur, dans des narrations délicieuses de jeunesse (il est vrai qu’il n’a que soixante-deux ans lorsqu’il écrit La Chevelure sacrifiée…), de vie et d’imagination débridée a été un plaisir plus vif encore que je ne l’imaginais après avoir relu, avec moins d’enthousiasme qu’il y a trente ans, Moi qui ai servi le Roi d’Angleterre. La Chevelure sacrifiée ne m’a pas réconcilié avec l’auteur tchèque, nous n’étions pas fâchés, elle m’a juste redonné l’envie de lire encore et encore des textes de cet écrivain lyrique et joyeux que j’ai déjà tant aimé. Le roman commence par un texte d’anthologie sur les lampes d’avant l’électricité, que la narratrice aime à nettoyer chaque soir, quelques minutes avant sept heures, quelques minutes avant d’allumer les mèches. Texte sensuel, texte d’une beauté littéraire certaine dans lequel l’expression « j’aime » revient encore et encore, dans lequel le personnage de Maryska apparaît déjà dans toute sa vérité, puis c’est le travail de Francin, son homme, qui manie la plume à dessin numéro trois (il apparaît de nombreuses fois dans le texte avec une plume numéro trois à la main, il est le gérant d’une brasserie de bière, mais…) pour écrire les initiales des aubergistes qu’il enlumine de frisettes décoratives qui ne sont rien d’autre que la retranscription de la chevelure de sa femme, en trempant la plume dans des encres de couleur s’il vous plaît. Et la plume de Hrabal n’a pas désarmé, le style est toujours bien présent, la phrase ample s’étire et se déploie à merveille, et la vie du petit couple prend forme sans qu’un gramme d’ennui vienne se poser sur les paupières alourdies du lecteur fatigué par une longue journée, mais prêt à lire jusqu’à plus soif, et jusqu’à pas d’heure comme on le dit ici… Ce soir-là, dans la cour, hennit un cheval et le premier chapitre se termine sur une histoire de chevaux, des hongres belges qui ont un moment de folie et cavalent dans la cour jusqu’à ce que Francin les arrête dans leur délire avec le savoir-faire d’un uhlan. On y est, vous y êtes, Hrabal va régaler son lecteur !

Chaque chapitre de ce court roman (un peu plus de 150 pages qu’on quitte au regret de ne pas avoir plus à lire…) pourrait être ainsi décrit par le menu, la verve narratrice de l’auteur ne tombe jamais en panne, son écriture est flamboyante, phrases longues quand tu nous tiens, ses personnages, peu nombreux, hauts en couleur (inoubliable Oncle Jojo, qui gueule plus qu’il ne parle, raconte à n’en plus finir des histoires, épuise son frère, les membres du Conseil d’Administration de la brasserie, au point que le docteur Gruntorad a l’idée de l’embaucher parmi les malteurs pour le fatiguer et le faire ainsi taire…), les événements sont épiques (Jojo et Maryska vont se percher au sommet de la cheminée de la brasserie, faisant déplacer les pompiers qui viennent leur demander de redescendre, par sécurité… les noyades de la petite Maryska, enfant… les crises de nerf de son père, désemparé par cette petite fille qui ne fait rien comme les autres et accumule les énormités, excessive qu’elle est déjà…). Nous sommes au début du siècle, le XXe, peu avant les années vingt ; Maryska a des cheveux roux et long à toucher la terre, tout le village en est fasciné. Francin, un rien conventionnel, aime cette femme dont il voudrait parfois qu’elle se comporte comme il faut… On pourrait s’attendre à un texte un peu ennuyeux, c’est tout le contraire, les morceaux de bravoure s’enchaînent, Hrabal et sa narratrice ont quelques points communs, avec eux on ne s’ennuie jamais. Francin est parfois à la hauteur de sa charmante femme, il ne va jamais à Prague sans lui rapporter un cadeau, et il en trouve d’étonnants qui donnent l’occasion à Hrabal de mettre en scène son petit couple dans une intimité poétique et joyeuse. Mais outre la narration, Hrabal se laisse aller à une écriture des sensations qui fait de ce livre bien plus qu’un drolatique petit roman. La brasserie vit et travaille sous nos yeux, on voit Maryska pédaler sur son vélo, cheveux au vent, on voit le village par les yeux de Maryska, et l’écriture est au rendez-vous. C’est de la littérature, Mesdames et Messieurs, de la grande, de la belle, de la vraie. C’est le facétieux Hrabal, c’est Maryska, c’est sa voix, qui laisse parfois la place à la voix de Jojo, « De la merde ! cria l’oncle Jo, Latal, c’était l’instituteur ! L’an dernier, il est tombé du premier étage lorsqu’il expliquait ce que c’est le temps uniforme, que c’est lorsqu’un train roule, roule, roule, roule, roule… Et Latal, il faisait des moulinets avec ses bras et courait vers la fenêtre ouverte en faisant le train et il est tombé de cette fenêtre et toute la classe en joie s’est précipitée pour voir si l’instituteur s’était cassé les jambes dans les tulipes, mais Latal avait déjà disparu, il a fait le tour par derrière et il est remonté et il est remonté par l’escalier et de nouveau le train qui roule, roule, roule, roule… et comme ça il est rentré dans la classe dans le dos des élèves penchés à la fenêtre. », c’est La Chevelure sacrifiée, le titre ne laisse aucun doute sur une fin que je vous laisse savourer comme l’intégralité de ce beau, ce très beau livre. Allez-y, mais allez-y, vous vous en féliciterez !

Le Diable n’existe pas, Mohammad Rasoulof

Couronné par un Ours d’or au Festival du film de Berlin, Le Diable n’existe pas est un film d’une telle puissance qu’il m’aura fallu plusieurs jours pour me décider à en faire la chronique, tant on sort de la salle de cinéma en se disant qu’il n’y a pas un mot à ajouter à ces images, tant on en sous le choc… Ce nouveau film iranien, peu de temps après Le Pardon, fait de la peine de mort en Iran le thème central, on pourrait dire unique, de quatre chapitres qui sont autant de films différents et on comprend vite pourquoi il a été tourné, comme bien d’autres films d’auteurs de ce grand pays de cinéma, clandestinement. Sorti en salles en 2020, il est maintenant visible en France. Ne passez pas à côté de cet œuvre unique.

Le premier chapitre du film, commence à la façon d’un film noir : dans un parking souterrain, deux hommes portent un sac de toile blanche, qui ressemble à s’y méprendre à un drap dans lequel deux tueurs auraient enveloppé le corps d’un crime, jusqu’à une voiture puis le déposent dans son coffre. Heshmat, le personnage central de ce court-métrage remercie l’homme qui l’a aidé et sort du parking, la caméra remonte avec lui plusieurs étages avant que la voiture sorte et soit arrêtée par un homme en uniforme, armé, qui demande au conducteur d’ouvrir son coffre… Puis des portes métalliques s’ouvrent et la voiture poursuit sa route jusque chez son conducteur. On est chez Heshmat, on découvre qu’il est marié à une femme nerveuse et attachante, qu’ils ont une petite fille. Jusqu’à la fin du film qui tombe comme un couperet, on suit la vie quotidienne d’une famille iranienne. Heshmat est un homme honnête, simple, qui a visiblement des problèmes de sommeil et prend son traitement sans broncher.

Le deuxième film est beaucoup plus nerveux, il agit sur le spectateur à la façon d’une série d’électrochocs. Six hommes, enfermés dans une cellule, discutent et se disputent à propos du comportement de l’un d’entre eux, qui est nerveusement atteint, alternant entre crises de larmes, réponses désespérées aux coups de fil de sa fiancée qui l’appelle sur le portable de son voisin de lit et tentatives de justification quand il est pris à parti par celui qui, dans la cellule, n’aiment pas être réveillé en pleine nuit par ce peureux qui se croit supérieur aux autres. On n’est pas dans une prison, les six hommes sont des conscrits, et celui qui pleure poussera le tabouret pour la première fois au petit matin, quand on viendra le chercher pour jouer le rôle du bourreau dans la pendaison d’un « criminel ». Quand la porte s’ouvre devant lui, on ne s’attend pas à ce qui va suivre, tout s’accélère, le rythme infernal est donné par la musique, on a basculé dans un film d’évasion et on en a le souffle coupé. Le conscrit qui « ne peut pas », comme il l’a tant répété s’avère bougrement déterminé à ne pas participer à la danse macabre que l’Etat iranien impose à ses jeunes hommes durant un service militaire de deux années qui plonge les citoyens dans la culpabilité généralisée. Tous mouillés ! La peine de mort ne concerne pas que le monde judiciaire en Iran.

Le troisième chapitre du film explore l’autre versant du thème approché dans le court précédent. Cette fois, le conscrit ne s’est pas soustrait à l’obligation de pousser le tabouret, on y gagne des permissions… et c’est encore le meilleur moyen d’intégrer la communauté des citoyens qui ont des droits. Celle dont il profite lui permet de rendre visite à sa fiancée qu’il a l’intention de demander en mariage… Le dernier chapitre nous montre un homme d’un certain âge, proche de la mort. Il n’a pas le permis de conduire, il est docteur mais interdit d’exercer. Il a une révélation à faire à une jeune femme d’une vingtaine d’années avant de mourir. Il pourrait être le jeune homme qu’on a vu quitter la conscription en force dans le deuxième chapitre. Ainsi en va-t-il de la vie des citoyens et de leur liberté en Iran, elles ne peuvent se conquérir qu’en se révoltant. Mais le Diable n’existe pas. Rasoulof ne condamne pas ses personnages, chacun fait ce qu’il peut face à la violence étatique. Pas de pathos non plus. Il s’agit d’un très grand film, et Rasoulof n’a pas volé son Ours d’or. A voir impérativement !

Corps du roi, Pierre Michon

Publié en 2002, Corps du roi est un recueil de courts textes (Michon écrit court) consacrés pour la majorité (moins le dernier) à des écrivains-rois : Beckett, Flaubert, Faulkner, dont les noms suffisent à dire à qui on a affaire, et à un auteur que la majorité des lecteurs occidentaux (moi le premier, j’avoue mon inculture…) ne connaissent pas : Muhamad Ibn Manglî, qui signa un traité de chasse, dont je ne résiste pas à copier ici le titre : Commerce des grands de la terre avec les bêtes sauvages du désert sans onde (avouons-le, ça en jette !).

Le premier texte est donc consacré à Samuel Beckett, et en particulier à une photo de lui remarquable réalisée par un photographe turc, Lufti Özkök. Nous sommes en 1961, Beckett pose devant un fond noir, clope (un gros module) au bec. Le cliché ne montre de son corps que la tête qui semble posée dans le vide sur un cou sans corps, puisque l’écrivain irlandais porte un pull noir uni, qui ne contraste pas avec le fonds et ne montre donc rien. Peu importe à Michon, qui se lance dans une analyse rapide, sans doute influencée par la pensée de Kantorowicz exposée dans son essai Les deux Corps du roi : Beckett, en bon roi littéraire, a deux corps, un corps sacré, éternel, et une défroque mortelle, celle que l’on connaît et que nous ne voyons pas sur la photo d’Özkök… Selon Michon, Beckett se fout de la pose, se fout du photographe, se fout de la photographie (ce que je crois volontiers). Le texte est ultra-court. La conclusion est assez géniale, que je ne dévoilerai pas ici…

Corps de bois est consacré à Flaubert, il s’agit d’un texte plus long, bien plus long comparativement aux trois pages écrites pour Beckett (Les deux Corps du roi). Michon prend Flaubert au moment où il a fini la première partie de Madame Bovary, revient pour de vrai et en imagination sur ce que fait l’auteur rouennais sur le moment, puis dans les jours qui suivent. Rapidement. Puis, ça commence pour de vrai : Flaubert s’est inventé une vie entièrement consacrée à l’écriture, une vie uniquement consacrée à la littérature, même si ce n’est pas la vérité. Les grands écrivains construisent parfois leur propre mythe (cf Jean Genet) : « il se bricola un masque qui lui fit la peau et avec lequel il écrivit des livres. » Michon a le sens de la formule, Michon tourne ses phrases comme on polit les diamants… Flaubert « faisait le moine ; et ceci pas seulement pour la galerie, mais pour lui-même et à ses propres yeux.  » Nous voilà partis pour vingt-cinq pages de Flaubert par Michon, un petit régal dans lequel passe le grand Victor. Difficile de ne pas l’évoquer, celui-là, quand on parle d’un écrivain du XIXe siècle, toujours passe son ombre qui faisait tant d’ombre à ses contemporains.

Le quatrième texte du recueil est lui consacré à un autre colosse de la littérature, un Américain celui-là, Faulkner, tiens, encore lui… L’Eléphant, c’est Faulkner, part lui aussi d’une photo (comme pour Beckett), prise en juillet 1931 par un certain James R. Cofield, dont Michon refait la réalisation (« J’incline pour le trépied, et aussi pour l’apparat, le crêpe noir, la hausse d’artillerie, le gros calibre. »). La photo n’a rien d’un chef-d’œuvre, c’est l’ouvrage d’un professionnel, pas plus : on y voit Faulkner en plan américain (ben, oui !), couvert d’un manteau d’hiver en tweed, croisant les bras, une… clope entre l’index et le majeur (les écrivains arborent-ils, je parle des rares fumeurs, encore la clope quand on les immortalise ?). La photo n’est pas très bonne, mais ce serait « le premier portrait mythologique » de Faulkner, si l’on en croit Michon, qui se lance dans ce qu’il nomme lui-même des « affabulations de lecteur » sur le grand homme et cherche ce qui, dans la pose de l’écrivain, fait que le photographe déclenche. Ici, ce sera le regard, le regard d’un qui a vu soudainement quelque chose d’éclairant… et qu’il voit encore. L’Eléphant, il a vu l’éléphant, et je vous laisse aller y voir, pour savoir ce que ce gars-là, selon Michon, a bien pu voir !

Les deux textes dont il me reste a rendre compte ici, sont les textes qui cassent un peu sans rien démolir du recueil l’espèce d’unité qu’aurait l’ouvrage si Michon avait continué avec ses portraits de géants. Le troisième texte, consacré à Manglî, nous sort des colosses de la littérature. Michon a trouvé chez lui une phrase sublime et il part de là pour rendre hommage à son auteur. Michon aime les phrases taillées comme des joyaux. Et puis, il y a ce dernier texte, où Michon parle de lui, de son rapport à Booz endormi, le poème de Victor Hugo, texte qui se termine sur le jour où il s’est défait d’une véritable dépendance à ce poème (« J’avais vaincu ces vers. J’étais un homme libre. »), jour qui se termine dans l’ivresse la plus grande de celui qui se pochtronne pour fêter une victoire et se termine sur un acte peu glorieux et une bonne dégelée. Allez-y voir, Corps du roi mérite mieux qu’un détour.

Les Bords de la fiction, Jacques Rancière

Difficile de définir ce que Rancière appelle « bords de la fiction » à la fin d’une lecture intéressante, mais aussi parfois épuisante, de son essai littéraire autant que philosophique, comme souvent avec lui. Il y est en tout cas beaucoup question des rapports entre réel, rationnel et littérature. Tout démarre d’Aristote qui établit que la littérature s’intéresse bien plus à la façon dont advient l’inattendu qu’à l’enchaînement des événements, modèle que la littérature moderne a bien sûr a dépassé. Pour soutenir cette thèse, Rancière fait appel à des auteurs qui pour la plupart m’intéressent – même s’il commence par Balzac et Stendhal, et même si un chapitre du livre est consacré à Marx – : Flaubert, Poe (et le roman policier), Conrad, Sebald, Faulkner, Woolf, Gimaraes Rosa… Et s’intéresse donc non pas au centre de l’œuvre, à un événement majeur et central, mais à ce qui se trouve à la marge dans la fiction, et fait pourtant sens, comme dans le premier chapitre consacré au rôle des portes et fenêtres dans la littérature française du XIXe siècle (Stendhal, Flaubert, Balzac…). Le chapitre consacré au roman policier est sans doute et de loin le plus intéressant (le plus abordable aussi, peut-être…) : il y consacre une place non négligeable au Double assassinat dans la rue Morgue, d’Edgar Allan Poe, en montrant comment la philosophie de la composition de Poe rejoint la définition d’Aristote donnée au début du livre (plutôt que faire la chronique des événements dans l’ordre où ils sont arrivés, montrer comment les événements sont liés les uns aux autres et comment ils aboutissent à un événement dont ils sont la cause. L’article se poursuit avec d’autres exemples, empruntés à la littérature policière, qui montre comment le polar va s’éloigner de ses origines spiritualistes pour aller vers une forme plus réaliste.

La seconde partie, consacrée aux rives du réel, commence par un article sur la construction du personnage chez Conrad, où l’on apprend que l’auteur polonais aurait pratiqué la sympathie à l’égard des personnages qu’il croisait dans la rue (« silhouette caractéristique », silhouette « attirante », silhouette « silencieuse », dont il n’y avait plus qu’à inventer l’histoire pour l’écrire, ce qui aurait été le cas pour Lord Jim) pour ensuite créer ses personnages, de la « vraisemblance inventée », à l’inverse de la démarche scientifique en cours à son époque. Le chapitre suivant, consacré à Sebald et difficile à suivre si on ne l’a pas lu, a pour principal effet de donner envie de lire le livre dont il est question, Les Anneaux de Saturne.

La troisième partie vaut essentiellement pour les deux chapitres qui explorent la littérature de Faulkner et celle de Joao Guimaraes Rosa. Avouons que cette lecture finale aura eu raison de notre volonté de tenir le fil et de ne pas perdre de vue le sens des analyses philosophiques de Rancière, mais elle aura eu toutefois le grand mérite de rappeler le génie de ces deux auteurs américains (et pour l’auteur de cette chronique de lui remettre en mémoire Le Bruit et la fureur). Vous l’aurez sans doute compris, Les Bords de la fiction est un livre de haute qualité littéraire pour passionnés du « décorticage » de grands textes, et j’avoue humblement que ma passion ne va pas si loin. Aussi me garderai-je bien de vous le recommander ou non… C’est à vous de voir, en fonction de votre résistance aux difficultés de la pensée du maître, mais si vous aimez l’érudition…

Djinn – Un Trou rouge entre les pavés disjoints, Alain Robbe-Grillet

Entièrement convaincu par les arguments littéraires de l’ouvrage théorique par lequel Robbe-Grillet a répondu à ses détracteurs, Pour un nouveau Roman, enthousiasmé par la lecture du roman La Jalousie (1957), je poursuis la découverte tardive de cet auteur trop souvent décrié par des lecteurs qui l’ont mal lu, voire pas lu du tout, ou de façon parcellaire. Dans Djinn, publié en 1981, on retrouve l’exigence de Robbe-Grillet en matière de style, mais on peut dire qu’il a mis de l’eau dans son vin. Le texte est une sorte de conte fantastique, qui ne rechigne pas à s’inscrire dans une tradition littéraire du XIXe siècle à laquelle l’auteur fait quelques clins d’œil, et ce dès le prologue qui présente le roman comme un manuscrit trouvé dans la chambre, désertée par son occupant, du narrateur. Suit un jeu sur son identité, multiple tant du point de vue du nom dont il change à loisir que de sa supposée origine géographique (Ukraine, Hongrie ou Finlande, ou Grèce encore). Puis, il est question d’un manuscrit destiné à servir de manuel de français à des étudiants étrangers, ce qui n’st pas un simple clin d’œil puisque le roman répond à une commande faite à Robbe-Grillet par un enseignant américain.

Toujours est-il que Djinn – Un Trou rouge entre les pavés disjoints est un texte fort divertissant (on a reproché au nouveau roman d’être ennuyeux et de ne pas s’intéresser aux personnages), dans lequel le plaisir du texte est bien présent, et donc celui du lecteur également. Le personnage principal, et narrateur, Simon Lecœur, a rendez-vous pour une embauche. Mais rien de réaliste dans cette scène qui ouvre le livre, puisque l’entretien a lieu dans un hangar mystérieux, où il tombe d’abord sur des mannequins, puis sur une mystérieuse américaine, répondant au prénom de Jean, dont il tombe amoureux. Et le voilà embauché ! Par une sorte d’organisation secrète qui milite et œuvre contre le machinisme. Pour quel travail ? On ne le sait pas et lui non plus. Il est alors chargé de se rendre à la Gare du Nord pour y recevoir un voyageur arrivant par le train d’Amsterdam. Mais, bien sûr, rien ne se passe comme prévu et Simon est détourné de sa mission par un enfant qui trébuche en traversant une ruelle, s’affale sur le pavé, près d’une flaque rouge, ne se relève pas et semble avoir perdu conscience. Il est habillé comme au XIXe siècle, et l’appartement où Simon le porte est d’une autre époque lui aussi : pas d’électricité, décor anachronique. C’est le début d’une série d’aventures, toutes plus invraisemblables les unes que les autres (un enfant qui meurt à répétition, qui a une mémoire anormale – il se souvient du futur…), entre fiction et réalité, dans lesquelles Simon est censé partir à la découverte de la raison d’être de l’organisation qu’il sert. Le fantastique est bien présent, les rebondissements sont nombreux et surprenants, Robbe-Grillet joue dans le texte avec les conventions du conte fantastique, dans des aventures absurdes et pleines d’énigmes, avec ses propres angoisses, sans pour autant renoncer à ses « théories » et aux lignes d’évolution de la littérature contemporaine qu’il exposait dans son essai écrit en 1963. On retrouve, enfin, comme dans La Jalousie, le jeu littéraire auquel l’auteur aime tant se plier, la reprise de scènes qu’il modifie, parfois imperceptiblement, d’autres fois plus radicalement. Djinn est un texte plaisant, ludique et maîtrisé, virtuose, que vous pouvez donc lire sans la moindre hésitation. Quelles que soient vos opinions sur l’auteur et ses conceptions littéraires révolutionnaires. Il est sans doute temps d’abandonner ces vieilles querelles que l’histoire littéraire et la lecture sans a priori des textes ont sans doute déjà mises à bas.

Memoria, Apichatpong Weerasethakul

Apichatpong Weerasethakul, le réalisateur thaïlandais récompensé en 2010 par la palme d’or de Cannes pour Oncle Bonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, s’interroge toujours dans son cinéma métaphysique sur le grand mystère de la vie. Cette fois, avec Memoria, film qu’il a tourné en Argentine, c’est à la naissance et à ce qui peut se passer avant qu’il s’intéresse, sans qu’on le voie venir, tant le réalisateur se plaît à nous mettre sur une fausse piste avant d’en arriver à son véritable propos, dans la seconde moitié du film. En attendant, longs plans-séquences et images d’une certaine beauté poétique se succèdent pour construire l’air de rien une intrigue qui tient le spectateur en éveil (on ne s’endort pas toujours en regardant un film de Weerasethakul). Le prétexte est surprenant : une jeune femme, horticultrice spécialisée dans les orchidées, se réveille une nuit après avoir entendu un bruit sourd et violent, comme une détonation. Ou plutôt comme une boule de pierre, qui tombe dans un tunnel de fer dans la mer, quelque chose comme ça qu’elle décrit à un jeune ingénieur du son, Hernan, qui l’aide à le reconstituer, dans un studio où il est censé travailler – quand elle reviendra le voir une fois le travail fait, on lui dira que personne ressemblant au jeune homme dont elle parle ne travaille là. Le même jeune homme, qu’elle retrouve plus tard en ville, lui propose sans raison de lui donner de l’argent pour acheter un frigidaire pour conserver ses orchidées, proposition à laquelle ni Jessica ni le film ne donnent suite. On ne reverra d’ailleurs pas ce jeune musicien ingé du son. La deuxième partie du film va apporter une réponse (sous forme de révélations métaphysiques) aux questions de Jessica sur la persistance du phénomène étrange qui la poursuit, à travers le personnage fantastique d’un pêcheur qui n’a jamais quitté son village (pour je ne sais plus quelle raison). La visite à une doctoresse dans un village de montagne est sans conséquence (incapacité de la science à répondre à toutes les interrogations ?) et sa seule proposition consiste à renvoyer Jessica vers la religion, comme si son « cas » dépassait le savoir médical…

Le pêcheur que Jessica rencontre au hasard d’une marche dans la campagne environnante a le même prénom que le jeune musicien de la première partie du film. Il entend des histoires qui lui sont racontées par des galets qu’il conserve quand elles lui plaisent. Il a le don de s’endormir sur commande. Il comprend ce que se disent les singes hurleurs dans la jungle, et le traduit pour Jessica. Il se souvient de sa « vie » avant sa naissance et en parle un peu. Il parle de son espèce, comme s’il n’était pas un être humain. Il est-dit-il, un disque dur qui se souvient de tout, sa mémoire semble donc absolue, et il voit en Jessica une antenne… C’est au moment où la jeune femme se met à « réciter » un souvenir d’enfance qui ne lui appartient pas, mais est tiré de la mémoire du pêcheur. Cette partie du film, onirique, et qui se déroule dans un lieu proche de la jungle, ramène le spectateur dans l’univers habituel de Weerasethakul, via un discours sur la mort, le sommeil et la mémoire, on serait tenté de mettre une majuscule à ce dernier mot, jusqu’à la révélation finale, drôle autant que surprenante, surprenante autant que poétique. Memoria n’est pas sans évoquer le cinéma de Tarkovski, Memoria est un film dont on peut sortir en se disant qu’on n’y a rien compris ou qu’on retournerait bien le voir pour tenter de répondre à toutes les questions qu’il nous pose. De ce point de vue, on peut légitimement penser que c’est un chef-d’œuvre.

La 7e fonction du langage, Laurent Binet

Laurent Binet est un jeune écrivain (je n’écris pas ça en me préparant à le descendre sauvagement) à qui tout semble réussir quand il écrit des romans (trois titres, trois prix… fichtre !). A priori, rien ne devait m’infléchir à lire un de ces textes, sauf que deux amis me conseillaient de sortir de mon snobisme littéraire pour me plonger dans HHhH ou encore La 7e Fonction de langage – le second, pour forcer le passage à l’acte est arrivé avec le bouquin qu’il m’a prêté pour mon plus grand plaisir de lecteur. La 7e Fonction du langage (ceux qui ouvrent les vidéos qui sont régulièrement publiées sur ce blog le savent déjà) part de la mort de Roland Barthes (écrasé par une camionnette de blanchisserie en sortant d’un déjeuner avec le candidat à la présidence François Mitterand) que Binet trouve romanesque (et il n’a pas tort), qui provoque la curiosité d’un Giscard d’Estaing qui diligente une enquête, dont se charge un certain Jacques Bayard, flic un peu réac, de droite et a priori raciste, homophobe, etc… qui embarque avec lui de force un jeune prof de sémiologie qu’il considère comme essentiel au décryptage d’un monde intellectuel dont Bayard ignore tout. C’est donc à un polar qu’on s’attaque, mais le genre ne fait rien à l’affaire, puisque c’est surtout à un roman truculent, drôlatique et drôlement intelligent qu’on va se frotter, dans lequel tout le petit monde qui gravite autour de la figure centrale de Barthes (c’est lui le personnage central, et pour cause), des intellectuels, des philosophes, des sémiologues, des linguistes, etc… est réuni. Et voilà Althusser, Deleuze, Derrida, Eco, Foucault, Guattari, Jakobson, Kristeva, Lacan, Searle, Sollers, jusqu’à BHL, conviés à entrer dans la danse qui se passe dans les années 80, que l’auteur reconstitue via une bande-son de musique pop, mais pas que… et voilà également Mitterand et Giscard, car on est en pleine campagne de l’élection historique de 1981, qui sont là avec leurs lieutenants, Poniatowski, d’Ornano, Lang, Fabius, etc… Bref, des personnages de roman empruntés à la bonne vieille réalité. Voilà également une trouvaille d’idée littéraire, le Logos Club, calqué sur le Fight Club de Palahniuk, où on fighte en s’opposant dans des duels de rhétorique au risque d’y perdre un doigt (il en va ainsi quand on défie un plaideur d’une catégorie supérieure, qui risque lui en cas de défaite de redescendre dans la hiérarchie du Logos). La reconstitution des années 80 est efficace, et piégée (certains anachronismes y sont glissés par l’auteur à dessein, ou pas…). Le héros, Simon Herzog, est sympathique, mais pas de traitement de faveur pour lui. Son « comparse », Bayard, plus sophistiqué qu’il n’y paraît si l’on s’en tient à la caricature qui est tout d’abord donnée de lui. BHL et Sollers ne sont pas épargnés. Kristeva joue un drôle de rôle de fiction. Et l’intrigue va de rebondissements en rebondissements, de France en Italie, d’Italie aux USA, sans qu’à aucun moment on y trouve des longueurs. Le texte est rythmé, les intellectuels dont il est question tout au long de l’histoire font des personnages de roman attachants, intéressants et parfois originaux, les situations dans lesquelles Binet les trempe sont souvent bienvenues et/ou croustillantes. Herzog use de la sémiologie pour comprendre les situations dans lesquelles il se trouve plongé, pour comprendre la réalité et parfois en triompher (un des tours de force du bouquin). De la littérature populaire menée de façon intelligente, aussi efficace qu’un page-turner, bref un livre que je vous recommande si vous avez envie de vous détendre de lectures plus exigeantes. On a le droit de se faire plaisir, n’est-ce pas ?

Journée particulière, Célia Houdart

Il y avait un certain temps que je n’avais pas lu un des livres à la jaquette blanche à rayures, il y avait un certain temps que je voulais lire un livre de Célia Houdart, pour des raisons que je n’exposerai pas ici. C’est désormais chose faite, aussi allons-nous expédier les affaires courantes au triple galop. Le roman (pas toujours roman) enquête sur un photographe est à la mode depuis quelque temps ; ici, il s’agit d’une « enquête », pas d’un roman, sur une photo prise par Richard Avedon avec l’appareil d’un photographe de plateau (théâtre), Alain, moins connu que lui, et abandonnée aussitôt que prise. Quand la femme qui accompagne Avedon revient sur ses pas pour annoncer à Alain que l’homme qui vient d’utiliser son Leica est le grand photographe qu’il admire, il lui court après et lui demande s’il peut à son tour le photographier avec sa compagne. Les deux clichés figurent à la fin du livre (très petit format), sur un papier qui boit l’encre et rend les photos assez peu nettes (doux euphémisme) et leur crée de toute pièce un grain envahissant. On se demande comment une maison d’édition comme POL ne peut pas mieux faire, mais c’est un détail. Passons au texte : dès l’incipit, on comprend qu’on a affaire à une adepte de l’écriture impersonnelle, ou neutre, ou encore plate, je ne saurais la nommer avec exactitude, mais une de ces écritures à la mode du jour, qui semble incontournable, en ce début de XXIe siècle, quel que soit l’histoire qu’on raconte. Or, si ce type d’écriture impersonnelle allait comme un gant aux bouquins d’Edouard Levé (Journal, Suicide, Autoportrait…), parce qu’elle collait parfaitement avec le fond des livres de l’auteur en question, avec sa personnalité, ici, on peut se demander en quoi ce type de « style » correspond au récit qui nous est vaguement ébauché dans Journée particulière, on peut se demander s’il n’est pas adopté par pure soumission à un diktat littéraire de l’époque. Il me revient aussi à la mémoire l’écriture blanche de Camus dans L’Etranger, choix stylistique pertinent s’il en est, l’écriture blanche collant parfaitement à la peau de Meursault, le personnage principal du roman. Toujours est-il qu’il ne m’a pas fallu plus d’un paragraphe pour trouver ce « style » insupportable de platitude, pour me dire que, même très courte (environ 90 petites pages), cette lecture allait sans doute se transformer en épreuve. Donnons-en un aperçu rapide, avant de poursuivre, afin que les lecteurs de cette chronique soient éclairés :

« Je suis revenue sur les lieux pour essayer de reconstituer la scène. Comprendre comment elle avait pu se dérouler. Savoir qu’elle en avait été le cadre.

J’ai interrogé les souvenirs plus ou moins précis d’Alain. J’ai consulté des catalogues pour mieux connaître l’oeuvre de Richard Avedon. Je me suis mise en quête de témoignages de proches du photographe américain. »

La recette semble simple : phrases courtes, pas de recherche stylistique particulière, vocabulaire courant, pas de recherche lexicale particulière, écriture quasi journalistique. Plus loin, on peut trouver également des phrases non verbales, ultra-courtes.

Par bonheur, le thème est censé m’intéresser : la photographie, un grand nom (j’aime beaucoup certaines photos d’Avedon). Je vais peut-être trouver mon bonheur ailleurs que dans le style littéraire de l’auteur. Me revient à la mémoire la recherche stylistique de Samuel Beckett (cité à deux reprises dans le livre de Célia Houdart, pour d’autres raisons) ; l’appauvrissement de la langue, ça t’avait une autre gueule que ce « style-là ». Passons. Le texte est discontinu (autre façon de faire – l’expression est on ne peut mieux choisie – à la mode), ce qui permet d’écrire et de publier de courtes notes, des notations qui pourraient encore valoir en tant que travail préparatoire. De là à les donner à lire à des lecteurs… On passe donc, sans souci d’organisation, des rencontres avec Alain à Avedon, à son œuvre, il est question d’Andy Warhol, photographié par Avedon, du bulletin de santé d’Alain, de l’amitié que l’auteure sent venir en elle pour lui, de la période du premier confinement (pas le moins intéressant dans ce texte décousu, autant que discontinu), des parents d’Alain, de ceux de l’auteure, j’en oublie sans doute. Lu en deux fois, seul avantage de ce petit livre, on s’en débarrasse rapidement, Journée particulière est d’un ennui assez redoutable (avis qui vaut ce qu’il vaut, mais c’est le mien). Ah, oui ! il est question aussi, un peu de cinéma, de deux films, et d’Une Journée particulière, justement, et on se demande bien pourquoi Houdart emprunte à ce film le titre de son livre, puisqu’il est question d’une photographie, de deux photographies, prises en un moment particulier, certes, mais pas d’une journée particulière. Jusque dans le choix du titre, l’auteure semble bien mal inspirée. Enfin, avant de retourner à des lectures plus stimulantes, évoquons une piste d’explication à ce style mortellement plat, une citation du poète objectiviste, Charles Reznikoff : « Les doigts de tes pensées / modèlent ton visage / sans relâche. » Citation balancée sans explication, sans commentaire. Les thuriféraires des objectivistes américains prisent un style plat, qui ne dit pas plus que ce qu’il dit. Ils feraient sans doute bien de relire Kafka, qui ne dit pas plus que ce qu’il dit, lui aussi, et dont l’écriture est tout sauf emmerdante. Notons, avant que de tirer notre révérence pour ce soir, que le tercet de Reznikoff n’a rien de chiant du point de vue du style. Ni d’aucun point de vue, d’ailleurs.

Un pas de côté – SOL ! La Biennale du territoire – Panacée Montpellier

Les musées d’art contemporain de Montpellier (Mo.Co. et Panacée) inaugurent cette année la première édition de leur biennale. Il s’agit « d’offrir un panorama, renouvelé tous les deux ans, de la création contemporaine sur notre territoire ». Territoire qu’on doit pouvoir imaginer recouvrir quelques départements voisins de l’Hérault, peut-être le Languedoc-Roussillon… Pour n’avoir vu jusqu’à maintenant que l’expo de la Panacée, on peut dire que cette première édition est plutôt réussie, avec quelques salles où il m’a été impossible de ne pas rire franchement de l’humour des artistes et de leurs oeuvres délirantes, comme ce petit film de deux artistes femmes, jeunes et délicieusement impertinentes, Emmanuelle Becquemin et Stéphanie Sagot, qui consacrent à la ville romaine, Montpellier, un film (Le Road-movie peplum) dans lequel elles cherchent Romula et Réma dans Montpellier, visitant ainsi le Bistro romain, et autres lieux de la ville héraultaise ayant tous un nom latin, assises sur des mini-kartings de leur propre confection. Elle revendiquent le droit à l’idiotie dans leur art, tendance plus masculine que féminine indique le cartel de leur salle où j’ai commencé à trouver l’initiative d’une biennale régionale heureuse. Après l’inévitable Gérard Lattier, estampillé art brut, qui vit et travaille à Poulx (Gard) et dont les tableaux qui mêlent écriture et bande-dessinée naïve ont vite fini par me lasser, et ce avant même de les retrouver ici, et quelques oeuvres sans grand intérêt, la qualité monte d’un cran me semble-t-il et dans les pièces suivantes, il y a d’excellentes surprises qui justifient qu’on s’attarde à la Panacée pour prendre plaisir à cette première biennale, et même qu’on y revienne.

Quelques oeuvres, et artistes, à signaler également : Gaétan Vaguelsy et son tableau Rois Mages, qui revisite un classique façon XXIe siècle et banlieue ; Pierre Tilman qui crée ses œuvres avec des figurines en plastique (années soixante) et des lettres qu’il utilise pour faire passer des messages décalés ; Fabien Boitard et ses portraits défigurés ; Anne-Lise Coste et ses affiches dérangeantes… Article work in progress, qui sera prochainement revisité.

Tre Piani, Nanni Moretti

Les premiers films de Nanni Moretti, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ont apporté un vent de fraîcheur sur le cinéma italien, et sur le cinéma tout court. Moretti vieillirait-il, ou bien serait-ce nous ? Toujours est-il que ce premier opus dont le réalisateur italien ne signe pas le scénario, parce qu’il l’adapte d’un roman d’Eshkol Nevo, ne révolutionne pas le cinéma, c’est le moins qu’on puisse dire. Le prétexte du film est donc la vie d’un petit immeuble romain, de trois étages, dont on va suivre l’existence des familles qui l’habitent et les événements dramatiques qui leur tombent littéralement dessus, et ce sans crier gare, et même, dès le début du film. Ça attaque très fort, il ne faut pas être en retard, puisque dès la première scène la jeune femme qui sort de l’immeuble de nuit pour se rendre en taxi (son mari est en déplacement pour son travail, comme d’habitude…) à la maternité manque se faire écraser par une petite voiture qui arrive fort vite, conduite par le jeune voisin, fils d’un juge, en état d’ivresse, cela va sans dire, évite la maman en devenir, mais pas la femme qui traverse cinquante mètres plus loin, frappée de plein fouet (jolie voltige !), laissée morte sur le passage clouté avant que le chauffard aille s’écraser dans la vitrine du bureau du locataire du premier étage ! Celui-ci, papa d’une petite fille adorable et mari d’une jeune femme qui ne l’est pas moins, a pour habitude de confier son enfant aux vieux voisins charmants, dont l’élément masculin « déraille » un peu, comme le dit la petite à ses parents. Jusqu’au soir où, seul avec la gamine, il l’emmène acheter une glace, se perd (Alzheimer…) et finit dans un parc ou l’enfant sait que son père viendra la retrouver (ils y ont leurs habitudes). Bien sûr, la môme est un peu choquée, et les parents, surtout le père, craignent pour son intégrité physique (même si l’examen médical et une psy semblent affirmer qu’il n’y a pas eu d’abus sexuel, ce que le père n’arrive pas à croire, sa fille ne tournant pas très rond, soudain). Pendant ce temps-là, le fils du juge, remis de sa cuite, a un homicide sur les bras et il ne fait pas de doute qu’il va écoper d’une peine de prison, d’autant que son père n’est pas déterminé à faire intervenir ses amis de la justice en faveur d’un rejeton qui lui gâche la vie depuis toujours (scène de violence pendant laquelle le fils flanque une vraie rouste à son vieux père, joué par Moretti himself). On en est où ? Ah ! oui, la jeune maman, depuis qu’elle est revenue à la maison avec une jolie petite fille, toujours seule, voit un corbeau de toute beauté dans sa maison pendant qu’elle essaie de s’occuper de son bébé, avec quelque difficulté. Il lui faudrait visiblement du soutien, qu’elle cherche auprès de la femme du juge, qui a pourtant d’autres chats à fouetter que d’assister la jeune mère pour le premier bain du bambin (ça rime). Quand il revient à la maison, son mari, très heureux, n’accepte pas le cadeau envoyé par son frère, avec qui il ne veut plus entretenir de relations (scène de violence quand il lui rapporte le cadeau). Celui-ci s’avèrera être un agent immobilier véreux, coupable d’une escroquerie d’ampleur… La maman ne va pas mieux, elle voit toujours son corbeau (très belle scène, un peu surréaliste), et après la deuxième naissance, ça ira de mal en pis, elle aura des hallus pas possibles. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes imaginables, si le père de la petite Celia n’était pas en froid avec sa femme, après lui avoir reproché bêtement de délaisser sa fille (mauvaise mère !), et n’était pas tombé dans les filets de la petite-fille du vieux Alzheimer, la sautant une fois, une seule, sur le canapé du salon des grands-parents, par faiblesse (il est vrai qu’elle l’allumait grave et qu’elle provoque l’accident en tombant sa robe dès qu’il est entré chez la grand-mère, où elle l’a attiré en lui faisant croire qu’il pourrait lire des mails, et peut-être des infos sur ce qui s’est passé le soir où le vieux voulait manger une glace avec la petite qu’il gardait, mais penses-tu, il y avait pas de mail, allumeuse, je vous dis…) et par bêtise (fin stratège), ce qui finira par le conduire devant la justice (acquitté, mais divorcé du même coup… dur). Bref, vous l’aurez compris, tous ces drames mènent droit à la psychologie, ça psychologise donc sec, qu’on n’en peut plus rapidos de toutes ces histoires et que, même, on se dit que si on va s’installer à Rome un jour, on évitera soigneusement ce putain d’immeuble qui porte la poisse à tous ses habitants et que c’est à se demander si c’est possible un immeuble pareil, qu’il doit être hanté ou quelque chose comme ça.

Bref, je vous intime l’ordre d’aller voir ce film illico, si ce n’est déjà fait. Autrement, si vous avez piscine, tant pis pour le cinéma. En rentrant chez moi, j’ai fait le tour de mon appartement pour m’assurer qu’il n’y avait pas un corbeau noir quelque part. Eh bien ! il y en avait deux. Un noir et un blanc… Comme quoi c’est assez banal ce genre de situation. Quant au roman d’Eshkol Nevo, je ne voudrais pas juger sans avoir lu, mais quelque chose me dit que je ne le jugerai jamais sur pièce, et que même je pourrais aussi bien mettre un x à « au » et un s à « roman ». Enfin, je vous signale que le film dure deux heures et qu’il vaut mieux éviter d’aller le voir la vessie pleine. C’est pas pour vous dissuader de le voir que j’écris ça…

Las Niñas, Pilar Palomero

Récompensé par quatre Goyas, Las Niñas est le premier film de Pilar Palomero, et on peut dire que cela se sent, du fait d’une réalisation sans grande prise de risque, hélas, qui ne va pas jusqu’à rendre le propos ennuyeux, mais ne fait pas non plus de La Niñas un chef-d’oeuvre. Histoire d’adolescentes et de pré-adolescentes qui, dans les années 90, sont inscrites dans une école religieuse tenue par des nonnes, toutes plus vieilles les unes que les autres, toutes plus attachées les unes que les autres aux vieilles valeurs du catholicisme (franquiste) et totalement inadaptées à des élèves (filles, on n’est pas dans un établissement mixte, cela va de soi) qui, même si elles ne semblent pas s’en être aperçues, vivent dans une période où l’Espagne s’ouvre à une certaine modernité (Movida, etc…) et, sans aller jusqu’à rêver de liberté, sans aller jusqu’à se révolter contre un ordre vieillot, sans aller jusqu’à remettre en cause la foi ou l’existence de Dieu, font quelques expériences limites : boire un premier verre d’alcool, fumer une première cigarette (à cinq pour un clope…), mettre du rouge à lèvres et se maquiller un peu, monter sur une mobylette derrière un « grand » ! Le personnage principal du film est une très jeune fille, Celia, que sa mère élève seule (poids social de la famille, qui la rejette, des soeurs qui la juge pour « ce qu’elle est », qu’en dira-t-on des braves gens et des familles « normales », non-dit entre la mère et la fille, le père étant censément mort d’une crise cardiaque avant la naissance…), modèle de sagesse, mais qui peu à peu, torturée par une histoire familiale pas simple à vivre et par le mensonge maternel, sort des rails (sans grande folie) et finit par attirer l’attention des nonnes qui, bien sûr, la punissent et de sa mère qui cherche à la comprendre, mais ne peut se résoudre à dire la vérité ouvertement. Le film se termine par un voyage chez les grands-parents de Celia, chez qui sa mère se rend pour acter le décès et les funérailles déjà accomplies, de son père, en y emmenant sa fille après bien des hésitations. Portrait plus que réel de la grand-mère en vieille Espagnole catholique, jugeante et moraliste, une constante du film qui s’appesantit sur ce visage glacé du catholicisme à l’espagnole et s’en tient à peu près à ça, oubliant que pas si loin de la petite ville où se joue l’histoire, à Barcelone, l’Espagne découvrait d’autres façons de vivre et que le contraste entre deux tendances dans une même société et à la même époque aurait sans nul doute enrichit le propos du film.

Mers et rivières, Andreas Müller-Pohle

Dans le cadre d’un début d’année consacré à l’eau, le Pavillon Populaire de Montpellier consacre au photographe allemand Andreas Müller-Pohle (après la première exposition Eaux troublées du photographe canadien, Edward Burtynsky, qu’il resterait à chroniquer ici…) une exposition troublante, entre documentaire et photo d’art, entre malaise et émerveillement. C’est au début du siècle que Müller-Pohle a commencé à photographier l’eau dans le monde, ne relâchant pas ses efforts dans des projets qui l’ont mené à Hong-Kong, et dans les territoires nouveaux, en Europe, en consacrant au Danube une série sur laquelle nous reviendrons plus loin, et à Kaunas (Lituanie), où deux rivières (l’une masculine, le fleuve Niémen, l’autre féminine, la Néris) confluent.

L’eau apparaît dans ces trois reportages, tous présentés au Pavillon Populaire, en grand danger. L’élément numéro un de notre planète dite bleue est malade, aussi bien que l’air ou la terre. Le responsable est l’homme, nul besoin de le préciser, ce qui saute aux yeux dans la série consacrée au Danube (datée de 2005), dont le photographe a fait un portrait exhaustif en le suivant dans tous les pays où il passe (Allemagne, Autriche, Slovaquie / Hongrie, Croatie, Serbie / Bulgarie / Roumanie, soit quatre voyages au total, parqués ici par l’usage du slash) : au bas de chacune des photos exposées, sur une ligne sans autres commentaires, les taux de nitrate, de phosphate, de potassium, de cadmium, de mercure, de plomb relevés dans chacun des lieux où sont prises les photos, après analyse des échantillons prélevés par Müller lui-même. Voilà pour l’aspect documentaire de la série, qui glace le sang, attriste le spectateur et donne à penser bien mieux et bien plus que tous les commentaires que l’artiste aurait pu proposer sur la situation chimique du fleuve. Mais, et c’est là où l’exposition peut provoquer une certaine forme de malaise, les photographies, toutes prises selon le même procédé, sont d’une beauté et d’une poésie qui subjugue le regard. Le photographe s’immerge avec son matériel dans tous les sites qu’il souhaite photographier, et œuvre à flanc d’eau, ce qui a pour résultat de proposer des clichés dans lesquels terre et eau sont présent (50/50, mais pas systématiquement) et de convoquer le hasard, en fonction des vagues au moment du clic. On est pris entre émerveillement devant la nature hautement artistique des œuvres et la petite ligne du bas, qui nous rappelle que la planète est en grand danger, qui nous invite à assister intellectuellement à la catastrophe. Cette opposition entre les deux aspects des clichés consacrés au Danube, fleuve mythique s’il en est en Europe, est une pure réussite, qui provoque chez le spectateur un double sentiment quasi schizophrénique.

Le projet consacré à la confluence de Kaunas est beaucoup moins angoissant que le précédent. Réalisé en une semaine par l’auteur lors d’une résidence d’artiste en 2017, il propose des clichés à l’atmosphère bucolique la plupart du temps, Kaunas étant une bien petite ville. Les rives des deux rivières sont naturelles et, comme le dit Müller-Pohle, « Les scènes de nature et les images de paysage intact sont donc les motifs dominants de ce projet ».

Enfin, le reportage consacré à Hong-Kong et aux nouveaux territoires (2009-2010) a été inspiré à l’artiste par sa fréquentation des lieux durant de nombreuses années, un lieu dont il dit qu’il le fascine. c’est cette fois le portrait d’une ville, « une ville d’eau confrontée depuis des décennies à la hausse permanente du niveau de la mer, et où l’élément aqueux représente à la fois la vie et une menace ». les photos sont, là encore, merveilleuses et surprenantes. On sort donc de cette exposition marqué par la qualité du travail d’un photographe qu’on ne connaissait pas encore, persuadé d’avoir eu de la chance de découvrir cette œuvre, à travers trois projets différents, et sur une période de vingt ans. Seul petit bémol, l’aspect très répétitif du procédé photographique mis en œuvre par Andreas Müller-Pohle, qui donne des clichés qui sont très semblables, même si les lieux sont divers et variés. (Pour voir quelques clichés de cette exposition, voir page Photographie du blog)

First Cow, Kelly Reichardt

Récompensé par le Prix du Jury du Festival de Deauville 2020, le film de la réalisatrice américaine (2h02, et pas une minute d’ennui) Kelly Reichardt (déjà couronnée par le Grand Prix du même festival en 2013, pour Night Moves), First Cow est un western sans la moindre mort par balle, sans le moindre duel final, bref un western atypique, totalement captivant et réussi (adaptation du roman The Half-Life de Jonathan Raymond). Le début est une surprise énorme, indéchiffrable en un premier temps, et qui une fois le film fini, prend tout son sens. Car la première séquence est on ne peut plus actuelle et on est loin du XIXe siècle dans lequel la réalisatrice nous envoie presque aussitôt, et sans transition, pour suivre un homme qui, dans une forêt de l’Oregon, ramasse des champignons. Le pauvre bougre n’a pas l’air bien courageux ; entendant un bruit derrière lui, il prend peur et rentre en courant au campement, où il retrouve une bande d’hommes assez peu chaleureux qui lui rappellent qu’il est le cuistot de l’équipe et qu’il est payé pour les nourrir. Ces vendeurs de fourrures n’ont plus rien à manger et il n’y en a pas un pour aider Cookie Figowitz, ils en viennent régulièrement aux mains à la moindre dispute, se menacent à tour de bras des pires châtiments, et Cookie n’y échappe pas. Reparti en forêt pour y chercher pitance, Cookie tombe sur un homme caché dans les fougères, entièrement nu. Il a faim. Cookie retourne au campement, lui rapporte le peu qu’il trouve à manger, un peu de gnôle et une couverture. La nuit tombée, il revient le chercher et le fait dormir dans sa tente.

Les deux hommes se retrouvent quelques jours plus tard, dans un avant-poste où Cookie s’est arrêté, laissant s’éloigner sans lui ses amis chasseurs d’animaux sauvages. Cette fois, c’est au tour de King-Lu d’inviter Cookie chez lui, où il lui offre de partager une bouteille. Les deux hommes sont désormais amis et Cookie abandonne sa tente pour s’installer dans la modeste cabane de King-Lu. Sans un sou, les deux hommes assistent à l’arrivée par la rivière et sur un radeau d’une vache (la première vache introduite en Amérique et qui va devenir un personnage important du film), qu’un notable s’est offerte. Un soir, l’idée de lui voler un peu de lait pour cuisiner quelques beignets vient à Cookie (le bien-nommé), puis King-Lu y voit l’occasion d’en faire un commerce. Les deux hommes vendent leurs délicieuses pâtisseries à des amateurs de plus en plus nombreux et l’idée leur vient d’amasser assez d’argent pour ouvrir un hôtel en ville.

Chronique paisible de la vie dans la nature, nature magnifiée par la caméra de Kelly Reichardt, de la vie simple et des gestes du quotidien, beau film sur l’amitié entre deux hommes, First Cow n’en reste pas mois un western dans lequel la violence et le danger ne sont pas absents. Mais c’est toujours avec finesse que la réalisatrice règle les « problèmes » que pourraient lui poser la narration d’une intrigue qui la feraient sortir du regard poétique, non dénué d’humour, qu’elle a choisi de porter sur la situation (nature, relation entre les deux hommes, jusqu’à la façon de traire de Cookie) et la chasse à l’homme qui s’organise à la fin du film ne nous donne à voir que deux fuyards, quelques hommes armés. Pas d’effusion de violence. Le générique de fin tombe sur une dernière scène, paisible, bucolique, sur la promesse de King-Lu à Cookie, « Je ne vais pas te lâcher ». Le début du film nous revient à l’esprit, la citation de William Blake qui l’ouvre aussi : « L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié ». Il est bon que des femmes s’emparent du genre très masculin du western, qu’elles nous narrent des histoires qui n’ont pas été racontées par les amateurs de revolvers et de duels. Loin des Sept Salopards de Tarrantino et de ses joyeuses et grand-guignolesques effusions d’hémoglobine, First Cow est un magnifique hommage à la lenteur, sans qu’à aucun moment cette lenteur n’endorme le spectateur. Après deux heures d’un film plein d’humanité, à la photographie somptueuse, on sort de la salle heureux et certain d’avoir vu un futur grand classique.

Compartiment n°6, Juho Kuosmanen

Tiré d’un texte de Rosa Likson (même titre), le deuxième film du Finlandais Juho Kuosmanen n’est pas un huis-clos qui se déroulerait uniquement dans un train, même si la plus grande partie du film se passe là, entre Moscou et Mourmansk. Le personnage principal, une jeune Finlandaise, qui est venue à Moscou pour apprendre la langue, qu’elle semble bien parler couramment, se rend à Mourmansk pour y voir des pétroglyphes. Initialement, elle devait faire ce voyage avec son amante moscovite, la radieuse Irina, qu’on ne voit que pendant la première et très courte partie du film, qui se passe elle dans l’appartement d’Irina, un appartement bourgeois où la maîtresse de maison reçoit sans cesse des amis et anime, solaire, une dernière soirée durant laquelle elle présente sa merveilleuse amie finlandaise à la compagnie. Irina rit, est heureuse, semble amoureuse. Sa « merveilleuse amie finlandaise » semble bien moins à l’aise, s’efforce de faire bonne figure, n’est pas radieuse. La nuit vient, les deux jeunes femmes se quittent sans que leur relation en semble altérée. Irina s’excuse d’avoir dû annuler sa participation au voyage. Un travail inattendu lui est tombé dessus.

Dans le train, compartiment-couchette, notre jeune Finlandaise se voit affublée d’un jeune Russe au crâne rasé, qui s’avère rapidement vulgaire et déplaisant – scène malaisante où il demande à la jeune femme si elle « vend sa chatte » tout en lui posant la main où je pense pour se bien faire comprendre. Le voyage s’annonce agréable… De retour du wagon-restaurant où elle est partie s’isoler jusqu’au moment de la fermeture, Laura trouve notre Russ-tr-e affalé sur sa banquette, complètement saoul. La tablette est encombrée des déchets d’un repas bien arrosé. Le voyage va être long (le film l’est aussi, un peu…), rythmé par quelques arrêts dans des gares enneigées, quelques pauses clopes pendant lesquelles Ljoha, sur le quai, fume en s’agitant, nerveux et impulsif. Un soir, le train fait halte dans une ville perdue pour la nuit. Ljoha y connait une vieille dame (sa mère ?) chez qui il invite Laura à venir passer la soirée et la nuit. Refus de la jeune femme, incompréhension du jeune homme. Les deux se retrouvent un peu plus tard, à une cabine téléphonique où Laura, qui tente d’avoir Irina pour une courte discussion, en pure perte, est importunée de façon désagréable par un homme qui lui ordonne de lui céder la place. Ljoha tombe à pic et envoie le fâcheux se faire voir ailleurs. Laura accepte finalement l’invitation, monte dans la voiture – sans savoir encore qu’elle est volée. Chez la vieille dame, dans une campagne reculée, la soirée est magique. Ljoha va vite se coucher, les deux femmes échangent joyeusement, en abusant de la gnôle.

Retour au train, direction Mourmansk. les relations entre les deux jeunes gens sont désormais apaisées. Le voyage se poursuit jusqu’au terminus. On croit que le film touche à sa fin, et on n’en serait pas désolé. le temps se fait long. C’est alors que commence la troisième partie, plus longue que la première à Moscou. Il y a ces pétroglyphes et une romance à poursuivre… Bref, un film qu’on peut aller voir, il n’a rien d’insupportable et les personnages sont attachants. Mais l’intrigue est maigre, un peu cousue de fil blanc et on s’ennuie parfois, à cause des longueurs et du peu d’intérêt qu’a finalement cette histoire – la rencontre d’une jeune femme un peu perdue et d’un bougre très russkof, jusqu’au cliché. Les personnages secondaires sont secondaires – une contrôleuse, dans le train, un Finlandais qui passe un moment dans le compartiment n°6 avec ses occupants -, sinon la babouchka chez qui Ljoha a ses habitudes -, les personnages principaux ne sont pas passionnants, l’image n’est pas mémorable, la mise en scène non plus. On peut donc aussi se passer d’aller voir Compartiment n°6, que la critique n’a semble-t-il pas boudé. Enfin, faisons d’une pierre deux coups, vous pouvez surtout vous passer de voir le nouveau Dune, qui ne vaut guère mieux que la première version de David Lynch et auquel nous ne ferons pas l’honneur d’une chronique dans nos pages.

Le tiers Temps, Maylis Besserie

Prix Goncourt du premier roman, Le tiers Temps est un roman qui nous narre la période de fin de vie de Samuel Beckett, qu’il passe dans une maison de retraite parisienne appelée Tiers Temps. Là, évitant soigneusement de se mêler aux autres pensionnaires, des vieux décatis, Beckett continue d’écrire, un peu, boit du whisky, chaque soir, jamais avant dix-sept heures, évoque ses vieux souvenirs de secrétaire de James Joyce, sa relation avec la fille de son mentor, les femmes, en général, Suzanne, sa femme, en particulier, sa mère, évidemment, son éditeur au éditions de Minuit, Jérôme Lindon, ses romans, Molloy en particulier, ses pièces, En attendant Godot, ses films, mais aussi sa maison d’Ussy, ses quelques amis sur place… en attendant paisiblement la mort, qui s’annonce discrètement, à travers des difficultés à marcher, puis tombe sur le vieux Beckett… mais nous n’irons pas plus loin dans l’évocation de la fin du texte.

C’est un drôle de défi que s’est lancé Maylis Besserie en s’attaquant à pareil sujet pour son premier roman. Car pour faire de Beckett le narrateur de son texte, encore fallait-il se montrer capable d’adopter un style qui fasse un tant soit peu penser à celui de l’écrivain irlandais, un style un peu sec, des phrases courtes, mais pas seulement, il fallait aussi rendre le caractère du bonhomme, dans ces monologues où il parle de la vie au Tiers Temps, des pensionnaires, oui, il fallait trouver un ton qui puisse paraître crédible et une façon de dire sa différence sans cracher sur l’humanité tout entière, une façon de faire qui évite le jugement, sans pour autant gommer du texte tout commentaire. Et si, dans quelques passages ici et là, on se dit, Non, Beckett n’aurait pas dit ça, ou écrit ça, dans l’ensemble le pari est tenu. Maylis Besserie nous rend son personnage et son narrateur crédibles. Samuel Beckett est bien là, qui nous parle et nous raconte une période de sa vie dont on a eu vent, mais qu’on n’a jamais imaginée. Un texte que les amoureux de Beckett auraient tort d’éviter.

Le Pardon, Maryam Moghadam et Behtash Sanaeeha

Le Pardon, de Maryam Moghadam et Behtash Sanaeeha, s’ouvre sur une citation extraite de la sourate de la vache – dont je n’ai pas gardé le souvenir, hélas, il faut être immédiatement présent et concentré quand commence ce film -, puis un plan fixe somptueux sur une vache blanche, vue de profil, dans toute son immobilité, placée au milieu de l’immense cour grise d’une prison grise. La beauté surréaliste de cette image, qui reviendra plus tard dans le film, presque à sa fin, ne cache en rien au spectateur qu’il ne va pas voir une comédie. On s’attend donc à un film dans lequel l’émotion principale sera la tristesse, et on ne sera pas déçu. On pourrait craindre que l’expression de sentiments contrariés, le pathétique fassent tourner le spectacle au mauvais mélodrame. Ce serait sans compter sur l’immense talent de comédienne de la réalisatrice du film, qui joue le premier rôle, celui de Mina, la femme d’un homme qui, emprisonné pour un crime qu’il n’a pas commis – ça on n’en sait rien, on ne l’apprendre que lorsque les autorités convoqueront Mina pour lui expliquer que Babak a été condamné à la place d’un autre, que le témoin n°2 est revenu sur ses affirmations et qu’il y a eu une erreur -, attend son exécution. Ce serait également compter sans le talent de réalisatrice de cette même Maryam et du co-réalisateur du film, qui ont choisi dans leur mise en scène la délicatesse, la pudeur plutôt que de faire dans la démonstration. Couloirs gris de la prison, couleur noire de la robe et du voile qui cache entièrement le corps de Mina, couleur grise de l’uniforme du gardien qui l’accompagne jusqu’à la porte de la cellule du condamné. La porte s’ouvre, le gardien la referme à clé derrière Mina qui entre. Plan fixe : la caméra filme cette porte, qui sert l’intrigue pour donner à cette scène une pudeur qu’elle n’aurait pas si le spectateur pouvait suivre Mina dans sa dernière rencontre avec son homme. On n’entend que les pleurs de la femme, qu’on retrouve dans la séquence suivante au travail, devant une chaîne sur laquelle passe des bouteilles de lait – métaphore filée de la sourate de la vache : Mina va-t-elle devoir expier un crime que son mari n’a pas commis ? La fameuse sourate, deuxième du Coran, aborde le sujet de la peine punissant le meurtre, au verset 173 : « Ô croyants ! la peine du talion vous est prescrite pour le meurtre. Un homme libre pour un homme libre, l’esclave pour l’esclave, et une femme pour une femme. Celui qui obtiendra le pardon de son frère, sera tenu de payer une certaine somme, et la peine sera prononcée contre lui avec humanité. » (peut-être est-ce là la citation du début du film…).

Quand Mina apprend de l’administration que son mari a été exécuté à tort, et qu’on va la dédommager, elle tente de rencontrer ses juges. Impossible. Elle s’entête et fait le siège de cette administration mutique en vain. Dans tous les bureaux on la refoule en lui expliquant qu’elle n’est pas à sa place, tous ceux à qui elle demande ce qu’elle peut faire la repoussent. Porter plainte ? A quoi bon, combat perdu d’avance. Elle ne rencontrera pas les juges de son mari. Pas dans les bureaux de l’administration judiciaire en tout cas. Mina est une femme du peuple, elle découvre un monde judiciaire qui ne fait pas de sentiment. Elle a dû trouver un travail pour payer son loyer (la femme de son propriétaire fait de son mieux pour lui venir en aide et convainc son mari de se montrer patient). Elle élève seule sa fille, sourde et muette, a un second travail qu’elle fait le soir, à la maison. Comment pourrait-elle lutter contre plus fort qu’elle ? A la maison, c’est la tristesse qui règne. L’actrice joue le rôle de cette femme en deuil, et victime de l’injustice d’une société qui écrase l’individu, avec un talent certain. Les sentiments ne sont pas dits, ils sont montrés, se lisent sur le visage de Mina. L’enfant du couple continue de vivre comme elle l’a toujours fait. Sa mère est dans l’incapacité de lui dire la vérité sur son père : qu’il est en prison, puis condamné à mort et exécuté. Tous les morts du fils, pour Bita, sont partis pour un long voyage, très loin. « Il ne reviendra pas ? » demande la gamine à sa mère, en langage des signes… « Nous irons le retrouver, quand nous serons très vieilles… » lui répond Mina. L’enfant regarde un film par jour, comme son père, qui lui a donné le prénom d’un personnage de film qu’il aimait plus que tout. Elle se plaint d’une maîtresse méchante, qu’elle n’aime pas, annonce à sa mère qu’elle va arrêter l’école… Un jour, un homme frappe à la porte de Mina et Bita. Elle lui ouvre et le laisse entrer (inconcevable en Iran). Il se présente, reconnaît une vieille dette à l’égard de Babak, qui l’aurait aidé en lui prêtant une somme importante pour monter une entreprise. Babak n’en a jamais rien dit à sa femme. A la banque, Reza fait un chèque à Mina, l’emmène en voiture jusqu’à son travail. Ils se revoient « par hasard » dans la rue, devant un kiosque de journaux où Mina achète le journal qui publie le texte de réhabilitation publique. Elle le lui montre. Très sobre, il se dit satisfait pour elle de cette petite victoire. Un homme bien, c’est sûr. Il n’en reste pas moins que le propriétaire de Mina lui fait donner son congé par l’intermédiaire de sa femme. Mina doit se rendre dans une agence immobilière où on la refoule, une fois de plus. Les femmes seules, même les veuves, les chômeurs et les chiens ne sont pas les bienvenus ! Il se trouve justement que Reza a un appartement à louer, pour un bouchée de pain. Elle finit par accepter, on se dit qu’elle va peut-être trouver auprès de cet homme une raison de quitter sa tenue noire. Lui n’est pas un homme du peuple, il vit dans un grand appartement bourgeois avec son fils, qui part au service militaire…

Mina est une femme du peuple, mais elle n’accepte pas si facilement d’être soumise aux hommes, d’être soumise à des « lois » tacites ou non, elle n’accepte pas, en tout cas, les approches indélicates de son beau-frère, elle se refuse à vivre avec son beau-père et son fils – la Justice lui a versé une somme sur laquelle les deux hommes ne cracheraient pas -, elle est prête à les affronter devant le tribunal, quand le frère de Babak lui apprend que son père veut lui faire retirer la garde de Bita, qu’il va aller en justice, même si elle sait qu’ils peuvent très bien acheter les juges. Cela tombe bien, Reza connaît quelqu’un au tribunal qui pourrait veiller à ce que les choses se déroulent « proprement ». Comme progresse cette chronique d’un film d’une grande beauté, il se pourrait bien si nous n’y mettions pas un terme rapidement qu’elle vous narre le film dans son intégralité et le spoile, comme on dit aujourd’hui.

Chaque film nous venant du Moyen Orient nous rappelle que les sociétés arabes sont sans pitié pour les femmes (Wadjda, pour mémoire, entre autres…), qu’elles y survivent plus qu’elles y vivent dans une soumission consentie, ou non. Le Pardon va plus loin. On y voit que les hommes sont eux aussi assujettis à des règles étouffantes, voire écrasantes : Reza est menacé au téléphone, doit s’expliquer sur ses choix et sa vie durant un interrogatoire filmé du point de vue de ceux qui le questionnent (et que donc on ne voit pas). En allant voir le film, vous en saurez plus… Quant au pardon du titre, c’est bien sûr celui que Mina refuse à la femme du vrai coupable du meurtre, au tout début du film, mais pas seulement. Film sur le pardon, la peine de mort, la culpabilité et l’innocence, la rédemption, Le Pardon – titre original : The Ballad of a white cow, bien meilleur que celui qu’on nous propose en français – est peut-être aussi, et presque surtout, un film sur le non-dit. C’est en tout cas une vraie réussite, et c’est pourquoi vous pouvez aller le voir sans hésiter, même si cette chronique ne lui rend pas très efficacement l’hommage qu’il mérite.

Le Tilleul, Cesar Aira

Le Tilleul, écrit en 2005, fait partie des deux traductions du maestro publiées cette année en France par les Editions Bourgois (que je profite de cette parenthèse ouverte par pure méchanceté pour les remercier de ne pas avoir répondu au courrier par lequel je me faisais un immense plaisir – ils ont édité Enrique Vila Matas, Roberto Bolano et publient toujours le grandissime Cesar Aira, que j’aurais bien aimé rejoindre là-bas – de leur adresser mon premier roman, Monsieur Apocalypse, mais cessons là ces jérémiades d’auteur refusé…) et que, bien évidemment, nous ne pouvions manquer d’acquérir (preuve en est que je n’en veux pas du tout aux Editions Bourgois de ne pas avoir répondu au courrier par lequel… bref, je volerais bien leurs livres plutôt que les acheter, mais je ferais du tort à mon libraire préféré, même si les Editions Bourgois le mérit… passons !) et de lire (je n’ai rien contre Cesar Aira, même s’il est publié aux Editions Bourg… cessons de leur faire pareille publicité !). Le Tilleul fait partie des livres de la veine Pringlesienne de Cesar Aira, ces bouquins qui se déroulent dans le village de Pringles, où Cesar Aira a semble-t-il passé son enfance. Ici, l’auteur argentin nous livre des souvenirs d’enfance, plus ou moins romancés (avouons humblement que nous n’en savons pas plus sur le sujet), et nous gratifie d’une réflexion intelligente (sans lourdeur et sans « phrases citations » qu’on retrouve ici ou là, sur la toile et parfois sur des blogs) sur le travail d’écrivain, la mémoire et l’usage que peut avoir un romancier de ses souvenirs et de ses premières expériences de vie qui, transposés, font d’excellents matériels pour des romans.

Maintenant que tout est dit (on pourrait d’ailleurs supprimer de ce qui précède les parenthèses sur les Ed…), tâchons de faire durer le plaisir en allant un peu plus loin, autant que faire se peut. Décembre 2015, Aira sort de Prins, son dernier roman publié en France chez un éditeur dont je préfère ne pas me rappeler le nom (mais surtout chroniqué dans ces pages il y a un an, si j’ai bonne mémoire, un chef d’œuvre du maestro, lisez-le), sur un excipit qui pourrait fort bien s’appliquer au travail de l’écrivain : « Il suffisait de prendre un fait déjà survenu, dans toute la perfection de ce qui s’était passé comme cela s’était passé, et de le décalquer, ou plutôt, vu que la réalité est tridimensionnelle, de l’utiliser comme un moule pour y couler du neuf. ». Il semble bien que l’idée ne soit pas neuve pour lui, puisque c’est exactement ce qu’il affirme déjà dans Le Tilleul, où il explique par exemple comment la maison dans laquelle il a vécu enfant, un ancien hôtel désaffecté où ses parents louaient une pièce, sans profiter de ce qu’ils étaient les seuls locataires pour déborder un peu en utilisant d’autres chambres pour leur confort personnel, a marqué sa mémoire au point d’influencer l’écrivain qu’il est devenu dans ses descriptions de maisons, qui sont souvent (pas toujours) dans ses romans des sortes de palais, d’immenses maisons labyrinthiques, comme pouvait l’être ou apparaître à ses yeux d’enfant l’ancien hôtel où sa famille vivait. Puisque Prins est sous ma main, je ne citerai que l’exemple de la maison du narrateur de ce roman déjanté, qui est si grande qu’il ne la connait pas entièrement, qu’il n’en n’utilise évidemment pas tout le potentiel et toutes les pièces, et dans laquelle il peut faire vivre deux femmes, sa compagne officielle et sa maîtresse sans qu’elles se croisent. De l’influence des premières impressions d’enfance sur la mémoire et la verve créatrice d’un grand auteur.

Il est également question dans Le Tilleul de la figure de l’écrivain, dont le père du petit Cesar, un noir dont le métier d’électricien fait un personnage de la ville, mais qui n’est pas a priori un intellectuel, a, un soir d’écoute radiophonique où l’on donne une pièce de théâtre, Yerma, une pièce de Garcia Lorca, une illumination sur ce que doit être un écrivain et ça donne ceci : « Un écrivain, pour écrire quelque chose comme ça… / …pour écrire quelque chose d’aussi contraire aux sentiments vécus par tout le monde… Il faut… inventer… écrire… comme s’il voyait la vie… / Nous, on voit la vie… (il faisait un geste qui voulait dire : d’ici à là-bas.) Tandis que lui… (Geste de là-bas à ici.) / Il ne peut pas vivre… Je veux dire, nous ne pouvons pas voir… / Il va à contre-courant… C’est comme si… / La vie à l’envers… Voilà, c’est ça. L’écrivain a besoin de vivre la vie à l’envers. / tout dans la vie va dans une direction, non ? Alors maintenant, imagine que tout va à l’envers… » Et Cesar Aira de conclure : « Une fois adulte, j’ai lu Yerma en essayant d’y trouver la clé, en tentant de reconstruire ce raisonnement obscur, en vain. Nous ne savons si Aira rapporte de mémoire un monologue (entrecoupé des exclamations d’incompréhension de sa mère) ou s’il le crée de toute pièce pour expliquer un sentiment, une impression ou une certitude sur son travail et sa vie, mais c’est rudement efficace, parce que sibyllin et marquant. On comprend sans comprendre. Belle énigme, source de réflexion et de proposition d’écriture pour un atelier à venir…

Nous sommes donc invités, via ce livre de souvenirs, à voyager avec Aira dans le temps de son enfance, en une époque ou en Argentine, le péronisme bat son plein. Nous n’en dirons pas plus sur ce voyage, à vous de le tenter si vous connaissez déjà l’auteur ou si vous avez envie de le rencontrer dans un court et agréable texte de « souvenirs ». Bonne lecture !

Dans le Mirador, François Bizet

Il n’est que de se rendre sur le site Internet de François Bizet pour comprendre immédiatement, et ce dès la page d’accueil, à quel drôle d’écrivain et d’être humain on a affaire… Libraire pendant un bonne dizaine d’années à Paris, notre homme est devenu ensuite lecteur dans deux universités étrangères (Ankara et Istanbul) avant de devenir professeur à l’université de Tokyo et chercheur (« objets de recherche » : Jean Genet, Georges Bataille, Volodine, Guyotat, Ponge, Perec, etc… ). Mais nous n’écrivons pas cette chronique pour vous résumer la bio de Bizet, aussi nous arrêterons-nous derechef dans cette sommaire présentation du bonhomme pour nous consacrer à l’ovni littéraire qu’il nous propose aux Presses du réel (extension autonome des éditions Al Dante). Dans le Mirador, donc (quatrième de couverture lapidaire : « Un oeil, donc… »), est un texte très court autant que dense, dont on peut dire qu’il est un roman poétique (définition insuffisante), tout entier consacré à la description d’un lieu abstrait (ou à la description abstraite d’un lieu), le mirador, sorte de labyrinthe à la Borges construit il y a X années (c’est dire que ça remonte) par l’homme sur une planète que nous n’avons pas identifiée comme la terre (même si l’éditeur, lui, affirme qu’il s’agit bien d’elle… ce que le texte semble confirmer à la page 40 – suis-je inattentif ! – : « La terre se couvre ici d’antennes, d’yeux inarticulés, de miroirs capteurs et de chambres d’écho. »), espace tentaculaire, autonome, décrit de façon hyper-précise, hyper-réaliste presque, et qui pourtant nous semble impossible à visualiser (dans notre pauvre conscience chétive, voire débile), impossible à comprendre, impossible à cerner, à deviner, à concevoir. Espace en construction-destruction permanente, espace quasi vivant, espace doué d’une pensée propre (???), espace qui en est à sa Xième mue (suis-je inattentif ! et impossible de retrouver dans quel chapitre le narrateur nous annonce à quelle version du mirador nous sommes invités à découvrir), espace post-apocalyptique : « Et pourtant, c’était autrefois une terre irradiée, désespérément inhospitalière. A jamais inhabitable. » (fin du premier chapitre).

Le style de Bizet dans ce court texte, d’une densité étonnante (on se répète, on se répète…) est d’une précision remarquable, si précis que la description en devient impossible à suivre, impossible à résumer. Cette précision passe bien sûr par un lexique d’une richesse insoutenable (sans pour autant que l’auteur paraisse pédant), mais aussi par une phrase claire, voire limpide, d’une précision scientifique – nous ne parlons pas de style chirurgical, car les chirurgiens sont des bouchers auxquels comparer un écrivain de la qualité de François Bizet serait faire insulte à celui-ci), à laquelle on ne peut nullement reprocher d’être absconse ou fumeuse, voire délibérément trompeuse. On en vient à se dire, avec humilité, que le lecteur insatiable, mais perfectible dans la pertinence de l’analyse, comme de la synthèse, que nous sommes est tombé sur un écrivain trop fort pour lui (tout comme avec Claude Simon, par exemple). Ce n’est pas pour cela (car nous sommes malgré tout un lecteur intelligent) que nous déprécieront Dans le Mirador, ce roman méritant un large lectorat. Car on peut le dire ici et maintenant, il s’agit d’un chef-d’oeuvre qui mériterait chroniqueur plus émérite que celui qui vous entretient comme il peut de ce petit joyau.

Une centaine de pages de description d’un espace imaginaire, un mirador tout-puissant, infini et éternel (« Rien n’a été conservé des décennies de construction qui précédèrent l’ouverture du mirador : ni signature d’architecte ni dessin préparatoire. »), lieu de loisir qui attira rapidement les badauds, les visiteurs, il semble bien que le mirador soit aussi un lieu de pouvoir. Pourtant (pourquoi pourtant ? on se le demande… pffff !), en approchant de la fin du livre, les humains – présents depuis le début, mais à titre anecdotique, comme un décor du mirador – commencent à se faire moins évanescents, plus présents : il est vrai que le texte, qui est donc un discours, s’adresse à eux – page 62 : « Par ici s’il vous plaît » / page 69 : « Rendez-vous dans la salle suivante » / page 74 : « Après vous » / page 80 : « Nous sommes ici devant le Siège », autant d’adresses à des visiteurs qui commencent à donner un semblant d’existence au narrateur, qu’on ne pouvait en rien définir jusque-là, omniprésent, omniscient, mais indéfinissable. Jusqu’au dernier chapitre où l’homme nous parle de lui et nous livre une courte biographie dans laquelle on comprend qu’il a été « affecté à tous les secteurs, sans exception » du mirador, selon une règle immuable que veut que la sinécure soit remise au nouvel entrant par son père dont il prend la place, et ainsi de génération en génération – à noter que notre narrateur n’a pas d’enfant et que sa lignée s’éteignant avec lui, il n’aura pas de successeur. En tant que surveillant (comme dans un musée), qui fait la visite guidée, vous l’aurez compris. A noter qu’à l’autre bout de la salle, qu’il ne peut rencontrer et avec qui il ne peut échanger, qu’il voit donc, de loin, qu’il observe un peu, une femme fait le même travail que lui. But this is not a love song… Et le texte se termine sur une nouvelle adresse au visiteur, que je vous laisse le soin de découvrir en lisant (c’est un ordre) ce texte génial de François Bizet, Dans le Mirador.

PS : nous avons oublié de dire que l’incipit du roman (« Ce que l’on ne désigne plus aujourd’hui que sous le nom de « Mirador » se présente à première vue sous la forme d’un dôme de très faible élévation, évasé vers une douzaine de socles épars qui sont autant de nefs sur lesquels il repose sans donner l’impression d’appuyer, et dont la courbure, de ce fait infiniment douce, est encore allégée par les milliers d’ajours obtenus grâce à la superposition aléatoire de trois fines résilles de béton aux motifs pentagonaux. ») n’est pas sans évoquer, pour le modeste lecteur qui en rend compte ici, la filiation « beckettienne » (néologisme ?) via la référence à un passage descriptif de l’incipit d’un autre encore plus court et très dense texte, Le Dépeupleur : « C’est l’intérieur d’un cylindre surbaissé ayant cinquante mètres de pourtour et seize de haut pour l’harmonie. », deux oeuvres de fiction qu’on pourrait sans doute comparer sur les bancs des facultés de Lettres, ce qui est bien sûr un hommage de plus au talent de François Bizet.

Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, Bohumil Hrabal

Relecture, trente ans plus tard, d’un roman que j’ai adoré à sa découverte et qui m’a permis de lire plus tard quelques opus supplémentaires de ce grand écrivain tchèque, Bohumil Hrabal, comme Une trop bruyante Solitude (pur chef-d’oeuvre) ou Trains étroitement surveillés (adapté au cinéma). Aujourd’hui, j’ai retrouvé dans l’histoire de ce petit groom d’hôtel, tout jeune et très petit par la taille, qui se donne pour projet de devenir aussi grand par le talent que le maître d’hôtel Skrivanek, qui le forme et sait deviner à l’entrée des clients leur nationalité, mais aussi ce qu’ils vont commander, pour la bonne raison qu’il a servi le roi d’Angleterre, plus riche que les grands hôteliers de Prague, Brandeis et Sroubek, des morceaux de bravoure, comme les premières nuits que le jeune groom passe avec des prostituées, dont il recouvre poétiquement les parties intimes de fleurs, ou de petites branches de sapin, car Bohumil Hrabal aime à écrire sur l’amour des femmes, même de petite vie ; le repas gargantuesque préparé par les cuisiniers éthiopiens d’Haïlé Sélassié, que le narrateur va servir et dont il obtiendra une décoration qu’il garde jusqu’à la fin du livre et arbore dans les moments les plus forts de son épopée, et en particulier le dromadaire farci aux antilopes farcies aux dindes, véritable morceau d’anthologie d’un roman dans lequel, selon une expression qui fait leitmotiv sous la plume du narrateur, « l’inconcevable devient réalité »…

De la fin des années vingt au coup de Prague, l’histoire de notre petit groom suit les méandres de la grande Histoire : son ascension va crescendo jusqu’à la libération de la Tchécoslovaquie, à la fin de la seconde Guerre mondiale, moment où il ouvre son propre hôtel, un hôtel unique, dont la conception tient de la création d’une oeuvre d’art – ce qui pousse l’écrivain américain Steinbeck à lui faire une offre pour le lui acheter -, puis on le suit dans sa déchéance, amorcée avec la fermeture des grands hôtels par le gouvernement communiste, dans un ancien couvent où il se retrouve au même titre que les anciens millionnaires tchèques enfermé pour son plus grand plaisir, puisqu’on y fait bonne chère et que la discipline y est très lâche, puis dans une maison forestière, où il rencontre un professeur de français et une jeune femme aux moeurs faciles, et découvre les joies du bûcheronnage et, enfin, dans un secteur de montagne, à la frontière bavaroise, où il goûte aux plaisirs de la vie d’ermite dans une maison isolée en forêt, où il sert de cantonnier, c’est-à-dire qu’on lui donne pour unique tâche l’entretien d’un chemin, que les intempéries ne cessent de balayer, où il vit avec un chien, un petit cheval, une chèvre et un chat, et où il médite sur sa propre mort, considérant que le sens de la vie est là, lui qui, par le passé, n’a cherché qu’à s’élever socialement sans développer le moindre sens éthique, qui pour réussir s’est marié pendant la guerre avec une Allemande nazie, se coupant de tous ceux qui l’avaient connu à Prague, et n’a pas été très regardant sur sa façon de s’enrichir. Il en va ainsi de notre petit groom, sa jeunesse et son ascension se font sans conscience, et sa déchéance le conduit à plus de sagesse.

Ce roman de Bohumil Hrabal, baroque et écrit superbement – dans une phrase longue et ciselée -, joyeux et jubilatoire, malgré les sombres événements historiques qui servent de toile de fonds à l’épopée du narrateur, est un des chefs-d’oeuvre de la littérature tchèque et fait de son auteur un écrivain qui mérite d’être découvert, lu, relu… jusqu’à plus soif.

Espèces d’espaces, Georges Perec

A la façon de Perec dans La Vie mode d’emploi, j’envisage Espèces d’espaces dans une optique Espèces d’espaces mode d’emploi : les espaces du plus petit – la page – au plus grand – l’espace ; du banal et du moins banal ; des références à l’œuvre de l’auteur – La vie mode d’emploi, Je me souviens, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ; des idées d’écriture et des projets littéraires ; des citations d’auteurs – Flaubert, Jules Verne, Queneau, Heredia, Sterne… ; des listes – celles des lieux où il a dormi, liste en cours de réalisation au moment de l’écriture d’Espèces d’espaces ; une tendance à la rédaction ; une certaine absence d’auto-censure ; le goût de la science et de la géographie ; des listes de verbes à l’infinitif ; un goût certain, très scientifique, pour les questions et l’honnêteté de ne pas toujours avoir de réponses à proposer et savoir le reconnaître ; la recherche de définitions personnelles pour certains concepts abstraits ou pas ; le goût des anecdotes ; des textes au conditionnel ; le goût des catalogues ; l’amour de Paris ; une tendance à parler de soi sans narcissisme ; le goût pour les idées originales – avoir une pièce inutile dans sa maison, avoir une maison sans porte… ; un goût certain pour les villes ; mieux que les listes, les énumérations, les inventaires… Je me souviens d’avoir lu un livre de Georges Perec intitulé Espèces d’espaces.

Le Commis, Robert Walser

Deuxième roman de Robert Walser, publié en 1908, Le Commis contient en germe toutes les thématiques qu’on retrouvera dans l’œuvre de l’écrivain suisse allémanique, en particulier celle des personnages de jeune homme sans qualité, pour la plupart miroirs de Walser lui-même, sans grande formation, sans grande ambition et qui se lancent dans la vie en acceptant de travailler à des postes de subalternes. Ici, il s’agit d’un commis, homme à tout faire qui entre dans la maison d’un ingénieur, C. Tobler, dont le bureau d’études compte sur les quelques inventions de son patron pour se développer. La maison est très belle, Madame Tobler, l’épouse de l’ingénieur est visiblement issue d’une très bonne famille, M. Tobler est un patron qui exige de son employé qu’il soit un « cerveau », même si celui-ci n’a que peu de qualification, son humeur est changeante, il offre à fumer des petits cigares à son commis qui en prend vite l’habitude, lui donne chaque dimanche un peu d’argent de poche en attendant le moment où il pourra lui payer un salaire, il le loge dans une chambre isolée du reste de la maison, le nourrit fort bien. Notre commis s’appelle Joseph, comme chez Kafka, et le début du roman est sans doute celui qui permet le plus clairement de comprendre pourquoi le divin Pragois prisait si fort Robert Walser. L’arrivée de Joseph à l’Etoile du soir, la maison Tobler, fait penser au début du Château de Kafka, d’ailleurs Tobler se fâche en demandant d’un ton rogue à Joseph Marti pourquoi il arrive si tôt, on ne l’attendait pas. Mais à la différence de l’arpenteur de Kafka, le commis de Walser n’est pas repoussé, il se fait rudoyer puis on accepte qu’il soit en avance de quelques jours, même si on n’a pas encore pris les dispositions pour l’accueillir et on va lui donner du travail.

Roman d’éducation à l’allemande, comme les premiers textes de Walser, Le Commis n’en est pas moins un texte surprenant puisque Marti n’apprendra rien de son année de travail chez Tobler, tout juste y gagnera-t-il quelques valeurs sans grand intérêt, courtoisie, affection, pitié (sa relation avec le commis qu’il remplace, Wirsich, et qui a été remercié par le chef pour une fâcheuse tendance à boire et mal se comporter en état d’ivresse, est sur ce point emblématique : Marti lui vient en aide, le conseille, le fréquente, tente tant bien que mal de le remettre sur les rails, en vain…), il est vrai que les inventions de Tobler, toutes plus fantaisistes les unes que les autres, mais sans grand intérêt (l’horloge-réclame, le distributeur automatique (de cartouches) pour tireur, etc…), ne se vendent pas, ne permettent pas à Tobler de trouver le capitaliste qui pourrait investir dans ses trouvailles ; bref elles sont autant d’échecs retentissants. Peu à peu, le train de vie de la maison, fastueux au départ, pitoyable à la fin, suit le rythme des affaires qui périclitent. Marti s’étonne de ce que Madame Tobler traite si mal sa petite fille, Silvi, le patron s’avère incapable de rentabiliser ses inventions, et en rejette la faute sur son commis, les artisans qu’il fait travailler pour des projets privés touchant tous la maison ne sont pas payés… On assiste à la déchéance de Tobler, qui se voit obligé de mendier auprès de sa mère, en lui envoyant sa femme, un soutien financier qui ne vient pas, que tout le village commence à considérer comme un homme à qui on ne peut faire confiance, qui fréquente de plus en plus assidument l’auberge du village, au fur et à mesure que les quelques amis (le docteur Specker et sa femme, entre autres…) qui acceptaient ses invitations fuient sa table et les parties de cartes qui suivaient chaque bon repas. Quant à Joseph Marti, on suit ses pérégrinations (quelques voyages vers la ville où il retrouve une amie chère, ses sorties du dimanche au lac…) et ses pensées, mais Walser ne nous donne pas à suivre l’initiation d’un jeune homme, il abandonne allègrement les règles du genre qu’il a choisi et donne à voir à son lecteur la platitude et la banalité d’une jeune vie dont on peut penser qu’elle n’aboutira pas à grand-chose, dans une écriture plate et simple qui a laissé sa trace dans l’histoire de la littérature et que tant d’écrivains ont par la suite empruntée eux aussi. Joseph Marti, ce jeune homme simple et sans avenir, c’est Robert Walser, tout comme les héros de L’Institut Benjamenta et des Enfants Tanner, des êtres sans destin, sinon peut-être celui, et ce n’est pas si peu, d’êtres libres, à leurs moments. C’est ainsi que Marti, dans les dernières lignes du livre, quitte la maison Tobler de son propre chef, sans en être chassé comme avant lui Wirsich, avec qui il part vers d’autres aventures : « Une fois arrivé sur la route, Joseph s’arrêta, tira de sa poche un petit cigare de Tobler, l’alluma et se retourna une dernière fois vers la maison. Il la salua en pensée, puis ils repartirent. » Des vies sans grandeur (ni réussite, ni parcours initiatique, ni destin tragique), comme toujours chez Walser, qui ouvre ainsi l’une des pages qui mènent la littérature de son époque à la modernité.

Le Métier d’écrivain, Hermann Hesse

Trop heureux de mettre la main sur ce petit livre consacré, en toute apparence, à la matière écrite, j’espérais bien y dégoter quelque(s) piste(s) de proposition d’écriture pour l’un ou l’autre de mes ateliers et m’attaquai derechef à sa lecture, plein d’enthousiasme et d’espoir. J’étais aussi bien heureux de renouer avec un auteur que j’ai lu avec avidité il y a des années, quand je n’avais pas encore vingt ans – il semble qu’Hesse soit une lecture de jeunesse. Las, l’enthousiasme fut de courte durée. Le premier article, Le Langage, me donna bien l’impression que j’avais mis la main sur un de ces bouquins qui me sont si souvent utiles. La puissance et les limites du langage, un bon thème d’atelier d’écriture en effet. Mais Hesse semble se satisfaire de l’idée proustienne selon laquelle un mot contient tout un univers. Qu’y a-t-il dans un mot, nous ressert-il, tout comme celui à qui il emprunte l’idée, bref, rien de bien neuf là-dedans. Le second article, Une nuit de travail, soupèse l’influence que le romantisme allemand aurait eu sur son écriture, et j’avoue que l’ennui s’est emparé de moi à la lecture de ce texte que j’ai fini péniblement, n’ayant que peu d’attirance, je le confesse, pour Novalis ou Hölderlin, et leurs biographies de l’âme. Le troisième article, de loin le moins attrayant du recueil, Notes sur l’écriture et la critique, finit par m’assommer tout bonnement, et j’en lus les dernières lignes avec soulagement. Le plaisir envisagé se dérobant constamment, je m’attaquai toutefois au quatrième et avant-dernier article, L’Esprit du romantisme, avec une appréhension certaine, qui ne se démentit pas et qui me conduisit finalement à un désintérêt grandissant, au point d’abréger bien vite ma souffrance en décidant d’en interrompre la lecture sans me préoccuper de savoir si je ratais quelques bons passages. Etre un bon lecteur n’impose en rien de se faire du mal à lire tout un livre sous prétexte qu’on l’a commencé ! Il était temps d’en finir une bonne fois pour toute avec Ecriture et écrits, un article dans lequel je trouvai une phrase qui me semblait destinée, quant à ma lecture de ces textes d’auteur sur le « métier » :

« Tout ce qui est écrit s’éteint plus ou moins vite, l’espace de quelques millénaires ou de quelques minutes.

Tous ces écrits, comme toute leur extinction, l’esprit universel les lit et en rit.

Pour nous, il est bon d’en avoir lu certains et d’en deviner le sens. »

Ce livre d’Hermann Hesse, cet écrit, s’est éteint en moi en quelques minutes, je l’avoue en toute humilité. Peut-être cela ne sera-t-il pas le cas pour vous, voilà pourquoi je vous invite à lire Le Métier d’écrivain, d’Hermann Hesse (prononcer Hesseu). Et s’il s’éteint en vous, ne venez pas m’en faire le reproche !

Les Idiots d’abord, Bernard Malamud

Suite des lectures de l’œuvre de Bernard Malamud rééditée progressivement par les éditions Rivages avec ce recueil de nouvelles (douze au total) qui nous éloigne un peu, pas complètement, de l’univers habituel des petites gens du New York juif auquel l’écrivain merveilleux qu’est Malamud se consacre la plupart du temps.

Nature morte, un texte d’une trentaine de pages, appartient à la veine italienne de l’auteur : Fidelman, un jeune artiste américain, s’installe à Rome et cherche un atelier à partager, il en trouve un chez une femme peintre, dont il va tomber amoureux, mais qui ne le lui rend pas vraiment, et va entretenir avec cette femme torturée une relation dans laquelle son masochisme sera rudement mis à l’épreuve, jusqu’à une conclusion où les rôles changent. Mieux vaut la vie que la mort, autre nouvelle italienne, explore elle aussi la problématique des relations homme-femme, en narrant la rencontre d’un veuf et d’une veuve qui vont au cimetière pour honorer la mémoire de leur défunt. Elle ne peut envisager de connaître un nouvel homme sans se considérer comme adultère, lui est plus large d’esprit. La chute de la nouvelle, que l’on ne révèlera pas ici, tombe comme un couperet. Le Choix d’une profession, terrible texte sur les relations sociales dans la rencontre amoureuse, met en scène un professeur d’université et une étudiante, qui ne lui cache rien d’un passé où elle s’est trouvée contrainte à se prostituer. Incapable d’assumer pareille fréquentation, l’enseignant reçoit une véritable leçon de morale dont Bernard Malamud avait le secret, lui qui prenait toujours le parti des plus faibles. Un nu tout nu, petit chef d’œuvre de nouvelle, met de nouveau en scène l’artiste Fidelman, qui est aux prises avec deux truands italiens et doit réaliser pour eux, s’il souhaite retrouver sa liberté (ils le séquestrent), une copie parfaire d’une pièce de musée, une Vénus, qu’ils veulent voler.

La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, est l’histoire poignante d’un homme malade qui sait sa dernière heure venue et qui veut payer à son fils handicapé le voyage pour l’envoyer chez son oncle afin de ne pas le laisser seul une fois son père décédé. Le texte narre par le menu les démarches du père et de son fils, une nuit d’hiver, pour demander leur aide à des personnages en capacité de leur prêter la somme nécessaire à l’acquittement du billet de train. Là encore, la chute, inattendue, et pourtant pas si surprenante de la part de Malamud, est tout à la fois terrible et géniale.

A une exception près, une pièce de théâtre qui nous semble discutable, les textes qui composent ce recueil sont tous des petits bijoux, comme ceux de Malamud qu’il est possible de lire dans la collection de poche des Editions Rivages et qui nous font dire chaque fois qu’il était un grand écrivain à lire et relire sans modération. Vous pouvez y aller, sans la moindre hésitation.

La Diablesse dans son miroir, Horacio Castellanos Moya

Comme chaque année, Horacio Castellanos Moya nous revient avec un nouveau volume de La Comédie inhumaine des Aragon, et celui-là n’est pas sans nous rappeler Le Dégoût, Thomas Bernhard à San Salvador. Par la forme, surtout, puisque Le Dégoût est un long monologue, et que La Diablesse est une série de monologues (adressés à une amie), tous du même personnage féminin, une certaine Laura Riveira, amie d’Olga Maria, bourgeoise de San Salvador qu’un tueur surnommé Robocop (personnage principal d’Un Homme en armes, dans lequel on n’échappe pas à la scène du crime) a tout bonnement buttée chez elle, pour des raisons inconnues et qui vont, bien sûr, donner lieu à toutes sortes d’hypothèses de la part de l’insupportable Laura, mais aussi et surtout de la part de tous ceux qui s’intéressent pour une raison ou pour une autre à cet assassinat, flics, journalistes, et jusqu’à un détective privé.

Il va sans dire que les monologues de Laura, une bourgeoise hystérique et particulièrement volubile, décrivent un pays (le Honduras) dictatorial, corrompu (comme sa classe dirigeante et sa bourgeoisie), totalement pourri et régi par des luttes politiques sans merci, mais aussi par le trafic de drogue, sa principale pompe à pognon. Il va sans dire que Laura n’a aucune conscience politique et qu’elle raconte à tour de bras les turpitudes (qu’elle découvre ébahie) de son amie Olga Maria (qui lui a caché bien des choses, certains de ses amants, jusqu’au mari de Laura, une grande partie de son passé, bref tout une partie inavouable de sa vie), et que, en bon miroir de la Diablesse, elle dresse donc, sans même se l’imaginer, le portrait immonde d’un système auquel elle appartient elle-même. Bien sûr, Laura a une morale, et elle s’y accroche comme à un garde-fou pour se rassurer quant à sa propre respectabilité, mais on peut se douter qu’elle est elle aussi bien atteinte par la gangrène qui ronge le pays, comme elle a rongé sa grande amie défunte.

Castellanos Moya est toujours aussi violent avec son pays, qui le lui rend bien d’ailleurs, et nous offre un nouveau jet d’acide salutaire, sans se départir de son habituelle drôlerie, de son efficacité terrible et de son talent qui fait que, d’un livre à l’autre, on ne sort jamais de son obsession, mais dans un style et des narrations sans cesse renouvelés, ce qui met le lecteur à l’abri de l’ennui et de la routine. Bref, Castellanos Moya mérite d’être découvert et lu par tous ceux qui n’ont jamais tenté l’expérience de plonger dans son univers délétère. Un régal !

Les Rêves du serpent, Alberto Ruy Sanchez

Encore un OVNI littéraire qui nous vient d’Amérique du Sud, du Mexique cette-fois, à travers la voix d’Alberto Ruy Sanchez, dans ces Rêves du serpent, un roman acheté parce que son prétexte m’a fait penser à l’idée qui se développe de loin en loin dans mon travail actuel, mais qui s’avère finalement différente et traitée d’une autre manière par l’auteur mexicain. Donc, le narrateur du texte reçoit des drôles de cartes, non signées, créées par la main de l’expéditeur, des collages la plupart du temps, avec des textes étranges et déconcertants, non signés bien sûr.

« Aujourd’hui, le rêve du serpent endormi m’a de nouveau réveillé en pleine nuit,, il a ouvert les yeux d’un coup, émergeant de sa longue hibernation. Il les ouvrait si grands qu’ils remplissaient la pièce, ses pupilles allongées me suivaient sans me lâcher. J’ai arrêté d’avancer et tenté de reculer quand son regard rivé au mien m’en a empêché.

Il avait fait de moi son prisonnier. »

Les cartes se suivent et se ressemblent sans se ressembler, le narrateur se demande qui est l’homme qui les lui envoie, il l’appelle la Silhouette, on voit mal comment il pourrait découvrir l’identité de l’inconnu, et il nous prévient que le texte ne marchera pas en ligne droite, qu’il n’ira pas droit aux faits, qu’il procédera par digressions et nous voilà partis dans un chapitre consacré aux recherches d’un scientifique qui, en conférence, raconte une étrange histoire de fourmis parasités par un drôle de champignon qui s’introduit dans leur cerveau, après inhalation de spores, et s’y développe… Rien de bien rassurant, serait-ce l’annonce métaphorique de ce qui va arriver à celui qui raconte ?…

Puis le narrateur reçoit un appel d’une connaissance qui lui parle du patient d’un ami médecin qui dit de façon récurrente qu’il le connait (serait-ce la fameuse silhouette ?) et il se trouve que ce malade a été encouragé par son médecin a écrire et dessiner sur les murs de sa chambre tout son délire. Ces feuilles ont été archivées et, dans la mesure où le malade pourraient être un de ses ascendants, seront expédiées au narrateur, s’il ne les refuse pas ! Un complément des cartes mystérieuses, en somme.

Dès lors, l’enquête que mène sur la mémoire de la Silhouette le narrateur le conduit, et le lecteur avec, à s’intéresser à l’art brut, dont certaines figures marquantes sont évoqués dans plusieurs chapitres, avant qu’elle (l’enquête) ne l’entraîne dans les arcanes historiques de la Révolution russe et sur les traces d’un Mexicain exilé aux Etats-Unis, qui y rencontrera une militante communiste, finira par vivre en URSS avant de devenir l’assassin de Trotsky. Voilà en quelques lignes le résumé de ce livre vertigineux et plein d’érudition qui propose un voyage dans l’espace et le temps assez inédit au lecteur prêt à risquer de se perdre dans les arcanes d’une semblable intrigue. Je vous y encourage, vous ne serez pas déçu.

Esquisses musicales, César Aira / La preuve, César Aira

Quand vous avez perdu la littérature et que vous la cherchez désespérément, inutile de tourner vos regards vers la France, vous ne l’y trouverez plus, c’est mort, sauf peut-être en de très rares occasions. Non, soyez sérieux, regardez vers l’Amérique du Sud (peut-être un peu au nord, aussi, qu’en sais-je ?…), et là, c’est gagné. D’où ce retour au grand César Aira, l’Argentin sublime, né en 1949 (c’est vrai, on se fout de sa date de naissance…), auteur de cent-dix à cent-vingt livres, qui fait mouche à tous les coups. Ici, Esquisses musicales, un petit roman (Aira fait court), qui nous éloigne un peu de sa théorie de la fuite en avant et nous narre l’histoire du peintre que personne n’a jamais vu peindre, et qui doit pourtant réaliser une fresque pour la mairie de sa ville, Coronel Pringles. Prétexte à disserter de façon fictionnelle sur le travail de l’artiste, cette fable d’Aira n’a pas eu l’effet escompté sur mon esprit tourmenté, fatigué (toutes les excuses sont bonnes), et je n’ai rien imprimé quant au texte. Voilà pourquoi j’arrête là cette chronique sur un livre à propos duquel je l’avoue, je n’ai rien à dire. Mais ce qui s’appelle rien. Soyez curieux, lisez-le !

La Preuve en revanche a mis mon cerveau en ébullition. C’est encore un texte différent de ce à quoi le maestro a habitué ses lecteurs. Une jeune fille, dix-sept ans peut-être, remonte l’avenue Rivadia vers la place de Flores, à Buenos Aires, pour rentrer chez elle. C’est l’hiver et le soir. Une question brutale, « Tu baises ? », l’arrête dans sa rêverie et sa contemplation, elle se tourne vers la voix qui l’a ainsi interpellée, et découvre deux punkettes, dont l’auteure de la fameuse phrase qui l’a émue. Marcia n’est pas ce qu’on appelle un canon, elle est encore vierge, et la brutalité de la question ne lui a pas à ce jour été assénée. Pourtant, la rencontre entre les trois jeunes femmes va avoir lieu, Marcia est curieuse, elle n’a jamais rencontré de punks, et les trois personnages vont donc s’installer dans une cafétéria où elle discute, de tout et d’amour, surtout d’amour, la punkette ayant exprimé son désir et aussi annoncé sa flamme amoureuse à Marcia, « C’est toi que j’attendais, t’a pas compris, ma grosse ? Ne fais pas ta difficile. Je veux te lécher la chatte, pour commencer. » ; « Je ne pourrais pas te faire de mal. Parce que je t’aime. C’est ce que j’essaie de t’expliquer. Je t’aime. »

C’est loin d’être gagné, on l’aura compris. Mais Mao (la deuxième punkette s’appelle Lénine) et Marcia se lancent dans une discussion, Mao à sa façon abrupte et violente, Marcia, plus douce et ouverte, même si les manières de ses deux amies d’un soir l’étonnent. Mao s’avère bien plus intelligente et fine que son aspect rugueux peut le laisser penser d’un prime abord, la conversation se prolonge, interrompue à deux reprises par la venue de deux responsables qui veulent virer ces filles qui ne consomment pas et occupent une table, aussitôt expédiées à la punk. On s’étonne de ce colloque sentimentale entre trois jeunes filles, tout en s’amusant du contraste entre elles, on se demande où tout ça va nous mener, jusqu’à ce qu’elles quittent les lieux et que Mao entraîne Marcia avec elle et Lénine en lui criant qu’elle va lui donner une preuve de son amour.

La fin est alors un bouquet de feu d’artifice à la Aira, que je me garderai bien de révéler ici, car il faut lire ça. C’est déjanté, punk à souhait. C’est La Preuve, un sacré bon petit livre de César Aira, à lire sans modération.

Edie. La Danse d’Icare, Véronique Bergen

Puisqu’il était question dans la chronique précédente (un coup de lance-pierres, en vérité) d’usage du corps féminin, pourquoi ne pas présenter ici ce merveilleux texte publié par Al dante (maison d’édition consacrée à la poésie, mais pas que), signé par Véronique Bergen, une écrivaine belge, Edie. La Danse d’Icare. Edie, c’est Edie Sedgwick, une femme qui fut, selon les dires de l’éditeur, « l’égérie d’Andy Warhol, la compagne de Bob Dylan, et mannequin pour les magazines Vogue et Life », ce que le livre vous dit tout aussi bien, mais Edie, c’est surtout la fille de l’ignoble de Fuzzy Sedgwick, un milliardaire américain, qui abuse de ses enfants comme on abuse de ses possessions, et en particulier d’Edie, qu’il viole à gogo, physiquement et mentalement.

« Ma maladie vient de loin, m maladie est estampillée dynastie, je suis la plus riche héritière de la Nouvelle Angleterre, la légataire de pathologies prestigieuses étalées sur six générations. La folie galope sous ma peau comme elle courait sous celle de Zela Fitzgerald. Puisque les dernières branches de notre arbre généalogique pur WASP sont pourries, je devrais vendre au enchères le bel ADN maniaco-dépressif de Fuzzy. Pour laver mon sang de descendante de psychotiques, je le noie dans la coke et l’héro, je déloge à coups de speed le plasma parano, les plaquettes scatophiles, embarque la ménagerie autiste dans de fabuleux shoots. un speedball toutes les deux heures réussit à éclaircir les idées caillées que mon père a déposées en moi. »

C’est donc Edie qui s’adresse au lecteur, dans une langue d’une poésie inouïe, chez qui la grammaire n’a qu’à bien se tenir, parmi les trouvailles d’un style enlevé, nerveux et totalement adapté au discours et au récit qui nous est proposé, discours de la folie, des drogues et de l’énergie surspeedée d’une époque et d’un milieu qui riment avec liberté, malgré les chaînes que traîne la belle Edie. Veronique Bergen est, de ce point de vue, une auteure de grand talent, dont l’écriture magnifie des thèmes glauques, fait d’une histoire qui a priori n’a que peu d’intérêt une ode à la vie, et tient le lecteur en haleine, non dans l’attente de ce qui va se passer, car on sait d’avance que ce genre d’histoire se termine mal, sans se soucier de raconter une histoire, dans la répétition des scènes, du recours à la drogue, du discours sur le père, cette ordure qui s’appelle Fuzzy, des souvenirs ∂’enfance et de jeux tordus avec une petite sœur un brin secouée elle aussi, et pour cause, d’une folie familiale terrifiante, d’une vie à mille à l’heure, rythmée par le sexe, la drogue, les addictions banales d’une psychose effrayante. Edie. La Danse d’Icare est donc une réussite absolue, un petit chef-d’œuvre qui évoque les courts textes d’une auteure chroniquée ici, il y a quelques mois, Cookie Mueller, mais là où celle-ci évoquait avec un certain bonheur une vie dissolue depuis un regard distancié, le style enflammé de Bergen emporte son lecteur dans la lave en fusion d’un texte au lyrisme contemporain d’une efficacité redoutable.

 » A observer le visage celluloïd de la femme qui ausculte mes cuisses, je crains qu’en catimini elle pétrisse aussi mon cerveau. E, un été, mes jambes seront remodelées harmonie des sphères et me propulseront premier mannequin des Etats-Désunis. Ma nuit de baise avec Terence a été bergamote fondue car il manque de style. D’un des étalons de mon père, toutes les juments étaient folles, à quatorze mois, mon paternel m’a mise sur un cheval qui n’a pas pégasén en plein ciel, dommage. Pour donner une première ligne aérodynamique à mes mollets, la femme me lime les peaux mortes. Mon grand-père Babbo n’a jamais eu le moindre tissu nécrosé car il connaissait Pindare par coeur. L’univers entier tombera à genoux devant mes genoux transformés par electrolyse. Les mains de l’esthéticienne me font du bien, sa bouche qu’elle laisse entrouverte me fait du mal, son blabla sur le cartoon de son mariage ne me waltdisney pas un pour cent de ma libido. Elle affine la courbe de mes mollets mais elle épaissit mon esprit qu’elle promène comme un ouistiti en cage. La date de son paradis nuptial, la couleur du ciel, la musique de s anges ce jour-là, je m’en tape. Miss-lèvres-ouvertes-c’est-plus-sexy a horoscopé boule de cristal pendant des semaines et au terme de prophéties vaudou a arrêté la date du 4 avril 1964, la date où les Dieux de l’hymen veilleraient sur elle. »

Bref, vous l’aurez compris, je vous ordonne de lire, sans plus tarder, cette prose géniale qui vous lavera les yeux et le cerveau des « romans » d’été que vous aurez lus, pauvres touristes que vous êtes, sur les plages de France et de Navarre ! Amen.

Usage communal du Corps féminin, Julie Douard

Aujourd’hui, on expédie les affaires courantes, car le retard s’accumule, et même une activité fébrile d’écriture de chroniques à tombeau ouvert ne permettra pas de le rattraper aussi vite qu’on pourrait naïvement le croire. Bref, après la lecture euphorisante du bien titré Augustin Mal n’est pas un Assassin, de la prof de philo, Julie Douard, une femme plutôt drôle, l’idée de lire, pour son titre encore, qui laissait espérer un texte sulfureux et bien féministe, Usage communal du Corps féminin, m’est soudain venue, au point de commander le bouquin sans même avoir une vague idée de son contenu. Et mal m’en a pris. A ce moment précis de ma rédaction, je me dis que j’aurais dû confier ce travail au gars qui rédige des commentaires assassins de ses lectures dans l’excellent blog « Pilonnages », que je recommande à tous, et qui, comme c’est drôle, habite la même ville que moi. C’aurait été l’occasion de boire un café avec lui et d’ainsi le rencontrer. Car je m’apprête à éreinter ce bouquin de Julie Douard, sans le moindre état d’âme, puisque j’ai bien dû le lire, une fois acheté, ça été vite fait, car le contenu n’en est pas très exigeant, c’est le moins qu’on puisse dire, on croirait visionner un bon vieux nanar de la comédie française, avec des acteurs un peu ridicules, vous savez, ces acteurs de comédie dont notre cinéma regorge, bref, un truc qui se veut drôle, à mourir de rire, et qu’on avale en se demandant, hébété, ce qu’on est en train de faire, et si c’est bon pour notre santé (mentale, surtout). Les deux personnages principaux, mais ce ne sont que deux caractères parmi beaucoup d’autres, car l’histoire se déroule dans une petite ville de la France profonde, s’appellent Marie Marron et Gustave Machin (ça arrache, non ?) et le bouquin commence comme ça : « Marie Marron avait toujours été un peu gourde. », un incipit qui déchire au moins autant que « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. », et à partir de là, un lecteur un peu éveillé, ce que je ne suis pas, devrait se dire, lucide, ça commence mal et il est peut-être encore temps de rapporter le livre pour l’échanger, en prétextant qu’on s’est trompé d’objet, ce qui, dès lors qu’on a gardé le ticket de caisse, devrait être possible. Hélas, ce n’est pas ce que j’ai fait, j’ai persisté dans mon erreur et j’ai lu le livre, en peu de jours, jusqu’à la fin, en sortant soulagé de m’en tirer à si bon compte, et on ne m’y reprendra plus. Dernière chose, avant de passer à un texte un peu meilleur, dans une prochaine chronique à venir, vite, vite, le retard s’accumule, celles et ceux qui aiment les livres à rebondissements, les lectures de plage et les bouquins qui font sourire, à peu de frais, parce que l’auteur aime faire rigoler ses lectrices et ses lecteurs, mais ce cassent pas non plus le popotin pour trouver mieux que des gags faciles, peuvent se ruer dans toutes les bonnes épiceries de nuit de leur quartier et y acheter Usage communal, ils vont se régaler. Next…

Dublinesca, Enrique Vila-Matas

Publié en 2010, Dublinesca est un roman fantaisiste (ce qui n’exclut pas l’érudition littéraire habituelle chez un auteur qui se plait à mettre en scène dans chacun de ses textes la Littérature, avec un grand L messieurs-dames…) de notre vénéré Vila-Matas, dont le personnage principal, un éditeur à la retraite, qui serait peut-être une transposition romanesque de l’auteur lui-même, mais oui mais oui, vous ne rêvez pas, il l’a fait le bougre, comme si c’était la première fois ! décide, afin de se défaire de sa tendance, rédhibitoire pour son épouse (ces deux-là s’aiment, mais rien n’est jamais simple dans les romans d’EVM), à n’être qu’un hikikomori (vous savez, l’archétype japonais du gars qui n’arrive pas à se détacher de son ordinateur et ne fait rien d’autre de sa vie que surfer sur le net…), incapable qu’il est depuis sa cessation d’activité de donner un sens à sa vie et de passer à autre chose, de constructif même s’il ne s’agit plus de vie professionnelle, qui est passé de l’addiction à l’alcool (suite à un collapsus qui aurait bien pu lui coûter la vie) à l’addiction à l’ordi, chose on ne peut plus méprisable chez un homme de cette qualité, homme qui décide donc, pouf pouf, on ne s’y retrouve plus dans cette phrase sans queue ni tête, de faire le grand saut britannique en partant en voyage pour l’Irlande, Dublin plus exactement, afin de rendre un hommage à Joyce, avec en tête le phénoménal Ulysse, et enterrer ainsi la galaxie de Gutenberg, ce qu’il essaie d’expliquer en vain à ses parents, à qui il rend visite chaque mercredi et à chacun de ses retours de voyage, la dernière fois c’était en revenant de Lyon, et qu’il surprend par ses atermoiements, il est vrai que pour tout simplifier, il leur ment un peu, en inventant une conférence sur la fin de l’imprimerie, au point que son père pense qu’il a une maîtresse, d’où son voyage à Lyon, et qu’il explique tant bien que mal à Célia, sa femme, nouvellement convertie au bouddhisme, qui le surprend par sa nouvelle façon d’être, mais ce sont-ils seulement compris un jour, et d’ailleurs Riba (c’est son nom) ne s’est jamais compris lui-même, lui qui a passé son temps à courir après l’écrivain génial (celui que les autres éditeurs n’auraient jamais édité), ce qui ne l’empêche pas d’avoir publié les plus grands, et qui reste donc sur un certain sentiment d’échec, mais l’essentiel n’est pas là, car Riba a eu l’idée d’entraîner avec lui quelques amis, dont un de ses anciens écrivains, un jeune homme très doué pour l’organisation et sur lequel il compte pour trouver les idées qui feront de la cérémonie dublinoise une réussite, le jour du Bloomsday (le jour de Bloom, personnage principal d’Ulysse), et il y parvient sans grande difficulté, tout cela au milieu des citations littéraires, des références aux goûts musicaux de Riba (les mêmes que ceux de Vila-Matas, tiens donc…), au cinéma, etc… bref, dans une mise en œuvre connue des lecteurs du Matas, et tout irait très bien si le départ pour Dublin ne tardait à venir, au point qu’on finit par penser qu’il n’aura pas lieu, mais oui, il arrive, on a dépassé les cent pages, quand même, et les trois amis, mais peut-être sont-ils quatre, je ne me souviens plus, mettent la journée, à leur arrivée, avant d’entrer dans le centre de Dublin, et cela chagrine quelque peu Riba, et puis Joyce et le sixième chapitre d’Ulysse font leur entrée en scène, il n’est presque plus question que de cela et des pensées intimes de Riba, qui voit partout un jeune homme, déjà omniprésent à Barcelone, et toujours plus que jamais là dans les rues de Dublin, avec une espèce de gabardine noire sur le dos, une sorte de Samuel Beckett jeune, eh oui, Dublin ce n’est pas que Joyce, et on se demande bien comment ce drôle de roman, dans lequel l’essai littéraire est un des fantômes hantant le personnage principal, mais Vila-Matas ne se refera pas, comment ce drôle de roman donc, va pouvoir finir, de même que je me demande comment cette chronique va trouver un terme, et il paraît donc que le bouquin « décrit le cheminement qui a mené la littérature contemporaine d’une épiphanie (un truc littéraire usé jusqu’à la corde par Joyce dans Ulysse et dont je me garderai bien de vous expliquer le procédé) à l’aphasie » (consultez un dictionnaire si besoin, il y sera question d’AVC), d’un certain Beckett, selon l’éditeur français du texte, et là je vous avoue humblement que je n’aurais jamais écrit un truc pareil, mais revenons aux pensées intimes de Riba, ce sont celles d’un homme vieillissant, qui aimerait bien encore séduire une belle jeune femme de rencontre, qui se remet mal de sa faillite, même si sa carrière n’a pas de quoi le faire rougir, qui se dit qu’il fait le saut britannique pour oublier sa culture française, qui a une frousse bleue des pubs irlandais, dans lesquels il n’ose entrer de peur de rechuter dans l’alcoolisme, mais il est aussi question de Célia, qu’il fantasme partout, dont il fantasme la présence durant ce voyage auquel il ne l’a pas conviée, et puis on s’y perd un peu, il est question d’un autre voyage avec Célia, est-ce à Dublin, je ne le sais plus, bref, ce Riba à la fin m’ennuie un peu, et je vais donc en finir là, avec de drôle de bouquin, toujours du Vila-Matas, du bon, sans doute, mais pas du meilleur, et c’est sans doute pourquoi il aura fallu tant de temps avant que Bourgois le publie en poche, d’autant que désormais les nouveaux livres de l’auteur catalan sont publiés par une maison d’édition que ma maman m’a interdit de nommer ici, mais plus chez Bourgois, et donc je range celui-là, Dublinesca, auprès des livres de Matas que je ne porte pas aux nues, comme Docteur Pasavento, peut-être, et que ça ne vous empêche pas de courir l’acheter, car mieux vaut lire un Matas pas au sommet de sa forme que de ne pas lire Vila-Matas. Fin, pouf ! pouf !…

Dieu, le Temps, les hommes et les anges, Olga Tokarczuk

Ecrit par Olga Tokarczuk vingt ans avant de recevoir le Prix Nobel de littérature, ce roman qui tient de la fable et du conte met déjà en application les préceptes littéraires que l’écrivaine polonaise énonce dans son discours de réception du prix littéraire le plus prisé au monde. L’écrivain comme amateur de puzzle, qui reconstitue un tout à partir de petits morceaux glanés ici ou là, et tente ainsi d’atteindre à l’Universel (« L’esprit d’un écrivain est voué aux synthèses, il collecte avec acharnement toutes les particules pour chercher à reconstituer l’univers dans sa totalité. »), des personnages qui ne sont pas tous humains (titres de certains chapitres : Le temps du jeu, Le temps du moulin à café, Le temps du mycélium, Le temps du verger), la voix d’un tendre narrateur qui plonge ses racines dans la nature, qui dévoile « un champ plus vaste que la réalité », qui écrit une littérature conservant « son droit aux bizarreries, aux fantasmagories, au grotesque ou à la folie ». On pourrait sans doute poursuivre longuement cette mise en parallèle d’un discours sur la littérature et de ce roman étrange et doux, mais parfois si violent.

Car à Antan (un lieu qui porte le nom d’un temps ancien), la vie n’est pas toujours tendre avec les personnages, en particuliers avec les femmes (de loin, les plus beaux personnages du livre). Car la guerre passe par là, à deux reprises (le temps d’Antan, ce village de conte merveilleux, est le temps historique du XXe siècle que nous connaissons), et les envahisseurs, allemands ou soviétiques ne sont pas des tendres. Les hommes sont parfois des salauds, même si la narratrice (le narrateur ?) se garde de trop les juger, se contentant plutôt de présenter des faits sans trop les commenter : « La vie avec le père Divin n’était pas rose. Continuellement mécontent, il piquait des colères aussi fréquentes que violentes. Lorsque Stasia servait le repas en retard, il lui arrivait de la frapper avec quelque chose de lourd. Stasia allait alors d’accroupir entre les buissons de cassis pour sangloter. Elle s’efforçait de pleurer en silence pour ne pas courroucer encore davantage son père. »

Les femmes, quant à elles, sont celles qui, folles ou pas (très beau personnage de La Glaneuse, sorte de femme sauvage qui finit par s’extraire du monde des hommes pour vivre dans la forêt où elle accouche d’un enfant, et cueille des plantes médicinales), donnent la vie, et entrent parfois en relation avec des forces invisibles bien supérieures à celles, profanes, du monde des hommes. « Elle distinguait le contour d’autres mondes et d’autres temps, étendus au-dessus et au-dessous du nôtre. » La sorcière n’est pas loin : la Glaneuse vit dans une baraque avec un serpent, une chouette et un milan (« Ces animaux ne s’agressaient jamais. ») et, quand il la voit marcher avec son serpent autour du cou, le curé (dont tous les appels à l’aide de son Dieu restent vains, en particulier quand il cherche à assécher son pré, envahi annuellement par les eaux de la rivière) ne manque pas de lui rappeler l’écriture sainte (omniprésence des références bibliques). Elle lui répond en riant et exhibant son sexe !

Autre personnage de conte, le Mauvais Bougre, qui lui aussi vit dans la forêt, est un ancien villageois qui a quitté le monde pour adopter la vie animale au point d’en oublier sa langue natale (« Le septième jour, il oublia son nom ») et de développer ses sens pour mieux percevoir le monde. Bien sûr, la Glaneuse s’accouple de temps en temps avec lui. ces deux-là devaient bien se rencontrer…

Au rang des humains, il y a surtout Misia, ses parents, plus tard son mari, Paul. Leur nom : Céleste. Celui de Paul : Divin. Des hommes et des femmes marqués par le religieux (mais ce sont les femmes que Jésus ou les anges visitent), mais qui naissent (et le demeurent la plupart du temps) imparfaits. « Comme tout être humain, Misia était née en quelque sorte disloquée. Chaque faculté, chez elle, faisait bande à part : la vue, l’ouïe, la compréhension, le sentiment, le pressentiment. Son petit corps était au pouvoir de réflexes et d’instincts. La mise en ordre, l’unification de tout cela, voilà en quoi devait consister la vie de Misia avant de laisser s’opérer la désintégration finale. » (le travail du Temps auquel rien d’humain n’échappe).

Enfin, même si nous oublions volontairement bon nombre de personnages, il y a le châtelain Popielski, qui consacre ses vieux jours à un jeu de labyrinthe que lui a offert un vieux rabbin (eh, oui ! il n’y a pas que la religion catholique dans cette Pologne imaginaire autant que réelle…), et dans lequel la puissance de Dieu, si elle semble proclamée à longueur de pages du livret d’accompagnement dans lequel sont édictées les règles du jeu pour un joueur solitaire, est subtilement remise en cause. Il n’échappe pas, en effet, au fatum humain et, « Dans le huitième monde, Dieu est déjà vieux. Sa pensée est de plus en plus débile, le verbe bredouille. Le monde issu de la Pensée et du Verbe est gâteux. » ; « Dieu a voulu être parfait, mais Il s’est arrêté en chemin. ce qui n’avance pas stagne. Ce qui stagne se désintègre. » Le tendre narrateur de Tokarczuk n’est pas tendre avec tous ses personnages. Dieu est condamné à ne pas accéder, contrairement aux hommes « qu’il a emprisonnés dans les mondes et empêtrés dans le temps », à la mort libératrice.

Le Bal des folles, Copi

Copi, l’écrivain argentin, est bien le dessinateur de presse que vous avez connu. Je dis ça, parce qu’en attaquant ce livre, je n’avais pas fait le lien entre les deux hommes. Son petit livre, Le Bal des folles, est un drôle de texte dans lequel le narrateur et le personnage principal sont Copi lui-même, balancé dans une intrigue à dormir debout, dans un univers qu’il décrit de façon humoristique, plein de transsexuels, d’homosexuels, bref de folles, qu’il croise à Paris, New-York, Ibiza ou ailleurs, d’une certaine Marilyn, sosie de la Monroe insupportable et dangereuse avec son boa new-yorkais qui plante ses crocs dans le mollet de Copi au cours d’une bagarre homérique avec sa propriétaire (coups de cendrier sur la tête, intervention du serpent, coup de poing dans la gueule, etc…) et envoie le narrateur à l’hosto où on le débarrasse de la tête du monstre restée fichée dans sa chair, histoire d’amour délirante avec un beau Romain, que la fameuse Marilyn toujours lui dispute, meurtres inexplicables, dont l’auteur est Copi, sans que cela ne déclenche une enquête, vies fantasmées, retours à la réalité, tout cela sur un rythme trépident, jusqu’au dénouement où il est question d’éditeur, de manuscrit à remettre dans les plus brefs délais. L’histoire se déroule dans les années soixante-dix (Copi est mort en 1987), on n’a pas le temps de s’ennuyer, on est dans une littérature underground, comme le milieu qu’elle décrit, qui ne se prend jamais au sérieux. C’est vraiment une autre époque, on n’imagine guère des écrivains commettre ce genre de texte aujourd’hui (encore que Pedro Lemebel ne s’en est pas privé en 2001, mais c’est déjà il y a vingt ans – voir critique de Je tremble, ô Matador, sur ce blog), c’est délirant au possible et loin d’être aussi inconsistant qu’on pourrait le penser à la lecture de cette chronique. Ce n’est pas non plus le plus grand livre du siècle, mais c’est sans prétention et plutôt réussi. Bref un roman qu’on peut sans doute lire à la plage ou derrière les vitres pendant l’été quand il pleut (pensons à nos amis normands ou bretons !).

Quelqu’un, Robert Pinget

Voici donc le retour dans ces pages de Robert Pinget, cet auteur proche du Nouveau Roman, très proche de Beckett, qui fut son intermédiaire auprès de la maison des éditions Minuit et avec lequel il partageait, entre autres, une double casquette d’écrivain, entre romans et pièces de théâtre. Après L’Inquisitoire, que je ne laisserai jamais de recommander aux lecteurs curieux d’expériences littéraires puissantes, après Monsieur Songe, une jolie curiosité, je m’attendais à vivre un nouveau voyage dans une littérature exigeante, mais passionnante. Je ne sais si ma lecture confirma cette attente. Elle fut longue, peut-être bien deux mois, harassante – il m’est arrivé moult fois de m’endormir sur le bouquin sans avoir avancé de plus de dix pages – et assez décevante. Ces deux cent cinquante pages n’ont, je dois l’avouer, pas soulevé mon enthousiasme. Il est vrai que Pinget, dans cet opus, s’est attaqué à un défi de taille. Qu’on y songe un peu. Le prétexte, annoncé dès la première page, dès la première ligne de ce roman est la recherche d’un papier que le narrateur a égaré, un morceau de feuille sur laquelle il a noté, selon ses dires, quelques éléments importants pour un ouvrage d’herboristerie qu’il écrit à ses heures perdues.

« Il était là ce papier, sur la table, à côté du pot, il n’a pas pu s’envoler. Est-ce qu’elle a fait de l’ordre ? Est-ce qu’elle l’a mis avec les autres ? J’ai tout regardé, j’ai tout trié, j’ai perdu toute ma matinée, impossible de le trouver. C’est agaçant, agaçant. Je lui dis depuis des années de ne pas toucher à cette table. Ça dure deux jours et le troisième elle recommence, je ne retrouve plus rien. »

Elle, c’est la bonne, bien sûr, figure récurrente de la fiction chez Pinget, sur le dos de laquelle notre narrateur n’hésite pas à faire reposer les menues erreurs, les dérapages du quotidien. Car on entre dans la narration, par le menu, de tout ce que fait ce vieux monsieur, qui perd un peu la boule, ne se rappelle pas toujours, se demande s’il a déjà dit ceci ou cela, et nous fait faire le tour de la pension que lui-même et un ami ont ouverte à un public de personnes plutôt âgées, hommes et femmes, veufs, veuves, célibataires ou couples, tout en se mettant en garde lui-même, et ce dès la première page, de ne pas entrer dans ce type de récit : « Je n’ai pas l’intention d’en parler de mon existence mais probable qu’il va falloir. C’est d’un intérêt, d’un plat. » Pinget annonce la couleur, par la voix de son narrateur qui y revient régulièrement, qui ne veut bien sûr pas parler de tout ça, mais qui y revient sans cesse, qui n’en sort d’ailleurs pas, il va nous proposer un livre sur rien, relevant au siècle suivant, le défi envoyé à tous les écrivains qui le suivront par Gustave Flaubert : « Moi, ce que je voudrais, c’est écrire un livre sur rien. » Et ils ont été nombreux à s’y essayer, c’est donc le tour de Pinget, qui s’en tire plutôt bien, mais le lecteur doit s’accrocher et entrer dans la même pensée que le grand écrivain normand du XIXe siècle, en se disant que lui, ce qu’il voudrait, c’est lire un livre sur rien. Sacré défi, avouons-le, que j’ai relevé en tenant jusqu’au bout, et au prix d’un sérieux effort. Et nous voilà parti avec le narrateur (il n’a ni nom ni prénom), faisant le tour de la pension, allant même jusque chez un voisin qu’il dénigre tant qu’il ne le connaît pas, puis qu’il trouve sympathique une fois qu’il a bu l’apéro avec lui, sans lui parler du papier qu’il cherche, mais en prenant plaisir à discuter avec lui – le bonhomme de voisin reviendra vers la fin du livre dans un fantasme un brin délirant sur sa mort et sur une supposée activité d’écrivain inconnu travaillant sur une théorie géniale pour vivre seul et heureux que le narrateur se propose d’essayer pour en éprouver la vérité -, puis faisant la connaissance de tous les pensionnaires, de Marie la bonne, de Gaston son associé, qui tient la boutique, de Fonfon, un jeune homme visiblement handicapé mental, etc… Toujours en cherchant ce papier, quête dont aucun détail ne nous est épargné.

Pas de morceaux de bravoure dans l’écriture de Pinget, on y est, on y est, dans ce foutu quotidien sans relief des petites gens, avec sa platitude, ses mesquineries, ses aigreurs, et j’en passe. On est aussi dans le flux de conscience de Virginia Woolf, et plus encore dans le « je » qui se livre dans une logorrhée par moment délirante, façon Beckett, mais en moins flamboyant m’a-t-il semblé. Ne tirons pas sur ce livre, il est redoutable, mais il a ses qualités. Les amateurs d’intrigues touffues et pleines de rebondissements n’y trouveront pas leur bonheur, mais les lecteurs en quête d’ouvrages rares, différents peuvent y aller. L’originalité du livre est dans la banalité de son propos. Et même si cette lecture est pesante, l’humour de Pinget y est omniprésent. Une expérience à tenter.

Le Tonneau magique, Bernard Malamud

Recommandé on ne peut plus chaudement dans son livre d’essais consacré à la littérature qu’il aimait plus que tout par le grand Philip Roth, Bernard Malamud est un écrivain juif new-yorkais qui, de son vivant, n’a peut-être pas joui de la notoriété qu’il aurait méritée, mis en concurrence par son époque, sans doute contre son gré, avec Saul Bellow, qui fut récompensé par le Nobel et plongea l’œuvre de Malamud dans l’ombre. Toujours est-il que, republiés en France par les excellentes éditions Rivages, les livres de Malamud, que je lis les uns après les autres avec délectation, me confirment l’idée que Roth, quand il conseillait un auteur, ne s’exprimait pas à la légère. Le Commis, roman du New-York juif des petits commerçants, épiciers ou autres, est un bel hymne à la tolérance et un hommage aux humbles ; L’Homme de Kiev, le chef-d’œuvre de Malamud, me semble-t-il, est un roman kafkaïen qui emmène son auteur dans la vieille Europe juive, ici en Ukraine, où le héros est accusé d’un crime qu’il n’a évidemment pas commis – magnifique – ; enfin Le Tonneau magique, recueil de treize nouvelles dont il va être question ici et qui était considéré par Philip Roth comme un chef-d’œuvre, est disons-le de suite une pure réussite : pas une de ces nouvelles n’est de qualité moyenne, un ensemble d’une régularité étonnante, dans le meilleur, le tout meilleur. Malamud était, l’air de rien, un maître du texte court.

On retrouve donc dans Le Tonneau magique le New-York des petits juifs avec lequel on avait fait connaissance grâce au Commis : cordonnier, étudiant rabbin, marieur, retraité ancien mireur d’œufs, tailleur, etc… ils sont tous les héros malgré eux d’histoires dans lesquelles la vie n’est pas tendre avec les plus modestes. Ainsi Kessler, le retraité, se voit-il mis à la porte du logement qu’il loue par un propriétaire qui n’a que peu de choses à lui reprocher ; Mitka, l’écrivain raté, voit son manuscrit refusé par les maisons d’édition et, quand il rencontre la femme qui a écrit une nouvelle publiée dans une revue qu’il a lue, c’est évidemment une cruelle déception – la nouvelle s’intitule, ironiquement, La Fille de mes rêves ; Schneider, doctorant en études italiennes, cherche vainement un appartement à Rome, où il a entraîné sa femme et leurs deux enfants, et lorsqu’il en trouve enfin un qui pourrait correspondre à leurs moyens… ; Rosen, l’ancien représentant en café, voudrait faire le bien avant de mourir, mais la jeune veuve qu’il voudrait tant aider, dans les plus pures intentions, refuse fièrement tout ce qu’il lui propose ; Tommy, l’épicier dont l’affaire périclite, ne sait comment s’y prendre pour dissuader une petite chapardeuse de lui voler des bonbons – à noter, en passant, que l’écrivain français Eric-Emmanuel Schmidt, dans son petit roman jeunesse, Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran, a fait sans aucun doute ses « courses » chez Malamud, il n’est que de lire Le Commis pour s’en apercevoir…

Il y a bien quelques rares nouvelles dont la fin est heureuse (L’Ange Levine, par exemple, dans laquelle le héros voit son vœu le plus cher, qui ne le concerne pas au premier chef, même si… exaucé par un ange noir), mais l’essentiel des textes de ce recueil est sombre. N’allez pas croire pour autant qu’ils soient plombants ! C’est là que réside tout l’art de Malamud, il aime à ce point ses personnages que leurs histoires, même si elles sont d’une tristesse terrible, nous les font aimer, nous aussi, et la tendresse de l’auteur pour ses créatures fait que sa littérature est grande et belle. On n’atteint pas, comme dans L’homme de Kiev, à la grande beauté de la grande littérature dans laquelle, on passe, en approchant du dénouement dans une dimension quasi sacrée qui fait basculer l’écriture dans un « autrement » génial, mais avec Le Tonneau magique, c’est de la très grande nouvelle qu’on lit, sans un moment pendant lequel on se dit « Tiens, il baisse ! ». Voilà pourquoi vous pouvez y aller voir, surtout si le genre court vous enchante. Malamud est une sorte de Maupassant américain du XXe siècle, vous ne serez pas déçu.

Le tendre Narrateur, Olga Tokarczuk

Court livre théorique idéal pour entrer dans la pensée littéraire d’Olga Tokarczuk, pour faire connaissance avec une auteure encore bien peu traduite en français, quand on pense qu’elle a reçu la plus haute distinction littéraire mondiale, Le tendre Narrateur est composé de trois textes : le discours du Nobel, un second discours prononcé en lors des Rencontres littéraires de Gdansk et un très court texte sur le confinement, qui nous propose du même coup de nous faire une idée de la vision du monde et de la vie de Tokarczuk. Pour ceux qui l’ignoreraient encore, comme c’était mon cas juste avant d’ouvrir ce livre, la belle Olga est polonaise – je ne peux alors m’empêcher de penser à Gombrowicz, cet auteur que j’aime tant, au point d’avoir lu son œuvre deux fois, que le Nobel n’a jamais couronné.

Intitulé Le tendre Narrateur, le Discours du Nobel de Tokarczuk – même s’il fait penser à la majorité des autres discours d’écrivains nobelisés, comme si l’exercice était chargé de passages obligés, comme par exemple la référence aux origines et à la plus tendre enfance de celui qui s’exprime, auxquels nul ne se soustrait – nous présente une femme engagée dans son époque, mais aussi une écrivaine à la recherche d’une pierre philosophale de l’écriture, une théoricienne donc, qui jamais sans doute n’écrit un roman sans savoir ce qu’elle poursuit, un objectif ambitieux dont elle laisse avec modestie la possibilité de l’atteindre à un écrivain à venir, autre qu’elle donc, un « génie » selon ses dires. La conception du monde de l’auteure est aussi exposée dans ces propos, elle est étroitement liée à la vocation littéraire, puisque selon elle « Ce qui arrive mais n’est pas raconté cesse d’exister. » Le constat sur le monde actuel est alors rapidement tiré, et il n’est pas sans inquiéter : « De nos jours, il semble que le problème réside en ceci que, non seulement nous n’avons pas encore de narration pour l’avenir, mais que nous n’en possédons pas pour notre très concret « maintenant », pour les changements ultrarapides qui interviennent dans le monde actuel. Il nous manque un langage, des points de vue, des métaphores, des mythes et des fables nouvelles. (…) Pour le dire brièvement, nous manquons de nouvelles manières de raconter le monde. » On pourrait objecter à ce diagnostic qu’il ne tient pas compte de formes littéraires, certes déjà exploitées, mais toutefois encore pertinentes, mais là n’est pas le propos. L’essentiel tient dans le fait que pour Tokarczuk, ce constat est vrai et qu’il a donc sans nul doute motivé sa recherche de travail littéraire, sinon depuis son premier livre (mais peut-être, après tout), du moins très certainement pendant la plus grande partie de ses années d’écriture. Voilà qui s’appelle se mettre très haut la barre, mais on n’arrive pas à la consécration suprême sans avoir une grande exigence à l’égard de soi-même. Suivent alors des réflexions, inévitables partant de pareilles prolégomènes, sur la narration à la première personne, qui se termine sur un nouveau constat : celui de la cruelle absence dans la littérature mondiale actuelle de la parabole, passée aux oubliettes. Puis, ô surprise, le propos se déplace sur la nouvelle façon de raconter le monde que nous offrent (le coup est rude pour votre serviteur qui les déteste) aujourd’hui les séries !

C’est donc sur la « crise du récit » que porte le texte et, oubliant son discours sur les séries comme nouveau mode narratif incontournable, Tokarczuk se rappelle que la littérature est « l’un des rares domaines qui tentent de nous retenir dans le concret du monde » (ouf, j’étais au bord du malaise !). Puis la réflexion, allant son cours, nous mène aux interrogations d’Olga sur la façon dont on doit écrire aujourd’hui, avec un retour à l’exigence la plus haute : « Evidemment, je suis consciente qu’il est impossible de revenir à une narration telle que nous la connaissons par les mythes, les contes ou les légendes dont la transmission orale garantissait l’existence du monde. Aujourd’hui, le récit devrait être beaucoup plus arborescent et complexe. » Voilà qui calmera peut-être les ardeurs des écrivains en herbe les mieux intentionnés… Mais Tokarczuk, pour ce qui la concerne n’a jamais baissé les bras devant l’ampleur de pareille tâche, et la grandeur de son projet littéraire donne évidemment envie de lire son œuvre romanesque. Je laisse pour finir la chronique de ce discours du Nobel passionnant le loisir au lecteur qui ne l’aurait pas encore lu de découvrir la totalité d’un texte qui mérite d’être étudié dans le moindre détail, surtout sans doute pour qui veut écrire (il remet en cause certaines facilités d’écriture auxquelles peu d’écrivains sans doute ne songent en se lançant dans la narration).

Le second texte est un très bel hommage aux traducteurs, à la lumière du mythe d’Hermès. Le troisième et dernier texte, La Fenêtre, a été écrit pendant le confinement, dans la maison de l’auteur qui y parle de la folle course du monde et du plaisir qu’elle eut à devoir s’arrêter de courir pour réfléchir, écrire et s’interroger sur les temps nouveaux qui arrivent. Trois textes qui donnent envie de lire Tokarczuk, ce qui ne saurait tarder en ce qui nous concerne.

Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig

1936 : Robert Walser est interné dans la maison de santé cantonale d’Herisau (il se trouve depuis 1933, après avoir passé quatre ans à la Waldau), où il mourra en 1956, au cours d’une de ses promenades dans la neige. Carl Seelig, journaliste et écrivain, ami des écrivains et brave homme, entre en contact avec Walser et commence ses visites qui s’accompagnent inévitablement de marches, souvent longues dans la montagne et les villes environnantes. Ce sont ces promenades qu’il narre dans ce livre-hommage, un ouvrage précieux en ce qu’il rend compte des vingt dernières années de la vie du poète, et sans lequel on ne saurait rien sur cette période pendant laquelle l’écrivain dit ne plus écrire. En réalité, il ne dit pas tout à fait la vérité, car on retrouvera après sa mort des morceaux de papier noircis au crayon, d’une écriture microscopique, qui demandera des mois de déchiffrage à celui qui décidera de se consacrer à la publication de ces textes fragmentaires (ou non). Ces « microgrammes » sont donc les derniers écrits de Walser, publiés sous le titre Le Territoire du crayon, mais là n’est pas la question et nous nous égarons déjà, à peine commencée cette chronique du livre de Seelig.

Marches, quel que soit le temps, et il pleut souvent dans cette région de suisse où Walser est interné, petits-déjeuners et déjeuners dans des auberges ou des boulangeries, pauses au café reviennent dans tous les chapitres de ce texte qui relate chaque visite, et donc chaque promenade, par le menu. Cela pourrait vite devenir lassant s’il n’était pas aussi question de littérature, d’auteurs proches ou non de Walser, de la carrière de Walser lui-même. Le tout livré au discours direct, la plupart du temps. On se demande évidemment comment Seelig a pu se souvenir avec pareille précision des propos de son aîné, mais peu importe après tout. L’intérêt est sans doute de pouvoir entrer dans la pensée de l’écrivain, dont il ne fait aucun doute que le diagnostic qui veut faire de lui un schizophrène était pour le moins hâtif, de partager ses avis sur les romanciers de son époque, mais aussi sur le théâtre qu’il aimait avec une grande ferveur – il se rappelait très précisément des pièces qu’il avait vues ou lues des années auparavant, faisant l’admiration de Seelig pour cette prodigieuse mémoire littéraire.

Walser est un personnage particulièrement touchant. Homme de lettres d’une modestie presque excessive, cultivant une certaine paysannerie, ainsi qu’une tendance affirmée et revendiquée au vagabondage, il est épris de liberté (alors qu’il supporte sans regimber son enfermement) : « Il est absurde et grossier d’exiger que j’écrive dans cet hospice. Le seul terrain sur lequel un écrivain peut produire, c’est la liberté. Tant que cette condition ne sera pas remplie, je refuserai de me remettre à écrire. Il ne suffit pas de mettre à ma disposition une chambre, du papier et une plume. » Quelques pages plus loin : « A la maison de santé, j’ai le calme dont j’ai besoin. A présent, c’est aux jeunes de faire du bruit. Pour moi, ce qui me convient, c’est de disparaître aussi discrètement que possible. » Thème de la disparition volontaire dont Enrique Vila Matas, grand admirateur de Walser, a fait une de ses principales thématiques romanesques…

Il a le sentiment d’être un homme du passé, un écrivain oublié : « A Herisau, je n’ai plus rien écrit. A quoi bon ? Mon monde a été détruit par les nazis. Les journaux pour lesquels j’écrivais ont disparu ; leurs rédacteurs ont été chassés ou ils sont morts. Je suis presque devenu un fossile. » L’œuvre de Walser en français compte une trentaine de livres ; il est certain que s’il avait passé les vingt-cinq dernières années de sa vie à écrire encore et encore, leur nombre serait plus considérable, et le lecteur assidu n’aurait qu’à s’en féliciter. Mais on peut relire Walser, sa prose n’est pas de celle qui s’épuise en une lecture, et il y a ce texte de Carl Seelig, qui nous le fait mieux connaître et grâce auquel on peut partir une nouvelle fois en promenade avec Robert, le poète. Ce n’est pas si mal. Et puis, j’allais oublié de le mentionner, il y a aussi dans ce livre une série de portraits réalisés par Seelig au cours de leurs promenades, des photos qui nous rendent Walser un peu plus proche encore, si besoin était.

Promenades avec Robert Walser… Walser à l’aune de Carl Seelig (4)

« Dès que la relation entre la société et les artistes cesse d’être tendue, ceux-ci s’engourdissent. Il ne faut surtout pas qu’ils acceptent de se faire dorloter, sous peine de se sentir obligés d’adhérer aux circonstances, quelles qu’elles soient. – Jamais, même dans les périodes de très grande pauvreté, je ne me serais laissé acheter. J’ai toujours aimé ma liberté, plus que tout. »

Rien à ajouter à si belle déclaration.

La Littérature est ma vengeance, Claudio Magris, Mario Vargas Llosa

Quand deux monuments de la littérature mondiale actuelle conversent sur leur art, il en sort nécessairement quelques enseignements précieux et de beaux moments de réflexion sur des romans classiques comme Don Quichotte ou L’Odyssée, et plus largement sur la fiction, son rôle dans le monde et ses rapports avec société et politique. Cette rencontre, qui a eu lieu en 2009 à Lima, a permis aux deux écrivains de rappeler l’estime mutuelle qu’ils se vouent, et de revenir sur des thématiques communes comme littérature et engagement ou encore littérature et incurable infirmité du monde, telle que la conçoit Vargas Llosa. Bref, il s’agit d’une conversation sur les grands enjeux de la littérature dans notre monde malade et des conceptions voisines de nos deux grands auteurs, qui n’en rappellent pas moins que l’écrivains doit pourtant, malgré tout, s’en tenir tout d’abord à ses propres démons. C’est en parlant de l’engagement de Vargas Llosa que Magris rappelle ce que l’auteur péruvien a énoncé à ce sujet : « Il dit en outre qu’en Amérique latine un écrivain n’est pas seulement écrivain, mais, inévitablement, quelque chose d’autre. Et il ajoute que, parfois, on est déchiré entre ses propres démons et ses devoirs à l’égard de la chose publique et que, dans ce cas, il faut être fidèle en premier lieu à ses propres démons. » Magris reprend à son compte cette citation et en fait la pierre angulaire de la rencontre des deux écrivains et de leur rapprochement.

C’est sans doute de ce paradoxe de l’écrivain engagé, tel que les deux auteurs le posent, que naît leur conception, partagée par les grands écrivains, de la différence essentielle de la langue du roman, qu’on ne peut en rien considérer comme une langue commune. Quant à la question de ce que peut faire l’écriture pour la société dans laquelle elle voit le jour, Vargas Llosa répond simplement qu’elle lui fait le cadeau de la rendre moins manipulable, « soumise, abusée par le pouvoir ». Et, fait-il remarquer au préalable, c’est bien pourquoi les dictatures, quelles qu’elles soient, censurent les œuvres littéraires.

Dans une deuxième partie, tout aussi intéressante que celle dont il vient d’être sommairement fait état, consacrée au voyage en littérature, c’est donc L’Odyssée qui est à la base de la réflexion de Magris et Llosa. Considérée par Magris comme « le livre des livres », l’odyssée d’Ulysse pose selon lui une question essentielle : l’homme traverse-t-il la vie en devenant de plus en plus lui-même ou au contraire en se perdant ? Vargas Llosa voit dans ce livre fondamental un texte éternellement actuel. Le décalage entre la « réalité » du voyage d’Ulysse et la façon dont il le raconte ensuite, à deux reprises, entre en résonance avec l’une des thématiques de la littérature moderne (le jeu « avec le temps et les niveaux de réalité ») et montre que L’odyssée, tout le comme le Quichotte, est un texte fondateur de la littérature dont les inventions et les trouvailles formelles ou thématiques étaient annonciatrices de textes aussi éloignés dans le temps que les grands classiques de la littérature du XXe siècle au rang desquels je ne citerai que le Voyage au bout de la nuit de Céline.

Les deux dernières parties de cet essai à deux voix sont tout aussi passionnantes, mais je vous laisse le soin de les découvrir par vous-même en allant les lire. Le livre ne dépasse pas les quatre-vingt pages et vous n’aurez pas le temps ni l’envie de regretter votre achat tant les deux auteurs développent avec clarté leurs conceptions et montrent que, définitivement, la littérature peut changer le monde et que l’écrivain a toujours un rôle à jouer dans la société démocratique, un rôle déterminant. Voilà qui clouera le bec aux Cassandre de notre siècle dont la principale préoccupation consiste à nous annoncer et à nous répéter que la littérature est morte et que le live ne saurait tarder à la rejoindre dans la tombe. On en finira avec cette chronique impure en se demandant s’il ne s’agirait pas plutôt de la mort annoncée d’une critique littéraire sans imagination et paresseuse que l’on ne devrait pas plutôt parler… C’est sans doute pourquoi lire les textes théoriques des écrivains s’avère toujours plus passionnant que lire les élucubrations de « critiques » professionnels incapables d’écrire de la fiction.

Promenades avec Robert Walser… Walser à l’aune de Carl Seelig (3)

« Savez-vous pourquoi je n’ai pas réussi, comme écrivain ? Je vais vous le dire : je n’avais pas assez d’instinct social. Je n’ai pas assez joué la comédie sociale. C’est sûr et certain ! J’en suis parfaitement conscient aujourd’hui. Je me suis trop laissé aller à mon plaisir personnel. Oui, c’est vrai, j’avais des dispositions pour devenir une sorte de vagabond et je me suis à peine défendu contre cette tendance. Ce côté subjectif a irrité les lecteurs des Enfants Tanner. A leur avis, l’écrivain n’a pas le droit de se perdre dans le subjectif. Ils voient de la prétention dans le fait de prendre son propre « moi » tellement au sérieux. Comme il se trompe, le poète qui croit que ses contemporains s’intéressent à ses affaires privées.

D’emblée, mes débuts littéraires ont dû donner l’impression que je me moquais du bourgeois, comme si je ne le prenais pas tout à fait au sérieux. On ne me l’a jamais pardonné. Voilà pourquoi je suis toujours resté un zéro tout rond, un gibier de potence. J’aurais dû ajouter à mes livres un peu d’amour et de tristesse, une pointe de sérieux et d’enthousiasme – un zeste de romantisme aristocratique, aussi, comme Hermann Hesse l’ fait dans Peter Camenzind et dans Knulp. »

Je n’ai rien contre Hermann Hesse. Je l’ai découvert au même âge que Walser, j’étais alors très jeune. J’ai relu Walser, pas Hesse. Dommage que Walser n’ait pas eu la préscience de sa réussite post-mortem, il se serait moins tracassé avec son soi-disant échec en tant qu’écrivain… Reconnu comme un grand par ses pairs, encore lu et réédité cent ans après ses premiers écrits. Toujours apprécié pour ce qu’il était et pour ce qu’il a écrit, comme il l’a écrit.

Promenades avec Robert Walser… Walser à l’aune de Carl Seelig (2)

« En ce qui concerne la musique, elle devrait être réservée aux couches les plus élevées de la société. Consommée en grande quantité, elle a sur la masse un effet débilitant. Aujourd’hui, on nous la sert dans chaque pissoir. Mais l’art doit rester un don, un cadeau vers lequel le simple peuple lève un regard plein de désir. Il ne doit pas descendre au cloaque. C’est faux, c’est un détestable manque de goût. Le charme, la grâce, l’élégance sont indispensables à l’art. – En ce qui me concerne, quand je suis dans mon état habituel, je n’aspire pas à la musique. je préfère une conversation amicale. Mais à l’époque où, à Berne, j’étais amoureux de deux serveuses, j’avais soif de musique, comme un possédé. »

Que dire de plus et de mieux sur la musique ? Combien de fois me suis-je désespéré en entendant ce que l’industrie, le business de la musique sert dans l’auge auditive des gamins qui n’ont ni culture ni goût, et mettent au pinacle des produits « musicaux », des savonnettes insipides, des « chansons » passées à la moulinette d’ordinateurs qui « corrigent » les voix de « chanteurs » qui ne savent rien de la note juste et n’ont jamais posé leur voix ni travaillé leur colonne d’air. Heureusement, il y a la moulinette qui fait de ces « chants » des produits virtuels tous identiques et vulgaires, tout juste bons pour ceux qui les écoutent en pensant se gaver de ce qui se ferait de mieux. Faites-leur écouter de vrais musiciens ou de grandes voix et ils tournent de l’œil ! J’ai fait l’expérience mainte et mainte fois, le résultat est toujours le même.

Promenades avec Robert Walser… Walser à l’aune de Carl Seelig (1)

« Si je pouvais tourner la manivelle en arrière et revenir à ma trentième année, eh bien je n’écrirais plus au petit bonheur comme un hurluberlu romantique, fantasque et insouciant. Il ne faut pas nier la société. Il faut vivre dedans et lutter pour ou contre elle. C’est le défaut de mes romans. Ils sont trop biscornus et trop réflexifs, souvent trop relâchés dans leur composition. Je jouais ma propre musique, tout simplement, en me fichant des règles de l’art. »

Trop biscornus les romans de Walser ? C’est parfois le cas, en particulier pour Le Brigand, et ce n’est pas si grave… Mais si Walser avait écrit ses romans comme il dit qu’il aurait dû le faire ce 4 janvier 1937, nous serions passés à côté d’une œuvre magistrale et tellement atypique que nous en serions sans doute déçus par ce Walser un moment revisité par celui qui n’écrit plus depuis déjà onze ans. Oui, nous aimons l’hurluberlu romantique, fantasque et insouciant. Relâchés dans leur composition, ses romans ? C’est justement ce qui en fait tout le sel, parce qu’ils sont alors déroutants. Et puis que dirait-on des romans de Gombrowicz, si on s’en tenait à ce type de jugement. Biscornus, fantasques, relâchés dans leur composition… Et si c’était ainsi qu’il fallait écrire pour sortir du convenable et de l’attendu ? En jouant sa propre musique et en se fichant des règles de l’art. Merci pour la leçon, Robert !

« Souvent, un écrivain est d’autant plus grand qu’il peut presque se passer d’action, et qu’il se sert d’un cadre strictement régional. Je me méfie par principe des écrivains qui excellent à multiplier les péripéties et qui ont besoin du monde entier pour créer leurs personnages. les choses quotidiennes sont assez belles et assez riches pour qu’on puisse en faire jaillir des étincelles poétiques. »

Toute la poétique de Walser se trouve ici résumée, en accord pour l’essentiel avec la théorie d’un Flaubert. Oui, tout est là, et nombre d’écrivains d’aujourd’hui devraient modestement s’en inspirer.

La Rose, Robert Walser

Dernier livre publié de son vivant, et avant une longue période où Robert Walser va renoncer à l’écriture parce qu’il est interné en hôpital psychiatrique et qu’il n’éprouve plus le besoin ni l’envie de s’adonner à la création, La Rose est un recueil de courts textes, dont certains peuvent faire penser à des nouvelles (Manuel, L’Oncle, Le Singe, Eric, Perceval écrit à son amie…), d’autres à des notes de promenades (Promenade dominicale, Genève), d’autres encore à des notes de lectures (L’Idiot de Dostoïevski, De quelques écrivains et d’une femme vertueuse, Sacher-Masoch), mais aussi des textes de théâtre (les derniers du recueil). C’est d’ailleurs la surprise de ce livre, dans lequel on apprend que Walser aimait le théâtre, passion que nous ne lui aurions pas prêté, mais la page 4! l’annonce avec un très court texte , Premiers souvenirs de théâtre. Toujours surprenant Walser !…

Le recueil se lit, comme toujours chez Walser, avec plaisir. Les portraits de personnages, qui évoquent parfois son roman, Le Bavard, sont aussi au rendez-vous : Wladimir, le fragment qui ouvre le recueil (« Nous l’appelons Wladimir parce que c’est un nom rare et qu’en effet il était unique en son genre », incipit qui nous rappelle combien Robert Walser était lui-même un personnage hors-norme, délicat mélange d’écrivain, au succès public tout relatif, d’homme rural tirant vers le paysan, et d’homme humble et tendre, d’une douceur surprenante.), Manuel (« Quelque chose l’amusait ; cette façon d’être modestement planté là l’emplissait d’aise. »), Kurt (« Kurt était un grossier personnage, du moins était-il perçu comme tel. »), Un Garçon modèle, etc… Enfin, quelques rares textes, très courts évoquent certains fragments de Franz Kafka, peut-être parce que leur personnage central se trouve être un animal, mais aussi à cause de leur tonalité différente des autres textes du volume : Cheval et ours : « Un cheval comme ça, joliment lustré et harnaché, a le droit d’être fier. Quel être possède des jambes plus fermes ? On ne peut guère douter de sa noble démarche. » / « Comme l’ours est différent. Il n’est pas beau à strictement parler, éventuellement il est plutôt un peu comique dans ses mouvements patauds, il est agile et massif, on ne sait trop comment on doit le concevoir. » ; Le Singe : « C’est avec délicatesse, mais pourtant avec une certaine dureté, qu’il s’agit d’attaquer une histoire rapportant qu’un jour un singe eut l’idée de se précipiter au café pour y rester assis des heures durant. ».

Walser n’a pas connu le succès public de son vivant, on lui a parfois reproché d’écrire comme il le faisait, de ne pas jour le jeu de l’écrivains social, d’être en somme un peu trop lui-même, ce qui avait le don de l’agacer prodigieusement. En rédigeant cette rubrique, j’écoute la musique d’un autre artiste hors-norme, loin des standards du musicien de jazz, Thelonious Monk, avec sa voix unique et si différente, qui n’est pas sans faire penser, à sa façon, à Walser. L’un mérite d’être lu (et il l’est, son succès post-mortem se confirmant année après année, même si le grand public ne le connaît pas toujours), l’autre d’être écouté. Célébrons-les un court instant en les réunissant dans nos pensées pour les hommes d’un autre siècle qui méritent de ne pas tomber dans l’oubli.

La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (9)

« Quand je suis en pleine lecture, j’ai du mal à m’en arracher, je peux y passer des semaines. C’est ainsi que j’ai lu d’un bout à l’autre les comédies de Molière et les nouvelles de Maupassant, et j’aime avoir côte à côte ces deux grands artistes ; ils se ressemblent par leur tempérament, leur connaissance des êtres humains. Lire Maupassant peut vous faire dédaigner le cours normal de la vie, si étonnantes sont les choses qu’il vous montre. Une incroyable force, alliée à la sensibilité la plus fine. il n’y a sans doute jamais eu de plus grand nouvelliste. L’avoir lu, cela signifie avoir été de bonne humeur, effrayé, ravi. Je ne crois pas que jamais personne écrive d’un seul coup tant de choses remarquables. »

L’hommage d’un grand écrivain à un de ses semblables est toujours émouvant. Je crois que c’est là le premier texte de Walser que je trouve sur la littérature. Un régal. Il continue avec quelques autres Français du siècle précédent…

« Je me suis beaucoup amusé en lisant Les Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam. Comme Dumas écrit de façon généreuse et aventureuse ! Connaissez-vous son roman sur Monte-Cristo ? Des Mémoires d’une jeune femme d’Eugène Sue, vous direz que vous n’avez pas lâché le livre avant d’arriver à leur dernière ligne. Ces deux derniers auteurs écrivaient d’une manière absolument non littéraire, c’est-à-dire avec une imagination foncièrement spontanée, et c’est sans doute précisément pour cela qu’ils représentent une valeur littéraire. Balzac laisse transparaître dans ses textes une infinie culture. »

La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (8)

« J’attachai des patins à glace à une institutrice, je me mis au garde-à-vous devant un surveillant qui me réprimandait. Dans le cahier de permanence, il y déclara une histoire de brigands. Une jeune fille à qui je le dis déclara que c’était une fort bonne place pour cette histoire. Et puis je goûtai du vin nouveau de Douanne, et j’allai voir au théâtre municipal une pièce pleine d’esprit. Cette petite salle était immensément jolie. On contempla une gare neuve et l’on tapota le menton d’une serveuse du buffet. Lorsqu’on est de belle humeur, on se comporte volontiers en homme du monde. Dans la pièce dont j’ai parlé jouait une actrice qui, de toute la soirée, n’avait à dire que « oui, maman » ; elle y mettait toutes les intonations. C’était terriblement amusant. J’étais debout à l’orchestre, juste derrière une jeune femme. Me doutant que son mari était tout près, je me conduisis avec indifférence, je restai gentil et stoïque. Or, l’époux se rapprocha et me trouva sans doute très correct. »

On a beau déjà connaître la fantaisie et le côté surprenant de certains textes de Walser, l’effet de surprise marche à tous les coups. Ici, ce sont les trois premières phrases du texte qui peuvent étonner, voire déstabiliser. Il y a un côté « phrases sans bords » dans ce texte, alors que ce ne sont pas des phrases sans bords… Rien d’étonnant à ce que Kafka fût de ses admirateurs, on en retrouve l’esprit.

La Rose, substantifique moelle (7)

« Est-ce que je n’ai pas l’air d’avoir la folie des grandeurs, disait Titus, quand je raconte que ma mère était une souveraine et que des bandits m’ont enlevé, pour faire de moi l’un des leurs ? Or, je ne dis cela que pour faire joli, afin qu’on ne s’ennuie pas d’emblée avec moi. Si quelqu’un me demandait mon lieu de naissance, je dirais Goslar, bien que ce soit un gros mensonge. Jamais je ne fus gâté par ma mère, et je n’ai sans doute qu’à m’en féliciter. J’ai lu voilà quelque temps que Goslar serait ravissant dans sa robe printanière et, comme j’incline à la crédulité, j’ai bien volontiers accepté cette affirmation. Chez les brigands, j’ai appris la lessive, la couture, la cuisine, et à jouer Chopin, mais je souhaiterais qu’on ne prit pas cette déclaration trop à la lettre. »

Un portrait de personnage ambigu comme les affectionne Walser. « Est-ce que l’écrivain n’aurait pas le droit de jouer sur l’instrument des idées qui lui viennent avec autant de tranquillité que, par exemple, un musicien au piano ? » Autrement dit, en littérature tout est faux, inventé, imaginé. Surtout avec Robert Walser… « J’ai l »impression que je suis en train de fantasmer passablement, et je requiers l’indulgence. » Indulgence offerte de bon cœur !

La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (6)

« Appelons-le Eric, parce que c’est un nom tellement blond qui exprime l’innocence et l’idéalisme. Pendant un temps, il logea dans une ruelle de la vieille ville, étroite mais à l’architecture intéressante, chez un tailleur et une couturière ; et il eut une fois un emploi qu’il ne garda pas plus d’un jour. Auprès du chef du personnel, il s’excusa par une lettre qui disait : « J’ai compris que dans votre établissement je n’aurais finalement tout de même pas pu m’épanouir, et je me suis réfugié auprès de ma maternelle amie, ce que je vous prie instamment de juger humainement concevable. » Chez ses parents, il avait lu l’histoire de Pierre Marais, le fils de boers amené à combattre au service des siens contre son meilleur ami. »

« Un nom tellement blond »… Les surprises de ce genre ne sont pas rares avec Walser. Rappelons qu’il était admiré par Franz Kafka lui-même… Et par bien d’autres grands écrivains encore. Admiration méritée. Si les quelques lignes publiées ici et là de ce poète à la prose délicate le fait connaître à quelques lecteurs de ce blog et leur donne envie de le lire, l’objectif sera atteint.

La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (5)

« L’un de mes condisciples était déjà terriblement comme il faut lorsqu’il était un petit garçon. Nous autres, nous ne le tenions pas en grande estime ; sa docilité nous répugnait. Avec ça, il n’avait que la peau sur les os ; il était si peu épais qu’il avait l’air transparent ; quand il marchait, on aurait dit une baguette, il était affreusement précieux et délicat. Pour faire des farces, il ne fallait pas compter sur lui. On pouvait se moquer de certains autres, comme Grüring par exemple, qui bafouillait en récitant le poème Firdussi. Lui, en revanche, ne donnait pas lieu à la moindre petite rigolade. Du coup, il avait à peine d’existence, quoique sa constitution malingre sautât passablement aux yeux, de laquelle il paraissait s’élancer vers les sommets. »

Quelques thèmes bien walserien, les garçons blagueurs, le goût de la farce et l’étonnement face à ceux qui se prennent au sérieux.

La Rose, Robert Walser : substantifique moelle (4)

« Regarder ainsi les vitrines, qui n’y prendrait plaisir ? Au vol, le regard grignote du chocolat.

Ici, ce sont des chapeaux qui t’intéressent, là des cravates, ailleurs des saucisses de Vienne et de Francfort. Parfois, on a pour rien les plus belles choses, comme par exemple de contempler des reproductions de grands maîtres.

Appétissants, de petits bouquets de violettes, avec leur mauve subtil, voisinent avec des oranges. Nos yeux nous procurent une foule de joies.

Dans des boutiques d’antiquités sont exposées des batailles de l’histoire suisse. On est stupéfait par tant de violence. la possibilité de jouir de la vie par son bon côté, il faut la conquérir à bras raccourcis. »

Un texte qui anticipe les photographies de vitrines que le XXe siècle nous offrira plus tard… le texte d’un promeneur flâneur qui associait à son art de la promenade un sens consommé de l’observation, prémices à bien des descriptions littéraires toutes plus délicieuses les unes que les autres.

Photo : Vivian Maier

La Rose, de Robert Walser : substantifique moelle (3)

Au temps où la France existait encore…

« Depuis que je lis les gazettes parisiennes, qui dégagent un parfum de puissance, je suis si distingué que je ne réponds pas aux saluts, sans m’en étonner le moins du monde. Le Temps à la main, je trouve que je suis très élégant. Dorénavant, les braves gens n’auront plus droit à un seul regard de moi. Les gazettes parisiennes remplacent pour moi le théâtre. Je ne mets plus non plus les pieds dans les restaurants les plus chics, tant je suis devenu raffiné. Mes lèvres n’acceptent plus une seule gorgée de bière. Mon oreille n’admet plus désormais que l’harmonie du français. J’adoras naguère une dame, une vraie lady ; je le trouve aujourd’hui godiche, dans la mesure même où j’ai été gâté par Le Figaro. Est-ce que le matin ne m’a pas rendu à moitié timbré ? Pendant que mes confrères, en cette période de crise, se fatiguent à écrire, moi, mes gazettes m’ont rendu faraud. »

L’ironie à la Walser…

La Rose, de Robert Walser : substantifique moelle (2)

L’Idiot de Dostoïevski, vu par Robert Walser

« Le contenu de L’Idiot de Dostoïevski me court après. Les chiens de manchon m’intéressent fort. Je ne recherche rien aussi ardemment qu’une Aglïa. Mais hélas elle en prendrait un autre. Marie est pour moi inoubliable. Très jeune déjà, ne suis-je pas resté en contemplation devant un âne ? Qui me présentera un jour à une générale Epantchine ? Moi aussi, j’ai déjà provoqué l’étonnement de valets de chambre. Resterait à avoir si j’écrirais aussi bien que le rejeton de la maison Mychkine et si j’hériterais des millions. Il serait splendide d’être pris pour confident d’une belle. pourquoi n’ai-je encore jamais vu de maison de commerce comme celle de Rogojine ? Pour quelle raison ne suis-je pas sujet à des crises convulsives ? L’Idiot était de faible constitution, ne faisait qu’une piètre impression. un bon garçon, devant lequel un soir s’agenouilla la dame du demi-monde. Je m’attends sûrement à quelque chose d’analogue. Des Kolia, j’en connais deux ou trois. Savoir si je ne pourrais pas aussi rencontrer un Ivolguine ? renverser un vase, j’en serais capable ; je me mésestimerais si j’en doutais. Tenir un discours est tout aussi difficile que facile ; cela dépend de l’inspiration. »

Jamais je n’ai lu pareil texte en dehors de chez Robert Walser ! 

« Je ne suis absolument pas idiot, je suis au contraire sensible à tout ce qui est raisonnable ; je regrette de ne pas être un héros de roman. C’est un rôle qui me dépasse, je lis seulement parfois un peu beaucoup. »

Moi aussi, Robert…    

La Rose, de Robert Walser : substantifique moelle (1)

« Nous l’appelons Wladimir parce que c’est un nom rare et qu’en effet il était unique en son genre. Ceux qui le trouvaient drôle guettaient un regard, un mot de lui, et il en était avare. Médiocrement habillé, il se comportait avec plus d’assurance que vêtu avec recherche, et c’était au fond un être bon, qui n’avait d’autre tort que de s’inventer et de s’attribuer des défauts qu’il n’avait pas. Il était principalement méchant envers lui-même. N’est-ce pas impardonnable ? »

Ainsi commence ce recueil de textes brefs, le dernier ouvrage de Walser édité de son vivant, trente ans avant sa mort. On croit y voir un autoportrait de l’auteur lui-même. Il y est question des femmes, avec lesquelles le personnage semble ne pas avoir grand succès, même s’il les intéresse pourtant. Notre personnage est en tout cas un homme de bien, original et sympathique, à l’image de Walser, cela est certain. 

« Parfois il se conduit en viveur, fréquentant ce qu’on appelle des bistrots malfamés. Il est des gens qui l’en blâment, mais qui, eux-mêmes, voudraient bien s’amuser une fois, ce que ne leur permettent pas toujours les milieux qu’ils fréquentent. On l’a imité, mais cet être original reste ce qu’il est. L’imitation est d’ailleurs chose fort naturelle. » 

L’Anomalie, Hervé Le Tellier

A l’heure de confirmer dans cette chronique d’un livre que je n’ai pas aimé du point de vue du style que je ne l’ai pas aimé du tout, le manque d’envie d’écrire sur le sujet le dispute à l’ennui de m’en tenir à son intrigue. Il va sans doute falloir trouver une approche différente, une autre accroche pour lancer le texte et se débarrasser ainsi une bonne fois pour toute de ce roman enfin terminé dans une lecture qui n’a pas suscité mon émoi. Peut-être bien comme chaque fois qu’on me fait le cadeau du dernier Prix Goncourt, à l’exception peut-être de L’Amant de Duras. Bref, L’Anomalie est une espèce de roman qui se lit très vite pour la majorité des lecteurs, ce qu’ils recherchent peut-être avant tout. Un livre plein de références à une culture que je ne partage pas, celle des séries, celle d’une littérature grand-public (deviendrais-je snob en vieillissant ?… ou plus exigeant en lisant des auteurs de très grand talent, les deux peut-être, c’est bien possible) un peu facile, un livre qui si la nouvelle se confirme va vite devenir lui aussi une série (ainsi la boucle sera-t-elle bouclée). On nous parle évidemment de science-fiction quand on évoque L’Anomalie. Permettez à l’amateur de SF (même s’il n’en lit plus) qui a fréquenté les plus grands textes de ce sous-genre qui frise parfois le génial de sourire… Gallimard n’est pas un éditeur de SF et Le Tellier n’est pas Asimov (ni Van Vogt, ni M. Banks, liste non exhaustive). Il ne faudrait pas trop galvauder les genres littéraires ni pousser grand-père dans les orties. L’avion qui se dédouble, après avoir traversé un cumulonimbus, un thème de SF ? La bonne blague !

Mais nous y sommes. Le Tellier traite du thème du double, comme tant d’autres avant lui (lire Le Double de Dostoïevski, par exemple, et de préférence) et, idée plutôt intéressante, le traite chez plusieurs personnages à la fois (je ne sais plus combien, mais plus de dix). Mais du même coup, le livre s’ouvre sur douze chapitres (la première partie, moins deux chapitres, où il est un peu question du Boeing) qui passent en revue la vie des personnages qui vont tous, à l’exception de Miesel l’écrivain, se retrouver affublé d’un double. Situation initiale un peu longuette, et qui tire vite à la ligne. On se demande à quel moment on va en venir aux faits, d’autant plus que les vies qui nous sont narrées ne présentent pas toutes un grand intérêt. Le personnage de Blake, tueur à gages, traité dans le premier chapitre, passe encore ; celui de Victor Miesel, écrivain sans grand succès de ventes, mais qui fait avec sa médiocre notoriété, passe encore… Mais Lucie et André ne retiennent guère l’intérêt ; David, avec son cancer du pancréas, pas plus ; Sophia et sa famille, en particulier son père incestueux, j’en soupire ; Joanna l’avocate, passons… et Slimboy, le chanteur nigérian, qu’en dire ?… Quant à Markle, le pilote de l’avion, on se dit qu’il en fallait bien un, lui ou un autre… Et voilà la première partie pliée, l’avion posé dans une base de l’armée de l’air américaine, le livre va peut-être devenir palpitant. J’oubliais, nous avons fait la connaissance d’Adrian et Meredith, deux jeunes scientifiques américains qui ont donné naissance à un protocole improbable, le protocole 42 (en référence au Guide du voyageur galactique, série de cinq bouquins de SF « drôlatique » de Douglas Adams, une œuvre « culte » dont je ne suis pas un inconditionnel) qu’on n’aurait normalement jamais dû mettre en œuvre, mais qui peut répondre à la situation imposée aux passagers du vol AF006 Paris-New-York. La seconde partie, bien plus courte que la première narre la vie desdits passagers pendant leur enfermement dans la base militaire et l’organisation du protocole, mais j’ai vraiment la flemme de continuer à écrire sur ce « roman nécromant » (appellation de Laurent Dubreuil, pour qui le roman est mort et plus que mort). La dernière partie s’ouvre sur une fausse citation, de Victor Miesel, auteur d’un livre intitulé L’Anomalie (mise en abyme, quand tu nous tiens…) : « Aucun auteur n’écrit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le livre de l’auteur. le point final, à la limite, peut leur être commun. » Tu l’as dit, Hervé.

Et c’est ainsi que prend fin cette fausse chronique, dont l’objectif était de dézinguer joyeusement ce bouquin, et que son auteur, piteux, ne termine pas, pris par une flemme incurable, coupable d’avoir déclenché la malignité d’un esprit doué pour la paresse… La troisième partie traite donc du thème du double. Le Tellier fait se rencontrer les paires, il y a un double meurtre (les Joanna) ; Miesel ne rencontre pas son double, celui du mois de mars s’étant suicidé (c’est encore lui le plus peinard) ; Blake de juin assassine le Blake de mars, il ne pouvait pas y avoir deux Blake, etc… jusqu’à une fin plutôt sympa, même si elle apparaît au bout du compte, là aussi, un peu facile. Le Tellier a, selon ses dires, écrit là un roman inhabituel pour lui, un best-seller, donc, et il s’est sans doute bien amusé. Tous les lecteurs ne pouvaient pas le suivre, même si une majorité d’entre eux trouvera son bouquin génial. Laissons-leur ce plaisir, que je ne partage pas. Fin d’une chronique on ne peut plus laborieuse, et pour tout dire bâclée, que rien ne vous empêche de déclarer nulle et non avenue…

L’Anomalie, à l’aune du Comment écrire aujourd’hui, de Laurent Dubreuil (5)

Dans le chapitre Comment payer ses dettes avec ou sans génie ? « Michel Houellebeck, Frédéric Beigbeder, David Foenkinos ne sont pas forcément les pires écrivains (la concurrence est rude), mais ce sont surtout d’excellents commerçants, dont, à la différence de leurs droits perçus, à peu près aucune phrase ne compte littérairement. » 

La concurrence est rude… Hervé Le Tellier, dont je n’ai rien lu sinon ce pauvre livre primé, L’Anomalie, rejoint (si ce n’était déjà fait) le club (fermé ?) des auteurs bons commerçants dont les phrases ne comptent pas littérairement. Vous en voulez une nouvelle preuve ? Allons-y donc, dans L’Anomalie, il y a ça :

« Un ding assourdi l’alerte d’un mail. Elle lit le prénom d’André et soupire. Elle est en colère, moins parce qu’il insiste que parce qu’il sait qu’il ne devrait pas insister et qu’il ne peut s’en empêcher. Comment peut-il être aussi intelligent et aussi fragile à la fois ? Mais l’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence. » 

Rien qui ne soit attendu. Décidément, les (bonnes) surprises sont rares dans ce bouquin.

L’Anomalie, à l’aune du Comment écrire aujourd’hui, de Laurent Dubreuil (4)

Dans le chapitre, Comment réagir à l’annonce du palmarès : « Pour la joie de la galerie, cette comédie est rituellement donnée à Paris entre août et décembre, avec, à chaque rentrée, de nombreuses improvisations et de nouvelles allusions à la situation présente. Les prix ont acquis une importance lourde et nuisible dans le fonctionnement social de la littérature contemporaine, nous ne pouvons l’ignorer. Ils servent à maintenir des choix économico-esthétiques, ils rendent inaudible le non-conforme, ils favorisent une fausse idée du littéraire. » 

Un journaliste d’une chaîne d’information « spécialisée », sur laquelle il n’est jamais question de littérature sinon au moment de la remise d’un prix importante, dit en parlant de L’Anomalie qu’il s’agit d’une lecture addictive, qu’il se lit comme on regarde une série. C’est à peu près ça, un « page-turner », qu’on lit sans doute sans être attentif au style, pour suivre l’histoire sans se préoccuper de l’essentiel, l’écriture. Le fait qu’il soit publié chez Gallimard en dit long sur les choix littéraires de cette maison d’édition historique. Et ce qui est drôle, c’est qu’en période de crise qui n’a pas épargné les maisons d’édition, c’est celle qui a les reins les plus solides qui hérite via le Goncourt de la vente assurée d’au moins 400 000 exemplaires du livre primé. Gallimard a fait un joli coup en publiant ce roman. Il n’en reste pas moins que c’est un piètre roman, dans lequel on trouve ça : 

« Devant le département de mathématiques de Princeton, un élégant building de verre et de briques rougeâtres au modernisme déjà ancien, les étudiants ont dressé des tables à tréteaux, installé un barnum blanc à chapiteau pointu et allumé le barbecue. On célèbre avec force saucisses la médaille Fields de Tanizaki, et le probabiliste Adrian Miller se rend bien compte qu’il regarde sa collègue Meredith Harper avec un sourire crispé, qu’il alterne avec un air de sentimentalité idiote. La première fois qu’Adrian avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide. Une telle impression est passagère, les meilleurs auteurs le lui auraient confirmé. Deux mois avaient passé depuis l’arrivée de la topologiste britannique, et désormais Meredith, avec ses jambes trop minces et ses cheveux bruns trop sages, son nez trop long et ses yeux trop noirs, Meredith la toujours distante l’attire de façon déraisonnable. » 

Tout ça pour ça ! C’est quand même assez affligeant. Jetez un œil aux adjectifs (consternant) : « élégant » building / briques « rougeâtres » / modernisme « déjà ancien » / barnum « blanc » / chapiteau « pointu » / sourire « crispé » / sentimentalité « idiote » / Meredith « franchement laide » (eh, oui, c’est toujours franchement qu’une femme est laide !), etc… Un chapelet de clichés, ce paragraphe, dans lequel on célèbre « avec force saucisses » une médaille (Un prix Goncourt aussi ?) et on se sent attiré de façon « déraisonnable ». Voilà, ça se lit facilement, et quand on vise un lectorat potentiel d’un demi million de lecteurs, c’est sans doute essentiel, non ? Et ça donne des paragraphes d’une platitude semblable à celle de ce que vous venez de lire, de l’écriture mainstream pour lecteurs de base, qui lisent chaque année le prix Goncourt, allez savoir pourquoi. 

L’Anomalie, à l’aune du Comment écrire aujourd’hui ? de Laurent Dubreuil (3)

Chapitre Comment faire quelque chose ? « La littérature peut raconter, relier, expliquer, désigner, réparer. Enfin, à l’occasion, car sa tâche principale est d’œuvrer dans le langage et, par là, de nous faire quelque chose – submerger nos âmes, ébranler nos esprits, émouvoir nos corps réfléchissants. En deça de quoi l’écriture ne se tiendra qu’à défaut. »

Dans L’Anomalie, il y a ça : « Salut, général Silveria de mes deux ! C’est tout ce que vous avez trouvé ? Franchement, j’y ai cru, mais le coup de descendre l’avion, c’est le truc de trop. Vous trouvez que c’est le moment, avec l’orage qu’on vient de se payer ? En plus, vous vous êtes gourés, mon dernier vol, c’est après-demain, pas aujourd’hui. mais je reconnais, comme cadeau de départ, c’est mieux qu’un carrot cake à la mords-moi-le-nœud. »

Il y a ça, aussi :  » Meredith a soudain envie d’un café qu’elle n’aime pas, elle se bat avec le percolateur récalcitrant – Ces connards, ils ont même programmé des pannes dans leur simulation -, et quand le liquide noir et mousseux coule enfin, elle se tourne vers Adrian, silencieux. 

Il la regarde avec un enchantement vermillon dans le cœur. Il aime décidément tout chez elle, ses joues roses lorsqu’elle s’emporte, cette perle de sueur sur le bout du nez, et sa façon de porter ample ses chemises sur un corps d’une si extrême minceur. Peut-être tout cet élan vers elle est-il aussi programmé ? il s’en fout. La vie commence peut-être quand on sait qu’on n’en a pas. » 

Âme submergée ? Esprit ébranlé (ça, sans doute, mais par la désolation) ? Corps réfléchissant ému ? Que nenni, hélas ! 

L’Anomalie, à l’aune du comment écrire aujourd’hui ? de Laurent Dubreuil (2)

Chapitre Comment lire : « En restituant au dire le risque du poncif, je veux enfin désigner une catégorie de l’illisible. Est d’abord illisible l’expression courue d’avance et non pas ce qui relève de « l’expérimental ». 

Dans L’Anomalie, page 175, j’ai trouvé ça (je l’ai « illu » !) : « C’est quoi l’histoire, déjà ? Ah oui. Le diable entre chez un avocat et lui dit : »Bonjour, je suis le diable. J’ai un marché à vous proposer. – Je vous écoute. – Je vais faire de vous l’avocat le plus riche du monde. En échange, vous me donnez votre âme, l’âme de vos parents, celle de vos enfants et celle de vos cinq meilleurs amis ? L’avocat le regarde d’un air étonné et dit : « D’accord. où est le piège ? » »

Avec des paragraphes qui relèvent de l’expérimental comme celui-là, ce livre va rester dans l’histoire de la littérature française… Il occupera une ligne dans le palmarès du prix Goncourt.  

L’Anomalie, à l’aune du Comment écrire aujourd’hui ? de Laurent Dubreuil

Chapitre Comment se dispenser des phrases de rien : « Maintenant, je dois dire que, sincèrement, je ne parviens pas à me représenter comment un écrivain en arrive à nous donner de telles phrases. » Citation de Laurent Dubreuil, que je reprends à mon compte en lisant ça, dans L’anomalie d’Hervé Le Tellier : 

« Tuer quelqu’un, ça compte pour rien. » (incipit – ça commence mal)

« Le président américain reste bouche ouverte, présentant une forte ressemblance avec un gros mérou à perruque blonde. » (page 162 : on sourit en pensant à Trump, puis on se dit bien vite que la comparaison est faible et même pire)

Quand je lis, ici ou là, que L’Anomalie est un roman magnifiquement écrit, j’avoue que les bras m’en tombent.

Une Bête aux aguets, Florence Seyvos

Notre exploration d’une littérature féminine (et par la même occasion notre découverte partielle du catalogue des Editions de l’Olivier) se poursuit avec un retour vers une auteure à l’imaginaire et à la recherche intrigants, Florence Seyvos, et en l’occurrence à son dernier roman, Une Bête aux aguets. Anna, son personnage principal, est une drôle d’enfant, différente, qui suite à une maladie infantile (la rougeole) se métamorphose et doit suivre un mystérieux traitement à vie dont elle ne sait pas la raison, un traitement imposé par un certain Georg, à qui sa mère a fait appel pour l’aider à guérir sa fille et avec qui elle semble avoir une courte liaison. A peine son premier médicament avalé, la pré-adolescente en sent l’effet immédiat, sous forme d’un scintillement qui parcourt tout son corps, et dans l’heure qui suit se retrouve sur pieds. Traitement magique donc, qu’elle va devoir suivre ensuite sous forme d’un cachet blanc chaque jour et d’un cachet bleu chaque samedi. Il n’est pas question de déroger à cette prise régulière. Mais allez imposer pareille discipline à une jeune fille de cette âge ! Bien entendu, elle y répond en bravant l’interdit et joue avec son traitement, façon comme une autre de s’opposer à sa maman, en fonction de son humeur. Jusque-là l’enfant différente est conforme à l’idée qu’on peut se faire d’une adolescente. C’est que nous avons omis jusqu’ici de parler de ce qui fait d’elle, justement, une « extraterrestre » : Anna entend des voix dans l’appartement où elle vit avec sa mère, y sent des présences invisibles très envahissantes pour elle, et accessoirement lévite (elle dit qu’elle « vole »). Sa mère semble toujours inquiète pour elle, comme si elle savait quelque chose qu’Anna ignore. Voilà donc le thème principal de ce texte, qui renouvelle de façon très réussie le genre du roman de vampires. Car, bien vite, la jeune Anna (elle grandit) s’aperçoit qu’elle éprouve une irrésistible fascination pour le sang, qu’elle ne peut s’empêcher d’y goûter en mordant cruellement son premier amant, un jeune homme qu’elle a rencontré à l’infirmerie de son lycée, un jour où elle a simulé un malaise suite à une chute, et qui semble reconnaître en elle (mais de cela on n’aura pas la certitude que pourrait donner une réponse claire du texte, ou alors il faut en passer par une analyse fine du lexique employé par Ariel quand il parle d’elle : il la nomme « petite créature », et lui raconte un rêve qu’il a fait où elle entrait dans sa chambre en volant) un être plus qu’humain. Voilà donc la fameuse bête aux aguets que craint tant la jeune femme, ce fameux vampire qui a donné naissance à quelques séries de romans (dont nous nous garderons de juger de la qualité pour nous être abstenu de les lire) de la « littérature adolescente », auxquels Une Bête aux aguets offre une alternative bienvenue et lisible par n’importe quelle tranche d’âge de lecteurs. Du point de vue de l’écriture pure, Une Bête aux aguets est un texte au style bien d’aujourd’hui : pas de lyrisme, une écriture sans effets, simple, peut-être pas blanche, peut-être pas sèche (encore que…) mais efficace. Ce n’est sans doute pas le style littéraire que nous recherchons, et cette « efficacité » nous laisse sur notre faim, mais c’est visiblement (il en allait de même avec la forme de L’Enfant incassable) la façon de faire de Florence Seyvos. On ne lui en fera pas grief. En revanche l’univers que déploie Seyvos dans ce texte nous semble particulièrement maîtrisé, les interrogations de la jeune femme et les expériences étranges qu’elle vit quotidiennement donnent à son roman un intérêt qui incitera sans nul doute les amateurs de littérature fantastique, même si Une Bête aux aguets se situe à la lisière du roman de genre et pose sans doute des questions qui portent sur un mystère plus grand que celui du vampire, un mystère tout entier contenu dans l’excipit du roman : « J’attends que quelque chose soit possible. ». Un texte qui se lit avec facilité, d’une seule traite, ce qui n’est pas un jugement de valeur (ni favorable, ni défavorable), mais un simple constat. De ce point de vue, comparé au roman de Rita Indiana, Les Tentacules, chroniqué ici même il y a deux jours, le dernier opus de Florence Seyvos semble (euphémisme) moins exigeant avec son lecteur, plus simple en apparence (ce qui ne veut pas dire simpliste), même si une lecture au second degré s’impose, car dès les premières lignes du roman, le mystère est nommé avec un incipit dont la force est un coup de maître : « Je me suis aperçue depuis quelque temps que je ne croyais plus au monde. » La jeune femme est prise entre deux mondes aux règles différentes, elle se bat désespérément contre son isolement, en faisant appel avec maladresse à Georg (figure d’un deuxième père qui lui redonne la vie et la rebaptise : il lui offre un nouveau prénom, Luminata), puis en allant le trouver une deuxième fois, au comble du désespoir, quand sa mère semble frappée d’un mal incurable, pour trouver cette fois quelques réponses tangibles à ses questions. Mais à aucun moment, Florence Seyvos, elle, ne donne de réponses aux questions que peut soulever son texte, laissant le soin au lecteur d’interpréter lui-même le drôle d’objet qu’il a entre les mains et qu’il vient de dévorer. C’est un drôle d’univers que celui de cette écrivaine, dont le dernier volume donne envie d’en poursuivre la découverte.

Les Tentacules, Rita Indiana

L’action de ce roman se déroule en République Dominicaine, durant trois époques différentes : 2027, 2000 et XVIIe siècle. On ne va pas chercher à résumer l’intrigue de ce texte baroque. Présentons simplement les deux personnages principaux du récit : Acilde, une jeune fille de 2027, qui avant de travailler comme bonne pour une grande prêtresse de la Santeria (Vaudou), « taillait des pipes au Mirador » en se faisant passer pour un jeune garçon. Sa patronne l’a prise en charge et lui vient en aide pour l’aider à sortir de sa condition. Acilde a un projet : acheter, grâce à des moyens illégaux, le Rainbow Bright, une puissante drogue qui permet de changer de sexe sans opération. C’est elle que l’on suit au début du bouquin, avant de faire la rencontre d’Argenis, un jeune artiste du début du XXIe siècle, qui participe à une résidence organisée par un riche couple dont l’objectif majeur est de protéger les récifs coraliens de Sosua.

Nous y sommes. Soudain, c’est l’histoire d’Argenis qui se développe. Durant la résidence, il se met à vivre simultanément en 2000 et au XVIIe siècle, sur un flibustier, auprès d’hommes de mer avec lesquels il se demande ce qu’il fait. Cette immersion dans un monde dont il ignore tout le fait s’interroger sur ce qu’il prend d’abord pour un simple cauchemar. Mais un cauchemar dont il n’est pas si simple de sortir… Puis progressivement, il accepte cette double réalité et parvient tant bien que mal à vivre sur ces deux plans, même s’il se demande s’il n’est pas en train de devenir schizophrène. Bien sûr, à Saint-Domingue, la sorcellerie est active et Argenis se demande aussi s’il n’est pas victime d’un mauvais sort. Qu’importe au fond, l’important est bien dans la capacité de l’auteure à passer d’un monde à l’autre sans transition, dans un zapping permanent et rapide, sans qu’à aucun moment on se lasse de ce jeu de va-et-vient. Par ailleurs, on retrouve dans cette partie de l’intrigue des personnages qui viennent de l’univers dans lequel évolue Acilde au début du texte, soit vingt-sept ans plus tard ! Giorgio Menucci, le mécène qui reçoit des artistes en résidence à domicile, et Nenuco l’ont en effet tous deux croisé(e), ou la croiseront. Quand vers la fin, ce ne sont plus non seulement les personnages d’un même siècle qui se croisent, mais les époques qui s’entrechoquent et leurs héros qui se mêlent dans un réalisme magique très sud-américain, on se dit que Rita Indiana a réussi là, pour ce premier roman, un sacré coup de maître, en mélangeant les genres et les époques avec maestria. Publié chez Rue de l’échiquier, Les tentacules vaut le détour, et sans doute plus qu’une seule lecture. Alors n’hésitez pas à le commander à votre libraire, vous ne serez pas déçu-e-s par le style à part de cette jeune musicienne qui fait ses débuts en littérature avec un texte réjouissant.

Monsieur Songe, Robert Pinget

Avec en mémoire les fulgurances de L’Inquisitoire, grand roman de Pinget édité en 1962, l’heureuse découverte en librairie (cherchez les livres de Pinget chez les libraires, vous m’en donnerez des nouvelles…) m’a comblé de joie. Je n’ai donc pas tardé à me lancer dans sa lecture, qui m’a pourtant résisté. N’allez pas en déduire que Monsieur Songe est un texte aussi ennuyeux qu’un jeune homme pourrait le penser. Le prétexte du roman est simple : un retraité, qui écrit ses mémoires, note dans un carnet certaines de ses pensées, raconte sa vie avec sa vieille bonne, entrecoupée de rares moments de bonheur, comme ceux où sa nièce lui rend visite, par exemple. La quatrième de couverture du livre présente le personnage comme un vieil original ; on pourrait aussi le voir comme un vieux banal. Car sa vie est une succession de non-événements, c’est la vie d’un provincial, solitaire et modeste, une « existence falote », comme l’annonce le troisième chapitre du texte. Non, il ne se passe rien de bien intéressant dans le petit monde de Monsieur Songe, des disputes avec sa servante, sa façon de servir le repas, à « cette idiote de bonne », et sa façon de sortir en claquant la porte à la fin d’une dispute avec Monsieur… Ici ou là, pourtant, quelque chose arrive. C’est une fête qu’organise Monsieur Songe, histoire de renouer avec ses vieux amis perdus de vue. La bonne, bien sûr, trouve l’idée on ne peut plus saugrenue : des dépenses inutiles, alors que Monsieur se plaint de ses finances… Mais rien n’est simple dans cette vie sans relief. Il reste trois amis à inviter, alors pour bien faire, Monsieur Songe pense à inviter leurs neveux (« la nouvelle génération » / « Des hippies dit la bonne, des propres à rien ») et même, pourquoi pas, les petits-neveux. Mais quand il faut compter tous ces gens, Monsieur Songe perd le fil, ne s’y retrouve plus. Combien seraient-ils ? Tout se complique et quand la fête a lieu, bien vite Monsieur Songe l’oublie et ne saurait en faire le récit dans ses mémoires… Et celui à qui il demande de lui rappeler ce qui s’est passé n’en a pas gardé un souvenir plus précis que Songe.

Robert Pinget est un auteur Minuit de la période du Nouveau roman. C’est Beckett qui l’a fait entrer dans la maison d’Edition dont Jérome Lindon était le directeur. Les deux hommes deviennent rapidement des proches, Beckett voit en Pinget une inspiration proche de la sienne. Robbe-Grillet est élogieux à son égard. L’écrivain est adopté et il va publier chez Minuit une œuvre pleine de titres (roman et pièces de théâtre). En 1982, sort ce Monsieur Songe, suivi de Le Harnais, et Charrue. Dans un court avant-propos, Pinget annonce qu’il a écrit ces textes durant vingt ans, pour se délasser de son travail. Il est vrai qu’il s’est harassé à la tâche avec L’Inquisitoire (cinq cents pages, tout de même, écrites en six mois). Un peu de délassement n’était sans doute pas de trop dans une œuvre exigeante, qu’il a construite avec des mots, rien que des mots. Car chez lui, et c’est ce qu’approuve Robbe-Grillet, pas de psychologie. Mais des mots. Il n’en reste pas moins, délassement ou pas délassement, que Le Harnais s’ouvre sur une phrase à la Beckett (« Ça casse les couilles », disait celui-là à propos de l’écriture) : «Reprendre joyeusement l’affreux harnais écrit Monsieur Songe. Et puis il biffe affreux. Et puis il biffe harnais. Reste à reprendre joyeusement.» Et voilà le lecteur plongé dans les carnets de note de Monsieur Songe. Il y est question tout d’abord de Littérature, envisagée avec humour, en de courtes notations, mais qui donnent comme un aperçu de la poétique de Pinget.

« Il dit que réduire ses écrits au vraisemblable, c’est refuser les exigences de l’art. une touche d’impossible et voilà que l’œuvre prend forme. »

Dans la dernière partie du livre, la dimension réflexive de la pensée littéraire de Monsieur Songe se meut en véritable mine de pistes pour l’écrivain soucieux de nourrir sa propre poétique. L’air de ne pas y toucher. Des petites perles de théorie cachée sous la coquille rugueuse de l’huitre des petites histoires de Monsieur Songe, de ses aphorismes parfois scabreux, de ses entretiens et de sa collaboration avec l’ami Mortin qui lit et critique ses carnets, de ses notes pour d’hypothétiques romans. Ici, on pense à une mise en abyme de l’écrivain dans son personnage :

« Ça y est, ça y est il la tient cette petite fable où exercer son imagination.

Il sort de son lit, il met sa robe de chambre, s’installe à sa table, prend une plume, une feuille de papier et écrit… qu’il sort de son lit, met sa robe de chambre, s’installe…

C’était donc ça le salut ? Il doit se tromper, il doit confondre. Voyons, qu’est-ce que c’était cette chose, ce déclic miracle ?

Force lui est de conclure que la fable, morte dans l’œuf, n’était que l’écho imaginaire et déguisé d’un constat d’impuissance. »

Et on pense à Beckett. Là, on pense à Walser, avec ses microgrammes écrits d’une écriture minuscule au crayon noir :

« Prendre la plume c’est déjà se guinder dans une attitude. Remède, le crayon. Ensuite la craie sur l’ardoise. Et finalement l’index dans la poussière.Un grand exemple de ce geste-là. Bien difficile à suivre. »

Voilà, Monsieur Songe est un livre qui ne se lit pas comme un best-seller ou un page-turner, mais c’est sans doute mieux.

« merci », Béatrice Cussol

Béatrice Cussol, écrivaine sans doute méconnue du grand-public (me semble-t-il…), peintre à l’inspiration féministe certaine (me semble-t-il…), passée dans ses jeunes années par l’école de la Villa Arson de Nice, dont il va être question ici pour son premier roman, paru en 2000 aux Editions Balland, « merci », est la délicieuse surprise romanesque de ma fin d’année de lecteur avide de nouvelles découvertes littéraires – accessoirement, en des temps où je mène une « enquête » sur l’écriture féminine, l’écrivaine la plus jubilatoire qu’il m’ait été donné de lire. L’illustration de couverture est signée par elle (un petit bijou). Le texte, somptueux, est un régal pour l’amateur de littérature contemporaine qui s’écrit depuis Samuel Beckett. Univers semblable à celui de l’écrivain irlandais, une maison bourgeoise où la narratrice exerce le métier de femme de chambre ; écriture ciselée qui perd parfois le lecteur et l’entraîne, quand il se reprend et fait l’effort de suivre une narratrice dont le récit glisse soudain parfois souvent vers un univers fantasmatique dans lequel la sexualité homosexuelle masculine a sa part, dans le rêve éveillé d’une vie qui se passe en compagnie de Monsieur, son compagnon de jeux sensuels, le Général, et Mademoiselle, la sœur de Monsieur à qui on ne connaît pas de compagne ou de compagnon ; texte bref, sans chapitres, qui n’est pas sans faire penser à un roman de Beckett tel que Watt, le fantasme en plus et une omniprésence de la sexualité. La mort est également présente, à la fin du texte, avec une tendance à traiter le sujet digne de l’humour noir beckettien.

« Quand il se mit à vomir du sang et que je courus lui chercher une cuvette pour ne pas qu’il souille le tapis, j’entendis ses mains dans ses poches qui palpaient de vieux papiers raides, froissaient de vieux écrits, les déchiraient. Il s’abandonnait à des occupations stériles comme si vivre ne lui avait jamais servi à rien, irritant la partie encore vive de lui-même, cherchant à l’étouffer discrètement. »

« Sans doute me suis-je souvenue d’autre chose encore quand je décidai de poser la tête de Monsieur sur un guéridon, dans ma chambre, entre le balcon et le bureau de Mademoiselle que je m’étais approprié en le tirant jusque-là. Et chaque jour, cependant, quand je croisais ses yeux qui s’ouvraient comme de grosses lucarnes larmoyantes, je tenais à le remercier de ma bonne étoile. »

La narratrice arrive donc, avant le début du roman, dans un village dont elle ne sait rien et devient la femme de chambre de Monsieur et Mademoiselle, une femme de chambre un peu particulière puisque Monsieur lui demande des services inhabituels, comme de l’observer pendant qu’il se livre à des débats intimes avec le Général, ou pendant qu’il se touche le sexe, tandis que Mademoiselle fait ses tristes et faibles gammes au piano (elle est piètre musicienne, mais ne laisse pas passer un jour sans travailler son instrument, tout comme Monsieur, semble-t-il…). Car en bonne bonne, la narratrice sait que son métier consiste tout d’abord à dire oui, quoi qu’on lui demande, ce qu’elle fait avec le plaisir du devoir accompli. Le réalisme n’est pas de mise dans ce texte loufoque et, parfois d’une doucereuse obscénité.

« Monsieur peut-être trimballait avec lui toute cette vieille poésie d’antan, modèle de beauté, qui favorisait la description des choses qu’il cherchait à réécrire ; celle où le triste vers blafard fait rimer imberbe avec ténèbres, petite bonne avec bonbonne, décrit Mademoiselle comme une poupée éclairée de l’intérieur et, goutte après goutte, déclenche l’insulte.

Interrogée sur ce que j’entends par réel, je serais tentée de citer chaque chose en utilisant leurs noms, celles qui existent comme celles qui n’existent pas, mais surtout celles que je connais, celles que je reconnais, celles que je sais nommer, au total, tout. Donc tout ce qui est réel n’existe pas forcément. »

On peut sans doute voir dans ce passage, une déclaration d’intention littéraire, à laquelle l’écrivaine se tient durant tout ce roman surprenant et fantasmagorique, avec un brio qui donne envie de lire le reste de son œuvre. C’est ainsi que le texte se lit sans que les personnages semblent vieillir (une étude du temps du récit vaudrait sans doute son pesant de cacahouètes !) avant qu’une fuite en avant soudaine nous apprenne que notre petite et jeune femme de chambre a désormais soixante-dix ans, puis qu’elle vieillisse encore rapidement pour assister à la mort de ses deux patrons, puis du Général lui-même, dans un final proprement fantastique qu’il ne saurait être judicieux de révéler, jusqu’à un excipit brillant comme un diamant noir : « Elle s’est mise à table, et encore finale, traduit et prolifère, fatidique ». Brillant et admirable, tout comme ce roman surprenant, dans lequel l’omniprésence des rails autour de la maison aurait mérité que j’en parle plus haut dans cette chronique, ce train qui a mené la narratrice dans cette maison, et qui semble sans cesse l’appeler sans que jamais elle le prenne. Un livre à lire et relire, dont je ne sais s’il est toujours édité, un livre à chercher chez les bouquinistes avec un rayon écrivaines digne(s) de ce nom.

Une année de lectures : 2020

Le moment d’un bilan rapide est venu. Lecture ou relecture, peu importe, l’essentiel étant de conserver le souvenir du meilleur, parfois du sublime. Les cinq romans qui m’ont procuré les plus vifs plaisirs de lecture sont en tête de cette liste (sans souci de classement) : trois d’entre eux sont l’œuvre d’écrivaines. Les liens indiqués renvoient aux chroniques écrites pour ces livres marquants.

Manifeste incertain 9, Frédéric Pajak

Le Manifeste incertain, c’est tout d’abord un très bel objet-livre, réalisé par les Editions Noir sur Blanc. Un format différent (23X17), une couverture somptueuse, qui répond au critère énoncé par le nom de la maison d’édition, un texte largement illustré de dessins à l’encre signés par l’auteur lui-même. Enfin, c’est un texte que les admirateurs du poète lisboète Fernando Pessoa ne rateront sous aucun prétexte. C’est également un recueil de textes de mémoires de Pajak, tout ça pour un prix modique (23 euros), qui permet de s’offrir un vraiment très beau livre au prix habituel d’un objet parfois souvent trop souvent banal.

C’est donc le neuvième, et a priori dernier volume d’une suite que l’auteur et dessinateur a prévu de ne pas poursuivre après ce numéro consacré en grande partie à Pessoa, mais aussi à des textes autobiographiques de souvenirs de voyages de Pajak à travers le monde, en Afrique, en Chine, aux Etats-Unis, en Europe, en France… Les tomes précédents ont été consacrés à Walter Benjamin, à des poètes (Ezra Pound, Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva…) et à Vincent Van Gogh. Le neuvième opus nous raconte Pessoa, avec ses multiples hétéronymes (Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Alberto Caiero, Bernardo Soares, pour les plus connus), sa vie depuis sa prime jeunesse, jusqu’à sa mort, sa vie de poète et de petit employé de bureau, sa vie intellectuelle et artistique, sa vie de misère aussi (de petites chambre en petite chambre, de bar en bar, l’alcool, omniprésent). Il est question aussi, bien sûr, de la malle dans laquelle on a retrouvé toute l’œuvre de Pessoa et de ses hétéronymes, une malle à laquelle Antonio Tabucchi a consacré un très bel essai littéraire à lire également, Une Malle pleine de gens. Le tout est illustré somptueusement de dessins (plus de deux cents) en noir et blanc, qui font corps avec le texte. C’est donc à une biographie (celle d’un grand poète portugais, parmi d’autres), mais surtout à l’autobiographie intellectuelle d’un penseur qui ne choisit pas par hasard les artistes auxquels il rend hommage et qui établit, sans le dire, un parallèle entre le travail journalistique et critique de Pessoa (qui aimait à fonder des mouvements littéraires) et les expériences de jeunesse de Pajak, qui lui aussi s’essaiera à une forme de journalisme alternatif (artistique et politique, mais surtout politique au grand dam du jeune Pajak, même s’il ne cache rien aujourd’hui de ses orientations révolutionnaires). Et puis il y a le voyage, les voyages, qui font le portrait d’un citoyen du monde curieux de tout, insatiable découvreur tenté par toutes les expériences de la vie, un auteur à découvrir et à suivre de près. Lisez Pajak, Lisez son Manifeste incertain, une œuvre colossale, et très belle !

Mes Fous, Jean-Pierre Martin

Le titre, évidemment ! Comment résister à pareille invitation ?… Sandor, père d’une jeune femme schizophrène, s’étonne de ce qu’il attire les fous. Où qu’il aille, dans les rues de Lyon ou ailleurs, des gens un peu étranges viennent à lui et lui parlent. Des fous, la plupart du temps. Qui lui tiennent des discours aberrants. Il y a Laetitia, la première qu’on entend, dès l’incipit : « Depuis que j’ai arrêté les antidépresseurs, me dit Laetitia, j’aime bien mon disque dur. Je vois des femmes enceintes au ventre transparent d’où sortent par le nombril des milliers de cerfs-volants. Ça se passe à Pompéi durant l’éruption du Vésuve. Toutes ces femmes s’envolent dans la baie de Naples, elles échappent au désastre et j’ai encore bien d’autres visions. » Il y a aussi Dédé, le fou météo, qui ne parle que du temps qu’il fait. Sandor se demande pourquoi il attire les fous, évidemment. Il est vrai que son père avait des angoisses, que la famille a plongées dans le non-dit. Il est vrai que Sandor n’est guère joyeux – quand on a une fille malade… Sandor a quatre enfants, dont Alexandre semble être le seul équilibré, trop équilibré peut-être. Sandor est séparé d’Ysé, la mère de ses enfants. Sandor se pose des questions. Quand il trouve un appartement, c’est celui d’un psychiatre, le docteur Maginot (le bien nommé ?). Certains de ses anciens malades l’appellent et lui donnent du « docteur ». Il en reçoit même un, Maurice, qui appartient à la catégorie des « simulateurs de troubles obsessionnels authentiques, avec dédoublement de soi et identification hallucinatoire, forme aggravée ». Rien que ça. Bref, Sandor attire les fous… Il en vient à se demander s’il n’est pas fou lui-même.

Cherche-t-il leur compagnie ? Il semble que les fous l’intéressent depuis toujours. Jusqu’à Abdil, le copain d’école d’Ambroise, un de ses fils, qui l’appelle depuis l’hôpital psychiatrique où il séjourne. Sandor accompagne les fous depuis toujours. Il y a aussi Volodia, le fou littéraire, Lancelot, et d’autres encore. Sandor picole pas mal. Sandor retrouve Rachel, une ancienne camarade de Sciences Po – Sandor est un HPI (Haut Potentiel Intellectuel), ça n’aide pas. Avec elle, sil se sent moins seul avec ses fous. Elle ne va pas très bien, elle non plus. A force de côtoyer ces corps errants, Sandor ne sait plus où il en est. Pour tenter de s’en sortir, il nage, à la piscine. Son toubib, Sylvain, tente de lui venir en aide : il l’a mis en arrêt maladie. Il lui conseille de prendre de la distance.

Comment Sandor s’en sortira-t-il ? C’est un peu tout l’enjeu de ce roman, sa seule question. Un roman agréable à lire, qui donne peut-être moins qu’il promet, mais qui se lit avec plaisir. Mes Fous, de Jean-Pierre Martin, dont le titre fait penser à Mes Amis, d’Emmanuel Bove. Un roman dont je ne saurai quoi dire de plus, sinon que rien ne vous empêche de le lire à votre tour. Alors, allez-y, les amis, mes fous…

Le meilleur Coiffeur de Harare, Tendai Huchu

Tendai Huchu est un jeune écrivain d’origine zimbabwéenne vivant en Ecosse. Son premier roman, Le meilleur Coiffeur de Harare, est une réussite. Vimbai, jeune fille-mère qui vit dans un appartement hérité de son frère aîné, contre toutes les traditions de son pays, et donc fâchée avec sa famille qui n’a pas accepté que feu son frère ait privilégié la jeune femme, travaille chez Mme Khumala, où elle est considérée comme la meilleure coiffeuse de toute la ville. Jusqu’au jour où arrive un jeune homme, Dumisani, dont le talent va vite éclipser le sien. Mais ces deux-là, que tout semble devoir éloigner, vont au contraire se rapprocher, lentement, très lentement, à parir du moment où Vimbai va lui proposer de lui louer une chambre dans sa petite maison. Le jeune prodige de la coiffure va très rapidement faire la conquête de Chiwoniso, la petite fille de la maison, à qui il fait faire ses devoirs sans jamais s’énerver, puis de sa mère elle-même, à qui il va permettre de fréquenter un nouveau milieu social, le jour du mariage d’un de ses frères, en la faisant entrer dans sa très riche famille, et passer pour sa fiancée. A la suite de quoi Dumi est de nouveau en grâce avec ses parents, et Vimbai passe pour celle qui l’a sauvé. Les relations entre les deux jeunes gens s’apaisent alors, ils sympathisent, il est question de mariage entre eux, même si rien ne se passe de concret sur le plan physique. Cette comédie de moeurs est évidemment, et heureusement, un peu plus que cela : une véritable critique du régime politique du Zimbabwe, où règne la corruption, où sous couvert de décolonisation et de libération, les nouveaux maîtres du pays font régner une forme de terreur sur leur peuple. Car s’il ne fait pas bon être une jeune femme au Zimbabwe (Vimbai, comme tant d’autres, s’est faite séduire très jeune par un riche homme d’affaires qui lui a fait un enfant, pour l’abandonner aussi vite sans assumer ses responsabilités vis-à-vis de sa fille, et se comporte en véritable mufle en toute occasion), il est pire encore de vouloir y vivre librement son homosexualité, ce que Dumisani sait déjà et apprendra encore à ses dépends lorsque le thème principal du roman devient celui-là. Ce livre, qui se lit comme un « page-turner », est donc une critique politique et une dénonciation de l’homophobie, un beau roman qui fait mieux connaître à son lecteur un pays mal connu, un hymne à la tolérance qu’on peut lire et faire lire sans hésitation.

Une Femme en contre-jour, Gaëlle Josse

Gaëlle Josse a attendu dix années après la mort de Vivian Maier, la photographe anonyme, pour écrire ce court roman qui lui rend un hommage sensible et délicat, sans rien cacher de cette drôle de femme, dont la vie dans son ensemble n’a rien eu de folichon, elle qui a passé une grande partie de son temps à jouer les nurses pour des familles d’Américains plus ou moins aisés, s’occupant de garder leurs enfants, leur faisant découvrir des choses que leurs parents ne pensaient pas à leur mettre sous les yeux ou, les mauvais jours, les traumatisant un peu par une sorte de sadisme à l’égard des petits qui lui faisait peut-être rejouer certaines des violences d’enfance que lui avait réservé la vie. Parallèlement à cette activité professionnelle des plus modestes et à une vie sans relief, s’il n’y avait pas eu la photographie, Vivian promène dans les rues des villes américaines où elle évolue son Rolleiflex et shoote autant qu’elle peut les déclassés de ce monde, les laissés pour compte de la société envers lesquels elle a une véritable tendresse qui se lit dans le regard qu’elle porte sur eux, dans ses clichés plein d’empathie et d’amour. Elle fait aussi des autoportraits, qui a eux seuls mériteraient une exposition. De son vivant, pas un de ces clichés n’a été montré. Elle en a vu d’ailleurs bien peu, n’ayant pas les moyens de faire tirer ses photos. Très vite, la valise, les valises, dans lesquelles elle accumule les films de douze poses qu’elle fait développer sans aller plus loin est oubliée chez un garde-meuble chez qui elle les abandonne, par manque de moyen toujours (elle ne paie plus le loyer), jusqu’à ce que l’ensemble soit vendu à un jeune homme qui cherchait des photos anciennes de sa ville de Chicago. Raté, il s’agit de portraits, mais très vite John Maloof (qui n’y connaît rien en photo) s’aperçoit qu’il a affaire à un-e véritable artiste et que c’est sur un petit trésor qu’il est tombé. Ce n’est pas de son histoire qu’il s’agit dans le livre de Gaëlle Josse, mais de celle de Vivian Maier. Son histoire à lui, quand il découvre la photographe, il en a fait un film, qu’on peut voir pour se faire une idée de l’œuvre de la photographe, autant que de sa vie, puisqu’il a mené l’enquête sur elle. Le texte, de ce point de vue, s’inspire largement du film. Et du site officiel de Vivian Maier, créé par Maloof toujours. L’auteure ne s’en cache pas, qui les mentionne dans un épilogue bienvenu. Le portrait qu’elle réalise de la photographe est plein d’empathie, écrit dans un style plus que plaisant. Pour qui ne connaît pas encore Vivian Maier, cette grande photographe de rue que l’histoire a bien failli manquer, il est aussi important de lire le livre de Gaëlle Josse (l’histoire d’une vie pas comme les autres, dédiée à « ceux qui ne ‘sont’ rien ») que de voir le film Finding Vivian Maier, paru en 2013, co-réalisé par John Maloof et Charlie Siskel. Pour ceux qui aiment la photographie, mais pas que…

Roman policier, Imre Kertész

Très court roman, écrit sans qu’il ne réponde à un « impérieux besoin existentiel », selon l’aveu de son auteur, il ne constituait pas moins pour lui un défi par la nouveauté qui consistait pour lui à sortir « une histoire toute faite de son chapeau » et à l’écrire en quinze jours, quand il était habitué à une écriture au long cours (« des années, voire une décennie »). Quant à proposer à une maison d’édition hongroise appartenant à l’Etat un texte que la censure aurait très bien pu refuser (« En effet, comment, dans une dictature arrivée au pouvoir par des voies illégales, publier au nez et à la barbe de la censure une histoire qui parle des moyens illégaux de s’emparer du pouvoir ? »), ça ne semblait pas lui poser plus de problème que ça. Pour y remédier par avance, il situa donc son intrigue dans un pays imaginaire d’Amérique latine. Et on s’intéresse donc à Martens, un flic tout récemment promu dans la Corporation (sorte de police politique, qui s’autorise les moyens les plus ignobles pour mener à bien ses interrogatoires), un bleu comme il le répète à l’envi, et à l’affaire Salinas, père et fils. Les Salinas sont une famille installée, dont le « chef » est plutôt le genre d’homme qui collabore avec les dictatures, un chef d’entreprise propriétaire d’une grande chaîne de magasins présente dans tout le pays, quelqu’un à qui tout le monde, même les homme de la Corporation, donne du « Monsieur ». Son fils est un jeune homme qui vit mal la fermeture de l’Université où il fait ses études, qui vit mal l’omniprésence de la police dont les oreilles traînent partout en ville, et qui va sans doute « faire quelque chose ». Manque de chance pour lui, il est tombé entre les griffes d’un indicateur redoutable, et il se fait rapidement arrêté. Son père, Federigo, lui a fait croire qu’il avait intégré un réseau dont lui-même serait le chef. Il l’a fait pour éviter qu’Enrique finisse par intégrer un vrai réseau d’opposants et ainsi mieux le contrôler.

Le narrateur de toute l’histoire n’est autre que Martens qui, du fond de la prison où il attend son procès et sans doute sa condamnation à mort, écrit le texte dans lequel il entend, sinon se disculper, du moins à assurer sa « rédemption ». Le régime dictatorial auquel il a donné son âme a été renversé et ses collaborateurs (pas tous car, Diaz, le supérieur de Martens ne s’est pas fait arrêter et il « court encore ») attendent que la démocratie en place les juge. Le troisième larron du bureau où les Salinas sont interrogés, un certain Rodriguez, malade qui, quand tout commence, travaille à l’élaboration d’un engin de torture des plus performants, a quant à lui déjà été condamné à mort. Le sort à venir de Martens ne fait pas de doute. Il écrit donc tout le récit de l’affaire Salinas, un épisode tragique parmi bien d’autres, qui va mener au pire, une fois que Rodriguez sera allé trop loin, une fois que le Colonel, celui qui suit l’affaire de loin et en apprend les dérapages après coup, sera obligé par souci de « cohérence » d’en assumer les désastreuses conséquences. C’est donc la mécanique de la dictature que décortique ce roman brillamment mené, en mettant en scène des personnages inhabituels (deux bourgeois, les Salinas père et fils, plutôt que des jeunes opposants de gauche) et en donnant la parole à l’un des sbires de la police politique (un second couteau, un bleu) plutôt qu’à l’un de ses chefs. Et bien sûr, le principal responsable des exactions commises par Rodriguez, Diaz, a bel et bien disparu, dans un scénario fidèle à la réalité des systèmes dictatoriaux d’Amérique du Sud. Roman policier n’est pas sans faire penser à certains des courts romans de Roberto Bolaño, on y voit la logique du mal à l’œuvre. Et on lit ce livre sans perdre haleine, même si contrairement au genre du policier, ce roman-là ne laisse pas sa part au suspens ou au doute. On sait très vite ce qu’il en sera du destin des Salinas, parce que ce ne sont pas les personnages qui importent, mais le système qui les broie. Imre Kertész était un immense écrivain, cela ne fait vraiment aucun doute. Lisez-le sans hésiter !

Profession romancier, Haruki Murakami

Haruki Murakami est un écrivain sympathique. Après son Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, bien longtemps après, il fait un retour sur sa carrière d’écrivain dans un nouvel ouvrage (datant de 2015, déjà), Profession Romancier, non sans revenir sur des aspects de sa carrière qu’il a déjà fait connaître à ses lecteurs. Essai, autant qu’autobiographie professionnelle, ce texte est à vrai dire un recueil d’articles dont un certain nombre ont été publiés dans la presse avant même d’être regroupés dans un seul et même livre et donnés à lire à ses lecteurs. Alors pourquoi avoir choisi de lire ça, c’est sans doute la première question que je devrais me proposer d’élucider et à laquelle, soyons honnête, je n’ai pas de réponse, sinon qu’Haruki Murakami est un écrivain sympathique. Hélas, pour le reste, trouver dans Profession Romancier des raisons d’en conseiller la lecture semble peu aisé. Passons sur le premier « chapitre », dont la première phrase est un aveu de faiblesse : « La question du roman serait, je crois, un sujet trop vaste pour commencer. » ! Bien des écrivains ont écrit sur le sujet, sans renoncer pour des raisons de ce genre, et ont livré des réflexions pleines d’intérêt sur l’art du roman (ne citons que Virginia Woolf, David Lodge ou Butor, pour rappel… et il y en a bien d’autres qui n’ont pas hésité à se creuser la tête sur le format qu’ils ont choisi en écriture). Murakami, lui, botte en touche et va donc nous parler de sa carrière ou des écrivains, de musique ici et là, mais pas du roman (ou si peu). Ne vous attendez pas plus à trouver dans son recueil des textes théoriques ou des essais sur certaines de ses techniques d’écriture. On en vient donc très vite, dès le deuxième chapitre, à la façon dont Murakami est devenu romancier : on avait déjà lu ça dans Autoportrait de l’auteur en coureur de fond (ou comment recycler un vieux texte) et si l’épiphanie qu’il a vécue pendant un match de baseball auquel il assistait est touchante, on a envie de dire qu’on aimerait lire et découvrir autre chose, ce dont on s’abstient parce qu’Haruki Murakami est un écrivain sympathique. Passons donc au troisième chapitre, consacré aux prix littéraires, sur lequel nous ne nous éterniserons pas. Il suffit de dire qu’Haruki Murakami veut nous persuader qu’il se moque de ces prix (lui qu’on a annoncé plusieurs fois potentiel lauréat du Nobel de littérature et qui ne l’a jamais reçu) et qu’on le croit sans peine (d’ailleurs, on s’en fiche éperdument, pour dire la vérité). On serait en droit, si Haruki Murakami n’était pas un écrivain sympathique, de s’impatienter un peu. Le quatrième chapitre, heureusement, aborde le sujet de l’originalité. On se dit qu’on va peut-être enfin découvrir quelque chose de neuf dans ce livre qui tarde à démarrer. C’est peut-être le cas, mais hélas, je n’ai rien retenu de ce chapitre. Il y est question de musiciens originaux (Les Beatles, Malher), assez peu d’écrivains et de grands romans – à croire que Murakami ne lit pas. Cinquième essai : Ecrire… mais quoi ? Murakami y parle encore de lui comme auteur, narre quelques anecdotes concernant des écrivains célèbres (Kafka, Joyce, Valéry, Hemingway…), évoque la musique, en particulier le jazz, mais le chapitre laisse sur sa faim le lecteur exigeant. Le sixième chapitre propose à l’écrivain en herbe une recette, Faire du temps son allié, et nous gratifie de ses règles de travail, dont on avait déjà pu prendre connaissance dans Autoportrait de l’auteur etc… Haruki Murakami est un écrivain sympathique, mais il exagère un peu. Si ses romans (je ne les ai pas tous lus, m’arrêtant à 1Q84, qui attend encore dans ma bibliothèque que je me sente la force de l’entamer) sont très agréables, ses essais littéraires laissent tout de même à désirer. Le lecteur désireux de connaître l’écrivain japonais y trouvera peut-être son compte, mais celui qui attendrait d’en apprendre rien qu’un peu sur ses théories littéraires, sa culture livresque et ses techniques d’écrivain en est pour ses frais. « Je me suis fixé une règle, lorsque je travaille à un roman, c’est d’écrire dix pages manuscrites par jour. » Hemingway en faisait de même (voir Paris est une fête) et ce genre d’information n’a rien de très exceptionnel ni de mémorable. En la matière, chaque écrivain a sa méthode : Pierre Michon passe des mois sans écrire, et l’emploi du temps quotidien en matière de discipline d’écriture des uns et des autres n’a rien de bien passionnant. Ils finissent tous par publier de très bons textes et nous en sommes heureux pour eux comme pour nous. Qu’ils écrivent au quotidien ou non, en buvant ou en se droguant, après avoir couru ou nagé une heure, en menant une vie saine ou grand train est leur affaire. En revanche, quand Haruki Murakami, un écrivain sympathique au demeurant, pose une question plus fondamentale sur le thème de l’écriture, il s’empresse d’y répondre en affirmant qu’il n’en sait rien, tout comme il passe un temps considérable à faire accroire à son lecteur qu’il n’est pas très intelligent (Haruki, pas le lecteur), qu’il est un homme banal, simple, modeste (tout en parlant de lui sans cesse). Dans ce chapitre, le thème de la réécriture est abordé (c’est un peu plus intéressant, soudain) et l’on apprend que réécrire est essentiel pour Haruki. Le chapitre suivant revient sur la nécessité pour Murakami d’entretenir son corps en courant (voire une fois encore Autoportrait de l’auteur en coureur de fond). Puis on en vient à ses années d’école et d’études (on apprend qu’il n’a pas aimé être élève), ce qui sur sa façon d’écrire nous en dit bien peu, et au neuvième chapitre, qui aborde le sujet des personnages que Murakami aime à créer, on se dit qu’enfin on en vient aux choses essentielles, et que quelques « secrets » de fabrique vont nous être révélés. La question de la première et de la troisième personne est abordée elle aussi. Et puis, guère plus. Le chapitre suivant pose la question des lecteurs de Murakami (Pour qui est-ce que j’écris ?… il affirme écrire avant tout pour lui-même ou pour un lecteur idéal, pfffff !), puis ce sont les dernières années de sa carrière qu’on aborde, en particulier celles de son succès américain et mondial. On en arrive à se dire que Murakami a réalisé un tour de force dans cet ensemble de textes : donner deux cents pages sur quelques thèmes touchant à son métier sans nous apprendre grand-chose sur le sujet. L’ensemble de ces petits essais écrits pour la presse ne fait donc pas un livre passionnant. Haruki Murakami est un écrivain très sympathique, qui a toute notre estime, mais vous pouvez vous passer d’acheter et de lire ce livre d’essais (ou alors, volez-le !).

Augustin Mal n’est pas un assassin, Julie Douard

Aujourd’hui, j’ai la flemme d’écrire un compte rendu de ce petit roman publié par POL, mais coup de chance extraordinaire, dans le dernier numéro du Matricule des anges (consacré à l’écrivaine Hélène Bessette), Chloé Brendlé l’a lu et en fait un petit commentaire page 32. Rassurez-vous, je ne vais pas vous planter là en vous conseillant d’acheter Le Matricule n°214 pour lire cette chronique. J’ai la flemme d’écrire, mais pas de taper un texte qui, coup de chance extraordinaire, n’est pas très long. Allons-y donc…

« Du constat qui lui sert de titre, ce livre propose une démonstration aussi imparable que grinçante, Augustin Mal, donc, n’est pas un assassin ; la preuve, ce n’est pas lui qui a zigouillé le caniche du voisin, et ce n’est pas la mort qu’il fera subir à Gigi, la femme convoitée. » Je me permets un premier commentaire personnel : je ne saurais pas dire mieux, cette critique littéraire commence juste comme il faut. Reprenons… « Augustin ne va pas si mal donc même s’il se souhaiterait plus mâle. Augustin serait presque bien sous tous rapports. Deuxième commentaire personnel : c’est vrai. Et le jeu de mot sur le nom de famille du personnage est de bon aloi. « Ecoutons-le plastronner à l’aube de son monologue : « Moi, j’aime la familiarité. Surtout la mienne car elle est sans vulgarité. Cela tient peut-être au fait que je suis très propre. » Commentaire personnel n° 3 : j’ai vérifié, c’est bien écrit comme ça, au tout début du livre, page 8. « Il ressemble à ce voisin un peu collant à qui la distanciation sociale ne dit rien ,à ce toqué toujours prompt à identifier les tares des autres, à quelque élucubrateur du dimanche ; bref, il ne doute de rien. » Commentaire personnel n° 4 : très bonne description du personnage principal du roman Augustin Mal n’est pas un assassin. « Le lecteur, lui, se demande assez vite s’il faut prendre les maux qu’il devine au sérieux : une fixette étrange sur les dents, un imaginaire porté sur l’animal (du caniche à la truie en passant par l’incongru dauphin), des « ombres de ressentiment » envers la gent féminine. » Commentaire personnel n° 5 : je m’insurge contre cette affirmation qui prête au lecteur des intentions que je ne reconnais pas dans ma propre lecture du texte, je ne me suis pas posé la question que se pose, selon Cholé, le lecteur (hors j’ai lu ce roman, pour une fois, car il est très court ! )

« Le (je viens de faire un saut de paragraphe, car dans Le Matricule des Anges la mise en page de la critique est exactement celle-là, et je tiens à être fidèle au texte et à ne pas en trahir le contenu, ni la forme) quatrième roman de Julie Douard se lit d’une traite, du rire à l’effroi. » Commentaire personnel n° 6 : Bien vu, j’ai en effet lu ce roman (95 pages) d’une traite, encore que c’est une façon de parler puisque je l’ai lu en deux jours. Le rire et l’effroi n’ont pas approché de mon esprit, mais c’est un détail. « Comme dans ses précédents récits, cette professeure de philosophie manipule euphémismes et assertions bien articulées pour décrire une réalité rien moins que sordide. » Commentaire personnel n° 7 : je n’aurais pas eu l’idée d’écrire cette phrase si j’avais eu le courage de me lancer dans une chronique du roman Augustin Mal n’est pas un assassin, car je n’ai pas lu les précédents récits de Julie Douard, de plus je ne savais pas qu’elle était professeure de philosophie et les euphémismes et assertions bien articulées ne font pas partie de mon bagage théorique. « L’éloge de la promiscuité à la piscine (ô les piscines !) nous fait rire en plein métro, tandis qu’une scène de lecture de roman Harlequin atteint le summum du glauque. » Commentaire personnel n° 8 : J’ai dû m’assoupir pendant ma lecture du roman Augustin Mal n’est pas un assassin, car je n’ai aucun souvenir de la lecture du roman Harlequin, en revanche je garde un vague souvenir de l’éloge de la promiscuité à la piscine. « Julie Douard met en scène avec une efficacité certaine l’engrenage du déni et les distorsions possibles du réel chez une conscience livrée à elle-même. » Commentaire personnel n° 9 : pas de commentaire personnel.  » Le portrait qu’elle dresse est celui d’un homme inadapté mais touchant, perdu mais terrifiant, qui pourrait être n’importe qui mais fait n’importe quoi, un homme qui ne se reconnaîtrait pas du tout dans les accusations imprimées qui fleurissent sur nos murs, et pourtant. » Commentaire personnel n°10 : Augustin Mal ne m’a pas touché, mais je confirme qu’il est inadapté, je me suis attaché à lui, parce que j’ai aimé le discours complètement délirant qu’il tient sur le réel, que j’aime les personnages décalés. Par ailleurs, la référence à Rémi Gaillard (Faire n’importe quoi pour devenir n’importe qui), même s’il est montpelliérain et que Le Matricule des anges a sa rédaction dans la ville héraultaise, me semble un brin facile. Par contre, je me sens un peu bête, car je ne vois pas de quelles accusations imprimées qui fleurissent sur nos murs (peut-être s’agit-il de murs Facebook, je ne sais pas) dont parle pour conclure sa critique Chloé Brendlé. Mais ce n’est pas très grave, car du coup, maintenant que j’ai fini de recopier sans vergogne la critique du Matricule des anges, l’envie de chroniquer Augustin Mal n’est pas un assassin m’est enfin venue. Reprenons…

Augustin Mal n’est pas un assassin (ici commence mon texte personnel : si Chloé a un blog ou découvre mes commentaires personnels sur sa critique par une autre voie, je l’invite bien sûr à me faire parvenir ses commentaires personnels sur mon compte rendu, que je reproduirai sans barguigner dans le corps du texte) est un court roman (95 pages) que j’ai lu avec un plaisir indiscutable, peu de temps après avoir lu Le Mobile de Javier Cercas et, c’est assez drôle, j’ai trouvé que les deux personnages, Alvaro (de Cercas) et Augustin (de Douard), ont quelques points communs. Ils sont tous les deux, disons-le clairement, un peu ravagés et portent sur leurs semblables un regard dans lequel l’empathie n’a pas sa place. Ainsi Augustin a-t-il une collègue qu’il surnomme « la truie », ce qui en dit assez long sur ses convictions en matière de féminisme, et il finit par enlever une jeune femme, Gigi, qu’il entraîne chez lui en la prenant par la main, puis qu’il drogue pour la faire dormir et qu’il viole (même s’il ne prononce jamais ce mot, puisqu’il se dit amoureux et qu’il prête à sa victime, endormie, des désirs à son égard) à plusieurs reprises sans oublier de la rendormir en lui faisant boire de nouveau un cocktail de médicaments. Pourtant, quand Augustin rencontre Gigi (c’est dans un groupe de parole où hommes et femmes parlent de leurs problèmes de couple ou de sexualité, et dans lequel Augustin s’est engagé, sans trop savoir quel groupe de parole il avait choisi, car il a envie de rencontrer des femmes, mais il a opté pour un groupe qui lui irait comme un gant s’il le prenait au sérieux), il n’a pas pour elle ce qu’on peut appeler un coup de foudre : « La première femme qui a pris la parole était, je regrette de le dire, vraiment moche. » C’est le style direct d’Augustin, on est page 56, on a donc déjà eu le temps de s’y habituer. Autre exemple du regard que porte Augustin sur les femmes, celui de la page 67, quand il rencontre la stagiaire de la cantine, dont il pense ceci : « Elle n’est pas trop vilaine hormis la texture de sa peau et ses cheveux teints en noir. » Il s’arrange pour la suivre dans le local à poubelles (« Elle a ouvert une grosse benne pour y mettre des sacs, et là, j’avais son derrière juste devant moi. ») et c’est à l’odeur insoutenable des lieux qu’on doit d’échapper à une scène qu’on n’a pas le temps de sentir venir (« Plus je m’approchais du fessier offert, et plus ça puait du fait qu’elle avait la tête dans la benne et qu’elle trifouillait je ne sais quoi comme s’il s’était agi d’un simple placard. J’ai bien failli la toucher mais, au dernier moment, ma main s’est repliée vers ma bouche en raison d’une faiblesse de mon foie et j’ai dû déguerpir. ») parce qu’à peine installée elle est évacuée. La conclusion d’Augustin est bien dans sa façon de penser des femmes : « C’était vraiment bête pare que, gentille comme elle est, je suis sûr que cette fille m’aurait laissé lui lécher le tatouage qui commence dans son cou et finit je ne sais où. » Avec les femmes, Augustin ne s’encombre pas de préliminaires inutiles, il se sert. Tout comme Arturo dans Le Mobile, qui a une relation sexuelle avec la concierge pour la manipuler et obtenir d’elle des renseignements sur les habitants de son immeuble, Augustin va à l’essentiel. Et tout comme lui, il n’hésite pas à espionner ses voisins, à les écouter en douce, mais si Arturo le fait pour nourrir les personnages de son livre et influencer la réalité de son propre entourage pour la tordre dans le sens de la fiction qu’il a imaginée et ne plus avoir qu’à la transcrire dans son livre, lui le fait sans raison, ce qui annonce rapidement le viol de la fin du roman : il entre donc chez sa voisine de palier, qui est descendue ouvrir à son compagnon, pour lui voler un slip (il les collectionne), et en profite pour visiter rapidement son appartement (commentaire : « Je lui ai donc rendu une très courte visite. J’aurais certes préféré la faire en sa compagnie, mais elle est si malpolie et si peu civilisée qu’il y a fort à parier qu’elle ne connaît pas le sens des visites de bon voisinage. », tout est là dans le portrait que fait Julie Douard de son Augustin, c’est le discours type d’un pervers narcissique qu’elle offre à son lecteur, sans à aucun moment se laisser aller à un commentaire personnel sur l’affreux jojo et ça marche du feu de Dieu !) ; il se cache, déjà, dans le local à ordures (c’est avant la scène avec la stagiaire de la cantine) pour épier une altercation entre la concierge de l’immeuble et un voisin d’immeuble.

La différence essentielle entre Le Mobile et Augustin Mal n’est pas un assassin, ce qui fait qu’hélas (selon moi, et cela n’engage que moi) la nouvelle de Cercas est faible, alors que le roman de Julie Douard est une petite pépite, c’est le choix de la personne pour la narration (3e personne pour Le Mobile, 1ère personne pour Augustin Mal n’est pas un assassin) et la capacité de l’écrivaine à tenir du début à la fin de son texte un discours direct qui ne laisse cours à aucun autre commentaire que ceux du narrateur-personnage. Tout en contradictions, accusant les autres des tares et des vices qu’on observe en lui et qu’il pourrait éventuellement se reprocher, d’une naïveté réjouissante sur lui-même, au point que quand il se pose la question, à la fin du roman, de sa propre remise en cause et de ce qu’il pourrait changer pour s’améliorer, il ne voit finalement rien ou si peu de choses qu’il ne vaut pas la peine d’en parler. Oui, pour ces raisons-là, Augustin Mal n’est pas un assassin est une belle réussite et sa lecture jubilatoire.

PS : Bien que n’ayant pas lu les premiers textes de Julie Douard, son féminisme ne fait aucun doute (elle a écrit Usage communal du corps féminin, ce qui laisse penser que le thème de l’exploitation des femmes est assez présent dans son œuvre) et elle fait mouche d’un point de vue militant en livrant un roman dont le narrateur est au moins misogyne, pour ne pas dire mieux, sans à aucun moment chercher à livrer au lecteur une pensée prête-à-porter, sans lui dire ce qu’il doit penser d’Augustin Mal. Le titre du roman, comme le texte qui le suit, est de ce point de vue un petit bijou. On reviendra à Julie Douard, c’est promis.

PS bis : Je me mords les doigts d’avoir eu la flemme de rédiger moi-même la critique de l’excellent roman Augustin Mal n’est pas un assassin, car je me suis vraiment donné beaucoup de travail en tapant l’article du Matricule des anges, alors que pour finir, sur ma lancée, j’ai écrit mon propre texte. C’était un peu idiot.

La Seiche, Maryline Desbioles

Une femme cuisine pour la première fois un plat de seiches farcies. En réalité, elle a acheté des encornets, mais cela importe peu… Chacun des chapitres de ce magnifique livre, qui évoque un peu Le Parti pris des choses de Francis Ponge, a pour titre l’une des étapes de la recette : « Nettoyez les seiches en prenant soin de ne pas déchirer les corps ; » – « réservez têtes et tentacules » – « puis hâchez-les avec 3 oignons, 1 gousse d’ail, le lard et le persil. »etc… Il est bien sûr question de cuisine, mais pas que. La narratrice, chaque fois qu’elle invite chez elle, cuisine un plat qu’elle n’a jamais cuisiné auparavant. Elle nous livre donc le récit de sa préparation, ses réflexions sur le produit qu’elle travaille (ici, la seiche, enfin l’encornet…), ou plutôt des produits qu’elle travaille (piment, ail, coulis de tomates, cheveux d’ange…), sur le vocabulaire des livres de recette (réserver, par exemple), mais très vite son esprit bat la campagne et ce sont souvenirs d’enfance, rêveries et parenthèses de l’imaginaire qui prennent le relai, par associations d’idées, de la recette. Ne pas chercher dans ce texte une quelconque intrigue, une histoire, pas plus qu’un schéma narratif ou un héros ! On est dans le texte pour le texte, dans l’écrit littéraire, voire poétique, dans une écriture qui se déploie sans autre souci que celui d’exister pour elle-même, et avec grand talent : « Se brûler les ailes, brûler les planches, brûler ses dernières cartouches, brûler d’impatience, brûler d’amour, tu brûles, brûler, brûler. Brûler ses vaisseaux de sorte qu’on connaisse une extrémité, une lisière, des confins mais dont on revient, si on revient, à jamais changé, troué, altéré, grandi, alourdi, allégé, je ne sais pas, mais changé. En me brûlant j’ai touché l’autre côté, « Tu brûles », m’ont crié les morts qui ne manquent pas d’humour. » Et le texte d’aborder les souvenirs traumatisants de la narratrice, l’histoire enfouie d’une chute, à un âge où l’on oublie si facilement ce qui fait mal, dans une bassine remplie d’eau chaude, échappant momentanément à la vigilance d’une grand-mère qui en perdra la parole, avant de la retrouver par on ne sait quelle opération du saint esprit. Le texte dérive ainsi d’association d’idées en association d’idées, revenant toujours immanquablement à l’acte de cuisiner, à la recette, pour repartir immanquablement vers d’autres échappées belles, qui font de ce roman un objet littéraire fascinant et digne d’être relu. Maryline Desbioles a réussi avec La Seiche un coup de maître qui donne envie de découvrir le reste de son œuvre, constitué d’autres romans, de recueils de nouvelles et de poésies, une œuvre à découvrir, n’en doutons pas.

Nyarlathotep, H.P. Lovecraft

Petit recueil de nouvelles publié par L’Herne en 1996, nouvelles déjà publiées dans le Cahier de l’Herne consacré à Lovecraft en 1969, recueil qui me sembla l’objet idéal pour entrer en douceur dans l’œuvre d’un écrivain dont j’ignorais à peu près tout jusqu’alors, écrivain auquel je ne demandais pas mieux qu’attribuer ma sympathie, Nyarlathotep ne m’a sans doute pas donné envie de lire l’intégrale de l’un des maîtres du fantastique, non pas que ces textes soient mauvais, loin s’en faut, mais peut-être parce que l’ensemble m’a paru irrégulier, que certaines (bonnes) nouvelles de ce petit recueil (cinq nouvelles + deux textes anecdotiques) m’ont fait penser à Maupassant et au fantastique du XIXe siècle (ne boudons pas pour autant notre plaisir, ces deux nouvelles sont bonnes, répétons-le !). Bref, comme disait Pépin, commençons par évacuer, les deux derniers titres, Le Combat qui marqua la fin du siècle, petit texte potache écrit vraisemblablement par HPL, ou peut-être par l’un des ses amis de plume, qui relate un combat de boxe surréel entre deux mastodontes du noble art, qui se détruisent mutuellement plus qu’on ne pourrait l’imaginer, combat qui se termine par la mort d’un des deux belligérants, mais qui n’est à la fin pas vraiment mort, bref, texte dans lequel tous les personnages dont les noms sont fantaisistes renvoient aux amis de plume de la bande d’amis écrivains de HPL, texte à l’intérêt limité si longtemps après sa rédaction, et Ce qui doit se dire en vers, petit essai sur la poésie et ce qu’on peut se permettre quand on veut écrire des vers rimés. Le reste, dieu merci, a une toute autre allure. Nyarlathotep, qui donne sont titre au livre, est un très court texte, dont le style évoque celui de Borges et invite le lecteur à s’accrocher pour comprendre ce qu’il lit. Nyarlathotep vient de l’Egypte ancienne, on se bat pour aller l’écouter, le voir pour l’entendre délivré des messages venus de l’espace. Nyarlathotep annonce une période à venir angoissante et, quand il arrive dans la ville du narrateur, des événements étranges se produisent… Saisissant. Souvenir, le deuxième texte du recueil, est encore plus bref que le précédent. Là encore, on pense à Borges. Très beau texte sur l’espèce humaine, visiblement depuis longtemps disparue, dont deux êtres monstrueux, un génie et un démon, évoquent le souvenir. Jusque-là, Lovecraft me semble à la hauteur de sa réputation.

Le terrible Vieillard, qui suit ces deux premières courtes, très courtes nouvelles, est plus classique et commence à faire penser au fantastique du XIXe siècle. Il n’en est pas moins un très bon texte, dans lequel l’humour et la surprise sont au rendez-vous. L’Image dans la maison déserte, nouvelle plus conséquente par sa longueur, est un texte d’effroi, plus que d’horreur, que ma fille goûta fort dans sa prime jeunesse – elle était précoce – et dont elle me narra à l’époque – c’était du temps de son adolescence naissante – la fin, ne craignant pas de spoiler un texte dont elle pensait sans doute que je ne le lirai jamais. Erreur ! Dans le caveau est très nettement inspiré par la littérature du XIXe siècle et si on me l’avait donné à lire sous le nom d’auteur de Maupassant, je me serais fait prendre à ce jeu pervers. Très bon texte à chute, dont je ne dirai aucun mal, mais qui me semble daté.

Bref, je ne saurais vous dire ce que je pense de ce recueil de nouvelles de Lovecraft, l’auteur est sans nul doute un excellent auteur de textes de genre, sans doute du niveau d’un Poe, mais il me faudra sûrement lire d’autres de ces textes pour me forger un avis définitif. Il faut avoir l’humilité du débutant quand on est novice !

Mes derniers Mots, Santiago H. Amigorena

Petit bijou de pure littérature, poétique à souhait, sur le thème on ne peut plus actuel que celui de la fin de l’humanité, Mes derniers Mots est un texte très court qui a donné lieu à une adaptation cinéma, que nous n’avons pas eu le chance de voir, de Jonathan Nossiter, Last Words, avec quelques acteurs de grande notoriété comme Nick Nolte (nous ignorions qu’il était encore en vie) et Charlotte Rampling. Un court texte constitué de très courts paragraphes. Les répétitions y sont légion. « I – William Shakespeare est mort aujourd’hui. L’humanité a vécu. Je suis seul à présent. » / « II – William Shakespeare est mort aujourd’hui. il avait cent-vingt-quatre ans. Jamais personne ne saura pourquoi il a survécu jusque-là… » / IV – William Shakespeare est mort aujourd’hui. William Shakespeare n’avait pas peur. William Shakespeare n’était pas fou. » / CXXXVI – William Shakespeare est mort aujourd’hui. L’humanité a vécu. Je suis seul à présent. » ou les débuts de chapitres des pages 130 et 131 qui commencent tous par l’anaphore « Il m’a dit… ». Bellarmin est le narrateur de ce texte. Contrairement à William Shakespeare (c’est Iorgos qui lui a donné ce nom, à son arrivée dans la ville d’Athènes, où tous se sont donné rendez-vous pour vivre ensemble la fin de l’humanité), Bellarmin est très jeune : il a dix-sept ans. Plus personne n’a de nom, en arrivant à Athènes. Bellarmin est baptisé par William Shakespeare. Il a quitté Paris et la violence de ses rues où l’on tuait pour tuer (sa sœur, enceinte, est morte sous ses yeux, le ventre ouvert par la lame de jeunes gens qui faisaient, en riant, une sorte de pari pour savoir s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon : c’était une fille. Mais cela n’avait pas d’importance et ils le savaient tous.) pour répondre à l’appel qui invitait les derniers survivants de la grande catastrophe à se rendre à Athènes. Tout le long de son chemin (il va à pied) à travers l’Europe, il ne rencontre qu’un petit garçon qui s’est arrêté près d’une rivière pour s’y laisser mourir. Arrivé à Athènes, il y trouve une petite troupe qui ira jusqu’à un peu moins de mille personnes. puis le dépeuplement commencera, pour bien vite limiter le groupe à moins de dix personnes. Parmi elles, Alba et Sierra, deux très jeunes femmes de l’âge de Bellarmin qui ne donneront naissance à personne, malgré des efforts notables pour repeupler l’humanité. Enfin, après la mort de Iorgos, le Grec, il ne reste plus que William Shakespeare et Bellarmin, les deux personnages principaux du livre. William Shakespeare lit un livre, dont il cite des passages au jeune homme qu’il tente d’élever. William Shakespeare a eu plusieurs vies, il a aimé plusieurs femmes, eu bien des enfants, fondé plusieurs familles. Il est le seul centenaire de l’humanité finissante. Il écrit aussi, on l’apprendra à la fin du roman. Il a deux carnets, un rempli de pattes de mouche dignes des microgrammes de Robert Walser (Bellarmin le lira après la mort de son vieil ami) et un autre complètement vierge. Il le réserve pour Bellarmin, à qui il répète le message : Ecris ! C’est ce que fait le jeune homme, une fois devenu le dernier homme sur terre, s’émerveillant de la beauté du monde, un monde dont on ne peut s’émerveiller de la beauté qu’une fois que l’humanité est portée disparue, pour donner vie au texte que vous lisez et dont le titre est Mes derniers Mots. Un très beau texte, publié par les Editions POL, un texte de Santiago H. Amigorena, auteur donnant habituellement dans l’auto-fiction, que nous liront sans doute pour mieux le connaître. Vous avez la chance de ne pas encore avoir lu Mes derniers Mots, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

Technique du métier d’écrivain, Victor Chklovski

Fondateur de l’école formaliste russe, Chklovski est un écrivain russe des années 1920. Son livre est donc un manuel pratique à l’usage des jeunes écrivains de son époque et se réfère aux œuvres des grands écrivains du XIXe siècle (Maupassant, Dostoïevski, Tolstoï, Dickens, Pouchkine, Tchekhov…), auxquels il emprunte les exemples lui permettant d’étayer ses théories. Bien sûr, tout cela n’est pas très nouveau et l’eau a coulé sous les ponts de la littérature depuis le XIXe. Il n’en reste pas moins que, pour des auteurs qui souhaitent s’inscrire dans un mouvement du roman qui se réfère à des façons de faire éprouvées, et même pour ceux qui souhaitent écrire « contemporain », les conseils de Chklovski peuvent s’avérer féconds. « Si vous voulez devenir écrivain, vous devez examiner les livres avec autant d’attention qu’un horloger examine les montres… » (p. 13) ; « A lire les autres écrivains d’un œil inattentif, sans les décortiquer, on finit immanquablement par les copier, et par-dessus le marché sans même s’en rendre compte. » (p. 15) ; « Pour caractériser un héros, le plus simple est de le doter d’un trait fortement distinctif. » (p.87) ; « Le problème n’est pas de tout décrire, il ne faut décrire que ce qui joue un rôle dans le texte considéré. » (p. 95) ; « Relisez le plus souvent possible ce que vous écrivez. » (p. 123), autant d’exemples de l’excellence des conseils donnés par ce petit livre technique. D’aucuns trouveront peut-être que tout cela tombe sous le sens. Quand même, il n’est jamais mauvais de se remettre en mémoire des lois qu’on s’est peut-être déjà données, d’autant que rien n’interdit de penser qu’au milieu d’elles, on en trouvera bien quelques-unes auxquelles on n’aura pas pensé de soi-même. C’est pourquoi, fort de l’excellent principe qui veut que l’on ne naît pas écrivain, mais qu’on le devient, l’on peut recommander à toute personne qui écrit aujourd’hui ce petit livre sur le métier d’écrivain, ça ne peut que vous faire du bien.

Un Secret sans importance, Agnès Desarthe

Une jeune femme, un homme plus âgé qu’elle et son ami, professeur à l’université comme lui et marié à une femme malade du cancer ; une secrétaire trop belle et intelligente pour le rester longtemps, un étudiant. Six personnages dont les destins vont se croiser. Des thèmes : l’amour, la mort, la folie, la maladie, la solitude, l’incommunicabilité, qui tournent passent d’un personnage à l’autre. Un traitement étrange de l’espace et du temps : on ne sait pas où ça se passe, ni quand. Le fantastique qui s’en mêle à la fin.

Un Secret sans importance est un livre qui se lit vite, trop vite peut-être, et avec lequel il est difficile de s’attacher aux personnages. Violette est sans doute le plus attachant des six : elle sort d’un séjour en HP et se bat pour survivre à des souvenirs qui sont autant de traumas pour elle, la mort de son père, celle de son jeune compagnon, la perte d’un enfant avant la naissance. Elle cherche une issue de secours que le destin va finir par lui apporter, avec une quête tournée vers le passé. Emile, l’universitaire qui passe boire le café chez elle chaque matin (elle est sa voisine) et qui va tenter d’avoir une liaison amoureuse avec elle, n’est guère passionnant. Sonia, la femme atteinte du cancer et qui vit ses derniers jours, a sur les autres la supériorité de qui accepte la fatalité, mais son profil de vieille femme juive tournée vers la tradition, Dieu, et sa famille, en fait un personnage un rien anachronique et un peu plat. Dan, son mari, qui a oublié sa religion, a été follement amoureux de sa femme, lui en veut d’être malade, est face à la maladie et la mort assez paumé. Gabriel, l’étudiant, ne joue qu’un rôle mineur, qui s’avèrera « important » dans les dernières pages. Harriet est un beau personnage féminin, qui traverse le livre sans vraiment compter.

Difficile, en sortant du roman, de dire s’il nous a plu ou non. Ce n’est clairement pas une grande œuvre, ce n’est pas non plus un texte sans intérêt. Il a sans doute son importance pour l’auteur, qui dit s’être inspirée du couple de ses parents pour les personnages de Dan et Sonia, l’intrigue se déroule dans un milieu juif, avec le poids de son histoire, mais le livre me semble à moi sans importance. Il n’en reste pas moins que (sorti des anecdotes de vie des six personnages, dont certaines, comme la paternité supposée d’Emile, qui n’a jamais rencontré son enfant, et l’histoire d’amour déçu qui a donné lieu à cette naissance, n’ont guère d’intérêt), la fin du roman m’a semblé pleine de promesses (Agnès Desarthe n’en était qu’à ses débuts), que le côté fantastique du dénouement et l’absence de réelle résolution de l’intrigue-énigme est plutôt réussie et qu’on voit partir Violette en se disant que l’auteure aurait pu se concentrer sur ce personnage-là, sans donner une part trop belle à celui d’Emile. Quant au style, inégal, il varie en fonction des personnages, ou des passages du roman, allant d’une écriture simple et un peu lisse à un style plus riche, ce qui va dans le sens d’un jugement qui voudrait que l’ensemble est en partie réussi en partie raté, et le lecteur forcément déçu par pareille lecture.

Le Deuil de la littérature, Baptiste Dericquebourg

Ce court essai d’un jeune enseignant de littérature en classe préparatoire ressemble à s’y méprendre à un pamphlet en ce qu’il passe une partie considérable de son propos à montrer à quel point les universités de lettres et de philosophie ont stérilisé les humanités en multipliant la glose sur les textes, faisant s’accumuler les marginalia qui n’apportent plus rien au débat puisqu’elles ne sont de toute façon pas lues (« La parole impuissante trouve sa raison d’être dans le culte de sa propre impuissance, confondue avec une forme de pureté et de maîtrise de soi. »), pour ne jamais privilégier la pratique d’écriture, puisque l’enseignement de l’écriture est absolument négligé par l’université. Jubilatoire, le texte fait de la vieille « pédagogie » de la philo et des lettres un jeu de bowling dans lequel son auteur fait strike à toutes les pages. « Ce sont les Facultés de Lettres et de Philosophie que j’attaque ici : le type d’enseignement qui y prévaut et leur activité de « recherche » promeuvent une esthétique qui transforme les discours en choses; c’est en elles que s’opère la grande confusion entre la conservation de la lettre et la vie de l’esprit. ». Réjouissant. La Fac est morte et Le Deuil de la littérature est son faire-part de décès. Les études de lettres sont des « études pour rien » (« Le jeune homme, la jeune femme qui aujourd’hui entreprennent des études littéraires en ressortent bien souvent sans aucune connaissance certaine, sans savoir-faire, et même sans pouvoir définir ce qu’était l’objet de leurs études. »). Le passage d’une thèse est assimilé à un exercice d’obéissance. Les professeurs sont des clercs Les consommateurs de « produits littéraires » (les « culturés ») sont eux aussi éreintés : « le culturé croit penser quand il répète » ; « Le culturé veille à ne pas avoir une idée qui dépasse »; il a fini par devenir visible pour ce qu’il est réellement : égoïste et moralisateur ; idiot et obstiné dans son idiotie ». Dont acte. Puis il leur reproche leur inaction pendant l’épisode des Gilets jaunes, à eux qui s’opposent soi disant à la dictature : « Les Culturés (…) sont restés chez eux pendant qu’on énucléait et qu’on mutilait… ». Constat lucide et implacable (Espérons que Dericquebourg était sur les ronds-points et dans les manifs !)

Mais alors que préconise l’auteur pour remédier à ce triste état des choses ? Tout simplement réintroduire l’ancienne rhétorique dans les cursus de lettres et de philosophie et remettre au cœur de l’enseignement, et ce dès les petites classes, la pratique de l’écriture, facilitée par la lecture, et celle d’une lecture avisée qui s’appuie sur la pratique de l’écriture. Et, bien sûr, transformer les clercs des lettres (comprendre les enseignants) en vrais formateurs, sans oublier de faire disparaître les facs. Le projet semble ambitieux, voire irréalisable, quand de toute évidence celui du ministère de l’Education Nationale actuel (et avec lui ceux qui l’ont précédé depuis des années) n’est autre que de développer chez les élèves l’idiotie et de « créer des citoyens à l’esprit critique » (formés par des profs qui n’ont pas l’once d’une début d’esprit critique et répètent, en cette période, comme des perroquets la leçon que leur administrent les médias sur la crise actuelle) qui pensent tous de la même manière, la seule qui vaille, celle qui se satisfait de toute version officielle sur quelque sujet que ce soit, de créer en réalité des travailleurs-consommateurs à la pensée préfabriquée par la pensée unique ! Bon courage, et bonne chance, Monsieur Baptiste Dericquebourg, si vous comptez réellement changer le système éducatif français. En vous souhaitant de tout cœur d’y parvenir.

Faites-moi plaisir, Mary Gaitskill

Considérée comme l’une des grandes nouvellistes américaines, Mary Gaitskill nous propose ici un très court roman à deux voix sur le thème ô combien délicat du phénomène metoo et, ne tergiversons pas, c’est une vraie réussite. Bien sûr, dans deux cents ans, s’il se trouve encore des habitants sur cette planète, et dans le cas où la réponse serait positive, s’il se trouve encore des gens pour lire des livres, il y a peu de chance pour que le sujet passionne encore les foules, et donc pour que ce livre circule toujours. Mais il est clair que Mary Gaitskill apporte sur ce sujet actuel un éclairage intéressant, en se gardant bien de juger celui qui se trouve d’un seul coup mis au ban de la société américaine et du monde de l’édition où il s’est avéré redoutablement efficace. Hélas pour lui, il a sur le dos une pétition pour « conduite inappropriée » (le politiquement correct fait vraiment des dégâts aux Sates), signée par des centaines de femmes qui balancent leurs porcs, dont il fait partie, le pauvre. Qu’a donc pu faire ce brave Quin ? Pas grand-chose de bien grave à vrai dire, il est d’une intelligence rare, il rend service à bien des femmes à qui il peut apporter son aide quand il s’agit de trouver un boulot dans le monde de l’édition. Il a un défaut majeur, toutefois : il badine, il aime flirter, il marivaude, bref, il a une conduite inappropriée avec les dames (souvent de jeunes femmes belles, très belles ou moins belles, dont il devient vite l’ami et avec lesquelles il est parfois direct, voire explicite). Il leur annonce toujours qu’il est marié, les invite chez lui à de grandes fêtes (parfois même avec leur petit ami) et ne couche jamais avec elles. Il lui arrive de déraper : à une jeune écrivaine, qu’il ne connaît pas, qui vient de faire une lecture, il tend la main sous le nez et dit : « Mords-moi le pouce ! ». Elle lui tourne le dos, aussi sec. Rien de très étonnant à cela…

L’autre voix du roman est celle de Margot, sa meilleure amie, avec qui il a commencé sa relation amicale en exagérant un peu (« il a glissé sa main entre mes jambes »), mais qui, elle, trouve immédiatement le moyen de lui faire mettre un terme à ses excès (en lui mettant la main devant le visage et en disant d’une voix forte NON !). Considérant qu’il a ce qu’il mérite avec ses ennuis judiciaire, elle ne peut s’empêcher de trouver ça injuste. Car les jeux de séduction, qui s’accompagnent souvent de provocations de la part de Quin, sont visiblement très souvent consentis par les « victimes », qui passent du temps avec leur « harcèleur », acceptent ses invitations à déjeuner, à des fêtes ou font du shopping avec lui. Ambiguïté, consentement ou non, jeu déplacé ou comportement libre, le cas Quin pose problème dans une Amérique qui a oublié les années soixante et soixante-dix, la libération sexuelle pour revenir à un puritanisme plus proche de ses valeurs, mais dont les excès peuvent nuire à des gens qui, sans aller jusqu’à du harcèlement sexuel, flirtent parfois avec les limites en matière de relations avec le genre féminin. Le texte n’apporte aucune réponse aux questions que peut poser ce genre de situation, le personnage de Margot se garde bien de condamner, pas plus qu’elle n’absout son ami de tous ses excès, et c’est sans doute au lecteur de se faire sa « religion ». C’est en quoi le roman de Mary Gaitskill est fort, et on retrouve bien là les qualités des auteurs spécialisés dans la nouvelle, qui savent s’en tenir au factuel plutôt que de se lancer dans une morale qui pourrait vite lasser par son manque de finesse. Et c’est bien ainsi qu’un livre peut apporter sur une situation très actuelle et sur laquelle il est encore difficile de trancher un éclairage permettant au lecteur d’en apprendre un peu plus sur le monde dans lequel il vit, quitte à revoir ses propres opinions à la lumière d’un cas limite, bien plus intéressant que ne le serait l’histoire d’un vrai « salopard » qui ferait usage de son pouvoir pour obtenir les faveurs sexuelles de jeunes femmes piégées. L’art de la nuance dont fait preuve l’auteure de Faites-moi plaisir est de ce point de vue fort bienvenu.

Le Dimanche des réparations, Sophie Chérer

La Didise, qui a servi durant de nombreuses années dans le « château » de la famille Vœckler, a fini par quitter le village avec son mari Bernard, l’instituteur, pour aller s’installer en Italie. Vingt-cinq ans plus tard, devenue veuve, elle fait son retour et, après s’être installée à l’hôtel sans se signaler à l’attention des villageois qui l’ont connue pour mieux observer tout ce petit monde, refai surface. Au bout d’un mois, elle se décide enfin à aller voir la Lolotte, son ancienne voisine et une de ses seules amies, qui va évidemment lui narrer par le menu tout ce qui s’est passé d’important au village pendant tout ce temps, en commençant par la création d’une maison de retraite, sa reprise par Marie Vœckler, la gosse que la Didise a tant aimée, et le joyeux bazar qu’elle y a mis, la vie et la mort dans cette famille de notables, les Vœckler, et tout ce que la Didise a raté, ne sait pas et ne peut pas savoir. Tout, ainsi, jusqu’aux derniers chapitres dans lequel ce que sait la Didise permettra à la Lolotte de mieux comprendre le récit qu’elle vient de faire, les motivations de Marie, le pourquoi de la plupart de ses actes quand elle redescend de Paris où elle a fait ses études pour s’installer, à la surprise de tous, au village.

Le tout dans une écriture riche et belle, une structure intéressante, même si la fin, genre roman à chute, pourrait provoquer la moue du lecteur si tout était aussi simple et réel que semble vouloir le croire la Didise, car en réalité, rien n’est vraiment très sûr. Ajoutez une pincée de vocables du patois de l’Est de la France (l’auteur est originaire de la Moselle), dont l’accès est simplifié par un glossaire en fin d’ouvrage, qui rendent l’ensemble très savoureux. L’intrigue est construite, l’air de rien, à la façon d’une énigme policière, la Didise mettant du sens sur la vie du village en son absence grâce aux éléments qu’elle connaît et qui datent de la période où elle travaillait chez les Vœckler, sur lesquels, en bonne bonne, elle savait beaucoup. Le titre, très beau, trouve lui aussi sons sens en fin de livre (nous nous garderons bien de le révéler). Tout cela fait de l’œuvre de Sophie Chérer, son premier roman, un livre qui se lit avec un plaisir certain et on ne se lasse pas de son style, de cette écriture sophistiquée mais sans excès, tout comme on se prend d’amitié pour ses personnages féminins, humbles ou moins humbles, dont la voix nous envoute. Un bémol, pour finir, le changement de narratrice qui intervient dès le deuxième chapitre (on passe de la troisième personne à la première) et qui revient pour la troisième partie (avec le retour de la troisième personne et donc d’une narratrice externe). Justifié ou non, ces changements de point de vue ne nous ont pas semblé très fluides. Mais c’est un détail, reconnaissons-le.

Dans le Faisceau des vivants, Valérie Zenatti

4 Janvier 2018 : Aharon Appelfeld meurt. Valérie Zenatti, sa traductrice en français se rend en Israël où elle va lui rendre un dernier hommage. Ces deux-là avaient une relation privilégiée, à laquelle la jeune auteure ne sait comment renoncer. Il ne s’agit pas là de faire son deuil, comme le veut l’expression toute faite et stéréotypée, mais de sortir d’un état de choc en retrouvant la voix de cet homme cher à ses yeux, dont elle dit avoir tant appris. Elle commence en revoyant et traduisant certaines vidéos dans lesquelles Appelfeld s’adresse à des étudiants, qui semblent ne pas toujours bien le comprendre, leur expliquant pourquoi son œuvre tourne autour de la shoah (avant, après), tout en se refusant à écrire sur le « pendant », pourquoi ses textes ne se déroulent pas à Jérusalem, pourquoi ses paysages sont ceux de Czernowitz, etc… « Un homme naît quelque part, il vit avec ces paysages, c’est une part de son destin, il ne pourra jamais les extirper de lui-même, c’est-à-dire que je sens la neige, mais je ne sens pas encore le vent de sable… La neige, c’est comme si la neige se trouvait en moi. » leur explique-t-il, patient et pédagogue. Valérie rêve de l’écrivain, se souvient de leurs discussions, mais quelque chose ne va pas. Comment faire pour apprendre à vivre sans Appelfeld sans le perdre pour autant, comment ? Les vidéos ne suffisent plus pour la relier à lui.

La solution qui finit par s’imposer à elle consiste à se rendre dans une ville où elle n’a jamais mis les pieds, la ville où il est né : Czernowitz. La deuxième partie du texte, plus courte que la première, est consacré à ce voyage, pendant lequel Valérie Zenatti découvre la ville de tous les romans de celui à qui elle a consacré une grande partie de son temps et de son travail de traductrice. Il lui fallait aller là-bas. Elle ne sait pas ce qu’elle va chercher dans cette ville, et elle y marche sans savoir où elle va, fait le tour de lieux symboliques où il a passé une partie de sa jeunesse : la synagogue, la cathédrale orthodoxe, les cimetières (orthodoxe et juifs)… Elle entre aussi, contre l’avis du gardien, dans l’université où Appelfeld n’a évidemment pas pu étudier. Elle suit son instinct (« Tu as un instinct très puissant, suis-le », lui a-t-il dit un jour), elle arpente la ville, commence à reconnaître les rues et les quartiers. Elle marche, elle marche, elle marche, sans réussir à remplir le vide, elle se rend au musée juif, puis vient la nuit. Elle dort à Czernowitz. Elle y est pour la date d’anniversaire de l’écrivain. Le pèlerinage prend fin, Valérie repart à Paris…

Dans le Faisceau des vivants est un livre poignant, qui donne à voir ce qu’a pu être la relation de la traductrice et de l’écrivain (on peut considérer comme un privilège d’entrer ainsi, par la lecture, dans l’intimité d’une relation comme celle-là), l’impact qu’il a pu avoir sur la construction intellectuelle, littéraire et morale de la jeune femme, le choc qu’a été pour elle son décès. Un livre pudique, plein d’amour, un livre rare, en ce qu’il ouvre aux lecteurs qui ne connaissent pas l’œuvre d’Appelfeld ni sa personnalité des pistes qui mènent sans doute à sa lecture. Un livre qu’il faut donc saluer comme il le mérite et on peut se féliciter, à sa lecture, de faire d’une pierre deux coups en découvrant deux écrivains, si proches l’un de l’autre, dont les livres entreront, peut-être, sans doute, dans notre bibliothèque intérieure. Merci, Valérie Zenatti pour ce beau cadeau !

L’Eternité n’est pas si longue, Fanny Chiarello

Ça commence en boulet de canon ! L’écriture est chiadée, les premières idées exploitées à merveille et on entre donc dans ce roman avec avidité. Nora, la narratrice se rend à Deauville avec sa petite amie Pauline, qui l’emmène là-bas non pas pour aller à la plage, mais pour écouter une conférence d’un « scientifique écolo radical qui prône l’éradication de l’espèce humaine ». Nora a déjà frôlé la mort, après un accident cardiaque qui l’a envoyée dans le coma d’où elle est sortie après s’être baladée dans un couloir plutôt sombre, pas de grande lumière blanche et où elle a dû lutter contre une espèce de bestiole qui cherchait à la bouffer de l’intérieur. La jeune femme n’est donc pas un exemple d’équilibre et de santé mentale irréprochable. Elle est même pour le moins morose, un peu tournée vers elle-même et le départ précipité et sans explication de sa compagne ne va rien améliorer, pas plus que les début d’une pandémie de variole (petite vérole) qui va embarquer l’humanité toute entière vers sa lente mais inévitable disparition.

Et voilà le lecteur de 2020 plongé dans une intrigue dans laquelle il retrouve bon nombre d’éléments d’une réalité actuelle que nous connaissons tous plutôt bien, confinement mis à part, puisque dans L’Eternité n’est pas si longue, l’Etat ne demande pas aux citoyens d’abandonner ponctuellement leur travail pour lutter contre la transmission du virus en se terrant chez eux. Mais pour le reste, Chiarello ne s’est pas trompée et, dix ans avant notre petite pandémie à nous, elle décrit très précisément ce que nous vivons aujourd’hui, extinction de l’espèce humaine mise à part. C’est assez bluffant. Et l’humanité s’éteint donc en silence, silence que seul brise le flux de conscience de Nora, qui a lâché ses ateliers d’écriture pour se retirer dans une maison de banlieue de la grande ville (Lille, semble-t-il) où elle emménage en colocation avec sa bande d’amis incontournables, Judith, Miriam et Raymond. Dès lors, rien ne nous est épargné de ses coups de blues, de sa solitude amoureuse, de ses coups de gueules ou de cœur, de sa famille, de ses écrits, consignés dans des carnets et qui nous emmènent, un temps, dans le récit foutraque et raté d’un casse avec prise d’otages dans une banque, des portraits qu’elle fait de ses trois ami-e-s et d’une lettre à son ex, Pauline… L’humour est souvent au rendez-vous, qui fait passer certains passages, mais les longueurs ne manquent pas, et même si Nora est un personnage auquel on peut s’attacher un peu, ses épiphanies et le grand déballage de sa vie intérieure peuvent par moments lasser le lecteur – on aura la bonté de ne pas en vouloir à l’auteure, qui a écrit ce roman à 36 ans, défaut de jeunesse, conclurons-nous. Par bonheur, la fin du livre et la morale plutôt défaitiste de cette chronique d’une fin de l’humanité annoncée dès le début du roman (« la variole ne nous a rien apporté, rien appris, ne nous a pas changés. Il ne se passe rien… ») nous évite fort heureusement un fâcheux happy end.

Pour en finir avec cette éternité, qui n’est pas si longue, de roman de catastrophe, les qualités d’écriture de Fanny Chiarello et les passages sur l’évolution du virus dans le monde, le pays, la région, la ville et les esprits sauvent un livre dont l’héroïne et ses états d’âme auraient pu faire à eux seuls un ratage absolu. Vous pouvez donc vous aventurer à le lire sans peur de vous ennuyer à mourir, tout comme j’irai voir ce que l’auteure lensoise a écrit d’autre, d’autant qu’elle semble ne pas refaire éternellement le même livre, parti-pris littéraire qui l’honore.

L’Agrume, Valérie Mréjean

Petit roman de soixante-dix pages, L’Agrume de Valérie Mréjean est un texte consacré à la relation d’une jeune femme, un brin midinette comme elle le reconnaît elle-même, qui tombe amoureuse d’un étudiant brillant (haute école à uniforme, qui défile quand il le faut…). Toute l’histoire est narrée du point de vue de cette jeune femme sous influence, que l’agrume a dès le début de leur aventure mise devant le fait accompli, il ne l’aime pas. Leur relation se vivra donc sous les auspices de la distance volontaire et programmée par l’homme, qui entretient par ailleurs une liaison avec une autre jeune femme, qu’il ne quitte pas pour ne pas lui faire de mal, parce qu’elle est dépendante de lui et que c’est sans doute, même si jamais cela n’est dit aussi clairement dans le livre, ce qu’il attend d’une de ses conquêtes.

Autant le dire de suite, le thème du roman, celui d’une relation amoureuse en vain, narrée par une jeune femme qui subit la volonté de l’homme dont elle attend beaucoup tout en sachant qu’elle n’obtiendra rien, ne m’intéresse en rien. Qui plus est, l’écriture, qui n’est pas sans faire penser à celle d’Edouard Levé, écriture blanche s’il en est, la structure du texte, fait de paragraphes courts et qui se suivent parfois sans logique, en tout cas sans lien évident, ou qui s’enchaînent au contraire de façon plus cohérente, jusqu’à ce qu’on passe à autre chose, n’a rien de très stimulant pour le lecteur. Le texte se lit, sans difficulté, mais se lit aussi sans passion. Publié en 2001, il ne restera pas dans les annales de la littérature contemporaine, sera oublié bien plus vite qu’on pourrait l’imaginer – c’est peut-être déjà fait – et rejoindra dans les oubliettes du roman français, comme bien d’autres petits textes sans importance, une multitude de romans dont on ne voudrait pas les éreinter, mais qu’on aurait bien du mal à porter au pinacle tant ils n’apportent rien de bien nouveau sur le thème qu’ils abordent, la façon dont ils le font ou sur l’écriture, pour s’inscrire simplement dans quelque chose qui se fait déjà et qui n’a, en fin de compte, rien de plus à livrer. On a envie de dire, en lisant la dernière phrase, NEXT !

Les Âmes sœurs, Valérie Zenatti

L’expédition littéraire en terre de femmes continue donc avec Les Âmes sœurs de Valérie Zenatti, et se mue également en découverte des titres des Editions de l’Olivier, dont je n’avais lu jusqu’alors qu’un roman, d’Emmanuelle Pireyre, chroniqué ici il y a quelques mois. Publié en 2010, ce court roman, comme celui de Florence Seyvos, narre en parallèle deux histoires, celle d’une « jeune » mère de famille, trois enfants, qui répond au prénom d’Emmanuelle, un peu toujours beaucoup débordée, pas épanouie dans son métier, et qui lit un roman racontant l’histoire d’amour tragique d’une jeune photographe, Lila Kovner, que Valérie Zenatti nous livre donc également, par petits paquets de chapitres entremêlés à ceux concernant la vie d’Emmanuelle. Voilà notre « héroïne », dont rien de la vie quotidienne la moins excitante ne nous est épargné, soudain embarquée par ce récit qui remet en cause quelque peu son équilibre mental habituel…

Pour ce qui est du style de l’auteure, tout comme avec Florence Seyvos, je n’ai pas l’impression qu’il soit « typiquement » féminin (mais ce serait quoi un style typiquement féminin ?), sinon peut-être que Zenatti, tout comme Seyvos, ne vise jamais le tour de force, le morceau de bravoure ou la performance. L’écriture est simple, jamais simpliste, la phrase plutôt courte, jamais blanche ou impersonnelle (« Je viens pour vous parler de lui. J’ai besoin de raconter cette histoire à quelqu’un. Je ne peux plus vivre seule avec. » – incipit)… Une écriture sensible, dirons-nous. En revanche, pour ce qui est des thématiques abordées, la vie d’une mère qui se lève la nuit dès qu’un de ses enfants, et ça arrive souvent, manifeste le moindre besoin, la moindre souffrance ou la moindre inquiétude, quand rien ne réveille son mari ; le problème insoluble du ménage, quand une amie ordonnée, véritable fée du logis, a beau la coacher, en pure perte, et que le regard de la belle-mère, qui ne rate pas une occasion pour commenter en filigrane et de façon subtile (ça n’en est que plus efficace) les incapacités de celle qu’a choisi son fils vient ajouter à la culpabilité de ne pas savoir faire avec le matériel ; le temps passé, et perdu pour la quête d’un peu de bonheur et d’inédit, en trajet pour accompagner les enfants à l’école, en obligations de toutes sortes, etc… pour ce qui est de ces thématiques, on les trouve rarement dans la littérature, me semble-t-il, et il ne faut pas avoir peur pour s’y attacher ainsi. C’est évidemment pour la bonne cause, celle de la cohérence du récit, puisque le personnage féminin de fiction auquel Emmanuelle va s’attacher au point de se sentir comprise par elle, est une photographe de guerre, qui vit un amour aussi bref qu’intense et se trouve confrontée à la cruauté de la vie et au deuil – Emmanuelle a elle aussi perdu un être cher, une amie, sa seule amie peut-être, dont on fait la connaissance via le seul souvenir.

Pour suivre son âme sœur jusque dans ses fuites, Emmanuelle va trouver une fugue à la hauteur de son quotidien et de sa personnalité, mais qui va lui permettre d’envisager de s’autoriser de futures excursions hors de son quotidien, des petites transgressions à la dure loi de la routine, et un peu plus encore… Ainsi, les trajectoires des deux femmes si fondamentalement différentes finissent-elles par tracer deux parallèles, la ligne fictive influençant la direction de la ligne réelle d’un personnage de papier simple et banal. Joli coup d’écriture, qui donne envie d’aller plus loin avec les textes de Valérie Zenatti, qui fut la traductrice de l’écrivain américain Aharon Appelfeld, avec qui elle réussit à établir une vraie complicité (retracée dans quelques-uns de ses livres), et dont l’écriture sonne si juste. Une dernière chose : les points communs entre les romans de Seyvos et Zenatti sont assez nombreux – elles ne sont pas publiées dans la même maison par hasard – : deux histoires menées en parallèle, celles d’un personnage plutôt humble et d’un-e artiste et surtout une fin de roman toute en finesse, qui relie la narratrice du Garçon incassable à ses histoires et le personnage principal (Emmanuelle) à l’auteure du roman qu’elle vient de lire. Jolis coups d’écriture, vraiment.

Drunk, Thomas Vinterberg

Le réalisateur du mémorable Festen est de retour avec un film réjouissant, Drunk, dans lequel quatre amis, collègues de lycée – ils sont profs – plus ou moins mal dans leur peau tentent de vérifier la théorie scientifique d’un psychologue norvégien selon laquelle l’homme naît avec un déficit d’alcool dans le sang et que pour s’épanouir vraiment et vivre heureux, il faut avoir en permanence 0,50 gramme d’alcool dans le sang. Comme ce sont des mecs sérieux et intelligents, ils vont bien sûr agir avec méthode et consigner les résultats de leur expérience dans une étude à caractère psychologique (c’est un prof de philo qui initie l’aventure) et scientifique. En un premier temps, les résultats sont remarquables : Martin (joué par un Mads Mikkelsen éblouissant, comme toujours), prof d’histoire à la dérive que ses élèves et leurs parents remettent en cause gentiment, se prend au jeu, lui qui ne buvait pas une goutte d’alcool, et retrouve son ancien personnage de jeune prof talentueux et prometteur pour enchanter ses élèves (les extraits de cours sont très drôles, mais on n’est pas loin des scènes clichés du Cercle des poètes disparus) ; le prof de sport se révèle un entraîneur de football inspiré ; le prof de musique, qu’on voit s’envoyer une lampée de vodka dans le dos des élèves en cours, tire de sa chorale des moments de pur enchantement et le prof de philo oublie un peu les difficultés de la vie de famille avec enfants en bas âge. Las, l’embellie ne dure qu’un temps, car en passant à des doses plus substantielles et en décidant d’aller au bout (c’est-à-dire jusqu’à la grosse « bourrage »), le carcan de la vie moderne revient à la surface et la névrose de chacun est de retour à la façon d’un boomerang, en plein dans le nez.

Le sort final des uns et des autres n’a que peu d’importance, à vous de le découvrir en voyant le film, la leçon n’a rien à voir avec l’alcoolisme ou la consommation mondaine d’alcool, et la morale n’est pas au rendez-vous. Que la vie moderne soit difficile, c’est un fait avéré que le film rappelle, et la tragédie peut même s’inviter au festin, mais elle peut aussi, malgré tout, se montrer sous son meilleur jour, tout comme les humains qui la subissent (scène finale ou Martin retrouve la souplesse et la beauté de sa jeunesse, et sans doute l’amour de sa femme, et où l’alcool est tout simplement festif). Drôle, on rit à de très nombreuses reprises, revigorant comme un cocktail fort en alcool, Drunk est un film qu’on peut aller voir sans hésiter en cette sombre et triste période de fin d’année 2020 (mais quelle année de merde !). Ah, oui ! les cinémas sont confinés, j’allais l’oublier. Un film parfait pour la période des fêtes, soyez patients. En espérant que leur monde d’après ne sera pas peuplé de cinémas multi-salles spécialisés dans les films commerciaux (grande distribution du cinéma – décidément, Macron et ses amis aiment la grande distri, ils doivent y avoir des potes, c’est à pas y croire !) et qu’il restera quelques salles d’art et essai que ce gouvernement libéral à vomir (sa politique est une si mauvaise bibine qu’on ne peut la digérer) n’aura pas toutes menées à la faillite. Bon Drunk !

Le Garçon incassable, Florence Seyvos

Entamons une nouvelle période de lecture de type monomaniaque (après les littératures sud-américaines, espagnole et portugaise) avec une série à venir de romans écrits par des femmes (et pour le moment françaises) avec ce très joli livre de Florence Seyvos, Le Garçon incassable. Ce sont deux histoires pour le prix d’une que nous offre l’écrivaine née à Lyon en 1967, honorée par un Goncourt du premier roman pour Les Apparitions : celle d’un jeune garçon, Henri, frère de la narratrice, enfant « différent », dont elle nous raconte le chemin dans cette vie, le chemin d’un être qui ne ressent que très peu les émotions et sentiments qui nous sont connus – quand son père meurt et que sa belle-mère lui apprend la nouvelle, il répond : « Ah, je n’aimerais pas être à sa place ! » – et celle du grand acteur Buster Keaton, qui tient son prénom (un pseudonyme, il s’appelait en vérité Joseph) de sa capacité à tomber sans jamais se faire mal, qu’il tombe naturellement ou qu’on le pousse, ou le jette, très fort. On apprend sur la vie de Keaton, quand on le connaît aussi mal que moi, tout en l’appréciant, beaucoup de choses qu’on n’aurait pas imaginées, le texte de ce point de vue est aussi précieux que le roman de Stéphanie Kalfon sur Erik Satie (chroniqué ici il y a quelques mois). Quant à l’approche de Seyvos quand elle évoque un enfant qui peu après la naissance est victime d’une hémoragie cérébrale et ne s’en sortira qu’avec de nombreuses séquelles physiques et mentales, elle est d’une délicatesse et d’une finesse que bon nombre d’écrivains au masculin n’approcheraient sans doute pas.

Car ce que je cherche bien sûr en me lançant dans une telle série de lectures féminines, c’est à voir s’il y aurait une spécificité de l’écriture féminine, quelque chose d’autre qui permettrait presque de reconnaître à l’aveugle l’écriture d’une femme face à celle d’un homme. Cette lubie en fera sourire plus d’une : il n’y a sans doute rien de spécifique dans l’écriture féminine du point de vue stylistique qui permettrait de reconnaître à coup sûr à la lecture d’un texte le sexe de son auteur. Mais bon, cette petite fantaisie ne me faisant pas rougir, concluant à la fin de cette lecture (j’ai tout de même déjà lu des textes romanesques de femmes, et plus d’un, mais sans me poser ce genre de question stupide) que ce n’est pas du point de vue du style qu’il y aurait différence, je me dis toutefois qu’il y a des thèmes que les hommes n’aborderaient pas aussi spontanément, qu’il y a une bienveillance du regard plus empathique que celui des hommes et peut-être un intérêt plus réel pour des êtres humains différents qui peuvent aussi bien être plutôt féminins. Ah, oui ! J’allais oublier un détail qui a son importance : à part du côté des enfants, dans l’histoire d’Henri, il n’y a pas d’homme ou presque, sinon le père d’Henri, assez vite oublié, dont les méthodes d’éducation sont fort discutables (« Un enfant, il faut le casser ! »), et qui sort de la narration sans vraiment y être entrée. Quant à la narratrice, lorsqu’elle fait un enfant, il n’est pas question d’homme (ou de père). Et si l’écriture féminine pouvait se passer des hommes ? Une chose est certaine, si ces élucubrations sont sans doute discutables, Le Garçon incassable est un roman délicat, auquel on mord facilement (comme on mord à l’hameçon), et dont la lecture est plus que recommandable. Peut-être trouverons-nous dans une prochaine lecture la quintessence de la stylistique des femmes, ou quelque chose comme ça, qui fera avancer cette enquête un peu bizarre qui ne fait après tout que commencer.

Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Imre Kertész

Monologue plein de souffle et d’une énergie vitale paradoxale puisqu’il prononce une « prière » à un mort(-né), à un enfant refusé avant même une conception refusée, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész est un court texte (150 pages) qui se lit en apnée, pour le seul plaisir de l’acte de lire la prose géniale d’un auteur qui a consacré son travail d’écrivain à affronter son passé de déporté (Auschwitz), de survivant (Auschwitz) et d’intellectuel qui prouve qu’on peut encore écrire après les camps d’extermination, qu’on peut encore penser après les camps d’extermination et qu’un ancien déporté (Auschwitz, Buchenwald) peut affirmer que, oui, Auschwitz peut s’expliquer. Car ce qui ne s’explique pas, selon Kertész, ce n’est pas Auschwitz, mais le bien, les hommes de bien (un instituteur qui dans un train en direction des camps lui donne sa part de nourriture quand il aurait pu, dans une logique toute inhumaine justifié par le système de déshumanisation propre au IIIe Reich, la garder pour lui et doubler ainsi ses propres chances de survie – mais l’instituteur affaibli avait sans doute une raison supérieure de ne pas faire ce que la logique de survie individuelle aurait voulu lui dicter de faire) alors que le mal, lui, s’explique aisément. Et c’est pourquoi, dit-il, seuls les Saints l’intéressent vraiment. En dehors de cela, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas est un texte littéraire d’une portée incroyable, un chef-d’œuvre de style, de la grande littérature, un chef-d’œuvre de réflexion, et un requiem qui va au-delà de son propos, expliquer pourquoi l’auteur n’a pas pu donner la vie à un enfant quand sa femme le lui demandait, un texte qui, comme le dit la quatrième de couverture « pleure l’humanité toute entière ». C’est aussi un texte dans lequel l’auteur narre la souffrance qui fut la sienne, celle d’un homme blessé à mort, qui ne se remit sans doute jamais de ce que l’Allemagne nazie lui aura fait vivre, l’horreur concentrationnaire, et qui, vivant dans un pays dictatorial (la Hongrie d’avant 1989), passa son existence à travailler, pour exister – mais ce n’est pas si simple que cela car l’aporie s’en mêle aussitôt -, sans jamais se montrer capable de vivre, ce que lui reprochera doucement sa femme au moment où elle n’aura d’autre choix que de le quitter, elle qui plus jeune que lui ne connut pas les camps, pour vivre et donner la vie, pendant qu’Imre Kertész ne pouvait que s’enfermer pour écrire et récrire une souffrance qui ne le quittera jamais, dans une œuvre que viendra couronner le Prix Nobel en 2002. Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész est de ce point de vue un texte indispensable, à lire pour honorer la mémoire des hommes et des femmes qui ont subi l’Holocauste, qu’ils en soient revenus ou non, à lire pour ne pas oublier, à lire enfin, et c’est heureux, pour le plaisir de découvrir – ou entretenir un lien déjà existant avec – un immense écrivain.

L’Artiste des dames, Eduardo Mendoza

Parodie d’une drôlerie habituelle chez Mendoza (auteur de Sans Nouvelles de Gurb, ou encore du formidable Les Aventures miraculeuses de Pomponius Flatus, deux romans hilarants parmi tant d’autres) du bon vieux polar, L’Artiste des dames est le troisième volet d’une série qui ne s’en est pas tenue là. Truculent, burlesque, ce roman se lit indépendamment des opus qui le précèdent. L’intrigue est délirante, les personnages farfelus et le style décoiffant. L’auteur se joue des codes (du polar, mais aussi de certains codes théâtraux issus du Vaudeville, par exemple, quand un soir, dans la chambre du narrateur, se succèdent les personnages utiles à l’intrigue, et pour la plupart très proches les uns des autres, qui témoignent ou se livrent et qui doivent tous se cacher dans les moindres recoins de la petite chambre, au point pour certains de se retrouver en situation de très – trop – grande promiscuité) et son narrateur n’a de cesse de porter un regard amusé et amusant sur sa façon de narrer. Aussi le texte se lit-il d’une traite, sans jamais qu’il se prenne au sérieux, tout comme son auteur qui est pourtant reconnu comme un grand de la littérature catalane.

Le personnage principal et narrateur de ce roman sort d’un asile de fous où il a passé plusieurs années après avoir commis quelques actes de délinquance notoires, et retrouve sa soeur, une prostituée barcelonaise, dont le mari, Viriato, se montre accueillant à l’égard de ce beau-frère tombé du ciel, qu’il invite à tenir son salon de coiffure. La clientèle est rare, le coiffeur est débutant, mais très vite son passé le rattrape : une cliente (voir incipit : « Lorsque ses jambes (bien faites, et tout et tout) sont entrées dans le local où j’exerçais mon office, cela faisait déjà plusieurs années que je vivais dans le plus total abrutissement »). Il accepte alors le « travail » qu’elle lui propose, un job pas très honnête, et vole des documents dans les bureaux d’une entreprise à la raison sociale on ne peut plus claire, Le filou catalan. Las, un crime a lieu dans ces bureaux, la nuit même où il y est présent. Dès lors, pour éviter des ennuis plus grands encore, le coiffeur se lance dans une enquête délirante, qui n’a pour but « que » de prouver son innocence (Ivette, la jeune femme à la plastique impeccable qui l’a mis sur le coup n’a bien sûr rien à voir avec son soudain investissement). Voilà le lecteur embarqué, pas vraiment à l’insu de son plein gré, dans une intrigue délirante qui ne lui fera plus lâcher ce bouquin à l’humour décapant, à la fantaisie réjouissante, une intrigue invraisemblable, avec des personnages invraisemblables, auxquels on se plait à croire tant l’écriture nous entraîne où l’auteur le souhaite et tant la narration se permet détours, digressions et feintes de corps dont le lecteur est le premier à rire, après l’écrivain lui-même, sans nul doute. Un roman à lire pour le plaisir de rire, donc, ce qui n’est pas interdit, surtout quand l’écrivain qui est à la baguette maîtrise à ce point son art.

Slavs and Tatars, Régions d’être – Villa Arson, Nice (17.10.2020 au 31.01.2021)

Profitions de ce que les citoyens français vont être à nouveau privés de liberté pour les inviter à se rendre au musée, quand les musées seront bien sûr fermés tant il est dangereux d’y admirer de l’art, dans des conditions sanitaires que ni leurs lieux de travail, ni leurs transports publics, ni leurs espaces commerciaux ne peuvent égaler ! La Villa Arson vous proposait en effet une très belle exposition d’art contemporain (vous pourrez toutefois vous y rendre dès que l’épisode 2 du confinement made in France, pays qu’il va devenir de plus en plus difficile d’aimer si cela continue ainsi, sera enfin terminé, appelons-le Mascarade 2, ou jeter un coup d’œil à la page Arts du blog), signée par un collectif d’artistes qui produit, selon le catalogue de l’exposition, « une œuvre faite d’installations, de sculptures, de conférences ou d’éditions qui ont pour caractéristique commune de remettre en cause notre connaissance du langage et des cultures régionales, voire des cultures tout court. ». Pour ce faire, Slavs and Tatars, comme son nom peut l’indiquer, travaille à partir d’un matériau culturel emprunté à la zone géographique qui s’étale entre l’Europe de l’est et la Chine (steppe eurasienne). Les pièces proposées sont donc diverses et forment « un regroupement d’objets disparates issus de toutes origines ».

Pour les amateurs de cuisine exotique, la fermentation des légumes est une tradition culinaire qui nous vient justement de cette grande région (mais aussi d’Asie, même si là n’est pas le propos). L’omniprésence dans la production du collectif des cornichons ou du concombre est une marque de l’importance du thème de la fermentation (comme mode de conservation, mais aussi comme pouvoir de détérioration des matières) pour les artistes de Slavs and Tatars, qui en traite avec humour – cornichons, avec jeu de mot mis en œuvre sur un papier peint à voir, bar à jus de cornichon et ensemble d’œuvres présentées sous le titre : Politique de la fermentation. Les jeux de mots, à travers la transcription d’un signe appartenant à un alphabet vers l’alphabet d’une autre langue (référence à la superposition dans la zone géographique considérée par les œuvres du collectif des alphabets latin, cyrillique, arabe et… glagolitique (!)) et le détournement de phrases ou d’expressions toutes faites, de slogans publicitaires, sont également très représentés dans cette exposition qu’il serait difficile, tant le propos est conceptuel – mais l’humour n’en est pas exclu -, de comprendre sans l’accompagnement d’une médiatrice (ou d’un médiateur) formée par l’école de la Villa Arson. Il n’en reste pas moins qu’on prend plaisir à évoluer dans cette grande exposition dans laquelle les beaux objets ne sont pas absents (Prayway, œuvre constituée d’un rahlé, porte-livre sacré (omniprésent dans le travail du collectif), et d’un tapis persan, sur lequel le spectateur est invité à s’asseoir ou s’allonger aussi bien que le font les artistes durant les accrochages – Lektor, une pièce audio en ouïghour, lue également et en même temps dans les langues des onze pays où la pièce a été exposée – Gut of Gab, en photo ci-dessous, et la dernière salle de l’exposition, qui présente plusieurs pièces toutes plus belles les unes que les autres). Vous l’aurez compris, l’art du collectif Slavs and Tatars est des plus conceptuels et ne peut s’apprécier pleinement que par le biais d’une traduction verbale de chaque œuvre – il faudrait presque un guide audio conçu par les artistes et expliquant précisément pour chaque pièce la genèse de sa conception -, mais cela n’empêche en rien que cette présentation d’un travail riche et d’une esthétique remarquable mérite d’être vue par le plus grand nombre. En espérant que les Niçois et autres amateurs d’art de passage dans la ville azuréenne puissent encore s’y rendre à partir des jours qui viennent et jusqu’à la fin du mois de janvier.

Gut of Gab

La Lucidité, José Saramago

Dans une démocratie d’un pays européen que l’auteur ne cite pas explicitement, et plus précisément dans sa capitale, un jour d’élection et de grande pluie, les électeurs se font attendre toute la journée, jusqu’à 16 heures exactement, où ils finissent par arriver, au grand soulagement des scrutateurs et autres présidents de bureaux électoraux, avec pour résultat final inattendu un taux de 83% de votes blancs. Sous le coup de la panique, le gouvernement, dont les ministres sont pour certains (ministre de l’intérieur, ministre de la défense, en particulier) en rivalité, prend des mesures de plus en plus coercitives, jusqu’à proclamer l’état de siège de la capitale, qu’il a pris la précaution de fuir, avec sa police et son armée, laissant la population entre les mains de la seule autorité municipale.

Nous n’irons pas plus loin dans la narration de l’intrigue de ce roman du maître portugais, Prix Nobel de littérature en 1988, histoire de laisser au lecteur éventuel le plaisir de la découverte. Jusqu’à l’événement majeur du roman (la fuite du gouvernement), les personnages principaux du livre sont donc les membres du gouvernement, des électeurs anonymes, et l’écriture, un joyeux pastiche de la langue administrative et de la langue (pas toujours de bois) des hommes politiques, qui élaborent des stratégies, plus ou moins bonnes (le Président envisage par exemple de murer la capitale, proposition reçue par l’incrédulité d’un ministre qui se demande comment on paiera pareille folie et la contre-proposition d’un premier ministre qui se contente de l’état de siège), pour mettre un terme à une maladie politique de leur démocratie dont ils craignent qu’elle gagne le pays entier. Las, les citoyens de la capitale, malgré quelques coups bas et tordus de leur gouvernement qui a prévu des actions scélérates (dont une fera une grosse trentaine de morts) pour semer la panique dans la ville et jeter le discrédit sur les électeurs adeptes du vote blanc, se montrent particulièrement solidaires et disciplinés, citoyens et responsables face à cette adversité malfaisante…

A partir de là, les choses se corsent et l’intrigue devient policière, avec l’apparition de personnages déjà connus de L’Aveuglement (roman de Saramago chroniqué ici il y a quelques mois), roman dans lequel une épidémie qui rend toute la population du pays aveugle, sauf une, l’épouse d’un ophtalmo dont quelques clients, et lui-même, sont les premières victimes du mal blanc. Notre couple venu tout droit du roman cité ci-dessus est alors au centre de l’intrigue et le flic qui est chargé d’une enquête dont les conclusions sont déjà tirées par le ministre de l’intérieur va surprendre son monde. Comme dans tous les romans de Saramago (dont nous conseillons tout particulièrement L’Année de la mort de Ricardo Reis, pour les amateurs de Fernando Pessoa et de ses hétéronymes), l’écriture est sublime, la phrase longue qu’affectionnait Saramago est au rendez-vous (moins sans doute toutefois que dans Les Intermittences de la mort, que vous pouvez lire sans hésiter, lui aussi), sa manière toute personnelle d’insérer ses dialogues au récit aussi. Le texte est intelligent, drôle et ironique à souhait. C’est une critique sans concession de nos soi-disant démocraties, un texte politique dans lequel l’humour est omniprésent, mais aussi une dénonciation très subversive du pouvoir (de tous les pouvoirs), dont la gestion des crises (toute ressemblance avec une situation actuelle ne serait pas si fortuite qu’il pourrait y paraître, même si La Lucidité a été éditée en 2004) est tout sauf démocratique et respectueuse des libertés fondamentales des citoyens. Bref, c’est du Saramago, il faut lire ses livres (à plus forte raison en cette période ou l’Etat prétend vouloir nous protéger) et La Lucidité ne fait pas exception (en n’oubliant pas de commencer par L’Aveuglement, même si les deux romans sont par ailleurs indépendants l’un de l’autre, malgré le lien signalé auparavant). Vous serez tenus en haleine par l’intrigue jusqu’au coup de tonnerre final, n’en doutez pas !

Pentti Sammallahti, Miniatures

Au Musée Charles Nègre de la photographie de Nice, du 18 septembre 2020 au 24 janvier 2021, nous est proposée une exposition exceptionnelle en ce qu’elle est consacrée à un photographe finlandais dont l’œuvre est à découvrir si on ne la connait pas encore (et à revoir si on ne la découvre pas…), une œuvre d’une beauté rare, poétique et rafraîchissante à souhait. Miniatures (très petits tirages) fait voyager celui qui regarde à travers le monde, sans exotisme, grâce au regard plein de tendresse et d’humour que porte Pentti Sammallahti sur la faune (les petits animaux) essentiellement, la nature (une nature souvent recouverte de neige) et l’homme, une exposition d’une centaine de photos qui font penser, par leur minimalisme, leur sujet principal et la tonalité du regard à autant de haïkus d’hiver. De très petits formats, donc, sans qu’à aucun moment l’œil ne soit en difficulté tant la qualité des tirages est impressionnante, mais aussi des panoramiques dont Sammallahti est un maître incontesté (très beau clichés pleins d’humanisme).

C’est à une rétrospective passionnante que vous êtes donc invités, suivant Sammallahti au gré de ses pérégrinations dans le monde : de la mer blanche de Solovski en Russie, aux forêts d’Europe Centrale en passant par l’Irlande, la Grèce et la France (Nice, entre autres), jusqu’en Inde, et on en oublie, le regard du photographe se pose sur les chiens, les chats et les oiseaux (mais pas que) et sur la vie quotidienne des humbles, pour en montrer la beauté, la poésie et/ou l’incongruité. Son art du contraste et des nuances de noir et de gris tout autant que son minimalisme quand il photographie le blanc d’un mur, du ciel ou de la neige font de de cette exposition un moment de grâce dont vous sortirez émerveillé et heureux, apaisé et serein. Un seul regret : que cette fois le Musée Charles Nègre ne propose pas à ses usagers un film consacré à l’artiste dont on aurait aimé découvrir la biographie et le travail autrement que par un court texte de présentation de l’exposition qui nous laisse sur notre faim. Exposition à voir absolument si vous êtes de passage dans la ville de Nice ! Il vous reste quatre mois pour ne pas manquer ce rendez-vous essentiel. Et dans une période où le gouvernement, qui reconnaît (enfin) via le discours d’un ministre de la santé annonçant que quoi qu’il fasse (surtout quand on fait n’importe quoi) le bilan va s’alourdir, son impuissance (incompétence ?) face à une situation rendue incontrôlable par un travail de sape qui tend à casser les services publics (hôpitaux vidés de leurs lits et budget de la santé en baisse (!) ), ne sait qu’interdire les plaisirs et les moments de détente, je ne peux que vous conseiller de vous faire du bien (c’est toujours meilleur pour le système immunitaire que de regarder la télévision, d’aller dans une grande surface bondée ou de prendre le métro) en entrant dans le Musée Charles Nègre où, tout comme moi, vous risquez fort de ne pas croiser plus de cinq personnes !

Hotel by the river, Hong Sang-Soo

Dans un hôtel, près de la rivière Han, en plein hiver, un vieil homme, un poète, sent que sa dernière heure est proche. On se demande un peu pourquoi, parce qu’il semble en très bonne santé. Toujours est-il qu’il a convoqué ses deux fils, qu’il n’a pas vus depuis un moment. Quand ils le préviennent de leur arrivée et lui demandent le numéro de sa chambre (ils arrivent avec du café), il leur donne rendez-vous à la cafétéria et se refuse à leur ouvrir son intimité.

Parallèlement, une jeune femme à la main bandée occupe une autre chambre où elle attend une amie un peu plus âgée qu’elle, appelée à la rescousse. Quand celle-ci arrive, elle la rejoint dans sa chambre où il est question, tout en buvant un verre de vin blanc (presque tout est blanc dans ce film) d’une relation malheureuse avec un homme, avec une fin cruelle, une histoire pas complètement digérée pour l’une, et d’une relation écourtée par un drame, sans doute, pour l’autre. L’amie de la jeune femme délaissée est sans pitié pour cet ex-compagnon et pour les hommes en général, sauf pour celui qu’elle a aimé et dont on ignore comment il est parti (on imagine qu’il est mort). La jeune femme délaissée est plus douce quand elle évoque celui qui l’a quittée. Elle semble bien lui avoir pardonné. Elle n’en souffre pas moins.

Young-whan, le poète connu et reconnu à qui une femme de service demande de lui signer son livre (demande restée sans suite) et que les deux jeunes femmes du paragraphe précédent disent admirer, attend donc ses deux fils dans une salle de la cafétéria. Eux l’attendent en s’étonnant de son retard dans une salle voisine. L’aîné est un homme plutôt dur, qui continue d’appeler son frère par un surnom déplaisant qu’il lui a donné du temps de leur jeunesse. Son frère, bien plus sympathique, est un jeune réalisateur (connu lui aussi) qui évoque ses difficultés relationnelles avec les femmes. L’aîné, lui, cache à leur père qu’il vient de divorcer d’une épouse dont le vieux poète aime à se rappeler le bon souvenir. Les trois hommes ne se trouvent pas, le cadet cherche son père un peu partout, à l’intérieur comme à l’extérieur, le père vaque ici et là. On sent que la relation filiale est depuis longtemps rompue. Quant à la mère des deux frères, elle n’a jamais cessé de détesté Young-whan, ce qui ne semble pas l’émouvoir. Lorsqu’ils finissent par se trouver, le père qui songe soudain à un cadeau possible leur offre chacun une peluche, à leur image. Père absent, fils raté dit un proverbe psychanalytique. Il s’agit peut-être de cela…

Les deux groupes (hommes et femmes) ne se rencontreront pas. Seul le poète croisera les deux jeunes femmes : une première fois devant l’hôtel, dans la neige et le froid, pour leur dire et même leur répéter qu’elles sont belles, situation qui semble devenir gênante pour la plus jeune. Il n’a sans doute rien d’autre à leur dire, il est poète et la relation n’est pas son élément. Puis, dans une scène proche de la fin du film, au restaurant où il mange et boit (plus que de raison) avec ses deux fils, il s’invite à leur table, après avoir prétexté auprès de ses fils qu’il rentrera à pied, et se fait servir encore à boire, pour finalement avouer aux deux femmes, comme un hommage à toutes les femmes, qu’il peut mourir tant qu’elles sont là, une phrase qu’il n’aura pu prononcer devant ses deux fils.

Les hommes du film ne sont guère à leur avantage (le fils cadet a ma préférence dans la médiocrité), les femmes, elles, s’en tirent peut-être un peu mieux (encore que l’amie qui vient soutenir la jeune femme blessée est pour le moins rigide), ce qui n’exclut pas un certain ridicule qui s’exprime dans des réactions un peu infantiles quand elles parlent des pies qui font leur nid dans le froid hivernal, mais ce qui ressort du conte d’hiver de Hong Sang-Soo, c’est que la relation entre les deux sexes est condamnée à l’échec. Quant à la mort du poète, allez savoir si elle ne parlerait pas de celle que le cinéaste attend. Souhaitons-lui, avant qu’elle advienne, de ne pas avoir manqué ses rendez-vous avec les femmes et ses proches. Une chose est certaine : il n’a pas raté ce très beau film en noir et blanc, au cours duquel il épingle l’ambiguïté des hommes, leur absence d’empathie, leur maladresse et leur égoïsme. Jusqu’à la mort, et ce même quand il y aurait possibilité de réparer.

La Femme qui s’est enfuie, Hong Sang-Soo

Encensé par une partie de la critique, le dernier film en date de Hong Sang-Soo, le prolifique réalisateur sud-coréen, met en scène trois femmes qui s’ouvrent à cœur ouvert de leur vies respectives. Gamhee profite en effet de son premier moment de liberté en cinq ans de vie de couple (son mari est parti en voyages d’affaires, pour quelques jours et a pour une fois accepté d’être séparé de sa femme : les amoureux ne se quittent pas, est sa devise) pour rendre visite à trois amies qui vivent à l’écart de la grande ville coréenne de Séoul. La première chez qui elle se rend, Young-Soon, l’accueille dans son nouveau chez-soi, d’où l’on voit la montagne et où l’on entend les poules du voisin (visite au poulailler obligée). C’est une femme plus âgée que Gamhee, divorcée, et qui vit avec une colocatrice, experte dans la cuisson des viandes (ça tombe bien, Gamhee en a apporté, et de la meilleure !). Le ton désenchanté sur lequel son amie évoque les hommes et en particulier son ex-mari, leur divorce, conduit la jeune femme à se confier : elle ne sait pas vraiment si elle aime son mari, mais parfois elle se dit que c’est peut-être le cas, que c’est ça d’être aimée. La coloc ne parle pas de ses relations avec les hommes, les trois femmes sont à table, on parle surtout nourriture, cuisine et maison. La deuxième amie de Gamhee chez qui elle se rend a elle acheté un appartement, elle a économisé beaucoup d’argent, elle veut s’amuser (il en est temps, elle parle de son âge) et a découvert un bar où elle se rend le soir, un bar fréquenté par des écrivains, des architectes (elle en a rencontré un avec qui elle a une liaison et qui vit… juste au-dessus de chez elle). Comme dans la première rencontre, Gamhee semble apprécier de retrouver cette amie. Il est question de cuisine (celle-là cuisine mal, c’est du moins ce qu’elle dit, elle a d’ailleurs fait brûler un plat), de petites choses de la vie des femmes. La troisième amie que rencontre Gamhee, c’est le hasard qui la lui fait croiser. Il y a comme un contentieux entre les deux femmes. Woo-jin en vient très vite à se dire désolée, vraiment désolée. Gamhee l’assure que ce n’est rien. On se demande si elles ont eu une liaison à laquelle Woo-jin aurait mis un terme de façon peu élégante, mais la situation se précise (encore que…) quand Gamhee lance : « Je n’ai pas pensé à vous deux pendant tout ce temps. » Il semble bien qu’elles furent rivales, et que l’une a pris l’homme de l’autre. La sincérité des deux anciennes amies, leur tranquillité dans cette discussion, montrent que l’une et l’autre n’ont aucune rancœur, qu’entre elles nulle cicatrice n’est restée à vif. La main de Woo-jin qui se pose sur celle de Gamhee, qui ne la retire pas, confirme qu’elles sont en paix.

Ces femmes passent de bons moments à évoquer une vie quotidienne, simple ou moins simple. Les hommes n’ont pas le beau rôle, qu’ils soient présents ou absents. Justement, chaque rencontre se termine par l’irruption d’un homme. Le premier, un voisin fâcheux, vient se plaindre auprès de Young-Soon de ce qu’elle attire les chats de gouttière du quartier en les nourrissant, or sa femme à la phobie des chats. C’est la coloc qui le reçoit, et sans se départir de sa politesse argumente pied à pied et sans s’énerver pour expliquer à l’importun que ces chats ont leur importance pour elles et qu’elles ne font que les nourrir. Quand Young-Soon, plus expérimentée, arrive, elle règle le problème en se mettant du côté de la loi : « Nous nourrissons ces chats tant que ce n’est pas hors-la-loi. » L’homme rentre enfin chez lui.

Le deuxième homme qui interrompt les moments de grâce entre les femmes est un jeune poète de vingt-six ans, bien plus jeune que Su-Young, avec qui elle a couché un soir, en sortant du café. Depuis il la harcèle, se disant humilié par elle, insiste pour être reçu à l’intérieur. L’échange dure, Su-Young s’agace et remet le type à sa place. Il l’incite à continuer, à recommencer, avec un certain masochisme à le maltraiter.

Quant au troisième homme, c’est le mari de Woo-jin lui-même, avec qui Gamhee a sans nul doute eu une histoire de jeunesse (il est bien plus vieux qu’elle) et qu’elle croise en sortant du lieu d’art où elle a vu un film, pendant que lui était occupé à l’étage du dessous à faire l’artiste, en parlant beaucoup et en se répétant sans cesse, signe d’un manque de sincérité selon sa jeune épouse, qui pense que sa popularité nuit à son travail artistique. Quand Gamhee lui dit ne pas se sentir à l’aise en sa présence, il répond que lui se sent très bien. Elle coupe court à la rencontre de façon polie mais ferme.

La femme qui s’est enfuie, dont il est question au début du film, pourrait bien être Gamhee, elle-même. A vrai dire, on n’en saura rien, et j’ajouterai qu’on s’en moque. Ce film, dont les intentions sont sans doute très bonnes et très féministes (Hong Sang-Soo prend le parti des femmes contre les hommes, dont il pique les travers et les ridicules), a bien du mal à accrocher le spectateur, et les séquences qu’il met en scène entre ces femmes s’avèrent très rapidement ennuyeuses, leurs discussions assez mornes et plates, il est difficile d’entrer en empathie avec ces personnages et on quitte ce film, dont on ne dira pas pour autant qu’il est mauvais, en poussant un soupir de soulagement à l’apparition du générique de fin.

Les Fleurs de Shanghai, Hou Hsiao-Hsien

Huis clos dans une maison close de Shangaï, une maison des « fleurs », ces courtisanes avec lesquelles les hommes fortunés de la haute bourgeoisie chinoise passent du temps ou s’engagent plus intimement en dépensant systématiquement des sommes folles, Les Fleurs de Shanghai (1998) de Hou Hsiao-Hsien (The Assassin) est un film de deux heures à la beauté formelle indéniable : photographie sublime, avec une lumière dont l’effet sur le spectateur, accentué par une musique répétitive et lancinante, peut s’avérer dans les premières minutes du film presque soporifique, cadre scénaristique contraignant (unité de lieu, division du film en plans-séquences séparés par des fondus). On est donc à Shangaï, à la fin du XIXe siècle. Monsieur Wang est le client officiel de Rubis, qu’il aime d’un amour profond jusqu’à découvrir qu’elle peut recevoir un acteur d’opéra et rompre ainsi leur accord d’exclusivité. Il casse alors tout ce qu’il lui a acheté et se lance dans une relation avec une autre courtisane, Jasmin, qu’il libère en payant son départ de la maison (les courtisanes, jeunes orphelines sans autre avenir que cette chance d’être choisie pour grandir auprès de celle qui les fera plus tard travailler, sont achetées par leur « mère » vers sept-huit ans, investissement qu’elles rembourseront en étant « populaires » ou en rachetant leur liberté), épouse rapidement, avant de s’apercevoir qu’elle le trompe elle aussi.

Mais là n’est sans doute pas l’essentiel, Monsieur Wang étant sans doute le personnage central, côté hommes, du film, mais son histoire est un prétexte scénaristique à filmer la vie d’une maison des fleurs, les jalousies et conflits entre courtisanes, les dépits amoureux de ces messieurs, le temps qu’ils passent ensemble, à boire et manger, entourés de jeunes et belles femmes, à jouer également au mah-jong, à reboire encore, le temps qu’ils passent avec leur favorite à parler, se disputer, manger, fumer de l’opium (omniprésent), se promettre un avenir commun, se déchirer pour une promesse non tenue, avec interventions des aîné-e-s pour régler les problèmes… le tour de force du film étant peut-être de faire vivre au spectateur une histoire de maison close sans jamais déshabiller une courtisane. Car ce qui compte ici, un peu comme l’aurait fait un documentaire, c’est de montrer la vie de ces « enclaves », les rapports de force qui s’y jouent, l’importance de l’argent dans la relation « amoureuse » avec une courtisane, l’essentiel pour celle-ci étant de ne pas se faire duper par un client prompt à s’engager à l’extérieur dans un mariage arrangé par la famille. Bref, les images crues ne sont pas de mise, mais la cruauté et la violence sont bien là, que cache mal l’aspect bonhomme des scènes de table où les hommes parlent, jouent et boivent sous le regard silencieux des femmes. Vous l’aurez compris, ce film de Hou Hsiao-Hsien est d’une splendeur inimitable et d’un intérêt certain pour un spectateur qui découvre, en jouissant du plaisir esthétique que procure l’œuvre, un aspect méconnu de la vie sociale des élites dominantes de la Chine du XIXe siècle.

Le Point aveugle, Javier Cercas

Après avoir lu le premier roman de Javier Cercas, Le Mobile, je m’étais promis de ne pas rester sur cette déception en lisant son récent essai littéraire, Le Point aveugle. C’est chose faite. La théorie de Cercas est plus qu’intéressante. Il dit aimer tout particulièrement dans la littérature moderne les romans du point aveugle, parmi lesquels il s’interroge sur l’oeuvre de Mario Vargas Llosa (prix Nobel de littérature 2010), sur ses propres romans et sur le premier roman moderne, le Don Quichotte de Cervantes, mais aussi sur Le Procès de Kafka ou Moby Dick de Melville. Les analyses de Cercas visent juste, elles donnent des lectures pertinentes des romans qu’il interrogent et elles proposent une vision intéressante de la lecture, qui reprend à son compte une idée souvent énoncée par les critiques ou les amateurs de grande littérature, « les bons romans sont ceux qui posent des questions pas ceux qui y répondent », idée avec laquelle il serait difficile de ne pas être d’accord. Cette théorie pose inévitablement le problème de la littérature engagée, pour ne pas parler de la littérature militante, qui, elles, apportent souvent plus de réponses que de questions. Ce n’est pas pour autant que Cercas les jette aux orties, lui qui est revenu sur une idée de jeunesse selon laquelle la littérature engagée et réaliste serait à fuir. De ce point de vue, même si la littérature engagée me semble à fuir la plupart du temps (qu’on pense à certains textes de Sartre, tombés dans l’oubli à cause de ce défaut, ou pire à la littérature soviétique autorisée…), le positionnement de Javier Cercas a le grand mérite d’éviter le manichéisme et de soulever des questions en y répondant (ce qui pour le coup est le grand devoir de l’essai, littéraire ou autre) de manière subtile. Là où le texte a fini par m’ennuyer, par moments (il n’en reste pas moins très pertinent et intéressant), c’est dans le choix de parler de ses propres livres, parfois de façon un peu pesante, et de consacrer une longue partie à Vargas Llosa et à ses livres (il est vrai que le Prix Nobel 2010 a déjà lui-même largement commenté ses propres romans, en les disséquant de façon exhaustive et évidemment intelligente). En conclusion, Le Point aveugle est a recommander pour des amateurs de théorie littéraire. Quant à ceux qui préfèrent se perdre dans la fiction pure, ce n’est peut-être pas dans ce type d’écrit qu’ils trouveront leur plaisir.

Les Saisons, Maurice Pons

Présenté par la quatrième de couverture de la réédition du roman aux Editions Bourgois dans leur collection de poche, Titres, comme un « livre culte réunissant autour de lui une véritable confrérie d’initiés », je n’hésiterais pas une seconde avant de qualifier Les Saisons comme un véritable chef-d’œuvre de la littérature française dont je me suis étonné longuement, durant sa lecture, de ne pas en avoir eu vent plus tôt : il a en effet été publié pour la première fois en 1965 ! Le résumé que j’en ferai sera bref, tant il vaut mieux avec ce « diamant noir de la littérature » éviter d’en dire trop sur l’intrigue qui demande à être découverte en lisant. Le personnage principal, Siméon, arrive dans une vallée oubliée, un jour du seizième mois de l’automne (vous avez bien lu) et décide de s’y installer pour y écrire le livre qu’il porte en lui. L’accueil est plutôt glacial. Les habitants lui font comprendre de façon on ne peut plus explicite qu’il n’est pas le bienvenu, quand ils ne lui disent pas tout simplement « On n’a pas besoin d’étranger, ici ! ». Le décor est planté. En dire plus sur l’intrigue consisterait à mettre à mal votre plaisir de lecture quand vous aurez fait l’excellent choix de vous rendre en librairie pour acquérir à peu de frais ce trésor d’imagination, de beau style, cette histoire riche en personnages hauts en couleur, ce génial ouvrage de littérature.

Car l’écriture est somptueuse. On se demande comment Pons a pu faire pour maîtriser pareil lexique (à croire qu’il a lu et retenu le dictionnaire, ou qu’il était un spécialiste de la montagne, entre autres sujets porteurs d’un jargon propre), où il va chercher les patronymes (extraordinaires) de ses personnages, on se met à rêver de posséder la phrase et le style à un aussi haut degré d’efficacité sobre, avec une tendance délicieuse de la part de Pons à mêler les registres (dans le genre familier, les dialogues sont une réussite incroyable), on se dit qu’on tient là un écrivain, un vrai, dont Michon pourrait être un descendant. Et puis, le début du roman fait penser également au grand Franz Kafka du Procès, et on n’en dira pas plus pour ne pas ternir votre découverte, tout comme la suite et la fin du texte peuvent évoquer des auteurs comme Bordage. Bref, on va de surprise en surprise dans ce texte qui se lit avec une facilité déconcertante, et qui se lit donc vite, sans que jamais l’ennui ne guette, et sans que jamais l’auteur ne tombe dans la moindre facilité. C’est un texte sombre, et drôle à la fois, comme les grands romans du XXe siècle (Céline, Beckett, Pinget, pour ne citer qu’eux), c’est un univers à part, dans lequel l’imaginaire a plus que sa part, c’est un régal de lecture dont on sort aux anges et sidéré, c’est Les Saisons de Maurice Pons, un objet littéraire d’une qualité telle qu’on se félicite de ne pas l’avoir lu plus tôt, tout en se disant qu’on s’offrira une autre fois, au moins, le plaisir de le relire. Allez-y les amis, mais allez-y ! Vous ne serez pas déçus.

Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir, Cookie Mueller

Touche à tout de l’art, et dans la vie en général, Cookie Mueller est peut-être surtout connue pour sa participation en tant qu’actrice à quatre films de John Waters, réalisateur underground provocateur et sulfureux. Mais elle est aussi une conteuse extraordinaire que ses amis ont incité à écrire ses histoires, dont on a un aperçu dans ce livre au titre fantastique que nous éviterons de rappeler trop souvent dans cette chronique tant il est long, un titre génial directement issu d’une phrase du livre. Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir, donc, est un petit livre de récits qui valent leur pesant d’or, ou de cacahuètes, des souvenirs de la belle Cookie, livrés sans états d’âme, et tous plus ou moins trash. A priori, en ouvrant le bouquin, on peut se dire qu’on ne va pas suivre l’auteur dans son délire : des histoires plutôt glauques, de viols, de drogues et d’emmerdes toutes plus sordides les unes que les autres, à en juger par certains titres ; qu’on en juge un peu par ce rapide florilège : La porcherie ; Enlèvement et viol ; Go-Go dancing… On se dit qu’on va lire du Bukowski au féminin et qu’on a peut-être passé l’âge de s’enthousiasmer pour ce genre de récits déjantés et dont l’intérêt semble limité. C’est sans compter sur les qualités d’écrivaine de Cookie Mueller et sur un style tout particulier, pas si trash que ça, qui met à distance, par un humour réjouissant et une philosophie de la vie détachée, ces événements flippants que traverse une héroïne, Cookie elle-même, résiliante et forte comme une femme blessée par la vie qui semble surmonter toutes les catastrophes que le destin lui impose. Un exemple tiré du deuxième récit, Haight Ashbury : Cookie a rencontré un Black, qui l’emmène un peu malgré elle en virée ; résultat des courses : « On a jamais rencontré Stokely Carmichael. Dommage, vu qu’à la place je me suis fait violer. » Phrase suivante : « Même pas bien d’ailleurs. » Un peu plus loin, vers la fin du récit : « Kirk m’a demandé pourquoi c’était toujours à moi qu’arrivaient les trucs les plus fun. » Le ton est donné. Pas question d’apitoiement ou de larmichettes, dans cette histoire, Cookie Mueller en est incapable. On a donc droit, dans tout le recueil, à un aperçu de trois décennies, des années soixante aux années quatre-vingt, que traverse à toute allure notre héroïne, sans rien perdre de sa fraîcheur, ‘d’une certaine naïveté et de sa force de vivre. L’amateur de littérature et de phrases bien troussées et/ou qui vont à l’essentiel n’est pas déçu. « J’avais deux amants et je n’en avais pas honte. », incipit du premier récit, met sans perdre de temps le lecteur dans le flow. « Comme on avait douze heures de route devant nous, on avait pris soin de ne pas oublier deux bouteilles de Jack Daniel’s, une poignée de comprimés de Dexadrine Spantuals (le dernier cri sur le marché pharmaceutique) et une vingtaine de Black Beauties. Mis à part ces trucs de base, harnachées de nos sacs de l’Armée du Salut et avec nos uniformes de petites filles modèles, nous étions prêtes. » Ecriture au speed et aux amphétamines, efficace et qui sait aller à l’essentiel. Inutile de préciser que la virée en stop va se compliquer… Dans le genre, l’incipit du récit En Colombie-britannique met le lecteur tout de suite dans le vif du sujet : « J’ai un jour par erreur réduit en cendres la maison d’un ami. » Même chose pour celui de L’Age de pierre : « Il y a des pervers partout en Sicile. » Les dialogues n’ont rien à envier à ce style général, ça décoiffe : « Laisse-moi te brouter le minou, a-t-il susurré, s’il te plaît, laisse-moi te brouter le minou. » Commentaire a posteriori, au moment de l’écriture du texte, de la narratrice : « Waouh ! Non mais quel pervers ! C’était franchement dégueulasse. Qui pourrait imaginer baiser sous LSD dans un confessionnal ? Je me suis sentie un peu comme une tranche de mou, tout sauf sexy. » Ou encore : « C’est quoi le pire truc qui puisse m’arriver si je mange de la merde de chien ? » a demandé Divine pendant qu’on patientait sur le plateau, alors que John Waters faisait quelques prises en extérieur. » Bref, on s’attendait à du Bukowski au féminin, mais le vieux Hank est un enfant de cœur auprès de cette Cookie et je donnerais toute l’œuvre du vieil ivrogne pour un second recueil de souvenirs foufous de la Mueller. Sans mentir !

La Nébuleuse du crabe, Eric Chevillard

Prix Fénéon 1993, La Nébuleuse du crabe d’Eric Chevillard est un petit ovni littéraire de 123 pages qu’on n’appellera ni roman ni poème, un texte burlesque de cinquante-trois chapitres qu’on pourrait aussi bien lire en partant de la fin, qu’on pourrait lire dans tous les sens, tant la marche du texte s’apparente à celle d’un crabe, lire de la façon la plus aléatoire, sans pour cela perturber la lecture et la compréhension. Son auteur qui met au-dessus de tout en art l’originalité, parce que pour lui « être original c’est trouver sa voie et la suivre jusqu’au bout », manque rarement son but, et ici moins qu’ailleurs sans doute. Il ne se soucie ni de vraisemblance ni de réalisme, et on ne s’en plaindra pas. Crab est un drôle de type, qui « n’est pas à une contradiction près », apprend-on dès le début du livre et on va le suivre inlassablement dans ses multiples contradictions, dans ses vies contradictoires et multiples, dans ses mille métamorphoses, dans ses mille et une morts. Car Crab n’en finit pas de mourir, de renaître de ses cendres, pour mieux disparaître et réapparaître, et enfin mourir sur scène, devant une foule qui ne peut y croire au point d’imaginer une machine qui aurait escamoté l’acteur. La Nébuleuse ne se lit donc pas comme un roman, il ne faut sans doute chercher dans le texte ni logique ni structure organisée ni sens profond, non La Nébuleuse du crabe est un texte délibérément foutraque sur un personnage unique dont on observe amusé la perpétuelle évolution, quitte à revenir sur sa dernière métamorphose pour en découvrir une nouvelle. La lecture en est donc aisée, agréable, il suffit de se laisser aller, de prendre chaque texte comme il vient, sans se soucier de leur organisation, pour le plaisir des apories, de l’humour poétique et de la langue de Chevillard. Crab n’est pas sans faire penser au Monsieur Plume de Michaux, on pense aussi de temps en temps à Beckett, et à la logorrhée des narrateurs de Malone meurt ou l’Innommable, influences que Chevillard ne rejette pas, sans pour autant voir en eux des maîtres. Il a d’ailleurs raison, car son écriture, tout aussi réjouissante que celle des deux auteurs cités ci-dessus comme références possibles, en diffère radicalement par sa légèreté, voire son optimisme. Rien de sombre, rien de noir chez Chevillard, qui se situe du côté du rire et de la joie, et ça fait plutôt du bien. A lire sans modération.

L’Iguane, Anna Maria Ortese

Découverte tardive d’une écrivaine italienne de très grand talent, avec cette lecture d’un livre étrange (et donc beau – le beau est toujours bizarre, comme disait l’autre), sorte d’ovni de la littérature mondiale. Le moins que l’on puisse en dire, c’est que forme et fonds y sont intimement liés, que l’intrigue suscite le même étonnement que le style. Don Carlo Ludovico Aleardi, un riche comte milanais, part en voilier pour l’Atlantique où il compte acheter une île, sur laquelle, en bon architecte, il pourra faire construire des maisons et continuer de faire fructifier le patrimoine familial que gère sa mère. En arrivant sur l’île d’Ocaña, il rencontre trois hommes qui l’accueillent dans leur maison et, surtout, une servante qui n’est autre qu’une iguane, douée de parole et d’un comportement assez proche de celui des humains. L’intrigue est annoncée dès les premières pages, quand parlant avec un ami éditeur, Borao Adelchi, qui lui demande de lui rapporter de son voyage un texte à éditer, pour vaincre la concurrence, car tout a été découvert, et il faudrait « quelque chose de bien primitif, et même de l’anormal ». Réponse du comte :  » Il faudrait les confessions de quelque fou, si possible amoureux d’une iguane. » Dès lors on sait où l’on va et on sait qu’Anna Maria Ortese ne jouera pas sur le suspens. Quant à sa phrase, elle se montre à la hauteur de l’étrangeté de l’intrigue, ciselée comme un diamant, développant un style unique (dont la traduction de Jean-Noël Schifano, qu’on peut considérer comme aussi précieuse que le texte original, donne une idée assez précise). Présenté ainsi par le traducteur lui-même en quatrième de couverture, L’Iguane est bien un livre »inouï », un « roman inclassable ». Inutile, comme il le fait à la fin de sa présentation, de le comparer à La Métamorphose de Kafka, même matinée d’Ile au trésor, il ne s’agit pas de cela. Ortese développe tout autre chose, un discours non manichéen sur le bien et le mal, un regard critique sur le monde capitaliste et l’argent, tout ça dans une histoire qui peut paraître a priori fantastique et ne l’est pas vraiment, tant elle y porte un regard unique la réalité de son époque et sur l’humanité dont elle se sentait si loin à la fin de sa vie, et sans doute au moment de l’écriture de son roman. Vous l’aurez compris, L’Iguane est un texte hautement recommandable, qui par sa différence, pourrait être rangé dans votre bibliothèque, même si les propos de ces deux livres et de ces deux auteures n’ont rien de commun, auprès du sublime Les Guerrillères de Monique Wittig. Deux objets littéraires géniaux et inclassables dont l’originalité et le statut mérité de chefs d’oeuvre pourraient justifier la proximité physique sur une étagère de bibliothèque.

Le Prospectus, Cesar Aira

En littérature, tout est permis ! Le message qu’envoie chaque roman de Cesar Aira à ses lecteurs et à tout aspirant écrivain souhaitant écrire autre chose que ce qui nous est donné à lire la plupart du temps est on ne peut plus clair. Dans Le Prospectus, une jeune femme, Norma Traversini commence un texte censé informer les habitants de son beau quartier de Flores qu’elle va ouvrir un atelier d’expression dramatique pour permettre à ses participants, non de devenir acteur ou actrice, mais de développer leur niveau de sincérité. Norma Traversini est peut-être douée pour la pédagogie théâtrale, mais en ce qui concerne la rédaction d’un prospectus efficace, elle est catastrophique et se perd dans des digressions inutiles et, quand elle en prend conscience, plutôt que de recommencer son texte, elle se propose de mieux expliquer son propos et voit son texte s’allonger sans s’en inquiéter outre mesure, si bien que quand elle commence à résumer un roman qu’elle vient de lire pour mieux se faire comprendre, elle ne se demande pas si son projet lui échappe. Voilà trois fois qu’elle s’égare : « La somme des explications, loin d’éclaircir le panorama, l’a complètement embrouillé. » Le nom de son atelier est « Atelier Lady Barbie », nom d’un des personnages du roman qu’elle décide de résumer pour mieux faire comprendre son projet aux habitants du quartier.

Et voilà le lecteur plongé dans un roman colonial, qui se passe dans le milieu anglais des colons de l’Inde, qui finit par basculer, sous l’effet de la stratégie déjà éprouvée d’Aira, celle de la « fuite en avant », dans le roman d’aventure – un roman des plus délirants, qui se termine sans qu’il soit fait de nouveau mention du prospectus, mais quelle importance ? Comme si, pour l’auteur argentin, il n’était gageure plus amusante que transgresser toujours plus insolemment ce que d’aucuns nomment les règles de la narration. Et comme d’habitude avec Cesar Aira, ce qui chez n’importe quel écrivain ferait flop, marche à merveille même si, avouons-le sincèrement, Le Prospectus n’est pas mon livre favori de cet auteur toujours surprenant, toujours enthousiasmant. Mais rien, bien sûr, ne vous interdit de lire ce très bon texte, qui conviendra peut-être mieux à votre bibliothèque intérieure qu’à la mienne. Bonne lecture – si vous voulez lire autre chose, pensez à découvrir l’un des courts romans de Cesar Aira, quel qu’il soit, vous ne le regretterez pas.

La Boucherie des amants, Gaetaño Bolán

Premier roman (publié en 2005) de Gaetaño Bolán, La Boucherie des amants est un très court texte, qui rappelle au lecteur les méfaits de la dictature de Pinochet, l’horreur qu’il y a à vivre, même dans une petite ville, dans une atmosphère de censure de la pensée et de délation. Les personnages du roman sont attachants, peu nombreux : Tom, le fils aveugle du boucher, Juan, géant débonnaire, Chico, le coiffeur, un bon ami avec qui Juan serait tenté de refaire le Chili, Dolores, l’institutrice et… c’est tout. La mère de Tom est morte en couches. L’enfant aimerait avoir une maman de substitution, le boucher n’y pense pas trop, jusqu’à ce que l’institutrice se mette à fréquenter sa boucherie avec un peu plus d’assiduité. Quand Tom s’assure que Dolores se rendra au bal du dancing de la ville, Le Paradis, la rencontre semble inéluctable. Et elle l’est, en effet. Même si le boucher ne correspond pas exactement à l’idéal poétique de l’institutrice, ils deviennent amants. Puis la politique s’en mêle… Car ils sont quelques-uns à se réunir dans l’arrière-boutique de la boucherie, certains soirs, pour discuter un peu du président, qu’ils insultent en passant, et se dire qu’il serait peut-être temps de préparer la révolution. Joli texte, qui pourrait facilement passer pour un conte, La Boucherie des amants n’est pas pour autant un grand roman. L’écriture en est minimaliste, les chapitres sont d’une grande brièveté et l’intrigue en est on ne peut plus simple. Il se lit sans difficulté, avec un certain plaisir. Rien de plus, même si le thème qu’il aborde ne laisse pas indifférent. Gaetaño Bolán a aussi écrit Treize Alligators, son deuxième roman, en 2009, puis a quitté la France pour se retirer dans un petit village du Chili. Le titre de ce deuxième roman n’étant pas fait pour me déplaire, j’irai y jeter un œil à l’occasion pour mieux connaître cet auteur franco-chilien.

Le Voyage vertical, Enrique Vila-Matas

Mayol a soixante-dix sept ans. Lui qui a toujours régné sur sa femme et sa famille en patriarche autoritaire a la surprise d’entendre madame lui demander de sortir enfin de sa vie pour lui permettre de découvrir qui elle est. Le coup est rude, et s’il pense que la situation peut évoluer favorablement, il va devoir se faire à l’idée qu’il s’est trompé. Ce livre de Vila-Matas est surprenant. Car, en général, avec Vila-Matas, la littérature est le personnage principal du roman. Or, Le Voyage vertical met en scène un personnage inculte (son fils cadet, un artiste-peintre raté, lui en fait d’ailleurs le reproche). Le grand drame de la vie de Mayol est de ne pas avoir fait d’études : il avait quatorze ans à la fin de la guerre civile espagnole et a dû se mettre immédiatement au travail. Cela ne l’a en rien empêché de réussir sa vie, en créant une entreprise prospère, qu’il a transmise à son fils aîné, de faire un peu de politique – il est Catalan et nationaliste – et de fréquenter ainsi des hommes politiques dont certains l’ont intéressé. Hélas, ses meilleurs amis sont morts, il se retrouve à la porte de ses deux maisons, son fils aîné est en crise et lui avoue qu’il ne s’intéresse plus à son travail, sa fille a une relation adultère et son dernier n’est pour lui qu’un crétin prétentieux. Sur les conseils de ses « amis », pour lesquels il n’a que peu d’estime, Mayol va partir, afin de surprendre son monde avec sa disparition, car bien sûr, il va en profiter pour couper les liens avec sa famille. Le voilà donc en partance pour Porto, puis Lisbonne et enfin Madère. Il aimerait rencontrer de nouvelles personnes, mais s’aperçoit qu’il n’est pas très doué pour ça. C’est à Madère, qu’il va enfin rencontré du monde et commencer à s’intéresser à la culture et à la lecture. Je n’irai pas plus loin dans le résumé du livre, j’en dévoilerais l’essentiel. Quand Mayol s’intéresse enfin à la littérature, les écrivains favoris (certains, pas tous) de Vila-Matas reviennent : Flaubert, Claudio Magris, entre autres. Le plus drôle – écho romanesque à l’essai de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? – est que Mayol va participer à des réunions d’intellectuels qui parlent chaque jour de ce qu’ils viennent de lire et que, pour cacher son inculture, il va inventer un écrivain, inventer des lectures qu’il n’a pas eues, mentir effrontément pour continuer à fréquenter ses nouveaux amis. Et devenir l’ami d’un jeune homme qui lui proposera une aventure tout ce qu’il y a d’intéressant pour lui qui découvre l’univers des livres. Bref, vous l’aurez compris, une fois encore Enrique Vila-Matas réussit à subjuguer son lecteur avec ses thématiques favorites : crise existentielle, littérature, envie de disparaître, imposture, etc… Et, comme d’habitude, ça fait mieux que marcher très bien. Un petit régal de roman.

Du Hérisson, Eric Chevillard

Résumer l’intrigue de ce roman jubilatoire d’Eric Chevillard ne prendra que peu de temps. Le prétexte en est on ne peut plus simple : le narrateur, un écrivain dont le succès littéraire est des plus relatifs, découvre sur son bureau de travail, au moment où il se prépare à écrire

son autobiographie, un « hérisson naïf et globuleux » qui va bien sûr l’empêcher de mettre en œuvre son projet et détourner son écriture vers un tout autre sujet, dont le titre du roman suffit à lui seul à dire qui est le personnage principal de ce livre de Chevillard. En un premier temps, cherchant à répondre à la question simpliste de ce que peut symboliser ce hérisson, j’ai pensé

à la panne d’inspiration, mais bien sûr, en poursuivant ma lecture je me suis aperçu qu’il n’en était rien et que je pouvais ranger ma question au placard des mauvaises idées. Du Hérisson est un livre discours, qui n’est pas sans évoquer le Beckett de Malone meurt ou de L’Innommable, l’absurde étant chez Chevillard bien moins sombre que chez le divin Irlandais et le discours vide

s’avérant assez rapidement plein, saturé même (discours sur la littérature, références scientifiques pour rire, mais pas seulement, personnage du hérisson oblige, jeu avec les codes de l’autobiographie que Chevillard détourne à loisir, etc…). Fantaisie, jubilation de l’écriture pour l’écriture, du texte dont le principal moteur est d’aller de l’avant, encore et toujours, en se nourrissant de lui-même et, loin d’une narration classique et surtout d’une intrigue dont l’auteur nous a habitué

à devoir nous passer – merci à lui pour ce sain parti pris d’écriture –, grâce en particulier à un art savamment cultivé de la digression permanente qui inscrit Chevillard dans la lignée d’un Laurence Sterne, écrivain injustement oublié, nous voilà donc embarqués dans une aventure que peu d’écrivains contemporains, trop souvent conventionnels, proposent à leurs lecteurs dans leurs trop sages romans. Enfin, signalons que la forme rejoint le fond dans ce refus de la norme, et c’est heureux, faisant du roman Du Hérisson une expérience de lecture bien revigorante. Merci, Eric Chevillard !

Le Mobile, Javier Cercas

Actes Sud publie le « premier roman » de Javier Cercas, Le Mobile, texte tiré d’un recueil de nouvelles dont l’auteur espagnol n’a conservé que celle-ci, se repentant des quatre autres (« par bonheur presque personne ne les a lus » écrit-il humblement dans sa note de fin de livre). Dans cette même note, il se demande : « J’ignore si le récit qui donnait le titre à ce recueil et que j’ai décidé de conserver ici est meilleur que les autres ; mais je sais que c’est le seul dans lequel je me reconnais non sans une certaine gêne et le seul, même si un écrivain finit presque toujours par se repentir de son premier livre publié, dont je ne me suis pas encore repenti. Il se peut que ce soit une erreur. » Fort bien.

Alvaro, vit dans un immeuble, petitement puisqu’il a choisi de sacrifier sa carrière professionnelle à don amour immodéré de la littérature, à laquelle il se livre avec le plus grand sérieux : « Alvaro prenait son travail au sérieux. Chaque jour il se levait ponctuellement à huit heures. Il finissait de se réveiller sous une douche d’eau glacée et descendait au supermarché acheter du pain et le journal. De retour chez lui, il préparait du café, des tartines grillées avec du beurre et de la confiture et il petit-déjeunait dans la cuisine, en feuilletant le journal et en écoutant la radio. A neuf heures, il s’asseyait à son bureau, prêt à commencer sa journée de travail. » (incipit) Son projet est d’écrire une oeuvre ambitieuse pour ouvrir une voie et pour cela, car les grands écrivains se reconnaissent à leurs lectures, il met ce premier roman sous l’autorité de Flaubert (petite pose dans le compte rendu de ce « roman », je l’ai choisi car, justement, mon second texte long, en cours, est l’histoire d’un homme qui, sans connaître Gustave Flaubert – il en a seulement entendu parler au bistrot, par un prof de lettres avec qui il boit parfois un coup – entame, sous l’égide de l’écrivain normand – le livre sur rien -, un cahier dans lequel il rend compte de son observation quotidienne d’un mur).

Ensuite, comme le roman du personnage principal se passe dans un immeuble, Alvaro va aller chercher le réalisme de son texte et ses personnages dans son environnement proche. J’arrête là le résumé du texte. Alvaro va faire la connaissance de trois de ses voisins et de la concierge de l’immeuble et, bien sûr, les choses ne vont pas passer aussi bien qu’il l’aurait souhaité, sinon il n’y aurait pas d’intrigue. Le texte de Cercas se lit vite (moins de quatre-vingt pages), mais hélas on n’en sort ni estomaqué ni convaincu. La fin est surprenante pour qui aurait pensé naïvement que la logique ne l’emporterait pas et l’on se dit que le prétexte littéraire du début a fait long feu, que c’est bien un texte de jeunesse qu’on vient de lire et qu’il est sans doute préférable d’aborder l’oeuvre de Cercas par des romans de sa maturité littéraire si l’on veut se faire un idée plus précise de son apport à la littérature. Et nous revenons, avant de vous déconseiller d’acquérir ce livre (13,80 euros pour 80 pages, mieux vaut sans doute le voler ou l’emprunter), à la note d’auteur : « Mais il se peut aussi que Cesar Aira ait raison quand il prétend que tout écrivain est soumis à la loi des rendements décroissants, selon laquelle « il est de plus en plus difficile de réaliser par la suite ce qui n’a pas été réalisé à la première tentative », parce que les astuces que le temps nous octroie, il nous les fait payer en fraîcheur et en vitalité. Si cela est vrai, et je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas, ce livre est mon meilleur livre. » Il vaut donc peut-être mieux passer son chemin et ne pas insister avec l’oeuvre de Javier Cercas. Je lirai toutefois son recueil d’essais littéraires, dont la critique dit grand bien, Le Point aveugle. Et m’en tiendrai sans doute là.

Héros et tombes, Ernesto Sabato

Recette pour lire (mal) la trilogie de Sabato

Ingrédients : Le Tunnel / Héros et tombes / L’Ange des ténèbres

Se procurer le premier volume de la trilogie, Le Tunnel

Après lecture, laisser reposer le souvenir du texte et s’assurer que vous l’avez bien oublié. Réserver.

Cinq ans plus tard, se procurer le troisième tome de la trilogie, L’Ange des ténèbres.

Lire le texte, s’étonner de ne pas tout comprendre, mettre cette difficulté sur le compte d’une structure complexe, sans chronologie, d’une texte touffu et volontairement difficile. Arrêter la lecture après environ deux cents pages. Laisser reposer quelques mois. Reprendre la lecture, dans un pays froid de préférence. Finir le roman en criant au génie, tout en reconnaissant son infériorité sur un auteur puissant, dont le coup de maître consiste à ne rien faciliter à son lecteur. Laisser reposer un an, sans oublier pour cela ce texte remarquable.

Un an plus tard, se procurer le second volume de la trilogie, Héros et tombes.

Lire le texte, s’émerveiller de ce que l’auteur nous tient en haleine avec l’histoire d’amour de deux adolescents. Tenir le coup. Se dire que l’on comprend mieux le début du troisième volume. Poursuivre la lecture. Finir la deuxième partie du deuxième volume en reconnaissant qu’on s’essouffle. Se dire qu’il est rare qu’on lise un bouquin, même un pavé de 500 pages, aussi lentement. Attaquer la troisième partie, le fameux Rapport sur les aveugles. Se demander si Sabato supposait en écrivant ce texte délirant, image de la folie du narrateur de cette partie-là, qu’il allait lui-même devenir aveugle. Reconnaître que parfois ce délire nous ennuie. Finir la partie en poussant un ouf ! de soulagement. Attaquer la dernière partie en se disant qu’il ne reste « que » cent pages à lire. Finir le roman plus d’un mois après l’avoir commencé.

Se demander si on aime vraiment cette trilogie, si on aime vraiment son auteur. Se dire qu’il serait bon de lire (relire ?) le premier tome, Le Tunnel, pour peut-être reprendre l’ensemble dans le sens normal : tome 1, tome 2 et enfin tome 3 ou se contenter d’avoir une vue de l’ensemble sans l’avoir lu de façon normale.

Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? Pierre Bayard (livre parcouru)

Avertissement : 1. je n’ai pas lu le livre dont je tiens ici la chronique. 2. je n’ai pas lu ma chronique, aussi y trouverez-vous vraisemblablement des erreurs d’orthographe, des coquilles, voire des tournures de phrases lourdes ou maladroites.

Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? La question se pose en effet, et de façon cruciale pour l’auteur de ces lignes puisqu’il n’a pas encore lu Comment parler des livres que l